Read Ebook: Mémoires d'Outre-Tombe Tome 1 by Chateaubriand Fran Ois Ren Vicomte De Bir Edmond Editor
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page
Ebook has 693 lines and 106862 words, and 14 pages
?touffent la bont?; s'il ne l'est pas, vous ?tes ? maudire ou l'heur de leur m?moire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des r?cits bien plaisans devenir tr?s ennuyeux en la bouche d'un seigneur.>> J'ai peur d'?tre ce seigneur.
Mon fr?re ?tait ? Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m'y d?posa. Il me dit un soir: <
J'arrive, le coeur palpitant, ? une salle b?tie en bois, dans une rue d?serte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voil? avec mon fr?re dans une loge ? moiti? pleine.
La troisi?me ann?e de mon s?jour ? Dol fut marqu?e par le mariage de mes deux soeurs a?n?es: Marianne ?pousa le comte de Marigny, et B?nigne le comte de Qu?briac. Elles suivirent leurs maris ? Foug?res: signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bient?t se s?parer. Mes soeurs re?urent la b?n?diction nuptiale ? Combourg le m?me jour, ? la m?me heure, au m?me autel, dans la chapelle du ch?teau. Elles pleuraient, ma m?re pleurait; je fus ?tonn? de cette douleur: je la comprends aujourd'hui. Je n'assiste pas ? un bapt?me ou ? un mariage sans sourire am?rement ou sans ?prouver un serrement de coeur. Apr?s le malheur de na?tre, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour ? un homme.
Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque v?rit? les entra?nements du coeur m?l?s aux synd?r?ses chr?tiennes, je suis persuad? que j'ai d? ce succ?s au hasard qui me fit conna?tre au m?me moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pens?es que m'avaient laiss?es des tableaux sans voile.
Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions: elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commen?ait ? me tourmenter, naquit en moi l'honneur; exaltation de l'?me, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption; sorte de principe r?parateur plac? aupr?s d'un principe d?vorant, comme la source in?puisable des prodiges que l'amour demande ? la jeunesse et des sacrifices qu'il impose.
Un jour du mois de mai, l'abb? ?gault, pr?fet de semaine, nous avait conduits ? ce s?minaire: on nous laissait une grande libert? de jeux, mais il ?tait express?ment d?fendu de monter sur les arbres. Le r?gent, apr?s nous avoir ?tablis dans un chemin herbu, s'?loigna pour dire son br?viaire.
Des ormes bordaient le chemin: tout ? la cime du plus grand brillait un nid de pie; nous voil? en admiration, nous montrant mutuellement la m?re assise sur ses oeufs, et press?s du plus vif d?sir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure?
L'ordre ?tait si s?v?re, le r?gent si pr?s, l'arbre si haut! Toutes les esp?rances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J'h?site, puis la gloire l'emporte: je me d?pouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence ? monter. Le tronc ?tait sans branches, except? aux deux tiers de sa crue, o? se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.
Mes camarades, assembl?s sous l'arbre, applaudissaient ? mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'o? pouvait venir le pr?fet, tr?pignant de joie dans l'espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attente du ch?timent. J'aborde au nid; la pie s'envole; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste ? califourchon. L'arbre ?tant ?lagu?, je ne pouvais appuyer mes pieds ni ? droite ni ? gauche pour me soulever et reprendre le limbe ext?rieur; je demeure suspendu en l'air ? cinquante pieds.
Tout ? coup un cri: <
Si cet homme m'e?t annonc? qu'il commuait cette peine en celle de mort, j'aurais ?prouv? un mouvement de joie. L'id?e de la honte n'avait point approch? de mon ?ducation sauvage: ? tous les ?ges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse pr?f?r? ? l'horreur d'avoir ? rougir devant une cr?ature vivante. L'indignation s'?leva dans mon coeur; je r?pondis ? l'abb? ?gault, avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme, que jamais ni lui ni personne ne l?verait la main sur moi. Cette r?ponse l'anima; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. <
Macte animo, generose puer!
Cette ?rudition de grimaud fit rire malgr? lui mon ennemi; il parla d'armistice: nous concl?mes un trait?; je convins de m'en rapporter ? l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire ? la punition que j'avais repouss?e. Quand l'excellent pr?tre pronon?a mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'il ne put s'emp?cher de me donner sa b?n?diction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie, et auquel j'ai tant de fois sacrifi? repos, plaisir et fortune.
Les vacances o? j'entrai dans ma douzi?me ann?e furent tristes; l'abb? Leprince m'accompagna ? Combourg. Je ne sortais qu'avec mon pr?cepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il ?tait m?lancolique et silencieux; je n'?tais gu?re plus gai. Nous marchions des heures enti?res ? la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous ?gar?mes dans les bois; M. Leprince se tourna vers moi et me dit: <
La fi?vre tierce, dont j'avais apport? le germe des marais de Dol, me d?barrassa de M. Leprince. Un marchand d'orvi?tan passa dans le village; mon p?re, qui ne croyait point aux m?decins, croyait aux charlatans: il envoya chercher l'empirique, qui d?clara me gu?rir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonn? d'or, large tignasse poudr?e, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir us?, bas de soie d'un blanc bleu?tre, et souliers avec des boucles ?normes.
Il ouvre mes rideaux, me t?te le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la n?cessit? de me purger, et me donne ? manger un petit morceau de caramel. Mon p?re approuvait l'affaire, car il pr?tendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute esp?ce de maux il fallait purger son homme jusqu'au sang.
On arr?ta les effets de cette trop forte dose d'?m?tique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe ? errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu ?tait un chanoine de Saint-Malo; il gisait expir? sur son lit, le visage distors par les derni?res convulsions. La mort est belle, elle est notre amie: n?anmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se pr?sente ? nous masqu?e et que son masque nous ?pouvante.
On me renvoya au coll?ge ? la fin de l'automne.
De Dieppe o? l'injonction de la police m'avait oblig? de me r?fugier, on m'a permis de revenir ? la Vall?e-aux-Loups, o? je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat ?tranger, qui dans ce moment m?me envahit ma patrie; j'?cris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour, je trace des pages aussi agit?es que les ?v?nements de ce jour; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des ann?es qui dorment dans la tombe, ? la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le pass? d'un homme est ?troit et court, ? c?t? du vaste pr?sent des peuples et de leur avenir immense!
Les math?matiques, le grec et le latin occup?rent tout mon hiver au coll?ge. Ce qui n'?tait pas consacr? ? l'?tude ?tait donn? ? ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit B?douin roulent le cerceau et lancent la balle. Fr?res d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la m?me partout. Alors les passions, modifi?es par les climats, les gouvernements et les moeurs, font les nations diverses; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le m?me langage: c'est la soci?t? qui est la v?ritable tour de Babel.
Un matin, j'?tais tr?s anim? ? une partie de barres dans la grande cour du coll?ge; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique ? la porte ext?rieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les mani?res brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un b?ton ? la main, portant une perruque noire mal fris?e, une soutane d?chir?e retrouss?e dans ses poches, des souliers poudreux, des bas perc?s au talon: <
L'?poque de ma premi?re communion approchait, moment o? l'on d?cidait dans la famille de l'?tat futur de l'enfant. Cette c?r?monie religieuse rempla?ait parmi les jeunes chr?tiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand ?tait venue assister ? la premi?re communion d'un fils qui, apr?s s'?tre uni ? son Dieu, allait se s?parer de sa m?re.
Ma pi?t? paraissait sinc?re; j'?difiais tout le coll?ge; mes regards ?taient ardents; mes abstinences r?p?t?es allaient jusqu'? donner de l'inqui?tude ? mes ma?tres. On craignait l'exc?s de ma d?votion; une religion ?clair?e cherchait ? temp?rer ma ferveur.
J'avais pour confesseur le sup?rieur du s?minaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me pr?sentais au tribunal de la p?nitence, il m'interrogeait avec anxi?t?. Surpris de la l?g?ret? de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je d?posais dans son sein. Plus le jour de P?ques s'avoisinait, plus les questions du religieux ?taient pressantes. <
La foudre que le ciel eut lanc?e sur moi m'aurait caus? moins d'?pouvante, je m'?criai: <
Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'on m'avait d?barrass? du poids d'une montagne, on ne m'e?t pas plus soulag?: je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai ?t? cr?? honn?te homme; je sentis que je ne survivrais jamais ? un remords: quel doit donc ?tre celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facult?s! Quels pr?ceptes de morale suppl?eront jamais ? ces institutions chr?tiennes?
Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment, Dieu lui-m?me le compose De la fleur de son froment.
Je con?us encore le courage des martyrs; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.
J'aime ? rappeler ces f?licit?s qui pr?c?d?rent de peu d'instants dans mon ?me les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre; en voyant le m?me coeur ?prouver, dans l'intervalle de trois ou quatre ann?es, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus s?duisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel c?t? il faut chercher le bonheur et surtout le repos.
Trois semaines apr?s ma premi?re communion, je quittai le coll?ge de Dol. Il me reste de cette maison un agr?able souvenir: notre enfance laisse quelque chose d'elle-m?me aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu'elle a touch?s. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant ? la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers ma?tres. L'abb? Leprince, nomm? ? un b?n?fice aupr?s de Rouen, v?cut peu; l'abb? ?gault obtint une cure dans le dioc?se de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abb? Porcher, au commencement de la R?volution: il ?tait instruit, doux et simple de coeur. La m?moire de cet obscur Rollin me sera toujours ch?re et v?n?rable.
Je trouvai ? Combourg de quoi nourrir ma pi?t?, une mission; j'en suivis les exercices. Je re?us la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'?v?que de Saint-Malo. Apr?s cela, on ?rigea une croix; j'aidai ? la soutenir tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore: elle s'?l?ve devant la tour o? est mort mon p?re. Depuis trente ann?es elle n'a vu para?tre personne aux fen?tres de cette tour; elle n'est plus salu?e des enfants du ch?teau; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fid?les ? leur nid que l'homme ? sa maison. Heureux si ma vie s'?tait ?coul?e au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent ?t? blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix!
Je ne tardai pas ? partir pour Rennes: j'y devais continuer mes ?tudes et clore mon cours de math?matiques, afin de subir ensuite ? Brest l'examen de garde-marine.
M. de Fayolle ?tait principal du coll?ge de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingu?s, l'abb? de Chateaugiron pour la seconde, l'abb? Germ? pour la rh?torique, l'abb? Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes ?taient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et Ginguen?, sortis de ce coll?ge, auraient fait honneur ? Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi ?tudi? ? Rennes; j'h?ritai de son lit dans la chambre qui me fut assign?e.
Rennes me semblait une Babylone, le coll?ge un monde. La multitude des ma?tres et des ?coliers, la grandeur des b?timents, du jardin et des cours, me paraissaient d?mesur?es: je m'y habituai cependant. A la f?te du principal, nous avions des jours de cong?; nous chantions ? tue-t?te ? sa louange de superbes couplets de notre fa?on, o? nous disions:
? Terpsichore, ? Polymnie, Venez, venez remplir nos voeux; La raison m?me vous convie.
Je rencontrai ? ce coll?ge deux hommes devenus depuis diff?remment c?l?bres: Moreau le g?n?ral, et Limo?lan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui pr?tre en Am?rique. Il n'existe qu'un portrait de Lucile, et cette m?chante miniature a ?t? faite par Limo?lan, devenu peintre pendant les d?tresses r?volutionnaires. Moreau ?tait externe, Limo?lan, pensionnaire. On a rarement trouv? ? la m?me ?poque, dans une m?me province, dans une m?me petite ville, dans une m?me maison d'?ducation, des destin?es aussi singuli?res. Je ne puis m'emp?cher de raconter un tour d'?colier que joua au pr?fet de semaine mon camarade Limo?lan.
Le pr?fet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, apr?s la retraite, pour voir si tout ?tait bien: il regardait ? cet effet par un trou pratiqu? dans chaque porte. Limo?lan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la m?me chambre:
D'animaux malfaisants, c'?tait un fort bon plat.
Vainement avions-nous plusieurs fois bouch? le trou avec du papier: le pr?fet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.
Un soir Limo?lan, sans nous communiquer son projet, nous engage ? nous coucher et ? ?teindre la lumi?re. Bient?t nous l'entendons se lever, aller ? la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure apr?s, voici venir le pr?fet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui ?tions suspects, il s'arr?te ? la porte, ?coute, regarde, n'aper?oit point de lumi?re............... <
Quoique l'?ducation f?t tr?s religieuse au coll?ge de Rennes, ma ferveur se ralentit: le grand nombre de mes ma?tres, et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avan?ai dans l'?tude des langues; je devins fort en math?matiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant d?cid?: j'aurais fait un bon officier de marine ou de g?nie. En tout j'?tais n? avec des dispositions faciles: sensible aux choses s?rieuses comme aux choses agr?ables, j'ai commenc? par la po?sie, avant d'en venir ? la prose; les arts me transportaient; j'ai passionn?ment aim? la musique et l'architecture. Quoique prompt ? m'ennuyer de tout, j'?tais capable des plus petits d?tails; ?tant dou? d'une patience ? toute ?preuve, quoique fatigu? de l'objet qui m'occupait, mon obstination ?tait plus forte que mon d?go?t. Je n'ai jamais abandonn? une affaire quand elle a valu la peine d'?tre achev?e; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier.
Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'?tais habile aux ?checs, adroit au billard, ? la chasse, au maniement des armes; je dessinais passablement; j'aurais bien chant?, si l'on e?t pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon ?ducation, ? une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon p?dant, que je n'ai jamais eu l'air h?b?t? ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanit? fanfaronne des nouveaux auteurs.
Apr?s le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand coll?ge de Rennes, je ne sentis point le regret que j'?prouvai en sortant du petit coll?ge de Dol; peut-?tre n'avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commen?ait ? la d?clore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre, dont un des fils officier tr?s distingu? d'artillerie dans les arm?es de Bonaparte, a ?pous? la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy.
Abandonn? ? moi-m?me pour la premi?re fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma soci?t? habituelle se r?duisit ? mes ma?tres d'escrime, de dessin et de math?matiques.
Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait ? Brest l'extr?mit? de la p?ninsule armoricaine: apr?s ce cap avanc?, il n'y avait plus rien qu'un oc?an sans bornes et des mondes inconnus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque m?t qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule: constructeurs, matelots, militaires, douaniers, for?ats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs d?barquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers ?quarrissaient des pi?ces de bois, des cordiers filaient des c?bles, des mousses allumaient des feux sous des chaudi?res d'o? sortaient une ?paisse fum?e et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins ? la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'avan?aient dans l'eau ? reculons pour recevoir des chargements; l?, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-m?les creusaient des atterrissements. Des forts r?p?taient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.
Mon esprit se remplissait d'id?es vagues sur la soci?t?, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le m?t sur lequel j'?tais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j'arrivais ? un coude o? ce port disparaissait. L? ne voyant plus rien qu'une vall?e tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivi?re. Tant?t regardant couler l'eau, tant?t suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou pr?tant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde r?verie. Au milieu de cette r?verie, si le vent m'apportait le son du canon d'un vaisseau qui mettait ? la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.
Tout Brest accourut. Des chaloupes se d?tachent de la flotte et abordent au m?le. Les officiers dont elles ?taient remplies, le visage br?l? par le soleil, avaient cet air ?tranger qu'on apporte d'un autre h?misph?re, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de r?tablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si m?ritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Cou?dic, des d'Estaing, ?chapp?s aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Fran?ais!
Je regardais d?filer la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se d?tache de ses camarades et me saute au cou: c'?tait Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'?p?e qu'il avait re?u dans la poitrine. Il quitta Brest le soir m?me pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort h?ro?que; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le d?part subit de Gesril me firent prendre une r?solution qui a chang? le cours de ma vie: il ?tait ?crit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destin?e.
On voit comment mon caract?re se formait, quel tour prenaient mes id?es, quelles furent les premi?res atteintes de mon g?nie, car j'en puis parler comme d'un mal, quel qu'ait ?t? ce g?nie, rare ou vulgaire, m?ritant ou ne m?ritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse ?t? plus heureux: celui qui, sans m'?ter l'esprit, f?t parvenu ? tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait trait? en ami.
Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d'Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu'ils avaient parcourus: l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Am?rique; celui-l? devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la M?diterran?e, visiter les c?tes de la Gr?ce. Mon oncle me montra La P?rouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des temp?tes. J'?coutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais ? livrer en imagination des combats, ou ? d?couvrir des terres inconnues.
Add to tbrJar First Page Next Page