Read Ebook: Les mille et un fantômes by Dumas Alexandre
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Ebook has 1817 lines and 54956 words, and 37 pages
LES MILLE ET UN FANT?MES
PASCAL BRUNO PAR ALEXANDRE DUMAS
?DITION ILLUSTR?E PAR ANDRIEUX ET ED. COPPIN PARIS CALMANN-L?VY, ?DITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL-L?VY FR?RES 3, RUE AUBER, 3
LES MILLE ET UN FANT?MES.
PAR
ALEXANDRE DUMAS
Mon cher ami, vous m'avez dit souvent,--au milieu de ces soir?es, devenues trop rares, o? chacun bavarde ? loisir, ou disant le r?ve de son coeur, ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le tr?sor de ses souvenirs,--vous m'avez dit souvent que depuis Scheherazade et apr?s Nodier, j'?tais un des plus amusants conteurs que vous eussiez entendus. Voil? aujourd'hui que vous m'?crivez qu'en attendant un long roman de moi,--vous savez, un de ces romans interminables comme j'en ?cris, et dans lesquels je fais entrer tout un si?cle,--vous voudriez bien quelques contes,--deux, quatre ou six volumes tout au plus, pauvres fleurs de mon jardin, que vous comptez jeter au milieu des pr?occupations politiques du moment, entre le proc?s de Bourges, par exemple, et les ?lections du mois de mai.
H?las! mon ami, l'?poque est triste, et mes contes, je vous en pr?viens, ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que, lass? de ce que je vois se passer tous les jours dans le monde r?el, j'aille chercher mes r?cits dans le monde imaginaire. H?las! j'ai bien peur que tous les esprits un peu ?lev?s, un peu po?tiques, un peu r?veurs, n'en soient ? cette heure o? en est le mien, c'est-?-dire ? la recherche de l'id?al, le seul, refuge que Dieu nous laisse contre la r?alit?.
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Il y a juste cent ans que le marquis d'Argenson ?crivit ces lignes, que je copie dans son livre,--Il avait, ? l'?poque o? il les ?crivait, ? peu pr?s l'?ge que nous avons,--et, comme lui, mon cher ami, nous pouvons dire:--Nous avons connu des vieillards qui ?taient, h?las! ce que nous ne sommes plus, c'est-?-dire des hommes de bonne compagnie.
Nous les avons vus, mais nos fils ne les verront pas. Voil? ce qui fait, quoique nous ne valions pas grand'chose, que nous vaudrons mieux que ne vaudront nos fils.
Il est vrai que tous les jours nous faisons un pas vers la libert?, l'?galit?, la fraternit?, trois grands mots que la R?volution de 93, vous savez, l'autre, la douairi?re, a lanc?s au milieu de la soci?t? moderne, comme elle e?t fait d'un tigre, d'un lion et d'un ours habill?s avec des toisons d'agneaux; mots vides, malheureusement, et qu'on lisait ? travers la fum?e de juin sur nos monuments publics cribl?s de balles.
Moi, je vais comme les autres; moi, je suis le mouvement. Dieu me garde de pr?cher l'immobilit?.--L'immobilit?, c'est la mort Mais je vais comme un de ces hommes dont parle Dante,--dont les pieds marchent en avant,--c'est vrai,--mais dont la t?te est tourn?e du c?t? de ses talons.
Et ce que je cherche surtout,--ce que je regrette avant tout,--ce que mon regard r?trospectif cherche dans le pass?: c'est la soci?t? qui s'en va, qui s'?vapore, qui dispara?t comme un de ces fant?mes dont je vais vous raconter l'histoire.
Tenez, je me rappelle que, tout enfant, j'ai ?t? conduit par mon p?re chez madame de Montesson. C'?tait une grande dame, une femme de l'autre si?cle tout ? fait. Elle avait ?pous?, il y avait pr?s de soixante ans, le duc d'Orl?ans, a?eul du roi Louis-Philippe; elle en avait quatre-vingt-dix. Elle demeurait dans un grand et riche h?tel de la Chauss?e-d'Antin. Napol?on lui faisait une rente de cent mille ?cus.
--C'est juste la moiti? de ce que la Chambre donne aujourd'hui ? son neveu, pour qu'il fasse oublier ? la France ce dont son oncle voulait qu'elle se souv?nt.
--Comment cela?
--Vous allez voir.
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Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l'on puisse fr?quenter de nos jours? C'est bien certainement celle que huit millions d'?lecteurs ont jug?e digne de repr?senter les int?r?ts, les opinions, le g?nie de la France. C'est la Chambre, enfin.
--Eh bien! entrez dans la Chambre, au hasard, au jour et ? l'heure que vous voudrez. Il y a cent ? parier contre un que vous trouverez ? la tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq ? six cents personnes, non pas qui l'?coutent, mais qui l'interrompent.
C'est si vrai ce que je vous dis l?; qu'il y a un article de la Constitution de 1848 qui interdit les interruptions. Ainsi comptez la quantit? de soufflets et de coups de poing donn?s ? la Chambre depuis un an ? peu pr?s qu'elle s'est rassembl?e:--c'est innombrable!
Toujours au nom, bien entendu, de la libert?, de l'?galit? et de la fraternit?.
Si l'on avait dit au marquis d'Argenson, ? l'?poque o? il ?crivait ces mots, par exemple:
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Si on lui avait dit, ? l'?poque o? il ?crivait ces mots, que l'on en arriverait,--moi, du moins,--? envier cette ?poque,--on l'e?t bien ?tonn?, n'est-ce pas, ce pauvre marquis d'Argenson?--Aussi, que fais-je?--Je vis avec les morts beaucoup,--avec les exil?s un peu.--J'essaye de faire revivre les soci?t?s ?teintes, les hommes disparus, ceux-l? qui sentaient l'ambre au lieu de sentir le cigare; qui se donnaient des coups d'?p?e, au lieu de se donner des coups de poing.
Et voil? pourquoi, mon ami, vous vous ?tonnez, quand je cause, d'entendre parler une langue qu'on ne parle plus. Voil? pourquoi vous me dites que je suis un amusant conteur. Voil? pourquoi ma voix, ?cho du pass?, est encore ?cout?e dans le pr?sent, qui ?coute si peu et si mal.
C'est qu'au bout du compte, comme ces V?nitiens du dix-huiti?me si?cle auxquels les lois somptuaires d?fendaient de porter autre chose que du drap et de la bure, nous aimons toujours ? voir se d?rouler la soie et le velours, et les beaux brocarts d'or dans lesquels la royaut? tablait les habits de nos p?res.
Tout ? vous,
ALEXANDRE DUMAS.
LA RUE DE DIANE A FONTENAY-AUX-ROSES
Le 1er septembre de l'ann?e 1831, je fus invit? par un de mes anciens amis, chef de bureau au domaine priv? du roi, ? faire, avec son fils, l'ouverture de la chasse ? Fontenay-aux-Roses.
J'aimais beaucoup la chasse ? cette ?poque, et, en ma qualit? de grand chasseur, c'?tait chose grave que le choix du pays o? devait, chaque ann?e, se faire l'ouverture.
D'habitude nous allions chez un fermier ou plut?t chez un ami de mon beau-fr?re; c'?tait chez lui que j'avais fait, en tuant un li?vre, mes d?buts dans la science des Nemrod et des Elz?ar Blaze. Sa ferme ?tait situ?e entre les for?ts de Compi?gne et de Villers-Cotterets, ? une demi-lieue du charmant village de Morienval, ? une lieue des magnifiques ruines de Pierrefonds.
Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son exploitation pr?sentent une vaste plaine presque enti?rement entour?e de bois, coup?e vers le milieu par une jolie vall?e au fond de laquelle on voit, parmi les pr?s verts et les arbres aux tons changeants, fourmiller des maisons ? moiti? perdues dans le feuillage, et qui se d?noncent par les colonnes de fum?e bleu?tre qui, d'abord prot?g?es par l'abri des montagnes qui les entourent, montent verticalement vers le ciel, et ensuite, arriv?es aux couches d'air sup?rieures, se courbent, ?largies comme la cime des palmiers, dans la direction du vent.
C'est dans cette plaine et sur le double versant de cette vall?e que le gibier des deux for?ts vient s'?battre comme sur un terrain neutre.
Aussi l'on trouve de tout sur la plaine de Brassoire:--du chevreuil et du faisan en longeant les bois,--du li?vre sur les plateaux,--du lapin dans les pentes,--des perdrix autour de la ferme.--M. Mocquet, c'est le nom de notre ami, avait donc la certitude de nous voir arriver; nous chassions toute la journ?e, et le lendemain, ? deux heures, nous revenions ? Paris, ayant tu?, entre quatre ou cinq chasseurs, cent cinquante pi?ces de gibier, dont jamais nous n'avons pu faire accepter une seule ? notre h?te.
Mais, cette ann?e-l?, infid?le ? M. Mocquet, j'avais c?d? ? l'obsession de mon vieux compagnon de bureau, s?duit que j'avais ?t? par un tableau que m'avait envoy? son fils,--?l?ve distingu? de l'?cole de Rome,--et qui repr?sentait une vue de la plaine de Fontenay-aux-Roses, avec des ?teules pleines de li?vres et des luzernes pleines de perdrix.
Je n'avais jamais ?t? ? Fontenay-aux-Roses: nul ne conna?t moins les environs de Paris que moi.--Quand je franchis la barri?re, c'est presque toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m'est donc un sujet de curiosit? dans le moindre changement de place.
A six heures du soir, je partis pour Fontenay, la t?te hors de la porti?re, comme toujours; je franchis la barri?re d'Enfer, je laissai ? ma gauche la rue de la Tombe-Issoire et j'enfilai la route d'Orl?ans.
On sait qu'Issoire est le nom d'un fameux brigand qui, du temps de Julien, ran?onnait les voyageurs qui se rendaient ? Lut?ce. Il fut un peu pendu, ? ce que je crois, et enterr? ? l'endroit qui porte aujourd'hui son nom, ? quelque distance de l'entr?e des catacombes.
La plaine qui se d?veloppe ? l'entr?e du Petit-Montrouge est ?trange d'aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes et des plates-bandes de betteraves, s'?l?vent des esp?ces de forts carr?s, en pierre blanche, que domine une roue dent?e, pareille ? un squelette de feu d'artifice ?teint. Cette roue porte ? sa circonf?rence des traverses de bois sur lesquelles un homme appuie alternativement l'un et l'autre pied. Ce travail d'?cureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement apparent sans qu'il change de place en r?alit?, a pour but d'enrouler autour d'un moyeu une corde qui, en s'enroulant, am?ne ? la surface du sol une pierre taill?e au fond de la carri?re, et qui vient voir lentement le jour.
Cette pierre, un crochet l'am?ne au bord de l'orifice, o? des rouleaux l'attendent pour la transporter ? la place qui lui est destin?e. Puis la corde redescend dans les profondeurs o? elle va rechercher un autre fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel un cri annonce bient?t qu'une autre pierre attend le labeur qui doit lui faire quitter la carri?re natale, et la m?me oeuvre recommence pour recommencer encore, pour recommencer toujours.
Le soir venu, l'homme a fait dix lieues sans changer de place; s'il montait en r?alit?, en hauteur, d'un degr? ? chaque fois que son pied pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans il serait arriv? dans la lune.
C'est le soir surtout,--c'est-?-dire ? l'heure o? je traversais la plaine qui s?pare le petit du grand Montrouge,--que le paysage, gr?ce ? ce nombre infini de roues mouvantes qui se d?tachent en vigueur sur le couchant enflamm?, prend un aspect fantastique. On dirait une de ces gravures de Goya, o?, dans la demi-teinte, des arracheurs de dents font la chasse aux pendus.
Vers sept heures, les roues s'arr?tent; la journ?e est finie.
Ces moellons, qui font de grands carr?s longs de cinquante ? soixante pieds, haut de six ou huit, c'est le futur Paris qu'on arrache de terre. Les carri?res d'o? sort cette pierre grandissent tous les jours. C'est la suite des catacombes d'o? est sorti le vieux Paris. Ce sont les faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du pays et s'?tendant ? la circonf?rence. Quand on marche dans cette prairie de Montrouge, on marche sur des ab?mes. De temps en temps on trouve un enfoncement de terrain, une vall?e en miniature, une ride du sol: c'est une carri?re mal soutenue en dessous, dont le plafond de gypse a craqu?. Il s'est ?tabli une fissure par laquelle l'eau p?n?tre dans la caverne; l'eau a entra?n? la terre; de l? le mouvement du terrain: cela s'appelle un fondis.
Si l'on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de terre verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le pied au-dessus d'une de ces ger?ures, dispara?tre, comme on dispara?t au Montanvert entre deux murs de glace.
La population qui habite ces galeries souterraines a comme son existence, son caract?re et sa physionomie ? part.--Vivant dans l'obscurit?, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c'est-?-dire qu'elle est silencieuse et f?roce. Souvent on entend parler d'un accident,--un ?tai a manqu?, une corde s'est rompue, un homme a ?t? ?cras?.--A la surface de la terre on croit que c'est un malheur; trente pieds au-dessous on sait que c'est un crime.
L'aspect des carriers est en g?n?ral sinistre.--Le jour, leur oeil clignote,--? l'air, leur voix est sourde.--Ils portent des cheveux plats, rabattus jusqu'aux sourcils; une barbe qui ne fait que tous les dimanches matin connaissance avec le rasoir;--un gilet qui laisse voir des manches de grosse toile grise,--un tablier de cuir blanchi par le contact de la pierre,--un pantalon de toile bleue.--Sur une de leurs ?paules est une veste pli?e en deux, et sur cette veste pose le manche de la pioche ou de la besaigu? qui, six jours de la semaine, creuse la pierre.
Quand il y a quelque ?meute, il est rare que les hommes que nous venons d'essayer de peindre ne s'en m?lent pas.--Quand on dit ? la barri?re d'Enfer:--Voil? les carriers de Montrouge qui descendent, les habitants des rues avoisinantes secouent la t?te et ferment leurs portes.
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