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Read Ebook: Conscience by Malot Hector

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Ebook has 2851 lines and 96768 words, and 58 pages

CONSCIENCE

HECTOR MALOT

PREMI?RE PARTIE

Lorsque le boh?me Crozat ?tait sorti de la mis?re par un bon mariage qui le faisait bourgeois de la rue de Vaugirard, il n'avait pas rompu avec ses anciens camarades; au lieu de les fuir ou de les tenir ? distance, il avait pris plaisir ? les grouper autour de lui, tr?s content de leur ouvrir sa maison, dont le confortable le jetait loin de la mansarde de la rue Ganneron qu'il avait si longtemps habit?e, et le flattait agr?ablement.

Elle ?tait aimable cette r?ception, simple comme l'homme, cordiale de la part du mari ainsi que de celle de la femme, qui ayant ?t? com?dienne, avait gard? la religion de la camaraderie. Sur une table, on trouvait des cruchons de bi?re et des chopes; ? longueur de bras, un vieux pot en gr?s de Beauvais, plein de tabac. La bi?re ?tait bonne, le tabac sec; les chopes ne restaient jamais vides; on pouvait mettre ses pieds crott?s sur les barreaux des chaises en causant librement entre hommes, et cracher sans g?ne autour de soi.

Et ce n'?tait point de niaiseries ou de futilit?s qu'on s'entretenait, de bavardages mondains, de comm?rages sur les amis absents, ou de potins de coteries, mais des grandes questions philosophiques, politiques, sociales, religieuses, qui r?glent l'humanit?.

Form? d'abord d'amis ou tout au moins de camarades qui avaient travaill? et tra?n? la mis?re ensemble, le cercle de ces r?unions s'?tait peu ? peu ?largi, et si bien qu'un jour la salle de l'h?tel des M?dicis ?tait devenue une <> o? les pr?cheurs d'id?es et de religions nouvelles, les penseurs, les r?formateurs, les ap?tres, les politiciens, les esth?ticiens et m?me simplement les bavards en qu?te d'oreilles plus ou moins complaisantes se donnaient rendez-vous; venait qui voulait, et, si l'on n'entrait point l? tout ? fait comme dans une brasserie, il suffisait d'?tre amen? par un habitu? pour avoir droit ? la pipe, ? la bi?re et ? la parole.

Mais, quoiqu'une certaine libert? r?gl?t l'ordre du jour de cette parlotte, on n'?tait pas toujours certain d'arriver ? placer le discours pr?par? pour lequel on ?tait venu; car Crozat qui, selon ses propres expressions, <>, usait et m?me abusait de sa qualit? de ma?tre de maison pour ne pas laisser les discussions s'?carter des sujets qui le passionnaient.

D'ailleurs, e?t-il faibli en c?dant ? des consid?rations de bienveillance, de politesse, ou m?me de faiblesse qui ?taient assez dans son caract?re, que le plus assidu de ses habitu?s, le p?re Brigard, e?t montr? de la fermet? pour lui.

C'?tait une sorte d'ap?tre que Brigard, qui s'?tait acquis une c?l?brit? en mettant en pratique dans sa vie les id?es qu'il professait et pr?chait: comte de Brigard, il avait commenc? par renoncer ? son titre qui le faisait vassal du respect humain et des conventions sociales;--r?p?titeur de droit, il e?t pu facilement gagner mille ou douze cents francs par mois, mais il avait arrang? le nombre et le prix de ses le?ons de fa?on que sa journ?e ne lui rapport?t, que dix francs, pour n'?tre pas l'esclave de l'argent;--vivant avec une femme qu'il aimait, il avait toujours tenu, bien qu'il en e?t deux filles, ? rester avec elle <> et ? ne pas reconna?tre ses enfants, parce que la loi e?t affaibli les liens qui l'attachaient ? elles et amoindri ses devoirs; c'?tait la conscience qui sanctionnait ces devoirs; et la nature comme la conscience faisaient de lui le plus fid?le des maris, le meilleur, le plus affectueux, le plus tendre des p?res. Grand, fier, portant dans sa personne et ses mani?res l'?l?gance native de sa race, il s'habillait comme le commissionnaire du coin, rempla?ant seulement le velours bleu par le velours marron, couleur moins frivole. Habitant Clamart depuis vingt ans, il n'?tait jamais venu ? Paris qu'? pied, et les seules concessions qu'il accord?t au superflu ou au bien-?tre consistaient l'hiver, ? faire le chemin en sabots, l'?t? ? porter sa veste sur son bras.

Ainsi organis?, il lui fallait des disciples, et il en cherchait partout, dans les rues, o? il retenait par le bouton les gens qu'il avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg, et le mercredi chez son ami, son vieux camarade Crozat. Combien n'en avait-il pas eu! Par malheur, la plupart avaient mal tourn?; quelques-uns ?taient devenus ministres; d'autres s'?taient laiss?s ensevelir dans les hautes places de la magistrature inamovible; il y en avait qui remuaient des millions; deux ?taient ? Noum?a; l'un pr?chait dans la chaire de Notre-Dame.

Une apr?s-midi d'octobre, la petite salle ?tait pleine; la fin des vacances avait ramen? les habitu?s et pour la premi?re fois on se trouvait ? peu pr?s en nombre pour ouvrir une discussion utile. Crozat, pr?s de la porte, souriait aux arrivants en donnant des poign?es de main <>; et Brigard, son chapeau de feutre mou sur la t?te, pr?sidait, assist? de ses deux disciples pr?f?r?s en ce moment, l'avocat Nougar?de et le po?te Glady qui, eux, ne tourneraient pas mal, il en ?tait certain.

A la v?rit?, pour ceux qui savaient regarder et voir, la mine bl?me de Nougar?de, ses l?vres minces, ses yeux inquiets et une aust?rit? de tenue et de mani?res qui jurait avec ses vingt-six ans, faisaient croire ? un ambitieux plut?t qu'? un ap?tre. De m?me, quand on savait que Glady ?tait propri?taire d'une belle maison ? Paris et d'immeubles en province qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente, on imaginait difficilement qu'il continu?t le p?re Brigard.

Mais voir n'?tait pas la facult? dominante de Brigard, c'?tait raisonner, et le raisonnement lui disait que l'ambition ferait bient?t de Nougar?de un d?put?, comme la fortune ferait un jour de Glady un acad?micien, et alors, bien qu'il d?test?t les assembl?es autant que les acad?mies, ils auraient deux tribunes ?lev?es d'o? la bonne parole tomberait sur la foule avec plus de poids. On pouvait compter sur eux. Quand Nougar?de avait commenc? ? venir aux r?unions du mercredi, il ?tait creux comme un tambour, et, s'il parlait brillamment sur n'importe quel sujet avec une faconde imperturbable, c'?tait pour ne rien dire. Dans le premier volume de Glady, on n'avait trouv? que des mots savamment arrang?s pour le plaisir des oreilles et des yeux. Maintenant, des id?es soutenaient les discours de l'avocat, comme les vers du po?te disaient quelque chose--et ces id?es, c'?taient les siennes; ce quelque chose, c'?tait le parfum de son enseignement.

Depuis une demi-heure que les pipes br?laient avec un tirage forc?, la fum?e ne s'?levait plus que lourdement au plafond, et c'?tait dans un nuage qu'on voyait Brigard, comme un dieu barbu, proclamant sa loi, le chapeau sur la t?te, car, s'il avait pour r?gle de ne jamais l'?ter, il le manoeuvrait continuellement pendant qu'il parlait, le mettant tant?t en avant, tant?t en arri?re, ? droite, ? gauche, le relevant, l'aplatissant selon les besoins de son argumentation.

Il est incontestable, disait-il, que nous ?parpillons notre grande force, quand nous devrions la concentrer.

Il enfon?a son chapeau.

--En effet,--il le releva--l'heure est venue de nous affirmer comme groupe, et c'est un devoir, pour nous, puisque c'est un besoin pour l'humanit?....

A ce moment, un nouveau venu se glissa dans la salle, sans bruit, discr?tement, avec l'intention manifeste de ne d?ranger personne; mais Crozat, qui ?tait assis pr?s de l'entr?e, l'arr?ta au passage et lui serra la main:

--Tiens, Saniel! bonjour, docteur.

--Bonsoir, cher monsieur.

--Approchez de la table: la bi?re est bonne aujourd'hui.

--Je vous remercie: je serai tr?s bien ici.

Sans prendre la chaise que Crozat lui d?signait de la main, il s'accota contre le mur: c'?tait un grand et solide gar?on d'une trentaine d'ann?es, aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote, ? la barbe longue, frisante, ? la figure ?nergique, mais tourment?e, ravag?e, ? laquelle des yeux bleu p?le donnaient une expression de duret? que pr?cisait encore une m?choire osseuse et son allure d?cid?e: en tout un Gaulois, un vrai Gaulois des temps pass?s, fort, cr?ne et r?solu.

Brigard continuait:

--Il est incontestable,--c'?tait sa formule, car tout ce qu'il disait ?tait incontestable pour lui, par cela seul qu'il le disait,--il est incontestable que, dans le d?sarroi o? l'humanit? se d?bat, il importe d'?tablir le dogme de la conscience, ayant pour unique sanction le devoir accompli et la satisfaction int?rieure....

--Le devoir accompli envers qui? interrompit Saniel se d?tachant du mur pour faire un pas en avant.

--Envers soi-m?me.

--Alors commencez par ?tablir quels sont nos devoirs, et pour cela codifiez ce qui est bien et ce qui est mal.

--C'est facile, dit une voix.

--Facile si vous admettez un respect en quelque sorte inn? de la vie humaine, de la propri?t? et de la famille. Mais vous reconna?trez que tous les hommes n'ont pas ce respect. Combien ne croient pas que c'est une faute de prendre la femme de leur ami, un crime de s'approprier une chose dont ils ont besoin, de supprimer un ennemi! Alors o? sont les devoirs de ceux qui raisonnent et sentent ainsi? Que vaut leur satisfaction int?rieure? C'est pourquoi je n'admets pas que la conscience soit un instrument de pr?cision propre ? qualifier ou ? peser nos actions.

Il s'?leva quelques exclamations que Brigard r?prima.

--A quelle r?gle ob?ira l'humanit?, je vous prie? demanda-t-il.

--A celle de la force, qui est le dernier mot de la philosophie de la vie....

--....Ce qui conduit ? une extermination progressive et savante. Est-ce l? ce que vous voulez?

--Pourquoi non? Je ne recule pas devant une extermination qui all?ge l'humanit? des non-valeurs qu'elle tra?ne sans pouvoir avancer et se d?gager, succombant ? la peine. N'y a-t-il pas tout profit pour elle ? se d?barrasser de ces non-valeurs qui obstruent son chemin?

--Au moins l'id?e est bizarre chez un m?decin, interrompit Crozat, puisqu'elle supprime les h?pitaux.

--Mais pas du tout: je les conserve pour l'?tude des monstres.

--En mettant la soci?t? sur ce pied d'antagonisme aigu, dit Brigard, vous supprimez la soci?t? m?me, qui repose sur la r?ciprocit?, sur la solidarit?, et vous cr?ez ainsi pour vos forts un ?tat de m?fiance qui les paralyse. Carthage et Venise ont pratiqu? cette s?lection par la force, et elles se sont effondr?es.

--Donc, r?pliqua Saniel, il n'y a pas de responsabilit?, et cet instrument, la conscience, qui devrait tout peser, ne sert ? rien. Sans compter que les cons?quences des ?v?nements, que le succ?s ou la d?faite viennent encore le fausser, car tel acte que vous avez cru condamnable en l'accomplissant peut servir ? l'esp?ce, tandis que tel autre que vous avez cru bienfaisant peut nuire; d'o? il r?sulte qu'on ne devrait juger que les intentions et qu'il n'y a que Dieu qui peut sonder les coeurs.

Il se mit ? rire:

--Le voulez-vous? Est-ce l? votre conclusion?

Un gar?on de l'h?tel entra portant des cruchons de bi?re sur un plateau, et la discussion fut forc?ment interrompue, tout le monde entourant la table o? Crozat emplissait les chopes.

Alors des conversations particuli?res s'?tablirent, ceux qui avaient ?t? en vacances racontant ce qu'ils avaient fait ? ceux qui ?taient rest?s ? Paris.

Saniel ?tait venu serrer la main de Brigard, qui l'avait accueilli assez froidement; puis il s'?tait rapproch? de Glady avec l'intention manifeste de chercher ? l'accaparer; mais celui-ci avait annonc? qu'il ?tait oblig? de partir, et Saniel alors avait dit qu'il ne pouvait pas rester non plus et qu'il n'?tait entr? qu'en passant.

Quand ils furent tous deux sortis, Brigard, s'adressant ? Crozat et ? Nougar?de, en en moment pr?s de lui, d?clara que Saniel l'inqui?tait:

--C'est un gar?on qui se croit plus fort que la vie, dit-il, parce qu'il est solide et intelligent; qu'il prenne garde qu'elle ne l'?crase!

Quand Saniel et Glady se trouv?rent sur le trottoir de la rue de Vaugirard, la pluie qui tombait depuis le matin, fouett?e par des rafales de l'ouest, venait de s'arr?ter, et l'asphalte brillait propre et luisant comme un miroir.

--Il fait bon marcher, dit Saniel.

--La pluie va reprendre, r?pondit Glady en regardant le ciel tout charg? de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune, balay?s par le vent.

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