Et m?me notre vieille Fran?oise, dont la vue baissait et qui passait ? ce moment-l? au pied de l'escalier pour aller d?ner <>, leva la t?te, reconnut un domestique l? o? des convives de l'h?tel ne le soup?onnaient pas--comme la vieille nourrice Eurycl?e reconna?t Ulysse bien avant les pr?tendants assis au festin--et, voyant marcher famili?rement avec lui M. de Charlus, eut une expression accabl?e, comme si tout d'un coup des m?chancet?s qu'elle avait entendu dire et n'avait pas crues eussent acquis ? ses yeux une navrante vraisemblance. Elle ne me parla jamais, ni ? personne, de cet incident, mais il dut faire faire ? son cerveau un travail consid?rable, car plus tard, chaque fois qu'? Paris elle eut l'occasion de voir Jupien, qu'elle avait jusque-l? tant aim?, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et ?tait toujours additionn?e d'une forte dose de r?serve. Ce m?me incident amena au contraire quelqu'un d'autre ? me faire une confidence; ce fut Aim?. Quand j'avais crois? M. de Charlus, celui-ci, qui n'avait pas cru me rencontrer, me cria, en levant la main: <>, avec l'indiff?rence, apparente du moins, d'un grand seigneur qui se croit tout permis et qui trouve plus habile d'avoir l'air de ne pas se cacher. Or Aim?, qui, ? ce moment, l'observait d'un oeil m?fiant et qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il ?tait certain de voir un domestique, me demanda le soir m?me qui c'?tait.
Car depuis quelque temps Aim? aimait ? causer ou plut?t, comme il disait, sans doute pour marquer le caract?re selon lui philosophique de ces causeries, ? <> avec moi. Et comme je lui disais souvent que j'?tais g?n? qu'il rest?t debout pr?s de moi pendant que je d?nais au lieu qu'il p?t s'asseoir et partager mon repas, il d?clarait qu'il n'avait jamais vu un client ayant <>. Il causait en ce moment avec deux gar?ons. Ils m'avaient salu?, je ne savais pas pourquoi; leurs visages m'?taient inconnus, bien que dans leur conversation r?sonn?t une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle. Aim? les morig?nait tous deux ? cause de leurs fian?ailles, qu'il d?sapprouvait. Il me prit ? t?moin, je dis que je ne pouvais avoir d'opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappel?rent leur nom, qu'ils m'avaient souvent servi ? Rivebelle. Mais l'un avait laiss? pousser sa moustache, l'autre l'avait ras?e et s'?tait fait tondre; et ? cause de cela, bien que ce f?t leur t?te d'autrefois qui ?tait pos?e sur leurs ?paules , elle m'?tait rest?e aussi invisible que ces objets qui ?chappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui tra?nent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une chemin?e. D?s que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la d?terminait. <> me dit Aim?, qui ne songeait pas que j'?tais peu au courant de la profession h?teli?re et comprenais mal que, si on ne sait pas les langues ?trang?res, on ne peut pas compter sur une situation.
Moi qui croyais qu'il saurait ais?ment que le nouveau d?neur ?tait M. de Charlus, et me figurais m?me qu'il devait se le rappeler, l'ayant servi dans la salle ? manger quand le baron ?tait venu, pendant mon premier s?jour ? Balbec, voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aim? ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu'il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-?tre lui expliquer. Je fus d'autant plus ?tonn? que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, ? Balbec, la premi?re ann?e, avait fait sp?cialement demander Aim?, qu'il avait d? retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris o? j'avais d?jeun? avec Saint-Loup et sa ma?tresse et o? M. de Charlus ?tait venu nous espionner. Il est vrai qu'Aim? n'avait pu accomplir en personne ces missions, ?tant, une fois, couch? et, la seconde fois, en train de servir. J'avais pourtant de grands doutes sur sa sinc?rit? quand il pr?tendait ne pas conna?tre M. de Charlus. D'une part, il avait d? convenir au baron. Comme tous les chefs d'?tage de l'h?tel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aim? appartenait ? une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d'abord seul. Mais bient?t dans l'office on apercevait un sculptural ma?tre d'h?tel, de ce genre ?trusque roux dont Aim? ?tait le type, un peu vieilli par les exc?s de champagne et voyant venir l'heure n?cessaire de l'eau de Contrex?ville. Tous les clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis, qui ?taient jeunes, scrupuleux, press?s, attendus par une ma?tresse en ville, se d?robaient. Aussi Aim? leur reprochait-il de n'?tre pas s?rieux. Il en avait le droit. S?rieux, lui l'?tait. Il avait une femme et des enfants, de l'ambition pour eux. Aussi les avances qu'une ?trang?re ou un ?tranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fall?t-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire ? M. de Charlus que je le soup?onnai de mensonge quand il me dit ne pas le conna?tre. Je me trompais. C'est en toute v?rit? que le groom avait dit au baron qu'Aim? ?tait couch? , et l'autre fois en train de servir. Mais l'imagination suppose au del? de la r?alit?. Et l'embarras du groom avait probablement excit? chez M. de Charlus, quant ? la sinc?rit? de ses excuses, des doutes qui avaient bless? chez lui des sentiments qu'Aim? ne soup?onnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait emp?ch? Aim? d'aller ? la voiture o? M. de Charlus qui, je ne sais comment, s'?tait procur? la nouvelle adresse du ma?tre d'h?tel, avait ?prouv? une nouvelle d?ception. Aim?, qui ne l'avait pas remarqu?, ?prouva un ?tonnement qu'on peut concevoir quand, le soir m?me du jour o? j'avais d?jeun? avec Saint-Loup et sa ma?tresse, il re?ut une lettre ferm?e par un cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques passages comme exemple de folie unilat?rale chez un homme intelligent s'adressant ? un imb?cile sens?. <> Suivaient alors des r?flexions sur la ressemblance--remarqu?e le second jour seulement--avec un ami d?funt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. <>
Aim? n'avait pas m?me lu cette lettre jusqu'au bout, n'y comprenant rien et se m?fiant d'une mystification. Quand je lui eus expliqu? qui ?tait le baron, il parut quelque peu r?veur et ?prouva ce regret que M. de Charlus lui avait pr?dit. Je ne jurerais m?me pas qu'il n'e?t alors ?crit pour s'excuser ? un homme qui donnait des voitures ? ses amis. Mais dans l'intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci ?tant peut-?tre platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir, une compagnie comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plus d?tourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques ann?es plus t?t, n'avait demand? qu'? se fixer sur Aim? et qui avait dict? la lettre dont j'?tais g?n? pour M. de Charlus et que m'avait montr?e le ma?tre d'h?tel. Elle ?tait, ? cause de l'amour antisocial qu'?tait celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de la force insensible et puissante qu'ont ces courants de la passion et par lesquels l'amoureux, comme un nageur entra?n? sans s'en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doute l'amour d'un homme normal peut aussi, quand l'amoureux, par l'intervention successive de ses d?sirs, de ses regrets, de ses d?ceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femme qu'il ne conna?t pas, permettre de mesurer un assez notable ?cartement de deux branches de compas. Tout de m?me un tel ?cartement ?tait singuli?rement ?largi par le caract?re d'une passion qui n'est pas g?n?ralement partag?e et par la diff?rence des conditions de M. de Charlus et d'Aim?.
Arriv?e au bas de la route de la Corniche, l'auto monta d'un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu'on repasse, tandis que la mer, abaiss?e, s'?largissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serr?s contre elles leur vigne ou leur rosier; les sapins de la Raspeli?re, plus agit?s que quand s'?levait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous ?viter, et un domestique nouveau que je n'avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositions pr?coces, d?vorait des yeux la place du moteur. Comme ce n'?tait pas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverions Mme Verdurin, car sauf ce jour-l?, o? elle recevait, il ?tait imprudent d'aller la voir ? l'improviste. Sans doute elle restait chez elle <>, mais cette expression, que Mme Swann employait au temps o? elle cherchait elle aussi ? se faire son petit clan et ? attirer les clients en ne bougeant pas, d?t-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu'elle traduisait avec contresens en <>, signifiait seulement <>, c'est-?-dire avec de nombreuses exceptions. Car non seulement Mme Verdurin aimait ? sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l'h?tesse, et quand elle avait eu du monde ? d?jeuner, aussit?t apr?s le caf?, les liqueurs et les cigarettes , le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, install?s de force en voiture, ?taient emmen?s malgr? eux vers l'un ou l'autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxi?me partie de la f?te n'?tait pas, du reste , celle qui plaisait le moins aux invit?s, d?j? pr?par?s par les mets succulents, les vins fins ou le cidre mousseux, ? se laisser facilement griser par la puret? de la brise et la magnificence des sites. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux ?trangers un peu comme des annexes de sa propri?t?, et qu'on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu'on venait d?jeuner chez elle et, r?ciproquement, qu'on n'aurait pas connus si on n'avait pas ?t? re?u chez la Patronne. Cette pr?tention de s'arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages ? faire partie du petit clan, n'?tait pas, du reste, aussi absurde qu'elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l'absence de go?t que, selon elle, les Cambremer montraient dans l'ameublement de la Raspeli?re et l'arrangement du jardin, mais encore de leur manque d'initiative dans les promenades qu'ils faisaient, ou faisaient faire, aux environs. De m?me que, selon elle, la Raspeli?re ne commen?ait ? devenir ce qu'elle aurait d? ?tre que depuis qu'elle ?tait l'asile du petit clan, de m?me elle affirmait que les Cambremer, refaisant perp?tuellement dans leur cal?che, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu'il y e?t dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Par routine, d?faut d'imagination, incuriosit? d'une r?gion qui semble rebattue parce qu'elle est si voisine, les Cambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours aux m?mes endroits et par les m?mes chemins. Certes ils riaient beaucoup de la pr?tention des Verdurin de leur apprendre leur propre pays. Mais, mis au pied du mur, eux, et m?me leur cocher, eussent ?t? incapables de nous conduire aux splendides endroits, un peu secrets, o? nous menait M. Verdurin, levant ici la barri?re d'une propri?t? priv?e, mais abandonn?e, o? d'autres n'eussent pas cru pouvoir s'aventurer; l? descendant de voiture pour suivre un chemin qui n'?tait pas carrossable, mais tout cela avec la r?compense certaine d'un paysage merveilleux. Disons, du reste, que le jardin de la Raspeli?re ?tait en quelque sorte un abr?g? de toutes les promenades qu'on pouvait faire ? bien des kilom?tres alentour. D'abord ? cause de sa position dominante, regardant d'un c?t? la vall?e, de l'autre la mer, et puis parce que, m?me d'un seul c?t?, celui de la mer par exemple, des perc?es avaient ?t? faites au milieu des arbres de telle fa?on que d'ici on embrassait tel horizon, de l? tel autre. Il y avait ? chacun de ces points de vue un banc; on venait s'asseoir tour ? tour sur celui d'o? on d?couvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. M?me, dans une seule direction, avait ?t? plac? un banc plus ou moins ? pic sur la falaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait d?j? le plus vaste possible, mais qui s'agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu'? un banc suivant d'o? l'on embrassait tout le cirque de la mer. L? on percevait exactement le bruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans les parties plus enfonc?es du jardin, l? o? le flot se laissait voir encore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, ? la Raspeli?re, pour les ma?tres de maison, le nom de <>. Et en effet ils r?unissaient autour du ch?teau les plus belles <> des pays avoisinants, des plages ou des for?ts, aper?us fort diminu?s par l'?loignement, comme Hadrien avait assembl? dans sa villa des r?ductions des monuments les plus c?l?bres des diverses contr?es. Le nom qui suivait le mot <> n'?tait pas forc?ment celui d'un lieu de la c?te, mais souvent de la rive oppos?e de la baie et qu'on d?couvrait, gardant un certain relief malgr? l'?tendue du panorama. De m?me qu'on prenait un ouvrage dans la biblioth?que de M. Verdurin pour aller lire une heure ? la <>, de m?me, si le temps ?tait clair, on allait prendre des liqueurs ? la <>, ? condition pourtant qu'il ne f?t pas trop de vent, car, malgr? les arbres plant?s de chaque c?t?, l? l'air ?tait vif. Pour en revenir aux promenades en voiture que Mme Verdurin organisait pour l'apr?s-midi, la Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain <>, feignait d'?tre ravie mais ?tait d?sol?e d'avoir manqu? sa visite, et le faisait vite inviter par M. Verdurin ? venir d?ner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste ?tait oblig? de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours ? l'heure du go?ter. Ces go?ters n'?taient pas extr?mement nombreux et j'en avais connu ? Paris de plus brillants chez la princesse de Guermantes, chez Mme de Galliffet ou Mme d'Arpajon. Mais justement, ici ce n'?tait plus Paris et le charme du cadre ne r?agissait pas pour moi que sur l'agr?ment de la r?union, mais sur la qualit? des visiteurs. La rencontre de tel mondain, laquelle ? Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui ? la Raspeli?re, o? il ?tait venu de loin par F?terne ou la for?t de Chantepie, changeait de caract?re, d'importance, devenait un agr?able incident. Quelquefois c'?tait quelqu'un que je connaissais parfaitement bien et que je n'eusse pas fait un pas pour retrouver chez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise, comme celui d'un acteur qu'on entend souvent dans un th??tre, imprim? sur l'affiche, en une autre couleur, d'une repr?sentation extraordinaire et de gala, o? sa notori?t? se multiplie tout ? coup de l'impr?vu du contexte. Comme ? la campagne on ne se g?ne pas, le mondain prenait souvent sur lui d'amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse ? Mme Verdurin qu'il ne pouvait les l?cher, demeurant chez eux; ? ces h?tes, en revanche, il feignait d'offrir comme une sorte de politesse de leur faire conna?tre ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d'aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent go?ter. Cela composait tout de suite une r?union de plusieurs personnes de demi-valeur; et si un petit bout de jardin avec quelques arbres, qui para?trait mesquin ? la campagne, prend un charme extraordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, o? des multimillionnaires seuls peuvent se l'offrir, inversement des seigneurs qui sont de second plan dans une soir?e parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi apr?s-midi, ? la Raspeli?re. A peine assis autour de la table couverte d'une nappe brod?e de rouge et sous les trumeaux en cama?eu, on leur servait des galettes, des feuillet?s normands, des tartes en bateaux, remplies de cerises comme des perles de corail, des <>, et aussit?t ces invit?s subissaient, de l'approche de la profonde coupe d'azur sur laquelle s'ouvraient les fen?tres et qu'on ne pouvait pas ne pas voir en m?me temps qu'eux, une alt?ration, une transmutation profonde qui les changeait en quelque chose de plus pr?cieux. Bien plus, m?me avant de les avoir vus, quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, ? Paris, n'avaient plus que des regards fatigu?s par l'habitude pour les ?l?gants attelages qui stationnaient devant un h?tel somptueux, sentaient leur coeur battre ? la vue des deux ou trois mauvaises tapissi?res arr?t?es devant la Raspeli?re, sous les grands sapins. Sans doute c'?tait que le cadre agreste ?tait diff?rent et que les impressions mondaines, gr?ce ? cette transposition, redevenaient fra?ches. C'?tait aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin ?voquait une belle promenade et un co?teux <> conclu avec un cocher qui avait demand? <> pour la journ?e. Mais la curiosit? l?g?rement ?mue ? l'?gard des arrivants, encore impossibles ? distinguer, tenait aussi de ce que chacun se demandait: <> question ? laquelle il ?tait difficile de r?pondre, ne sachant pas qui avait pu venir passer huit jours chez les Cambremer ou ailleurs, et qu'on aime toujours ? se poser dans les vies agrestes, solitaires, o? la rencontre d'un ?tre humain qu'on n'a pas vu depuis longtemps, ou la pr?sentation ? quelqu'un qu'on ne conna?t pas, cesse d'?tre cette chose fastidieuse qu'elle est dans la vie de Paris, et interrompt d?licieusement l'espace vide des vies trop isol?es, o? l'heure m?me du courrier devient agr?able. Et le jour o? nous v?nmes en automobile ? la Raspeli?re, comme ce n'?tait pas lundi, M. et Mme Verdurin devaient ?tre en proie ? ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne envie de se jeter par la fen?tre au malade qu'on a enferm? loin des siens, pour une cure d'isolement. Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et d?j? familiaris? avec ces expressions, nous ayant r?pondu que <>, <>, il revint aussit?t nous dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouv?mes un peu d?coiff?e, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, o? elle ?tait all?e donner ? manger ? ses paons et ? ses poules, chercher des oeufs, cueillir des fruits et des fleurs pour <>, chemin qui rappelait en petit celui du parc; mais, sur la table, il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes ? manger; car, autour de ces autres pr?sents du jardin qu'?taient les poires, les oeufs battus ? la neige, montaient de hautes tiges de vip?rines, d'oeillets, de roses et de coreopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se d?placer, par le vitrage de la fen?tre, les bateaux du large. A l'?tonnement que M. et Mme Verdurin, s'interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annonc?s, montr?rent, en voyant que ces visiteurs n'?taient autres qu'Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique, plein de z?le, mais ? qui mon nom n'?tait pas encore familier, l'avait mal r?p?t? et que Mme Verdurin, entendant le nom d'h?tes inconnus, avait tout de m?me dit de faire entrer, ayant besoin de voir n'importe qui. Et le nouveau domestique contemplait ce spectacle, de la porte, afin de comprendre le r?le que nous jouions dans la maison. Puis il s'?loigna en courant, ? grandes enjamb?es, car il n'?tait engag? que de la veille. Quand Albertine eut bien montr? sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regard pour me rappeler que nous n'avions pas trop de temps devant nous pour ce que nous d?sirions faire. Mme Verdurin voulait que nous attendissions le go?ter, mais nous refus?mes, quand tout d'un coup se d?voila un projet qui e?t mis ? n?ant tous les plaisirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine: la Patronne, ne pouvant se d?cider ? nous quitter, ou peut-?tre ? laisser ?chapper une distraction nouvelle, voulait revenir avec nous. Habitu?e d?s longtemps ? ce que, de sa part, les offres de ce genre ne fissent pas plaisir, et n'?tant probablement pas certaine que celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un exc?s d'assurance la timidit? qu'elle ?prouvait en nous l'adressant, et n'ayant m?me pas l'air de supposer qu'il p?t y avoir doute sur notre r?ponse, elle ne nous posa pas de question, mais dit ? son mari, en parlant d'Albertine et de moi, comme si elle nous faisait une faveur: <> En m?me temps s'appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un sourire que j'avais d?j? vu ? certaines gens quand ils disaient ? Bergotte, d'un air fin: <>, un de ces sourires collectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin--comme on se sert du chemin de fer et des voitures de d?m?nagement--empruntent les individus, sauf quelques-uns tr?s raffin?s, comme Swann ou comme M. de Charlus, aux l?vres de qui je n'ai jamais vu se poser ce sourire-l?. D?s lors ma visite ?tait empoisonn?e. Je fis semblant de ne pas avoir compris. Au bout d'un instant il devint ?vident que M. Verdurin serait de la f?te. <> Elle semblait parler d'un vieux grand peintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes, met sa joie ? barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants. Ce qui ajoutait ? ma tristesse est qu'Albertine semblait ne pas la partager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant ? moi, le plaisir que je m'?tais promis de prendre avec elle ?tait si imp?rieux que je ne voulus pas permettre ? la Patronne de le g?cher; j'inventai des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu'Albertine, h?las! contredisait. <>, dit Mme Verdurin r?sign?e ? tout. A la derni?re minute, l'angoisse de me sentir ravir un bonheur si d?sir? me donna le courage d'?tre impoli. Je refusai nettement, all?guant ? l'oreille de Mme Verdurin, qu'? cause d'un chagrin qu'avait eu Albertine et sur lequel elle d?sirait me consulter, il fallait absolument que je fusse seul avec elle. La Patronne prit un air courrouc?: <>, me dit-elle d'une voix tremblante de col?re. Je la sentis si f?ch?e que, pour avoir l'air de c?der un peu: <> Je me croyais brouill? avec elle, mais elle nous rappela ? la porte pour nous recommander de ne pas <> le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec cette affaire-l?, qui ?tait dangereuse la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit arr?ter l'auto d?j? en marche sur la pente du parc parce que le domestique avait oubli? de mettre dans la capote le carr? de tarte et les sabl?s qu'elle avait fait envelopper pour nous. Nous repart?mes escort?s un moment par les petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure du pays nous semblait toute chang?e tant, dans l'image topographique que nous nous faisons de chacun d'eux, la notion d'espace est loin d'?tre celle qui joue le plus grand r?le. Nous avons dit que celle du temps les ?carte davantage. Elle n'est pas non plus la seule. Certains lieux que nous voyons toujours isol?s nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des p?riodes ? part de notre vie, au r?giment, dans notre enfance, et que nous ne relions ? rien. La premi?re ann?e de mon s?jour ? Balbec, il y avait une hauteur o? Mme de Villeparisis aimait ? nous conduire, parce que de l? on ne voyait que l'eau et les bois, et qui s'appelait Beaumont. Comme le chemin qu'elle faisait prendre pour y aller, et qu'elle trouvait le plus joli ? cause de ses vieux arbres, montait tout le temps, sa voiture ?tait oblig?e d'aller au pas et mettait tr?s longtemps. Une fois arriv?s en haut, nous descendions, nous nous promenions un peu, remontions en voiture, revenions par le m?me chemin, sans avoir rencontr? aucun village, aucun ch?teau. Je savais que Beaumont ?tait quelque chose de tr?s curieux, de tr?s loin, de tr?s haut, je n'avais aucune id?e de la direction o? cela se trouvait, n'ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs; on mettait, du reste, beaucoup de temps en voiture pour y arriver. Cela faisait ?videmment partie du m?me d?partement que Balbec, mais ?tait situ? pour moi dans un autre plan, jouissait d'un privil?ge sp?cial d'exterritorialit?. Mais l'automobile, qui ne respecte aucun myst?re, apr?s avoir d?pass? Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la c?te de traverse qui aboutit ? Parville , apercevant la mer d'un terre-plein o? nous ?tions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant m?me que le chauffeur m'e?t r?pondu, je reconnus Beaumont, ? c?t? duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il ?tait ? deux minutes de Parville. Comme un officier de mon r?giment qui m'e?t sembl? un ?tre sp?cial, trop bienveillant et simple pour ?tre de grande famille, trop lointain d?j? et myst?rieux pour ?tre simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il ?tait beau-fr?re, cousin de telles ou telles personnes avec qui je d?nais en ville, ainsi Beaumont, reli? tout d'un coup ? des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son myst?re et prit sa place dans la r?gion, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-?tre sembl? des ?tres pareils aux autres si je les eusse rencontr?es ailleurs que dans l'atmosph?re close d'un roman. Il peut sembler que mon amour pour les f?eriques voyages en chemin de fer aurait d? m'emp?cher de partager l'?merveillement d'Albertine devant l'automobile qui m?ne, m?me un malade, l? o? il veut, et emp?che--comme je l'avais fait jusqu'ici--de consid?rer l'emplacement comme la marque individuelle, l'essence sans succ?dan? des beaut?s inamovibles. Et sans doute, cet emplacement, l'automobile n'en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j'?tais venu de Paris ? Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque id?al au d?part et qui, le restant ? l'arriv?e, ? l'arriv?e dans cette grande demeure o? n'habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l'air d'en promettre enfin l'accessibilit?, comme elle en serait la mat?rialisation. Non, l'automobile ne nous menait pas ainsi f?eriquement dans une ville que nous voyions d'abord dans l'ensemble que r?sume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s'arr?tait ? demander un renseignement ? un habitant. Mais, comme compensation d'une progression si famili?re, on a les t?tonnements m?mes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chass?s-crois?s de la perspective faisant jouer un ch?teau aux quatre coins avec une colline, une ?glise et la mer, pendant qu'on se rapproche de lui, bien qu'il se blottisse vainement sous sa feuill?e s?culaire; ces cercles, de plus en plus rapproch?s, que d?crit l'automobile autour d'une ville fascin?e qui fuit dans tous les sens pour ?chapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, ? pic, au fond de la vall?e o? elle reste gisante ? terre; de sorte que cet emplacement, point unique, que l'automobile semble avoir d?pouill? du myst?re des trains express, elle donne par contre l'impression de le d?couvrir, de le d?terminer nous-m?me comme avec un compas, de nous aider ? sentir d'une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine pr?cision, la v?ritable g?om?trie, la belle mesure de la terre.
<> et que je subirais l'influence de Chopin. ?a ne fait rien puisque j'ai abandonn? tout jeune la musique, comme tout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d'une voix nasillarde, ralentie et tra?nante, il y a toujours des gens qui ont entendu, qui vous donnent une id?e. Mais enfin Chopin n'?tait qu'un pr?texte pour revenir au c?t? m?diumnimique, que vous n?gligez.>>
Quand Albertine trouvait plus sage de rester ? Saint-Jean de la Haise pour peindre, je prenais l'auto, et ce n'?tait pas seulement ? Gourville et ? F?terne, mais ? Saint-Mars-le-Vieux et jusqu'? Criquetot que je pouvais aller avant de revenir la chercher. Tout en feignant d'?tre occup? d'autre chose que d'elle, et d'?tre oblig? de la d?laisser pour d'autres plaisirs, je ne pensais qu'? elle. Bien souvent je n'allais pas plus loin que la grande plaine qui domine Gourville, et comme elle ressemble un peu ? celle qui commence au-dessus de Combray, dans la direction de M?s?glise, m?me ? une assez grande distance d'Albertine j'avais la joie de penser que, si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu'? elle, portant plus loin qu'eux, cette puissante et douce brise marine qui passait ? c?t? de moi devait d?valer, sans ?tre arr?t?e par rien, jusqu'? Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissent Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de mon amie, et jeter ainsi un double lien d'elle ? moi dans cette retraite ind?finiment agrandie, mais sans risques, comme dans ces jeux o? deux enfants se trouvent par moments hors de la port?e de la voix et de la vue l'un de l'autre, et o? tout en ?tant ?loign?s ils restent r?unis. Je revenais par ces chemins d'o? l'on aper?oit la mer, et o? autrefois, avant qu'elle appar?t entre les branches, je fermais les yeux pour bien penser que ce que j'allais voir, c'?tait bien la plaintive a?eule de la terre, poursuivant, comme au temps qu'il n'existait pas encore d'?tres vivants, sa d?mente et imm?moriale agitation. Maintenant, ils n'?taient plus pour moi que le moyen d'aller rejoindre Albertine, quand je les reconnaissais tout pareils, sachant jusqu'o? ils allaient filer droit, o? ils tourneraient; je me rappelais que je les avais suivis en pensant ? Mlle de Stermaria, et aussi que la m?me h?te de retrouver Albertine, je l'avais eue ? Paris en descendant les rues par o? passait Mme de Guermantes; ils prenaient pour moi la monotonie profonde, la signification morale d'une sorte de ligne que suivait mon caract?re. C'?tait naturel, et ce n'?tait pourtant pas indiff?rent; ils me rappelaient que mon sort ?tait de ne poursuivre que des fant?mes, des ?tres dont la r?alit?, pour une bonne part, ?tait dans mon imagination; il y a des ?tres en effet--et ?'avait ?t?, d?s la jeunesse, mon cas--pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune, le succ?s, les hautes situations, ne comptent pas; ce qu'il leur faut, ce sont des fant?mes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en oeuvre, font tout servir ? rencontrer tel fant?me. Mais celui-ci ne tarde pas ? s'?vanouir; alors on court apr?s tel autre, quitte ? revenir ensuite au premier. Ce n'?tait pas la premi?re fois que je recherchais Albertine, la jeune fille vue la premi?re ann?e devant la mer. D'autres femmes, il est vrai, avaient ?t? intercal?es entre Albertine aim?e la premi?re fois et celle que je ne quittais gu?re en ce moment; d'autres femmes, notamment la duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l'ami de celle-ci, c'est ? seule fin de n'y plus penser, mais seulement ? Albertine? Swann, avant sa mort, aurait pu r?pondre, lui qui avait ?t? amateur de fant?mes. De fant?mes poursuivis, oubli?s, recherch?s ? nouveau, quelquefois pour une seule entrevue, et afin de toucher ? une vie irr?elle laquelle aussit?t s'enfuyait, ces chemins de Balbec ?taient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonn? l'heure du repos ?ternel.
Bien entendu, la r?gle que j'avais impos?e ? Saint-Loup de ne me venir voir que sur un appel de moi, je l'?dictai aussi stricte pour n'importe laquelle des personnes avec qui je m'?tais peu ? peu li? ? la Raspeli?re, ? F?terne, ? Montsurvent et ailleurs; et quand j'apercevais de l'h?tel la fum?e du train de trois heures qui, dans l'anfractuosit? des falaises de Parville, laissait son panache stable, qui restait longtemps accroch? au flanc des pentes vertes, je n'avais aucune h?sitation sur le visiteur qui allait venir go?ter avec moi et m'?tait encore, ? la fa?on d'un Dieu, d?rob? sous ce petit nuage. Je suis oblig? d'avouer que ce visiteur, pr?alablement autoris? par moi ? venir, ne fut presque jamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproch?. Mais la conscience que Saniette avait d'ennuyer faisait que, bien qu'il f?t plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d'autres, il semblait impossible d'?prouver aupr?s de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu'un spleen presque intol?rable et qui vous g?tait votre apr?s-midi. Probablement, si Saniette avait avou? franchement cet ennui qu'il craignait de causer, on n'e?t pas redout? ses visites. L'ennui est un des maux les moins graves qu'on ait ? supporter, le sien n'existait peut-?tre que dans l'imagination des autres, ou lui avait ?t? inocul? gr?ce ? une sorte de suggestion par eux, laquelle avait trouv? prise sur son agr?able modestie. Mais il tenait tant ? ne pas laisser voir qu'il n'?tait pas recherch?, qu'il n'osait pas s'offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les gens qui sont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieu public, que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant dans une loge avec des personnes brillantes qu'ils ne connaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et retentissant en s'excusant sur le plaisir, sur l'?motion qu'ils ont eus ? vous apercevoir, ? constater que vous renouez avec les plaisirs, que vous avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par trop d'audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, me dire qu'il aurait grand plaisir ? venir me voir ? Balbec s'il ne craignait pas de me d?ranger. Une telle proposition ne m'e?t pas effray?. Au contraire il n'offrait rien, mais, avec un visage tortur? et un regard aussi indestructible qu'un ?mail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec un d?sir pantelant de vous voir--? moins qu'il ne trouv?t quelqu'un d'autre de plus amusant--la volont? de ne pas laisser voir ce d?sir, il me disait d'un air d?tach?: <> Cet air ne trompait pas, et les signes inverses ? l'aide desquels nous exprimons nos sentiments par leur contraire sont d'une lecture si claire qu'on se demande comment il y a encore des gens qui disent par exemple: <> pour dissimuler qu'ils ne sont pas invit?s. Mais, de plus, cet air d?tach?, ? cause probablement de ce qui entrait dans sa composition trouble, vous causait ce que n'e?t jamais pu faire la crainte de l'ennui ou le franc aveu du d?sir de vous voir, c'est-?-dire cette esp?ce de malaise, de r?pulsion, qui, dans l'ordre des relations de simple politesse sociale, est l'?quivalent de ce qu'est, dans l'amour, l'offre d?guis?e que fait ? une dame l'amoureux qu'elle n'aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu'il n'y tient pas, ou m?me pas cette offre, mais une attitude de fausse froideur. Aussit?t ?manait de la personne de Saniette je ne sais quoi qui faisait qu'on lui r?pondait de l'air le plus tendre du monde: <> Et je laissais venir, ? la place, des gens qui ?taient loin de le valoir, mais qui n'avaient pas son regard charg? de la m?lancolie, et sa bouche pliss?e de toute l'amertume de toutes les visites qu'il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il ?tait bien rare que Saniette ne rencontr?t pas dans le tortillard l'invit? qui venait me voir, si m?me celui-ci ne m'avait pas dit, chez les Verdurin: <>, jour o? j'avais pr?cis?ment dit ? Saniette ne pas ?tre libre. De sorte qu'il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organis?s ? son insu, sinon m?me contre lui. D'autre part, comme on n'est jamais tout un, ce trop discret ?tait maladivement indiscret. La seule fois o? par hasard il vint me voir malgr? moi, une lettre, je ne sais de qui, tra?nait sur la table. Au bout d'un instant je vis qu'il n'?coutait que distraitement ce que je lui disais. La lettre, dont il ignorait compl?tement la provenance, le fascinait et je croyais ? tout moment que ses prunelles ?maill?es allaient se d?tacher de leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque, mais que sa curiosit? aimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement sur un serpent. Finalement il n'y put tenir, la changea de place d'abord comme pour mettre de l'ordre dans ma chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscr?tion, c'?tait que, riv? ? vous, il ne pouvait partir. Comme j'?tais souffrant ce jour-l?, je lui demandai de reprendre le train suivant et de partir dans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais me r?pondit: <> Depuis, j'ai souffert de ne pas lui avoir dit, chaque fois o? je le pouvais, de venir. Qui sait? Peut-?tre eusse-je conjur? son mauvais sort, d'autres l'eussent invit? pour qui il m'e?t imm?diatement l?ch?, de sorte que mes invitations auraient eu le double avantage de lui rendre la joie et de me d?barrasser de lui.
Les jours qui suivaient ceux o? j'avais re?u, je n'attendais naturellement pas de visites, et l'automobile revenait nous chercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aim?, sur le premier degr? de l'h?tel, ne pouvait s'emp?cher, avec des yeux passionn?s, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J'avais beau enfermer ma pi?ce ou mon billet dans ma main close, les regards d'Aim? ?cartaient mes doigts. Il d?tournait la t?te au bout d'une seconde, car il ?tait discret, bien ?lev? et m?me se contentait lui-m?me de b?n?fices relativement petits. Mais l'argent qu'un autre recevait excitait en lui une curiosit? incompressible et lui faisait venir l'eau ? la bouche. Pendant ces courts instants, il avait l'air attentif et fi?vreux d'un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d'un d?neur assis non loin de vous, dans un restaurant, et qui, voyant qu'on vous d?coupe un faisan que lui-m?me ne peut pas ou ne veut pas s'offrir, d?laisse un instant ses pens?es s?rieuses pour attacher sur la volaille un regard que font sourire l'amour et l'envie.
Pour revenir au m?canicien, il demanda non seulement ? Morel que les Verdurin rempla?assent leur break par une auto , mais, chose plus malais?e, leur principal cocher, le jeune homme sensible et port? aux id?es noires, par lui, le chauffeur. Cela fut ex?cut? en quelques jours de la fa?on suivante. Morel avait commenc? par faire voler au cocher tout ce qui lui ?tait n?cessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pas le mors, un jour la gourmette. D'autres fois, c'?tait son coussin de si?ge qui avait disparu, jusqu'? son fouet, sa couverture, le martinet, l'?ponge, la peau de chamois. Mais il s'arrangea toujours avec des voisins; seulement il arrivait en retard, ce qui aga?ait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un ?tat de tristesse et d'id?es noires. Le chauffeur, press? d'entrer, d?clara ? Morel qu'il allait revenir ? Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait d?clar? qu'il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d'avoir raison d'eux six, et il leur dit qu'ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa part, il ne pouvait pas s'en m?ler, mais les pr?venait afin qu'ils prissent les devants. Il fut convenu que, pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous ? l'?curie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que ce ne f?t que l'occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que les personnages m'ont int?ress? plus tard, qu'il y avait, ce jour-l?, un ami des Verdurin en vill?giature chez eux et ? qui on voulait faire faire une promenade ? pied avant son d?part, fix? au soir m?me.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c'est que, ce jour-l?, Morel, qui venait avec nous en promenade ? pied, o? il devait jouer du violon dans les arbres, me dit: <> Une expression de col?re passa sur le visage de Morel. <> Je compris plus tard la raison de cette pr?f?rence. Howsler ?tait le fr?re tr?s aim? du jeune cocher, et, s'il ?tait rest? ? la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant la promenade, assez bas pour que Howsler a?n? ne p?t nous entendre: <> Elle voulut abr?ger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. D?s le retour elle alla ? la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu'elle n'avait plus besoin de cocher et lui remettre de l'argent, mais de lui-m?me, ne voulant pas accuser ses camarades ? l'animosit? de qui il attribuait r?trospectivement le vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patience ne conduisait qu'? se faire laisser pour mort sur le carreau, il demanda ? s'en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin fut si satisfaite de lui, qu'elle me le recommanda chaleureusement comme homme d'absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris ? la journ?e ? Paris. Mais je n'ai que trop anticip?, tout cela se retrouvera d?s l'histoire d'Albertine. En ce moment nous sommes ? la Raspeli?re o? je viens d?ner pour la premi?re fois avec mon amie, et M. de Charlus avec Morel, fils suppos? d'un <> qui gagnait trente mille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre de majordomes subalternes, de jardiniers, de r?gisseurs et de fermiers sous ses ordres. Mais puisque j'ai tellement anticip?, je ne veux cependant pas laisser le lecteur sous l'impression d'une m?chancet? absolue qu'aurait eue Morel. Il ?tait plut?t plein de contradictions, capable ? certains jours d'une gentillesse v?ritable.
Je fus naturellement bien ?tonn? d'apprendre que le cocher avait ?t? mis ? la porte, et bien plus de reconna?tre dans son rempla?ant le chauffeur qui nous avait promen?s, Albertine et moi. Mais il me d?bita une histoire compliqu?e, selon laquelle il ?tait cens? ?tre rentr? ? Paris, d'o? on l'avait demand? pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec moi, afin de m'exprimer sa tristesse relativement au d?part de ce brave gar?on. Du reste, m?me en dehors des moments o? j'?tais seul et o? il bondissait litt?ralement vers moi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le monde me faisait f?te ? la Raspeli?re et sentant qu'il s'excluait volontairement de la familiarit? de quelqu'un qui ?tait sans danger pour lui, puisqu'il m'avait fait couper les ponts et ?t? toute possibilit? d'avoir envers lui des airs protecteurs , cessa de se tenir ?loign? de moi. J'attribuai son changement d'attitude ? l'influence de M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait, sur certains points, moins born?, plus artiste, mais sur d'autres, o? il appliquait ? la lettre les formules ?loquentes, mensong?res, et d'ailleurs momentan?es, du ma?tre, le b?tifiait encore davantage. Ce qu'avait pu lui dire M. de Charlus, ce fut, en effet, la seule chose que je supposai. Comment aurais-je pu deviner alors ce qu'on me dit ensuite , ce qui en tout cas, si c'?tait vrai, me fut remarquablement cach? par tous les deux: qu'Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta ? mon ?gard me permit de changer d'avis sur son compte. Je gardai de son caract?re la vilaine id?e que m'en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme m'avait montr?e quand il avait eu besoin de moi, suivie, tout aussit?t le service rendu, d'un d?dain jusqu'? sembler ne pas me voir. A cela il fallait l'?vidence de ses rapports de v?nalit? avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialit? sans suite dont la non satisfaction , ou les complications qu'ils entra?naient, causaient ses tristesses; mais ce caract?re n'?tait pas si uniform?ment laid et plein de contradictions. Il ressemblait ? un vieux livre du moyen ?ge, plein d'erreurs, de traditions absurdes, d'obsc?nit?s, il ?tait extraordinairement composite. J'avais cru d'abord que son art, o? il ?tait vraiment pass? ma?tre, lui avait donn? des sup?riorit?s qui d?passaient la virtuosit? de l'ex?cutant. Une fois que je disais mon d?sir de me mettre au travail: <> Il connaissait aussi une correspondance amoureuse de Napol?on. Bien, pensai-je, il est lettr?. Mais cette phrase, qu'il avait lue je ne sais pas o?, ?tait sans doute la seule qu'il conn?t de toute la litt?rature ancienne et moderne, car il me la r?p?tait chaque soir. Une autre, qu'il r?p?tait davantage pour m'emp?cher de rien dire de lui ? personne, c'?tait celle-ci, qu'il croyait ?galement litt?raire, qui est ? peine fran?aise ou du moins n'offre aucune esp?ce de sens, sauf peut-?tre pour un domestique cachottier: <> Au fond, en allant de cette stupide maxime jusqu'? la phrase de Fontanes ? Chateaubriand, on e?t parcouru toute une partie, vari?e mais moins contradictoire qu'il ne semble, du caract?re de Morel. Ce gar?on qui, pour peu qu'il y trouv?t de l'argent, e?t fait n'importe quoi, et sans remords--peut-?tre pas sans une contrari?t? bizarre, allant jusqu'? la surexcitation nerveuse, mais ? laquelle le nom de remords irait fort mal--qui e?t, s'il y trouvait son int?r?t, plong? dans la peine, voire dans le deuil, des familles enti?res, ce gar?on qui mettait l'argent au-dessus de tout et, sans parler de bont?, au-dessus des sentiments de simple humanit? les plus naturels, ce m?me gar?on mettait pourtant au-dessus de l'argent son dipl?me de Ier prix du Conservatoire et qu'on ne p?t tenir aucun propos d?sobligeant sur lui ? la classe de fl?te ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes col?res, ses plus sombres et plus injustifiables acc?s de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu'il appelait la fourberie universelle. Il se flattait d'y ?chapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se m?fiant de tout le monde. . Il lui semblait--et ce n'?tait pas absolument faux--que cette m?fiance lui permettrait de tirer toujours son ?pingle du jeu, de glisser, insaisissable, ? travers les plus dangereuses aventures, et sans qu'on p?t rien, non pas m?me prouver, mais avancer contre lui, dans l'?tablissement de la rue Berg?re. Il travaillerait, deviendrait illustre, serait peut-?tre un jour, avec une respectabilit? intacte, ma?tre du jury de violon aux concours de ce prestigieux Conservatoire.
Mais c'est peut-?tre encore trop de logique dans la cervelle de Morel que d'y faire sortir les unes des autres les contradictions. En r?alit?, sa nature ?tait vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu'il est impossible de s'y retrouver. Il semblait avoir des principes assez ?lev?s, et avec une magnifique ?criture, d?par?e par les plus grossi?res fautes d'orthographe, passait des heures ? ?crire ? son fr?re qu'il avait mal agi avec ses soeurs, qu'il ?tait leur a?n?, leur appui; ? ses soeurs qu'elles avaient commis une inconvenance vis-?-vis de lui-m?me.
Bient?t m?me, l'?t? finissant, quand on descendait du train ? Douville, le soleil, amorti par la brume, n'?tait d?j? plus, dans le ciel uniform?ment mauve, qu'un bloc rouge. A la grande paix qui descend, le soir, sur ces pr?s drus et salins et qui avait conseill? ? beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart, d'aller vill?giaturer ? Douville, s'ajoutait une humidit? qui les faisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe ?tait d?j? allum?e. Seules quelques vaches restaient dehors ? regarder la mer en meuglant, tandis que d'autres, s'int?ressant plus ? l'humanit?, tournaient leur attention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dress? son chevalet sur une mince ?minence travaillait ? essayer de rendre ce grand calme, cette lumi?re apais?e. Peut-?tre les vaches allaient-elles lui servir inconsciemment et b?n?volement de mod?les, car leur air contemplatif et leur pr?sence solitaire, quand les humains sont rentr?s, contribuaient, ? leur mani?re, ? la puissante impression de repos que d?gage le soir. Et quelques semaines plus tard, la transposition ne fut pas moins agr?able quand, l'automne s'avan?ant, les jours devinrent tout ? fait courts et qu'il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j'avais ?t? faire un tour dans l'apr?s-midi, il fallait rentrer s'habiller au plus tard ? cinq heures, o? maintenant le soleil rond et rouge ?tait d?j? descendu au milieu de la glace oblique, jadis d?test?e, et, comme quelque feu gr?geois, incendiait la mer dans les vitres de toutes mes biblioth?ques. Quelque geste incantateur ayant suscit?, pendant que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole qui ?tait le mien quand j'allais avec Saint-Loup d?ner ? Rivebelle et le soir o? j'avais cru emmener Mlle de Stermaria d?ner dans l'?le du Bois, je fredonnais inconsciemment le m?me air qu'alors; et c'est seulement en m'en apercevant qu'? la chanson je reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, en effet, ne savait que celle-l?. La premi?re fois que je l'avais chant?e, je commen?ais d'aimer Albertine, mais je croyais que je ne la conna?trais jamais. Plus tard, ? Paris, c'?tait quand j'avais cess? de l'aimer et quelques jours apr?s l'avoir poss?d?e pour la premi?re fois. Maintenant, c'?tait en l'aimant de nouveau et au moment d'aller d?ner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait que je finirais par habiter la Raspeli?re et l?cher son h?tel, et qui assurait avoir entendu dire qu'il r?gnait par l? des fi?vres dues aux marais du Bac et ? leurs eaux <>. J'?tais heureux de cette multiplicit? que je voyais ainsi ? ma vie d?ploy?e sur trois plans; et puis, quand on redevient pour un instant un homme ancien, c'est-?-dire diff?rent de celui qu'on est depuis longtemps, la sensibilit?, n'?tant plus amortie par l'habitude, re?oit des moindres chocs des impressions si vives qu'elles font p?lir tout ce qui les a pr?c?d?es et auxquelles, ? cause de leur intensit?, nous nous attachons avec l'exaltation passag?re d'un ivrogne. Il faisait d?j? nuit quand nous montions dans l'omnibus ou la voiture qui allait nous mener ? la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le premier pr?sident nous disait: <>, ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par m?contentement de ne pas ?tre invit?, et aussi ? cause de la satisfaction qu'ont les hommes <>--f?t-ce par le travail le plus sot--de <> de faire ce que vous faites.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu ? Paris avec le maigre bagage de conseils d'une m?re paysanne, puis absorb? par les ?tudes, presque purement mat?rielles, auxquelles ceux qui veulent pousser loin leur carri?re m?dicale sont oblig?s de se consacrer pendant un grand nombre d'ann?es, ne s'?tait jamais cultiv?; il avait acquis plus d'autorit?, mais non pas d'exp?rience; il prit ? la lettre ce mot d'<>, en fut ? la fois satisfait parce qu'il ?tait vaniteux, et afflig? parce qu'il ?tait bon gar?on. <>