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Read Ebook: L'Uscoque by Sand George

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Ebook has 825 lines and 67937 words, and 17 pages

Cependant Orio, tromp? dans l'espoir qu'il avait form? de trouver des ennemis ? combattre et ? d?pouiller, voulut tenter un grand coup qui r?par?t ? son ?gard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Patras gardait dans son palais des tr?sors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il laissait faire ? ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant l?-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une gal?re, gouverna sur Patras de mani?re ? n'y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abrit?e, descendit le premier ? terre, et se dirigea seul et d?guis? vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a ?t? si po?tiquement racont?e par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu ? sa troupe, qui se mit en marche pour venir le joindre ? la porte de la ville. Alors il ?gorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commen?a ? le piller. Mais, attaqu? par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoul? dans une cour et cern? de toutes parts. Il se d?fendit comme un lion, et ne rendit son ?p?e que longtemps apr?s avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, ?pouvant?, malgr? sa victoire, de l'audace de son ennemi, le fit enfermer et encha?ner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-?tre celui qui l'avait fait trembler. Mais l'esclave favorite du pacha, nomm?e Naam, qui avait vu de ses fen?tres le combat de la nuit, s?duite par la beaut? et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la libert?, s'il consentait ? partager l'amour qu'elle ressentait pour lui. L'esclave ?tait belle, Orio facile en amour et tr?s-d?sireux en outre de la vie et de la libert?. Le march? fut conclu, bient?t aussi ex?cut?. La troisi?me nuit, Naam assassina son ma?tre, et, ? la faveur du d?sordre qui suivit ce meurtre, s'enfuit avec son amant. Tous deux mont?rent dans une barque que l'esclave avait fait pr?parer, et se rendirent aux ?les Curzolari.

Pendant deux jours, le comte resta plong? dans une tristesse profonde. La perte de sa gal?re ?tait un notable ?chec ? sa fortune particuli?re, et le sacrifice inutile qu'il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une rude atteinte ? sa r?putation militaire, et par cons?quent nuire ? l'avancement qu'il esp?rait obtenir de la r?publique; car pour lui toutes choses se r?alisaient en int?r?ts positifs, et il n'aspirait aux grands emplois qu'? cause de la facilit? qu'on a de s'y enrichir. Il ne pensa bient?t plus qu'aux mauvais r?sultats de sa folle exp?dition et aux moyens d'y rem?dier.

Alors on le vit changer compl?tement son genre de vie, et son caract?re sembla ?tre aussi chang? que sa conduite. D'aventureux et de t?m?raire, il devint circonspect et m?fiant; la perte de sa principale gal?re lui en faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se risquer dans des parages ?loign?s. Elle demeura donc en observation non loin de la crique de rochers qui lui servait de port, et se borna ? courir des bord?es autour de l'?le, sans la perdre de vue. Encore n'?tait-ce plus Orio qui la commandait. Il avait confi? ce soin ? son lieutenant, et n'y mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues. Toujours enferm? dans l'int?rieur du ch?teau, il semblait plong? dans le d?sespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu'il par?t s'en soucier; mais tout d'un coup il sortait de son apathie pour infliger les ch?timents les plus s?v?res, et ses retours ? l'autorit? de la discipline ?taient marqu?s par des cruaut?s qui r?tablissaient la soumission et faisaient r?gner la crainte pendant plusieurs jours.

Cette mani?re d'agir porta ses fruits. Les pirates, encourag?s d'une part par le d?sastre de Soranzo ? Patras, de l'autre par la timidit? de ses mouvements autour des ?les Curzolari, reparurent dans le golfe de L?pante et s'avanc?rent jusque dans le d?troit; et bient?t ces parages devinrent plus p?rilleux qu'ils ne l'avaient jamais ?t?. Presque tous les navires marchands qui s'y engageaient disparaissaient aussit?t, sans qu'on en re??t jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient ? leur destination disaient n'avoir d? leur salut qu'? la rapidit? de leur marche et ? l'opportunit? du vent.

Ezzelino, dont l'?quipage avait ?t? tr?s-maltrait?, croyant avoir satisfait ? l'honneur par sa belle d?fense, ne jugea pas ? propos de s'exposer de nuit ? un nouveau combat, et alla mettre sa gal?re sous la protection du ch?teau situ? dans la grande ?le. La nuit tombait quand il jeta l'ancre. Il donna ses ordres ? son ?quipage, et, se jetant dans une barque, il s'approcha du ch?teau.

Ce ch?teau ?tait situ? au bord de la mer, sur d'?normes rochers taill?s ? pic, au milieu desquels les vagues allaient s'engouffrer avec fracas, et dominait ? la fois toute l'?le, et tout l'horizon jusqu'aux deux autres ?les; il ?tait entour?, du c?t? de la terre, d'un foss? de quarante pieds, et ferm? partout par une ?norme muraille. Aux quatres coins, des donjons aigus se dressaient comme des fl?ches. Une porte de fer bouchait la seule issue apparente qu'eut le ch?teau. Tout cela ?tait massif, noir, morne et sinistre: on e?t dit de loin le nid d'un oiseau de proie gigantesque.

Ezzelin ignorait que Soranzo e?t ?chapp? au d?sastre de Patras; il avait appris sa folle entreprise, sa d?faite et la perte de sa gal?re. Le bruit de sa mort avait couru, puis aussi celui de son ?vasion; mais on ne savait point ? l'extr?mit? de la Mor?e ce qu'il y avait de faux ou de vrai dans ces r?cits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient beaucoup plus de probabilit? ? la nouvelle de la mort de Soranzo qu'? celle de son salut.

Le comte avait donc quitt? Coron avec un vague sentiment de joie et d'espoir; mais durant le voyage ses pens?es avaient repris leur tristesse et leur abattement ordinaires. Il s'?tait dit que, dans le cas o? Giovanna serait libre, l'aspect de son premier fianc? serait une insulte ? ses regrets, et que peut-?tre elle passerait pour lui de l'estime ? la haine; et puis, en examinant son propre coeur, Ezzelin s'imagina ne plus trouver au fond de cet ab?me de douleur qu'une sorte de compassion tendre pour Giovanna, soit qu'elle f?t l'?pouse, soit qu'elle f?t la veuve d'Orio Soranzo.

Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l'?le Curzolari qu'Ezzelino, reprenant sa m?lancolie habituelle, dont la chaleur du combat l'avait distrait un instant, se souvint du probl?me qui tenait sa vie comme en suspens depuis deux mois; et, malgr? toute l'indiff?rence dont il se croyait arm?, son coeur tressaillit d'une ?motion plus vive qu'il n'avait fait ? l'aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu'il trouva sur la rive e?t pu faire cesser cette angoisse; mais, plus il la sentait augmenter, moins il avait le courage de s'informer.

Le commandant du ch?teau, ayant reconnu son pavillon et r?pondu au salut de sa gal?re par autant de coups de canon qu'elle lui en avait adress?, vint ? sa rencontre, et lui annon?a qu'en l'absence du gouverneur il ?tait charg? de donner asile et protection aux navires de la r?publique. Ezzelin essaya de lui demander si l'absence du gouverneur ?tait momentan?e, ou s'il fallait entendre par ce mot la mort d'Orio Soranzo; mais, comme si sa propre vie e?t d?pendu de la r?ponse du commandant, il ne put se r?soudre ? lui adresser cette question. Le commandant, qui ?tait plein de courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte accueillait ses civilit?s, et prit cet embarras pour de la froideur et du d?dain. Il le conduisit dans une vaste salle d'architecture sarrasine, dont il lui fit les honneurs; et peu ? peu il reprit ses mani?res accoutum?es, qui ?taient les plus obs?quieuses du monde. Ce commandant, nomm? L?ontio, ?tait un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la r?publique. Habitu? ? s'ennuyer dans les emplois secondaires, il ?tait d'un caract?re inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut forc? d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamn? ? un hivernage triste et p?rilleux. Il l'?coutait ? peine; cependant un nom qu'il pronon?a le tira tout ? coup de sa r?verie.

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--Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette ?le, est celui dont j'ai l'honneur de parler ? votre seigneurie, r?pondit L?ontio; il est impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.>>

Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'?tait pas ? son poste, surtout dans un temps o? les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les gal?res de l'?tat presque sous le canon de son fort. Cette fois il ?couta la r?ponse du commandant.

--C'est possible, r?pondit Ezzelin avec indiff?rence; ce qu'il y a de certain, c'est que, malgr? leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d'une gal?re bien arm?e. Je n'ai que soixante hommes de guerre ? mon bord, et, sans la nuit, nous serions venus ? bout, je pense, de toutes les forces r?unies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d'hommes et de munitions qu'il ne vous en faudrait, avec la forte gal?re que je vois ? l'ancre, pour exterminer en quelques jours cette mis?rable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu lorsqu'il saura ce qui se passe?

--Et qui osera lui en rendre compte? dit L?ontio avec un sourire m?l? de fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances; et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l'oreille de l'amiral, il n'est pas jusqu'au dernier mousse parmi ceux qui l'habitent qui ne ressent?t jusqu'? la mort les effets de la col?re de Soranzo. H?las! la mort n'est rien, c'est une chance de la guerre; mais vieillir sous le harnais sans gloire, sans profit, sans avancement, c'est ce qu'il y a de pis dans la vie d'un soldat! Qui sait comment l'illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu? Ce n'est pas moi qui me mettrai dans le plateau d'une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l'autre!

--Et gr?ce ? ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entrav?, de braves n?gociants sont ruin?s, des familles enti?res, jusqu'aux femmes et aux enfants, trouvent dans leur travers?e une mort cruelle et impunie; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon v?nitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d'impatience autour de lui, il n'en est pas un seul qui ose se d?vouer pour le salut de ses concitoyens et l'honneur de sa patrie!

--Il faut tout dire, seigneur comte,>> r?pliqua L?ontio, effray? de l'emportement d'Ezzelin. Puis il s'arr?ta troubl?, et promena un regard autour de lui, comme s'il e?t craint que les murs n'eussent des yeux et des oreilles.

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--Monseigneur, r?pondit L?ontio en continuant ? regarder avec anxi?t? de c?t? et d'autre, le noble Orio Soranzo est peut-?tre plus infortun? que coupable. Il se passe, dit-on, des choses ?tranges dans le secret de ses appartements. On l'entend parler seul avec v?h?mence; on l'a rencontr? la nuit, p?le et d?fait, errant comme un poss?d? dans les t?n?bres, affubl? d'un costume bizarre. Il passe des semaines enti?res enferm? dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu'? lui qu'un esclave musulman qu'il a ramen? de sa malheureuse exp?dition de Patras. D'autres fois, par un temps d'orage, il se hasarde, avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et, d?pliant la voile avec une intr?pidit? qui touche a la d?mence, il dispara?t ? l'horizon parmi les ?cueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu'on puisse supposer d'autre motif ? ces courses inutiles et aventureuses qu'une fantaisie maladive. Ces choses ne sont pas d'un homme d?pourvu d'?nergie, votre seigneurie en conviendra.

--Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l'esprit, qu'on l'enferme et qu'on le soigne; mais que le commandement d'un poste d'o? d?pend la s?ret? de la navigation ne soit plus confi? aux mains d'un fr?n?tique. Ceci est important, et le hasard m'impose aujourd'hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache ? quel point il me r?pugne... Voyons, le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, ? cette heure? Je veux l'interroger; je veux voir, par mes propres yeux, s'il est malade, tra?tre ou insens?.

--Seigneur comte, dit L?ontio en paraissant vouloir cacher son inqui?tude personnelle, je reconnais ? cette r?solution le noble enfant de la r?publique; mais il m'est impossible de vous dire si le gouverneur est enferm? dans sa chambre, ou s'il est ? la promenade.

--Comment! s'?cria Ezzelin en haussant les ?paules, on ne sait pas m?me o? le prendre quand on a affaire ? lui?

L?ontio h?sitait encore.

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Ezzelino, rest? seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil ?tait couch? et le jour baissait. Le ciel ?teignait peu ? peu sa pourpre br?lante dans les flots de la mer d'Ionie. Les rivages dentel?s de la Carnie encadraient la sc?ne immense qui se d?ployait autour de l'?le. Le comte s'arr?ta devant l'?troite crois?e ? double ogive fleurie qui dominait, ? une ?l?vation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce ch?teau, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher ? pic toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l'ab?me et vouloir s'?lancer jusqu'aux nues. Son isolement sur cet ?cueil lui donnait un aspect audacieux et mis?rable ? la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle r?sidence n'?tait pas bien propre ? exalter jusqu'au d?lire un esprit impressionnable comme devait l'?tre celui de Soranzo. L'inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil s?jour, des tortures pires que la mort, et une sorte de piti? vint adoucir l'indignation qui jusque-l? avait rempli son ?me.

Mais il r?sista ? cet instinct d'un ?me trop g?n?reuse, et, comprenant l'importance du devoir qu'il s'?tait impos?, il s'arracha ? sa contemplation, et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.

Un affreux silence, indice de terreur et de d?sespoir, r?gnait dans cette demeure guerri?re, o? le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent d?, ? toute heure, se m?ler ? la voix des vents et des ondes. On n'y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s'abattaient, ? l'entr?e de la nuit, par troupes nombreuses, sur les r?cifs et les flots qui se brisaient solennellement en ?levant une grande plainte monotone dans l'espace.

Ce lieu avait ?t? t?moin jadis d'une grande sc?ne de gloire et de carnage. Autour de ces ?cueils Curzolari , l'h?ro?que b?tard de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, avait donn? le premier signal de la grande bataille de L?pante, et an?anti les forces navales de la Turquie, de l'?gypte et de l'Alg?rie. La construction du ch?teau remontait ? cette ?poque; il portait le nom de San-Silvio, peut-?tre parce qu'il avait ?t? b?ti ou occup? par le comte Silvio de Porcia, l'un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, ? la derni?re lueur du jour, trembloter les grandes silhouettes des h?ros de L?pante, peints ? fresque assez grossi?rement, dans des proportions colossales, et rev?tus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le g?n?ralissime Veniers, qui, ? l'?ge de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur; le prov?diteur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz, les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la vie dans cette sanglante journ?e; enfin le c?l?bre Bragadino, qui avait ?t? ?corch? vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et qui ?tait repr?sent? dans toute l'horreur de son supplice, la t?te ceinte d'une aur?ole de martyr et le corps ? demi d?pouill? de sa peau. Ces fresques ?taient peut-?tre l'oeuvre de quelque soldat artiste bless? au combat de L?pante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres h?ro?ques, mutil?s et comme flottants dans le cr?puscule, firent passer dans l'?me d'Ezzelino des ?motions de terreur religieuse et d'enthousiasme patriotique.

Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tir? de son aust?re r?verie par les sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un peu voil?e par le chagrin ou la souffrance, vint s'y m?ler, et lui fit entendre distinctement ces vers d'une romance v?nitienne bien connue de lui:

V?nus est la belle d?esse, Venise est la belle cit?. Doux astre, ville enchanteresse, Perles d'amour et de beaut?, Vous vous couchez dans l'onde am?re, Le soir, comme dans vos berceaux; Car vous ?tes soeurs, et pour m?re Vous e?tes l'?cume des flots.

Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette voix.

<> s'?cria-t-il en s'?lan?ant ? l'autre bout de la salle, et en soulevant d'une main tremblante l'?pais rideau de tapisserie qui obstruait la crois?e du fond.

Cette crois?e donnait sur l'int?rieur du ch?teau, sur une de ces parties ceintes de b?timents que dans nos ?difices fran?ais du moyen ?ge on appelait le pr?au. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait avec tout le reste de l'?le et du ch?teau. C'?tait un lieu de plaisance b?ti r?cemment ? la mani?re orientale, et dans lequel on avait sembl? vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'?pret? des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapport? des terres v?g?tales, et les plus belles fleurs de la Gr?ce y croissaient ? l'abri des orages. Ce jardin artificiel ?tait rempli d'une indicible po?sie. Les plantes qu'on y avait acclimat?es de force avaient une langueur et des parfums ?tranges, comme si elles eussent compris les volupt?s et la souffrance d'une captivit? volontaire. Un soin d?licat et assidu semblait pr?sider ? leur entretien. Un jet d'eau de roche murmurait au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre r?gnait une galerie de bois de c?dre d?coup?e dans le go?t moresque avec une l?g?ret? et une simplicit? ?l?gantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintr?es et les fen?tres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur; des porti?res de tapisseries d'Orient et des tendines de soie ?carlate en d?robaient la vue int?rieure aux regards du comte. Mais ? peine eut-il, d'une voix ?mue et p?n?trante, r?p?t? le nom de Giovanna, qu'un de ces rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et d?licate se dessina sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de reconnaissance, et, laissant retomber le rideau, disparut au m?me instant. Le comte fut forc? d'abandonner la fen?tre, L?ontio venait lui rendre compte de son message; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il ?coutait ? peine la r?ponse du vieux commandant.

L?ontio vint annoncer que le gouverneur ?tait r?ellement en course aux environs de l'?le; mais, soit qu'il e?t mis pied ? terre quelque part dans les rochers de la plage de Garnie, soit qu'il se f?t engag? dans les nombreux ?lots qui entourent l'?le principale de Curzolari, on ne d?couvrait nulle part son esquif ? l'aide de la lunette.

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--Cela est ?trange, en effet, repartit le commandant. On dit qu'il y a un Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio ?tait dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s'expose en allant ainsi presque seul, sur une barque, c?toyer des ?cueils infest?s de brigands, il aurait d?j? trouv? dans ces courses la mort qu'il semble chercher, et qui de son c?t? semble le fuir.

--Vous ne m'aviez pas dit, messer L?ontio, interrompit Ezzelin qui ne l'?coutait pas, que la signora Soranzo f?t ici.

--Votre seigneurie ne me l'avait pas demand?, r?pondit L?ontio. Elle est ici depuis deux mois environ, et je pense qu'elle y est venue sans le consentement de son ?poux; car, ? son retour de l'exp?dition de Patras, soit qu'il ne l'attend?t pas, soit que, dans sa folie, il e?t oubli? qu'elle d?t venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil tr?s-froid. Cependant il l'a trait?e avec les plus grands ?gards; et puisque votre seigneurie a jet? les yeux sur la partie du ch?teau que l'on d?couvre de cette fen?tre, elle a pu voir qu'on y a construit, avec une c?l?rit? presque magique, un logement de bois ? la mani?re orientale, tr?s-simple ? la v?rit?, mais beaucoup plus agr?able que ces grandes salles froides et sombres dans le go?t de nos p?res. Le jeune esclave turc que messer Soranzo a ramen? de Patras a donn? le plan et pr?sid? ? tous les d?tails de ce harem improvis?, o? il n'y a qu'une sultane, il est vrai, mais plus belle ? elle seule que les cinq cents femmes r?unies du sultan. On a fait ici tout ce qui ?tait possible, et m?me un peu plus, comme l'on dit, pour rendre supportable ? la ni?ce de l'illustre amiral le s?jour de cette lugubre demeure.>>

Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l'interrompre. Il ne savait ? quoi se r?soudre. Il d?sirait et craignait tout ? la fois de voir Giovanna. Il ne savait comment interpr?ter le signe qu'elle lui avait fait de sa fen?tre. Peut-?tre avait-elle besoin, dans sa triste situation, d'une protection respectueuse et d?sint?ress?e. Il allait se d?cider ? lui faire demander une entrevue par L?ontio, lorsqu'une femme grecque, qui ?tait au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre aupr?s d'elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu'il avait jet? sur une table, et se disposait ? suivre l'envoy?e, lorsque L?ontio, s'approchant de lui et lui parlant ? voix basse, le conjura de ne point r?pondre ? cet appel de la signora, sous peine d'attirer sur lui et sur elle-m?me la col?re de Soranzo.

--Quant ? vos craintes personnelles, r?pondit Ezzelin d'un ton ferme, je vous ai d?j? dit, monsieur, que vous pouviez passer ? bord de ma gal?re et que vous y seriez en s?ret?; et quant ? la signora Soranzo, puisqu'elle est expos?e ? de tels dangers, il est temps qu'elle trouve un homme capable de l'y soustraire, et r?solu ? le tenter.>>

En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui ?carta promptement L?ontio de la porte vers laquelle il s'?tait pr?cipit? pour lui barrer le passage.

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L'esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte p?n?tra dans un frais boudoir de style byzantin, d?cor? dans le go?t de l'Italie.

Giovanna ?tait couch?e sur des coussins de drap d'or brod?s en soie de diverses couleurs. Sa guitare ?tait encore dans ses mains, et le grand l?vrier blanc d'Orio, couch? ? ses pieds, semblait partager son attente m?lancolique. Elle ?tait toujours belle, quoique bien diff?rente de ce qu'elle avait ?t? nagu?re. Le brillant coloris de la sant? n'animait plus ses traits, et l'embonpoint de sa jeunesse avait ?t? d?vor? par le souci. Sa robe de soie blanche ?tait presque du m?me ton que son visage, et ses grands bracelets d'or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu'elle e?t d?j? perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d'un amour partag?. Les bandeaux de perles de sa coiffure s'?taient d?tach?s et tombaient avec ses cheveux d?nou?s sur ses ?paules d'alb?tre, sans qu'elle perm?t ? ses esclaves de les rajuster. Elle n'avait plus l'orgueil de la beaut?. Un m?lange de faiblesse languissante et de vivacit? inqui?te se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait bris?e de fatigue, et ses paupi?res vein?es d'azur ne sentaient pas l'?ventail de plumes qu'une esclave moresque agitait sur son front; mais, au bruit que fit le comte en s'approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard o? brillait la fi?vre. Elle lui tendit les deux mains ? la fois pour serrer la sienne avec force; puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l'e?t retrouv? ? Venise au milieu d'un bal. Un instant apr?s, elle ?tendit le bras pour prendre, des mains de l'esclave, un flacon d'or incrust? de pierres pr?cieuses, qu'elle respira en p?lissant, comme si elle e?t ?t? pr?s de d?faillir; puis elle passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit ? Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n'?couta pas les r?ponses; enfin, se soulevant et s'accoudant sur le rebord d'une ?troite fen?tre plac?e derri?re elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs o? commen?ait ? trembler le reflet de l'?toile occidentale, et tomba dans une muette r?verie. Ezzelin comprit que le d?sespoir ?tait en elle.

Au bout de quelques instants, elle fit signe ? ses femmes de se retirer, et lorsqu'elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cern?s d'un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singuli?re expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-l? mortellement troubl? de sa pr?sence et de ses mani?res, sentit se r?veiller en lui cette tendre piti? qu'elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle; elle lui tendit de nouveau la main, et l'attirant ? ses pieds sur un coussin:

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--Je le devine, madame, r?pondit Ezzelin; et puisque vous m'accordez le doux et saint nom de fr?re, comptez que j'en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis pr?t ? les ex?cuter fid?lement.

--Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna; je n'ai point d'ordres ? vous donner, si ce n'est d'embrasser pour moi votre soeur Argiria, le bel ange, de me recommander ? ses pri?res et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle en d?tachant de sa chevelure d'?b?ne une fleur de laurier-rose ? demi fl?trie, donnez-lui ceci en m?moire de moi, et dites-lui de se pr?server des passions; car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l'embl?me: c'est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs; mais elle est, comme l'orgueil, un poison subtil.

--Et cependant, Giovanna, ce n'est pas l'orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don; l'orgueil ne tue que les hommes; c'est l'amour qui tue les femmes.

--Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l'orgueil est souvent le mobile de l'amour? Ah! nous sommes des ?tres sans force et sans vertu, ou plut?t notre faiblesse et notre ?nergie sont ?galement inexplicables! Quand je songe ? la pu?rilit? des moyens qu'on emploie pour nous s?duire, ? la l?g?ret? avec laquelle nous laissons la domination de l'homme s'?tablir sur nous, je ne comprends pas l'opini?tret? de ces attachements si prompts ? na?tre, si impossibles ? d?truire. Tout ? l'heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c'est vous qui l'avez compos?e pour moi. Eh bien! en la chantant, je songeais ? ceci, que la naissance de V?nus est une fiction d'un sens bien profond. A son d?but, la passion est comme une ?cume l?g?re que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d'ajouter ? ma romance un couplet o? vous exprimeriez cette pens?e; car je la chante souvent, et bien souvent je pense ? vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout ? l'heure, lorsque vous avez prononc? mon nom de la fen?tre de la galerie, votre voix ne m'a pas laiss? le moindre doute? Et quand je vous ai aper?u dans le cr?puscule, mes yeux n'ont pas h?sit? un instant ? vous reconna?tre. C'est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L'?me a des sens myst?rieux, qui deviennent plus nets et plus per?ants ? mesure que nous d?clinons rapidement vers une fin pr?matur?e. Je l'avais souvent ou? dire ? mon oncle. Vous savez ce qu'on raconte de la bataille de L?pante. La veille du jour o? la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos anc?tres autour de ces ?cueils, les p?cheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes d?chirantes, et les coups redoubl?s d'une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasph?mes des vaincus, la plainte des mourants; et cependant aucun combat naval ne fut livr? cette nuit-l?, ni sur l'Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces ?mes simples eurent comme une r?v?lation et une perception anticip?e de ce qui arriva le lendemain ? la clart? du soleil, ? deux cents lieues de leur patrie. C'est le m?me instinct qui m'a fait savoir la nuit derni?re que je vous verrais aujourd'hui; et ce qui vous para?tra fort ?trange, Ezzelin, c'est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et p?le comme vous l'?tes. Le reste de mon r?ve est sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous ?tiez sur votre gal?re aux prises avec les pirates, et vous d?chargiez votre pistolet ? bout portant sur un homme dont il m'a ?t? impossible de voir la figure, mais qui ?tait coiff? d'un turban rouge. En ce moment la vision a disparu.

--Cela est ?trange, en effet,>> dit Ezzelin en regardant fixement Giovanna, dont l'oeil ?tait clair et brillant, la parole anim?e, et qui semblait sous l'inspiration d'une sorte de puissance divinatoire.

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