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Read Ebook: Consuelo Tome 2 (1861) by Sand George

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Ebook has 1334 lines and 108465 words, and 27 pages

Car son flambeau s'est ?teint. Un coup de vent furieux a pr?c?d? l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laiss?e tomber sur la derni?re marche, soutenue jusque-l? par l'instinct conservateur de la vie, mais ignorant encore si elle est sauv?e, si ce fracas de la cataracte est un nouveau d?sastre qui va l'atteindre, et si cette pluie froide qui en rejaillit jusqu'? elle, et qui baigne ses cheveux, est la main glac?e de la mort qui s'?tend sur sa t?te.

Cependant le r?servoir se remplit peu ? peu, jusqu'? d'autres d?versoirs plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se r?pand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue ? rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine; mais son courage s'est ranim?. A genoux, elle remercie Dieu et sa m?re. Elle examine enfin le lieu o? elle se trouve, et prom?ne la clart? vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.

Une vaste grotte creus?e par la nature sert de vo?te ? un ab?me que la source lointaine du Schreckenstein alimente, et o? elle se perd dans les entrailles du rocher. Cet ab?me est si profond qu'on ne voit plus l'eau qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable ? celle du canon. Les ?chos de la caverne le r?p?tent longtemps, et le clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la grotte, un sentier ?troit et difficile, taill? dans le roc, c?toie le pr?cipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie t?n?breuse, o? le travail de l'homme cesse enti?rement, et qui se d?tourne des courants d'eau et de leur chute, en remontant vers des r?gions plus ?lev?es.

C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre: l'eau a ferm? et rempli enti?rement celle qu'elle vient de suivre. Il est impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidit? en est mortelle, et d?j? le flambeau p?lit, p?tille et menace de s'?teindre sans pouvoir se rallumer.

Consuelo n'est point paralys?e par l'horreur de cette situation. Elle pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature, et conduisent ? des impasses ou ? un labyrinthe dont elle ne retrouvera jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne f?t-ce que pour trouver un asile plus sain jusqu'? la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko reviendra; il arr?tera le courant, la galerie sera vid?e, et la captive pourra revenir sur ses pas et revoir la lumi?re des ?toiles.

Consuelo s'enfon?a donc dans les myst?res du souterrain avec un nouveau courage, attentive cette fois ? tous les accidents du sol, et s'attachant ? suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser d?tourner par les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient ? chaque instant. De cette mani?re elle ?tait s?re de ne plus rencontrer de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.

Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres ?normes encombraient sa route, et d?chiraient ses pieds; des chauves-souris gigantesques, arrach?es de leur morne sommeil par la clart? de la lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des esprits de t?n?bres autour de la voyageuse. Apr?s les premi?res ?motions de la surprise, ? chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son courage. Quelquefois elle gravissait d'?normes blocs de pierre d?tach?s d'immenses vo?tes crevass?es, qui montraient d'autres blocs mena?ants, retenus ? peine dans leurs fissures ?largies ? vingt pieds au-dessus de sa t?te; d'autres fois la vo?te se resserrait et s'abaissait au point que Consuelo ?tait forc?e de ramper dans un air rare et br?lant pour s'y frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au d?tour d'un angle resserr?, o? son corps svelte et souple eut de la peine ? passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face ? face avec Zdenko: Zdenko d'abord p?trifi? de surprise et glac? de terreur, bient?t indign?, furieux et mena?ant comme elle l'avait d?j? vu.

Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, ? la clart? vacillante d'un flambeau que le manque d'air ?touffait ? chaque instant, la fuite ?tait impossible. Consuelo songea ? se d?fendre corps ? corps contre une tentative de meurtre. Les yeux ?gar?s, la bouche ?cumante de Zdenko, annon?aient assez qu'il ne s'arr?terait pas cette fois ? la menace. Il prit tout ? coup une r?solution ?trangement f?roce: il se mit ? ramasser de grosses pierres, et ? les placer l'une sur l'autre, entre lui et Consuelo, pour murer l'?troite galerie o? elle se trouvait. De cette mani?re, il ?tait s?r qu'en ne vidant plus la citerne durant plusieurs jours, il la ferait p?rir de faim, comme l'abeille qui enferme le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire ? l'entr?e.

Mais c'?tait avec du granit que Zdenko b?tissait, et il s'en acquittait avec une rapidit? prodigieuse. La force athl?tique que cet homme si maigre, et en apparence si d?bile, trahissait en ramassant et en arrangeant ces blocs, prouvait trop bien ? Consuelo que la r?sistance ?tait impossible, et qu'il valait mieux esp?rer de trouver une autre issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux derni?res extr?mit?s en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et de le dominer par ses paroles.

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Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et r?solu de continuer son oeuvre, se mit ? chanter dans sa langue sur un air vif et anim?, tout en b?tissant d'une main active et l?g?re son mur cyclop?en.

Une derni?re pierre manquait pour assurer l'?difice. Consuelo le regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai d?molir ce mur. Il me faudrait les mains d'un g?ant. La derni?re pierre fut pos?e, et bient?t elle s'aper?ut que Zdenko en b?tissait un second, adoss? au premier. C'?tait toute une carri?re, toute une forteresse qu'il allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait prendre un plaisir extr?me ? son ouvrage.

Une inspiration merveilleuse vint enfin ? Consuelo. Elle se rappela la fameuse formule h?r?tique qu'elle s'?tait fait expliquer par Am?lie, et qui avait tant scandalis? le chapelain.

A peine cette parole fut-elle prononc?e, qu'elle op?ra sur Zdenko comme un charme magique; il laissa tomber l'?norme bloc qu'il tenait, en poussant un profond soupir, et il se mit ? d?molir son mur avec plus de promptitude encore qu'il ne l'avait ?lev?; puis, tendant la main ? Consuelo, il l'aida en silence ? franchir cette ruine, apr?s quoi il la regarda attentivement, soupira ?trangement, et, lui remettant trois clefs li?es ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle, en lui disant:

<

--Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton ma?tre.>>

Zdenko secoua la t?te en disant:

<>

Et, s'asseyant sur les d?combres, il mit sa t?te dans ses mains, et ne voulut plus dire un mot.

Consuelo ne s'arr?ta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le retour de sa fureur; et, profitant de ce moment o? elle le tenait en respect, certaine enfin d'?tre sur la route du Schreckenstein, elle partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et p?nible, Consuelo n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une route beaucoup plus longue mais inaccessible ? l'eau, s'?tait rencontr? avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un par un d?tour bien m?nag?, et creus? de main d'homme dans le roc, l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du ch?teau, de ses vastes d?pendances, et de la colline sur laquelle il ?tait assis. Consuelo ne se doutait gu?re qu'elle ?tait en cet instant sous le parc, et cependant elle en franchissait les grilles et les foss?s par une voie que toutes les clefs et toutes les pr?cautions de la chanoinesse ne pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pens?e, au bout de quelque trajet sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer ? une entreprise d?j? si travers?e, et qui avait failli lui devenir si funeste. De nouveaux obstacles l'attendaient peut-?tre encore. Le mauvais vouloir de Zdenko pouvait se r?veiller. Et s'il allait courir apr?s elle! s'il allait ?lever un nouveau mur pour emp?cher son retour! Au lieu qu'en abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la citerne, et de remettre cette citerne ? sec pour qu'elle p?t monter, elle avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais elle ?tait encore trop sous l'?motion du moment pour se r?soudre ? revoir ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait caus?e augmentait ? mesure qu'elle s'?loignait de lui; et apr?s avoir affront? sa vengeance avec une pr?sence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la repr?sentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de tenter ce qu'il e?t fallu faire pour se le rendre favorable, et n'aspirant qu'? trouver une de ces portes magiques dont il lui avait c?d? les clefs, afin de mettre une barri?re entre elle et le retour de sa d?mence.

Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'?tait obstin?e t?m?rairement ? croire doux et traitable, dans une position analogue ? celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile ?pais sur toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait contribu? ? l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'?tait pas la plus folle des trois, de s'?tre pr?cipit?e dans cet ab?me de dangers et de myst?res, sans ?tre s?re d'un r?sultat favorable et d'un succ?s fructueux.

Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creus? par les fortes mains des hommes du moyen ?ge. Tous les rochers ?taient perc?s par un entaillement ogival surbaiss? avec beaucoup de caract?re et de r?gularit?. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol, tous les endroits o? l'?boulement e?t ?t? possible, ?taient soutenus par une construction en pierre de taille ? rinceaux crois?s, que liaient ensemble des clefs de vo?te quadrangulaires en granit. Consuelo, ne perdait pas son temps ? admirer ce travail immense, ex?cut? avec une solidit? qui d?fiait encore bien des si?cles. Elle ne se demandait pas non plus comment les possesseurs actuels du ch?teau pouvaient ignorer l'existence d'une construction si importante. Elle e?t pu se l'expliquer, en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de cette propri?t? avaient ?t? d?truits plus de cent ans auparavant, ? l'?poque de l'introduction de la r?forme en Boh?me; mais elle ne regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'? son propre salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin ? faire, quoique cette route directe vers le Schreckenstein f?t beaucoup plus courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait m?me si cette route la conduisait au Schreckenstein ou ? un terme beaucoup plus ?loign? de son exp?dition.

Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la vo?te s'?lever, et le travail de l'architecte cesser enti?rement. C'?tait pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carri?res, ces grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la v?g?tation, et recevant l'air ext?rieur par de nombreuses fissures, elles avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait l? mille moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire irrit?. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et si elle e?t pu plaisanter dans une pareille situation, elle se f?t avou? ? elle-m?me que jamais le baron Fr?d?rick, au retour de la chasse, n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en ?prouvait en cet instant.

Cependant elle fit bient?t usage de sa raison. Elle n'avait fait que monter depuis qu'elle avait quitt? le pr?cipice, au moment d'?tre submerg?e. A moins que Zdenko n'e?t ? son service une machine hydraulique d'une puissance et d'une ?tendue incompr?hensible, il ne pouvait pas faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il ?tait bien ?vident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le courant de la source, l'?cluse, ou la source elle-m?me; et si elle e?t pu r?fl?chir davantage, elle se f?t ?tonn?e de n'avoir pas encore trouv? sur son chemin cette onde myst?rieuse, cette source des Pleurs qui alimentait la citerne.

C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des montagnes, et que la galerie, coupant ? angle droit, ne la rencontrait qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein, ainsi qu'il arriva enfin ? Consuelo. L'?cluse ?tait donc loin derri?re elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait de cette source, que depuis des si?cles aucun autre homme qu'Albert ou Zdenko n'avait vue. Elle eut bient?t rejoint le courant, et cette fois elle le c?toya sans terreur et sans danger.

Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau limpide et transparente, qui courait avec un bruit g?n?reux dans un lit convenablement encaiss?. L?, reparaissait le travail de l'homme. Ce sentier ?tait relev? en talus dans des terres fra?ches et fertiles; car de belles plantes aquatiques, des pari?taires ?normes, des ronces sauvages fleuries dans ce lieu abrit?, sans souci de la rigueur de la saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air ext?rieur p?n?trait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour entretenir la vie de la v?g?tation, mais trop ?troites pour laisser passage ? l'oeil curieux qui les aurait cherch?es du dehors. C'?tait comme une serre chaude naturelle, pr?serv?e par ses vo?tes du froid et des neiges, mais suffisamment a?r?e par mille soupiraux imperceptibles. On e?t dit qu'un soin complaisant avait prot?g? la vie de ces belles plantes, et d?barrass? le sable que le torrent rejetait sur ces rives des graviers qui offensent le pied; et on ne se f?t pas tromp? dans cette supposition. C'?tait Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et s?rs les abords de la retraite d'Albert.

Consuelo commen?ait ? ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect moins sinistre et d?j? po?tique des objets ext?rieurs produisait sur son imagination boulevers?e par de cruelles terreurs. En voyant les p?les rayons de la lune se glisser ?a et l? dans les fentes des roches, et se briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la for?t fr?mir par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas, en se sentant toujours plus pr?s de la surface de la terre, elle se sentait rena?tre, et l'accueil qui l'attendait au terme de son h?ro?que p?lerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres. Enfin, elle vit le sentier se d?tourner brusquement de la rive, entrer dans une courte galerie ma?onn?e fra?chement, et finir ? une petite porte qui semblait de m?tal, tant elle ?tait froide, et qu'encadrait gracieusement un grand lierre terrestre.

Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irr?solutions, quand elle appuya sa main ?puis?e sur ce dernier obstacle, qui pouvait c?der ? l'instant m?me, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre main, Consuelo h?sita et sentit une timidit? plus difficile ? vaincre que toutes ses terreurs. Elle allait donc p?n?trer seule dans un lieu ferm? ? tout regard, ? toute pens?e humaine, pour y surprendre le sommeil ou la r?verie d'un homme qu'elle connaissait ? peine; qui n'?tait ni son p?re, ni son fr?re, ni son ?poux; qui l'aimait peut-?tre, et qu'elle ne pouvait ni ne voulait aimer. Dieu m'a entra?n?e et conduite ici, pensait-elle, au milieu des plus ?pouvantables p?rils. C'est par sa volont? plus encore que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une ?me fervente, une r?solution pleine de charit?, un coeur tranquille, une conscience pure, un d?sint?ressement ? toute ?preuve. C'est peut-?tre la mort qui m'y attend, et cependant cette pens?e ne m'effraie pas. Ma vie est d?sol?e, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai ?prouv? il n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois d?vou?e ? un affreux tr?pas avec une tranquillit? ? laquelle je ne m'?tais point pr?par?e. C'est peut-?tre une gr?ce que Dieu m'envoie ? mon dernier moment. Je Vais tomber peut-?tre sous les coups d'un furieux, et je marche ? cette catastrophe avec la fermet? d'un martyr. Je crois ardemment ? la vie ?ternelle, et je sens que si je p?ris ici, victime d'un d?vouement inutile peut-?tre, mais profond?ment religieux, je serai r?compens?e dans une vie plus heureuse. Qui m'arr?te? et pourquoi ?prouv?-je donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et rougir devant celui que je viens sauver?

C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur, luttait contre elle-m?me, et se faisait presque un reproche de la d?licatesse de son ?motion. Il ne lui venait cependant pas ? l'esprit qu'elle p?t courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la mort. Sa chastet? n'admettait pas la pens?e qu'elle p?t devenir la proie des passions brutales d'un insens?. Mais elle ?prouvait instinctivement la crainte de para?tre ob?ir ? un sentiment moins ?lev?, moins divin que celui dont elle ?tait anim?e. Elle mit pourtant la clef dans la serrure; mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y r?soudre. Une fatigue accablante, une d?faillance extr?me de tout son ?tre, achevaient de lui faire perdre sa r?solution au moment d'en recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charit?; dans le ciel, par une mort sublime.

Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois portes et deux pi?ces ? traverser avant celle o? elle supposait Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arr?ter, si la force lui manquait.

Elle p?n?tra dans une salle vo?t?e, qui n'offrait d'autre ameublement qu'un lit de foug?re s?che sur lequel ?tait jet?e une peau de mouton. Une paire de chaussures ? l'ancienne mode, dans un d?labrement remarquable, lui servit d'indice pour reconna?tre la chambre ? coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier qu'elle avait port? rempli de fruits sur la pierre d'?pouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se d?cida ? ouvrir la seconde porte, apr?s avoir referm? la premi?re avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pi?ce o? elle entra ?tait vo?t?e comme la premi?re, mais les murs ?taient rev?tus de nattes et de claies garnies de mousse. Un po?le y r?pandait une chaleur suffisante, et c'?tait sans doute le tuyau creus? dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo avait observ?e. Le lit d'Albert ?tait, comme celui de Zdenko, form? d'un amas de feuilles et d'herbes dess?ch?es; mais Zdenko l'avait couvert de magnifiques peaux d'ours, en d?pit de l'?galit? absolue qu'Albert exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la tendresse passionn?e qu'il lui portait et la pr?f?rence de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-m?me. Consuelo fut re?ue dans cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la serrure, s'?tait post? sur le seuil, l'oreille dress?e et l'oeil inquiet. Mais Cynabre avait re?u de son ma?tre une ?ducation particuli?re: c'?tait un ami, et non pas un gardien. Il lui avait ?t? si s?v?rement interdit d?s son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout ? fait cette habitude naturelle aux ?tres de son esp?ce. Si on e?t approch? d'Albert avec des intentions malveillantes, il e?t retrouv? la voix; si on l'e?t attaqu?, il l'e?t d?fendu avec fureur. Mais prudent et circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit sans ?tre s?r de son fait, et sans avoir examin? et flair? les gens avec attention. Il approcha de Consuelo avec un regard p?n?trant qui avait quelque chose d'humain, respira son v?tement et surtout sa main qui avait tenu longtemps les clefs touch?es par Zdenko; et, compl?tement rassur? par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il avait conserv? d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur les ?paules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait lentement la terre de sa queue superbe. Apr?s cet accueil grave et honn?te, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait le lit de son ma?tre, et s'y ?tendit avec la nonchalance de la vieillesse, non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de Consuelo.

Avant d'oser approcher de la troisi?me porte, Consuelo jeta un regard sur l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque r?v?lation sur l'?tat moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de d?mence ni de d?sespoir. Une grande propret?, une sorte d'ordre y r?gnait. Il y avait un manteau et des v?tements de rechange accroch?s ? des cornes d'aurochs, curiosit?s qu'Albert avait rapport?es du fond de la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux ?taient bien rang?s sur une biblioth?que en planches brutes, que soutenaient de grosses branches artistement agenc?es par une main rustique et intelligente. La table, les deux chaises, ?taient de la m?me mati?re et du m?me travail. Un herbier et des livres de musique anciens, tout ? fait inconnus ? Consuelo, avec des titres et des paroles slaves, achevaient de r?v?ler les habitudes paisibles, simples et studieuses de l'anachor?te. Une lampe de fer curieuse par son antiquit?, ?tait suspendue au milieu de la vo?te, et br?lait dans l'?ternelle nuit de ce sanctuaire m?lancolique.

Consuelo savait ces particularit?s. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur, se disait-elle, d'un ?tre si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troubl?e et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver l? un ali?n?, ou un moribond; et la certitude de se pr?senter ? un homme v?ritable la faisait h?siter de plus en plus.

Elle r?vait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer, lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille: c'?tait un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui ?tait inconnu; mais ? ses formes ?tranges et na?ves, elle jugea qu'il devait ?tre plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait. Elle ?coutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi Albert l'avait si bien comprise d?s la premi?re phrase qu'il lui avait entendu chanter. C'est qu'il avait la r?v?lation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n'?tre pas savant ? tous ?gards, il pouvait ne pas conna?tre les ressources ?blouissantes de l'art; mais il avait en lui le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassur?e enti?rement et anim?e d'une sympathie plus vive, allait se hasarder ? frapper ? la porte qui la s?parait encore de lui, lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s'avancer la t?te pench?e, les yeux baiss?s vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa p?leur ?tait effrayante, ses cheveux et ses habits dans un d?sordre que Consuelo n'avait pas encore vu. Son air pr?occup?, son attitude bris?e et abattue, la nonchalance d?sesp?r?e de ses mouvements, annon?aient sinon l'ali?nation compl?te, du moins le d?sordre et l'abandon de la volont? humaine. On e?t dit un de ces spectres muets et priv?s de m?moire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on voit agir sans suite et sans but, ob?ir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconna?tre et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifi?s qui fuient ou les regardent en silence, glac?s par l'?tonnement et la crainte.

Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne la voyait pas, bien qu'elle f?t ? deux pas de lui. Cynabre s'?tait lev?, il l?chait la main de son ma?tre. Albert lui dit quelques paroles amicales en boh?mien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discr?tes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui ?taient chauss?s ? peu pr?s en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la t?te, il lui dit en boh?mien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom.

En le voyant dans cet ?tat, Consuelo sentit dispara?tre sa timidit?. Tout enti?re ? la compassion, elle ne vit plus que le malade ? l'?me d?chir?e qui l'appelait encore sans la reconna?tre; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermet?, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et p?n?trante:

<>

A peine Consuelo se fut-elle nomm?e, que le comte Albert, levant les yeux au ciel et la regardant au visage, changea tout ? coup d'attitude et d'expression. Il laissa tomber ? terre son pr?cieux violon avec autant d'indiff?rence que s'il n'en e?t jamais connu l'usage; et joignant les mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:

<>

En parlant ainsi, avec des yeux ?gar?s et des traits anim?s par une exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait avec une sorte d'?pouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour arr?ter cette bizarre conjuration.

Il ne fallut pas ? Consuelo de longues r?flexions pour comprendre la tournure que prenait la d?mence de son h?te. Elle s'?tait fait assez souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite, avait p?ri de douleur et de honte dans son couvent, outrag?e par un moine abominable, et que la vie de Ziska avait ?t? une longue et solennelle vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramen? par je ne sais quelle transition d'id?es, ? sa fantaisie dominante, se croyait Jean Ziska, et s'adressait ? elle comme ? l'ombre de Wanda, sa soeur infortun?e.

Elle r?solut de ne point contrarier brusquement son illusion:

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--O ma m?re! r?pondit Albert, p?le et tremblant, en tombant sur ses genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire, je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'?tes plus la Wanda de Ziska, la vierge outrag?e, la religieuse g?missante. Vous ?tes Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appel?e comtesse de Rudolstadt, Et qui a port? dans son sein l'infortun? qu'ils appellent aujourd'hui Albert.

--Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi, reprit Consuelo avec fermet?; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les connaissez pas, Albert, ou vous les m?prisez. Vous remontez le cours des ?ges avec un orgueil impie; vous aspirez ? p?n?trer les secrets de la destin?e; vous croyez vous ?galer ? Dieu en embrassant d'un coup d'oeil et le pr?sent et le pass?. Moi, je vous le dis; et c'est la v?rit?, c'est la foi qui m'inspirent: cette pens?e r?trograde est un crime et une t?m?rit?. Cette m?moire surnaturelle que vous vous attribuez est une illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la certitude, et votre imagination vous a tromp?. Votre orgueil a b?ti un ?difice de chim?res, lorsque vous vous ?tes attribu? les plus grands r?les dans l'histoire de vos anc?tres. Prenez garde de n'?tre point ce que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science ?ternelle ne vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie ant?rieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.>>

Albert ?couta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans ses mains, et les genoux enfonc?s dans la terre.

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--Un peu d'humilit?, de confiance et de soumission aux arr?ts ?ternels de la science incompr?hensible aux hommes, voil? le chemin de la v?rit? pour vous, Albert. Renoncez dans votre ?me, et renoncez-y fermement une fois pour toutes, ? vouloir vous conna?tre au del? de cette existence passag?re qui vous est impos?e; et vous redeviendrez agr?able ? Dieu, utile aux autres hommes, tranquille avec vous-m?me. Abaissez votre science superbe; et sans perdre la foi ? votre immortalit?, sans douter de la bont? divine, qui pardonne au pass? et prot?ge l'avenir, attachez-vous ? rendre f?conde et humaine cette vie pr?sente que vous m?prisez, lorsque vous devriez la respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abn?gation et votre charit?. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient dessill?s. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre m?re; je suis une amie que le ciel vous a envoy?e, et qu'il a conduite ici par des voies miraculeuses pour vous arracher ? l'orgueil et ? la d?mence. Regardez-moi, et dites-moi, dans votre ?me et conscience, qui je suis et comment je m'appelle.>>

Albert, tremblant et ?perdu, leva la t?te, et la regarda encore, mais avec moins d'?garement et de terreur que les premi?res fois.

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En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'?tait d'abord color? d'un ?clat f?brile, redevint d'une p?leur effrayante. Il ?tendit les mains vers Consuelo; mais il les abaissa aussit?t vers la terre pour se soutenir, comme atteint d'une irr?sistible d?faillance.

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