Read Ebook: L'Uscoque by Sand George
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Ebook has 825 lines and 67937 words, and 17 pages
L'USCOQUE.
< --Toutes nos histoires l'ennuient, dit l'abb?. C'est un homme trop grave pour s'int?resser ? des sujets aussi frivoles. --Pardonnez-moi, r?pondit le sage Zuzuf. Dans mon pays, on aime les contes avec passion; dans nos caf?s, nous avons nos conteurs comme ici vous avez vos improvisateurs. Leurs r?cits sont tour ? tour en prose et en vers. J'ai vu le po?te anglais les ?couter des soir?es enti?res. --Quel po?te anglais? demandai-je. --Celui qui a fait la guerre avec les Grecs, et qui a fait passer dans les langues d'Europe l'histoire de Phrosine et plusieurs autres traditions orientales, dit Zuzuf. --Je parie qu'il ne sait pas le nom de lord Byron! s'?cria Beppa. --Je le sais fort bien, r?pondit Zuzuf. Si j'h?site ? le prononcer, c'est que je n'ai jamais pu le dire devant lui sans le faire sourire. Il para?t que je le prononce tr?s-mal. --Devant lui! m'?criai-je; vous l'avez donc connu? --Comment, mon cher Zuzuf, dit L?lio, c'est vous qui ?tes l'auteur des po?mes de lord Byron? --Non, r?pondit le Corcyriote sans se d?rider le moins du monde ? cette plaisanterie, car il a tout ? fait chang? cette histoire, dont au reste je ne suis pas l'auteur, puisque c'est une histoire v?ritable. --Eh bien! vous allez la raconter, dit Beppa. --Mais vous devez la savoir, r?pondit-il, car c'est plut?t une histoire v?nitienne qu'un conte oriental. --Ce n'est donc pas le m?me, dit L?lio, que ce c?l?bre et farouche Ezzelin... --Qui peut savoir, dit l'abb?, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad? Pourquoi chercher une r?alit? historique au fond de ces belles fictions de la po?sie? Ne serait-ce pas les d?florer? Si quelque chose pouvait affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de ses po?mes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique de ses ?pop?es lyriques, c'est lui-m?me. Gr?ce ? Dieu et ? son g?nie, il s'est peint dans ces grandes figures. Et quel autre mod?le e?t pu poser pour un tel peintre? --Cependant, repris-je, j'aimerais ? retrouver, dans quelque coin obscur et oubli?, les mat?riaux dont il s'est servi pour b?tir ses grands ?difices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j'admirerais le parti qu'il en a su tirer. De m?me que j'aimerais ? rencontrer les femmes qui servirent de mod?le aux vierges de Rapha?l. --Si vous ?tes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron ait song? ? c?l?brer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit l'abb?, qu'il nous sera facile de le retrouver; car je sais une histoire qui a des rapports frappants avec les aventures de ces deux po?mes. C'est probablement la m?me, cher Asseim, que vous racont?tes au po?te anglais, lorsque vous f?tes amiti? avec lui ? Ath?nes? --Ce doit ?tre la m?me, r?pondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la vous-m?me; vous vous en tirerez mieux que moi. --Je ne le pense pas, dit l'abb?. J'en ai oubli? la meilleure partie, ou, pour mieux dire, je ne l'ai jamais bien sue. --Nous la raconterons donc ? nous deux, dit Zuzuf. Vous m'aiderez pour la partie qui s'est pass?e ? Venise, et moi, de mon c?t?, pour celle qui s'est pass?e en Gr?ce.>> < --Un corsaire en prose, dit Zuzuf. --Il a beaucoup d'esprit et de gaiet? pour un Turc,>> me dit Beppa en baissant la voix. L'histoire commen?a enfin. Au commencement o? ?clata, vers la fin du quinzi?me si?cle, la fameuse guerre de Mor?e, ?tant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger ? Venise une immense fortune. C'?tait un homme encore jeune, d'une grande beaut?, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effr?n?, d'une ?nergie indomptable. Il ?tait c?l?bre dans toute la r?publique par ses duels, ses prodigalit?s et ses d?bauches. On e?t dit qu'il cherchait ? plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir ? bout. Son corps semblait ?tre ? l'?preuve du fer, et sa sant? ? celle de tous les exc?s. Pour ses richesses, ce fut diff?rent; elles ne tard?rent pas ? succomber aux larges saign?es qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager ? s'arr?ter sur la pente fatale qui l'entra?nait; mais il ne voulut faire attention ? rien, et aux plus sages discours il ne r?pondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un p?dant, traitant l'autre de J?r?mie b?tard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller boire ailleurs, et promettant des coups d'?p?e ? ceux qui reviendraient lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsque enfin, toutes ses ressources ?puis?es, il se vit dans l'impossibilit? absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la premi?re fois ? r?fl?chir s?rieusement ? sa position. Apr?s s'?tre bien consult?, il ne vit pour lui que trois partis ? prendre: le premier ?tait de se casser la t?te et de laisser ses cr?anciers se d?brouiller comme ils pourraient au milieu des d?bris ?pars de sa fortune; le second, de se faire moine; le troisi?me, de mettre ordre ? ses affaires, et d'aller ensuite guerroyer contre les Turcs. Ce fut ce dernier parti qu'il prit, se disant qu'il valait mieux casser la t?te aux autres qu'? soi-m?me, et que d'ailleurs il ?tait toujours temps d'en venir l?. Il vendit donc tous ses biens, paya ses dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l'auraient pas fait vivre deux mois, il ?quipa et arma une gal?re, et partit ? la rencontre des infid?les. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouv?rent sur sa route furent attaqu?s, pill?s, massacr?s. En peu de temps sa petite gal?re devint la terreur de l'Archipel. A la fin de la campagne, il revint ? Venise avec une brillante r?putation de capitaine. Le doge, voulant lui t?moigner la satisfaction de la r?publique pour tous les services qu'il avait rendus, lui confia, pour l'ann?e suivante, un poste important dans la flotte command?e par le c?l?bre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l'avait vu en maintes occasions accomplir les plus ?tranges prouesses, enchant? de ses talents et de son audace, l'avait pris en grande amiti?. Orio sentit d'abord tout le parti qu'il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne n?gligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, gr?ce ? son esprit, il r?ussit ? devenir d'abord le favori du g?n?ral, et bient?t apr?s son parent. Morosini avait une ni?ce ?g?e d'environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait port? toutes ses affections, et qu'il traitait comme sa fille. Apr?s la gloire de la r?publique, rien au monde ne lui ?tait plus cher que le bonheur de cette enfant ador?e. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volont?. Et lorsque, traitant son extr?me complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de g?ter sa ni?ce, il r?pondait qu'il avait ?t? mis sur la terre pour batailler contre les Turcs, et non contre sa bien-aim?e Giovanna; que les vieillards avaient bien assez de leur ?ge ? se faire pardonner, sans y ajouter l'ennui des longs sermons et des tristes remontrances; que d'ailleurs les diamants ne se g?taient jamais, quoi qu'on f?t, et que Giovanna ?tait le plus pr?cieux diamant de toute la terre. Il laissa donc ? la jeune fille, dans le choix d'un mari comme dans toutes les autres choses, la plus compl?te libert?, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder ? la fortune de l'homme qu'elle voudrait ?pouser. D'un autre c?t?, des gens dignes de foi avaient r?cemment rencontr? le comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse avec une ardeur singuli?re, et ne paraissant nullement press? de retourner ? Venise. Une derni?re version donnait ? croire qu'il s'?tait retir? dans sa villa, et qu'enferm? seul et d?sol? il passait les nuits dans les larmes. Que se passait-il donc? Le peuple v?nitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait l? un beau th?me pour les ing?nieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa ni?ce; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c'est qu'il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause myst?rieuse cet hymen ?tait-il rompu ? la veille d'?tre contract?? Et quel autre fianc? s'?tait donc trouv? l?, comme par enchantement, pour remplacer tout ? coup le seul parti qui e?t sembl? jusque-l? convenable? On se perdait en conjectures. Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine; mais, ? la rapidit? de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bient?t reconnu que ce devait ?tre quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques d?soeuvr?s qui se promenaient sur une barque dans les m?mes eaux suivirent cette gondole de pr?s et virent le noble Morosini assis ? c?t? de sa ni?ce. Orio Soranzo ?tait ? demi couch? aux pieds de Giovanna, et dans la douce pr?occupation avec laquelle Giovanna caressait le beau l?vrier blanc d'Orio, il y avait tout un monde de d?lices, d'esp?rance et d'amour. < Un soir, Ezzelin, apr?s avoir pass? le jour ? poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigu?. La chasse avait ?t? magnifique, et les piqueurs du comte s'?tonnaient qu'une si belle partie n'e?t pas ?clairci le front de leur ma?tre. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels l'?cho r?pondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment o? le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d'arriver quelques minutes avant lui, vint ? sa rencontre, et, tenant d'une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui pr?senta de l'autre, en s'inclinant presque ? terre, une lettre dont il ?tait porteur. Le comte, qui d'abord avait jet? sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que pronon?ait l'envoy?. Il saisit la lettre d'une main convulsive, et, arr?tant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s'il e?t voulu r?pondre ? ce message par l'insulte et le m?pris; mais, se calmant presque aussit?t, il donna un sequin d'or ? l'envoy? et descendit de cheval sur le pont m?me, se croyant ? la porte de ses appartements, et laissant tra?ner dans la poussi?re les r?nes de sa noble monture. Il ?tait enferm? depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son ?cuyer vint lui dire que le courrier, conform?ment aux ordres de ses ma?tres, allait repartir pour Venise, et qu'auparavant il d?sirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s'?veiller comme d'un r?ve. A un signe qu'il fit, l'?cuyer lui apporta de quoi ?crire, et le lendemain matin Giovanna Morosini re?ut des mains du courrier la r?ponse suivante: < Tel ?tait l'esprit de cette lettre dict?e par un sentiment sublime, mais ?crite en beaucoup d'endroits dans un style ? la mode du temps, si emphatique, et charg? de tant d'antith?ses et de concetti, que j'ai ?t? forc? de vous la traduire en langue moderne pour la rendre intelligible. Le lendemain, le comte Ezzelin quitta son manoir au coucher du soleil, et descendit la Brenta sur sa gondole. Tout le monde dormait encore au palais Memmo lorsqu'il y arriva. La noble dame Antonia Memmo ?tait veuve de Lotario Ezzelino, oncle du jeune comte; c'?tait chez elle qu'il r?sidait ? Venise, lui ayant confi? l'?ducation de sa soeur Argiria, enfant de quinze ans, d'une beaut? merveilleuse et d'un aussi noble coeur que lui-m?me. Ezzelin aimait sa soeur comme Morosini aimait sa ni?ce; c'?tait la seule proche parente qui lui rest?t, et c'?tait aussi l'unique objet de ses affections avant qu'il e?t connu Giovanna Morosini. Abandonn? par celle-ci, il revenait vers sa jeune soeur avec plus de tendresse. Seule dans tout ce palais, elle ?tait d?j? lev?e lorsqu'il arriva; elle courut ? sa rencontre, et lui fit le plus affectueux accueil; mais Ezzelin crut voir un peu de trouble et une sorte de crainte dans la sympathie qu'elle lui t?moignait. Il la questionna sans pouvoir lui arracher son innocent secret; mais il comprit sa sollicitude, lorsqu'elle le supplia de prendre du sommeil, au lieu de sortir comme il en t?moignait l'intention. Elle semblait vouloir lui cacher un malheur imminent, et, lorsqu'elle tressaillit en entendant la grosse cloche de la tour Saint-Marc sonner le premier coup de la messe, Ezzelin fut certain de ce qu'il avait pressenti. < Grande fut la surprise de la tante lorsque la jeune fille constern?e vint lui d?clarer les intentions du comte. Mais elle l'aimait tendrement; elle croyait en lui et vainquit sa r?pugnance. Ces deux femmes, richement par?es, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l'antique noblesse, la jeune avec tout le go?t et toute la gr?ce de son ?ge, accompagn?rent Ezzelin ? l'?glise Saint-Marc. Morosini, s'avan?ant alors ? la rencontre d'Ezzelin, le serra dans ses bras, et les t?moignages d'affection qu'il lui donna sembl?rent une protestation contre la pr?f?rence que Giovanna avait donn?e ? Soranzo. Le cort?ge s'arr?ta, et les curieux se press?rent pour voir cette sc?ne dans laquelle ils esp?raient trouver l'explication du d?no?ment inattendu des amours d'Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retir?rent mal contents. O? l'on s'attendait ? un ?change de provocations et ? des dagues hors du fourreau, on ne vit qu'embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d'Argiria, qu'il avait coutume de traiter comme sa fille; puis il l'attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant r?sister ? la pri?re tacite du v?n?rable g?n?ral, s'approcha tout ? fait de Giovanna. Celle-ci s'?lan?a vers son ancienne amie et l'embrassa avec une irr?sistible effusion. En m?me temps elle tendit la main ? Ezzelin, qui la baisa d'un air respectueux et calme en lui disant tout bas: < Lorsqu'on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du g?n?ral fut d'emmener ? part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime t?moignage de r?conciliation. < --Si mon neveu avait ce malheur, r?pondit Morosini, il se rendrait ? jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo n'est pas, il est vrai, l'?poux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalit?s et les d?sordres de sa premi?re jeunesse m'ont fait h?siter ? donner un consentement que ma ni?ce a su enfin m'arracher. Mais je dois rendre ? la v?rit? cet hommage, qu'en tout ce qui touche ? l'honneur, ? l'exquise loyaut?, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu'il a su donner de son caract?re ? Giovanna. --Je le crois, mon g?n?ral, r?pondit Ezzelin. Malgr? le bl?me que tout Venise d?verse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgr? l'esp?ce d'aversion qu'il inspire g?n?ralement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou m?chante ait m?rit? cette antipathie, j'ai d? me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de votre ni?ce. Chercher ? me r?habiliter dans l'esprit de Giovanna aux d?pens d'un autre, ne convenait point ? ma mani?re de sentir. Quoi qu'il m'en e?t co?t? cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo tout ? fait indigne de votre alliance; j'eusse d? cet acte de franchise ? l'amiti? et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de messer Orio, ? la derni?re campagne, prouvent que, s'il a ?t? capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main; je serais forc? de vous d?sob?ir. Mais ne craignez pas que je le d?crie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est votre neveu. --Il suffit, dit le g?n?ral en embrassant de nouveau le noble Ezzelin; vous ?tes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera ?ternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et qu'il f?t dou? de vos grandes qualit?s! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma Giovanna.>> En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria, et la ramena dans la grande salle, o? l'illustre et nombreuse compagnie commen?ait les jeux et les divertissements d'usage. Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgr? tout l'effort de sa vertu, il ?tait d?vor? de douleur et de jalousie; ses l?vres serr?es, son regard fixe et terne, la roideur convulsive de sa d?marche, sa gaiet? forc?e, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il ?tait rong?. N'y pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et cesser de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses pr?venances de Giovanna, il sortit par la premi?re porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez ?troit, qui conduisait ? une galerie inf?rieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin instinctif de fuir le bruit et d'?tre seul. Tout ? coup il vit venir ? lui un cavalier qui montait l?g?rement l'escalier et qui ne le voyait pas encore. Au moment o? ce cavalier releva la t?te, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se r?veilla comme par une explosion ?lectrique; la couleur revint ? ses joues fl?tries, ses l?vres fr?mirent, ses yeux lanc?rent des flammes; sa main, ob?issant ? un mouvement involontaire, tira sa dague hors du fourreau. Orio ?tait brave, brave jusqu'? la t?m?rit?; il l'avait prouv? en mainte occasion: il prouva par la suite qu'il l'?tait jusqu'? la folie. Cependant en cet instant il eut peur; il n'est de v?ritable et d'infaillible bravoure que celle des coeurs v?ritablement grands et infailliblement g?n?reux. Tant qu'un homme aime la vie avec l'?pret? du mat?rialisme, tant qu'il est attach? aux faux biens, il pourra s'exposer ? la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acqu?rir du renom; car les satisfactions de la vanit? sont au premier rang dans le bonheur des ?go?stes: mais qu'on vienne surprendre un tel homme au fa?te de sa f?licit?, et que, sans lui offrir un app?t de richesse ou de gloire, on l'appelle ? la r?paration d'un tort, on pourra bien le trouver l?che, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu'on ne s'en aper?oive. Orio ?tait sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin ?tait l? de dessein pr?m?dit?, que peut-?tre, derri?re lui, dans quelque embrasure, il avait des complices. Il h?sita un instant, et tout ? coup, vaincu par l'horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-m?me, et redescendit l'escalier avec l'agilit? d'un daim. Ezzelin stup?fait s'arr?ta un instant. < Il descendit lentement l'escalier jusqu'? la derni?re marche, curieux de voir si Orio allait revenir ? lui muni de sa dague, et d?sirant au fond qu'il ne le f?t pas; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la d?loyaut? de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inf?rieure; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s'il e?t ?t? averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s'il f?t revenu sur ses pas pour le r?parer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-m?me, il paraissait si calme, si d?gag?, qu'Ezzelin douta un instant si sa pr?occupation ne l'avait pas emp?ch? de le voir dans l'escalier: mais cela ?tait fort peu probable. N?anmoins il se promena quelques instants au bout de la galerie, ayant toujours l'oeil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue oppos?e. Ne songeant plus ? sa vengeance et se reprochant m?me d'en avoir eu la pens?e, mais voulant ? toute force ?claircir ses soup?ons, Ezzelin retourna ? la f?te, et bient?t il vit son rival rentrer avec un groupe de convi?s. Il avait sa dague ? la ceinture, et cette circonstance r?v?la ? Ezzelin l'attention qu'Orio avait faite ? son geste dans l'escalier. < D?s ce moment la f?te devint encore plus insupportable ? Ezzelin. Il remarqua d'ailleurs que, tout en causant avec Giovanna, sa soeur avait laiss? Orio s'approcher d'elle, et qu'elle r?pondait ? ses questions oiseuses et frivoles avec une timidit? de moins en moins hautaine. Orio pensait r?ellement que son rival avait des projets de vengeance; il voulait voir si Argiria ?tait dans la confidence, et, comptant surprendre ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de pr?s et l'obs?dait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce regard de faucon qui, disait-on, avait sur toutes les femmes un pouvoir magique. Argiria, ?lev?e dans la retraite, enfant plein de noblesse et de puret?, ne comprenait rien ? l'?motion inconnue que ce regard lui causait. Elle se sentait prise d'une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait ensuite ses yeux enflamm?s d'amour sur Giovanna et lui adressait des ?pith?tes passionn?es, elle sentait son coeur battre et ses joues br?ler, comme si ces regards et ces paroles eussent ?t? adress?s ? elle-m?me. Ezzelin n'aper?ut pas son trouble int?rieur; mais le bal allait commencer, il craignit qu'Orio n'invit?t sa soeur ? danser, et il ne pouvait souffrir qu'elle se familiaris?t avec la conversation et les mani?res d'un homme pour qui sa haine se changeait en m?pris. Il alla prendre Argiria par la main, et, la reconduisant aupr?s de sa tante, il les supplia l'une et l'autre de se retirer. Argiria ?tait venue ? regret ? la f?te; et quand son fr?re l'en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme si un vif regret l'e?t atteinte au fond de l'?me. Elle se laissa emmener sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans bornes dans la sagesse et la dignit? d'Ezzelin, le suivit sans lui faire une seule question. La f?te des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours; mais le comte Ezzelin n'y reparut pas: il ?tait reparti le soir m?me pour Padoue, emmenant sa tante et sa soeur avec lui. C'?tait certainement beaucoup pour un homme presque ruin? la veille d'?tre devenu l'?poux d'une des plus riches h?riti?res de la r?publique et le neveu du g?n?ralissime; c'?tait de quoi satisfaire une ambition ordinaire. Mais rien ne suffisait ? Orio, parce qu'il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins qu'une fortune de roi pour subvenir ? ses d?penses de fou. C'?tait un homme ? la fois insatiable et cupide, ? qui tous les moyens ?taient bons pour acqu?rir de l'argent, et tous les plaisirs bons pour le d?penser. Il avait surtout la passion du jeu. Accoutum? qu'il ?tait ? tous les dangers et ? toutes les volupt?s, ce n'?tait plus que dans le jeu qu'il trouvait des ?motions. Il jouait donc d'une mani?re qui, m?me dans ce pays et ce si?cle de joueurs, semblait effrayante, exposant souvent, sur un coup de d?s, sa fortune tout enti?re, gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il ne tarda pas ? faire de larges trou?es dans la dot de sa femme, et sentit bient?t qu'il fallait ou changer de vie ou r?parer ses pertes, s'il ne voulait se trouver dans la m?me position qu'avant son mariage. Le printemps ?tait revenu, et l'on s'appr?tait ? reprendre les hostilit?s. Il d?clara ? Morosini qu'il d?sirait garder l'emploi que la r?publique lui avait confi? sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire, les bonnes gr?ces de l'amiral, qu'il avait commenc? ? perdre par sa mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre ? la voile, il se rendit ? son poste avec sa gal?re, et appareilla avec le reste de la flotte au commencement de 1686. Il prit une part brillante ? tous les principaux combats qui signal?rent cette m?morable campagne, et se distingua particuli?rement au si?ge de Coron et ? la bataille que gagn?rent les V?nitiens sur le capitan-pacha Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l'hiver arriva, Morosini, apr?s avoir mis en ?tat de d?fense ses nombreuses conqu?tes, mena la flotte hiverner ? Corfou, o? elle ?tait ? m?me de surveiller ? la fois l'Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant toute la mauvaise saison aucune tentative s?rieuse; mais les habitants des ?cueils du golfe de L?pante, soumis l'ann?e pr?c?dente par le g?n?ral Strasold, profitant du moment o? la violence des vents et la perp?tuelle agitation de la mer emp?chaient les gros navires de guerre v?nitiens de sortir, prot?g?s d'ailleurs contre ceux qu'ils pouvaient rencontrer par la petitesse et la l?g?ret? de leurs barques qui allaient se cacher, comme des oiseaux de mer, derri?re le moindre rocher, se livraient presque ouvertement ? la piraterie. Ils attaquaient tous les b?timents de commerce que les affaires for?aient ? tenter ce passage difficile, souvent m?me des gal?res arm?es, s'en emparaient la plupart du temps, pillaient les chargements et massacraient les ?quipages. Les Missolonghis surtout s'?taient r?fugi?s dans les ?les Curzolari, situ?es entre la Mor?e, l'?tolie et C?phalonie, et causaient d'horribles ravages. Le g?n?ralissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les ?les les plus infest?es, des garnisons de marins choisis avec de fortes gal?res, et en confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus r?solus de l'arm?e. Il n'oublia pas Soranzo, qui, ennuy? de l'inaction o? se tenait l'arm?e, avait l'un des premiers demand? du service contre les pirates, et il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il fut envoy? avec trois cents hommes ? la plus grande des ?les Curzolari, et charg? de surveiller l'important passage qu'elles commandent. Son arriv?e jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure indomptable et son impitoyable s?v?rit?; et dans les premiers temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu'il commandait, tandis que les autres gouvernements, malgr? l'activit? des garnisons, continuaient ? ?tre le th??tre de fr?quents et terribles brigandages. Son oncle, enchant? de sa r?ussite compl?te, lui fit envoyer par la r?publique des lettres de f?licitation. Cependant Orio, tromp? dans l'espoir qu'il avait form? de trouver des ennemis ? combattre et ? d?pouiller, voulut tenter un grand coup qui r?par?t ? son ?gard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Patras gardait dans son palais des tr?sors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il laissait faire ? ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant l?-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une gal?re, gouverna sur Patras de mani?re ? n'y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abrit?e, descendit le premier ? terre, et se dirigea seul et d?guis? vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a ?t? si po?tiquement racont?e par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu ? sa troupe, qui se mit en marche pour venir le joindre ? la porte de la ville. Alors il ?gorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commen?a ? le piller. Mais, attaqu? par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoul? dans une cour et cern? de toutes parts. Il se d?fendit comme un lion, et ne rendit son ?p?e que longtemps apr?s avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, ?pouvant?, malgr? sa victoire, de l'audace de son ennemi, le fit enfermer et encha?ner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-?tre celui qui l'avait fait trembler. Mais l'esclave favorite du pacha, nomm?e Naam, qui avait vu de ses fen?tres le combat de la nuit, s?duite par la beaut? et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la libert?, s'il consentait ? partager l'amour qu'elle ressentait pour lui. L'esclave ?tait belle, Orio facile en amour et tr?s-d?sireux en outre de la vie et de la libert?. Le march? fut conclu, bient?t aussi ex?cut?. La troisi?me nuit, Naam assassina son ma?tre, et, ? la faveur du d?sordre qui suivit ce meurtre, s'enfuit avec son amant. Tous deux mont?rent dans une barque que l'esclave avait fait pr?parer, et se rendirent aux ?les Curzolari.
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