Read Ebook: Mémoires d'Outre-Tombe Tome 1 by Chateaubriand Fran Ois Ren Vicomte De Bir Edmond Editor
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Ebook has 693 lines and 106862 words, and 14 pages
Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d'Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu'ils avaient parcourus: l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Am?rique; celui-l? devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la M?diterran?e, visiter les c?tes de la Gr?ce. Mon oncle me montra La P?rouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des temp?tes. J'?coutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais ? livrer en imagination des combats, ou ? d?couvrir des terres inconnues.
Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'emp?chait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aim? le service de la marine, si mon esprit d'ind?pendance ne m'e?t ?loign? de tous les genres de service: j'ai en moi une impossibilit? d'ob?ir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volont?. Enfin, donnant la premi?re preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans ?crire ? mes parents, sans en demander permission ? personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg o? je tombai comme des nues.
Je m'?tonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon p?re, j'eusse os? prendre une pareille r?solution, et ce qu'il y a d'aussi ?tonnant, c'est la mani?re dont je fus re?u. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive col?re, je fus accueilli doucement. Mon p?re se contenta de secouer la t?te comme pour dire: <
Promenade.--Apparition de Combourg.--Coll?ge de Dinan.--Broussais.--Je reviens chez mes parents.--Vie ? Combourg.--Journ?es et soir?es.--Mon donjon.--Passage de l'enfant ? l'homme.--Lucile.--Premier souffle de la muse. Manuscrit de Lucile.--Derni?res lignes ?crites ? la Vall?e-aux-Loups.--R?v?lations sur le myst?re de ma vie.--Fant?me d'amour.--Deux ann?es de d?lire.--Occupations et chim?res.--Mes joies de l'automne.--Incantation.--Tentation.--Maladie.--Je crains et refuse de m'engager dans l'?tat eccl?siastique.--Un moment dans ma ville natale.--Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance.--Je suis rappel? ? Combourg.--Derni?re entrevue avec mon p?re.--J'entre au service.--Adieux ? Combourg.
Depuis la derni?re date de ces M?moires, Vall?e-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'? la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont pass?s. Avez-vous entendu tomber l'Empire? Non: rien n'a troubl? le repos de ces lieux. L'Empire s'est ab?m? pourtant; l'immense ruine s'est ?croul?e dans ma vie, comme ces d?bris romains renvers?s dans le cours d'un ruisseau ignor?. Mais ? qui ne les compte pas, peu importent les ?v?nements: quelques ann?es ?chapp?es des mains de l'?ternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.
Je suis maintenant ? Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le ch?teau de cette terre, appartenant ? madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a ?t? vendu et d?moli pendant la R?volution; il ne reste que deux pavillons, s?par?s par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant ? l'anglaise, conserve des traces de son ancienne r?gularit? fran?aise: des all?es droites, des taillis encadr?s dans des charmilles, lui donnent un air s?rieux; il pla?t comme un ruine.
Hier au soir je me promenais seul; le ciel ressemblait ? un ciel d'automne; un vent froid soufflait par intervalles. A la perc?e d'un fourr?, je m'arr?tai pour regarder le soleil: il s'enfon?ait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'o? Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenues Henri et Gabrielle? Ce que je serai devenu quand ces M?moires seront publi?s.
Je fus tir? de mes r?flexions par le gazouillement d'une grive perch?e sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit repara?tre ? mes yeux le domaine paternel; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'?tre le t?moin, et, transport? subitement dans le pass?, je revis ces campagnes o? j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'?coutais alors, j'?tais triste de m?me qu'aujourd'hui; mais cette premi?re tristesse ?tait celle qui na?t d'un d?sir vague de bonheur, lorsqu'on est sans exp?rience; la tristesse que j'?prouve actuellement vient de la connaissance des choses appr?ci?es et jug?es. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une f?licit? que je croyais atteindre; le m?me chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus ? la poursuite de cette f?licit? insaisissable. Je n'ai plus rien ? apprendre; j'ai march? plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entra?nent; je n'ai pas m?me la certitude de pouvoir achever ces M?moires. Dans combien de lieux ai-je d?j? commenc? ? les ?crire et dans quel lieu les finirai-je? Combien de temps me prom?nerai-je au bord des bois? Mettons ? profit le peu d'instants qui me restent; h?tons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore: le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchant?, ?crit son journal ? la vue de la terre qui s'?loigne et qui va bient?t dispara?tre.
J'ai dit mon retour ? Combourg, et comment je fus accueilli par mon p?re, ma m?re et ma soeur Lucile.
On n'a peut-?tre pas oubli? que mes trois autres soeurs s'?taient mari?es, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Foug?res. Mon fr?re, dont l'ambition commen?ait ? se d?velopper, ?tait plus souvent ? Paris qu'? Rennes. Il acheta d'abord une charge de ma?tre des requ?tes qu'il revendit afin d'entrer dans la carri?re militaire. Il entra dans le r?giment de Royal-Cavalerie: il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne ? Londres, o? il se rencontra avec Andr? Ch?nier; il ?tait sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles ?clat?rent; il sollicita celle de Constantinople; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, ? qui cette ambassade fut promise pour prix de sa r?union au parti de la cour. Mon fr?re avait donc ? peu pr?s quitt? Combourg au moment o? je vins l'habiter.
Cantonn? dans sa seigneurie, mon p?re n'en sortait plus, pas m?me pendant la tenue des ?tats. Ma m?re allait tous les ans passer six semaines ? Saint-Malo, au temps de P?ques; elle attendait ce moment comme celui de sa d?livrance, car elle d?testait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse; on faisait des pr?paratifs: on laissait reposer les chevaux. La veille du d?part, on se couchait ? sept heures du soir, pour se lever ? deux heures du matin. Ma m?re, ? sa grande satisfaction, se mettait en route ? trois heures, et employait toute la journ?e pour faire douze lieues.
Lucile, re?ue chanoinesse au chapitre de l'Argenti?re, devait passer dans celui de Remiremont; en attendant ce changement, elle restait ensevelie ? la campagne.
Pour moi, je d?clarai, apr?s mon escapade de Brest, ma volont? d'embrasser l'?tat eccl?siastique: la v?rit? est que je ne cherchais qu'? gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au coll?ge de Dinan achever mes humanit?s. Je savais mieux le latin que mes ma?tres; mais je commen?ai ? apprendre l'h?breu. L'abb? de Rouillac ?tait principal du coll?ge, et l'abb? Duhamel mon professeur.
Dinan, orn? de vieux arbres, rempar? de vieilles tours, est b?tie dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer; il domine des vall?es ? pentes agr?ablement bois?es. Les eaux min?rales de Dinan ont quelque renom. Cette ville, tout historique, et qui a donn? le jour ? Duclos, montrait parmi ses antiquit?s le coeur de Du Guesclin: poussi?re historique qui, d?rob?e pendant la R?volution, fut au moment d'?tre broy?e par un vitrier pour servir ? faire de la peinture; la destinait-on aux tableaux des victoires remport?es sur les ennemis de la patrie?
M. Broussais, mon compatriote, ?tudiait avec moi ? Dinan; on menait les ?coliers baigner tous les jeudis, comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensais me noyer; une autre fois, M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, impr?voyantes de l'avenir. Dinan ?tait ? ?gale distance de Combourg et de Planco?t. J'allais tour ? tour voir mon oncle de Bed?e ? Monchoix, et ma famille ? Combourg.
M. de Chateaubriand, qui trouvait ?conomie ? me garder, ma m?re qui d?sirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insist?rent plus sur ma r?sidence au coll?ge, et je me trouvai insensiblement fix? au foyer paternel.
Je me complairais encore ? rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qui semblera calqu? sur les vignettes des manuscrits du moyen ?ge: du temps pr?sent au temps que je vais peindre, il y a des si?cles.
A mon retour de Brest, quatre ma?tres habitaient le ch?teau de Combourg. Une cuisini?re, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique: un chien de chasse et deux vieilles juments ?taient retranch?s dans un coin de l'?curie. Ces douze ?tres vivants disparaissaient dans un manoir o? l'on aurait ? peine aper?u cent chevaliers, leurs dames, leurs ?cuyers, leurs varlets, les destriers et la meute du roi Dagobert.
Dans tout le cours de l'ann?e aucun ?tranger ne se pr?sentait au ch?teau hormis, quelques gentilshommes, le marquis de Montlouet, le comte de Goyon-Beaufort, qui demandaient l'hospitalit? en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, ? cheval, pistolets aux ar?ons, couteau de chasse au c?t?, et suivis d'un valet ?galement ? cheval, ayant en croupe un portemanteau de livr?e.
Ces ?trangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie; cependant notre vue s'?tendait par eux ? quelques lieues au del? de l'horizon de nos bois. Aussit?t qu'ils ?taient partis, nous ?tions r?duits, les jours ouvrables au t?te-?-t?te de famille, le dimanche ? la soci?t? des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.
Le dimanche, quand il faisait beau, ma m?re, Lucile et moi, nous nous rendions ? la paroisse ? travers le petit Mail, le long d'un chemin champ?tre; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'?tions pas tra?n?s, comme l'abb? de Marolles, dans un chariot l?ger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon p?re ne descendait qu'une fois l'an ? la paroisse pour faire ses P?ques; le reste de l'ann?e, il entendait la messe ? la chapelle du ch?teau. Plac?s dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les pri?res en face du s?pulcre de marbre noir de Ren?e de Rohan, attenant ? l'autel: image des honneurs de l'homme; quelques grains d'encens devant un cercueil!
Les distractions du dimanche expiraient avec la journ?e: elles n'?taient pas m?me r?guli?res. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'?coulaient sans qu'aucune cr?ature humaine frapp?t ? la porte de notre forteresse. Si la tristesse ?tait grande sur les bruy?res de Combourg, elle ?tait encore plus grande au ch?teau: on ?prouvait, en p?n?trant sous ses vo?tes, la m?me sensation qu'en entrant ? la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un d?sert, lequel allait toujours croissant; je crus qu'il se terminerait au monast?re; mais on me montra, dans les murs m?mes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonn?s que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai, envelopp? dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimeti?re des c?nobites; sanctuaire d'o? le silence ?ternel, divinit? du lieu, ?tendait sa puissance sur les montagnes et dans les for?ts d'alentour.
Le calme morne du ch?teau de Combourg ?tait augment? par l'humeur taciturne et insociable de mon p?re. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispers?s ? toutes les aires de vent de l'?difice. Sa chambre ? coucher ?tait plac?e dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petit tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre g?n?alogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la chemin?e, et dans l'embrasure d'une fen?tre on voyait toutes sortes d'armes, depuis le pistolet jusqu'? l'espingole. L'appartement de ma m?re r?gnait au-dessus de la grande salle, entre les deux petites tours: il ?tait parquet? et orn? de glaces de Venise ? facettes. Ma soeur habitait un cabinet d?pendant de l'appartement de ma m?re. La femme de chambre couchait loin de l?, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'?tais nich? dans une esp?ce de cellule isol?e, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour int?rieure aux diverses parties du ch?teau. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon p?re et le domestique g?taient dans des caveaux vo?t?s, et la cuisini?re tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest.
Mon p?re se levait ? quatre heures du matin, hiver comme ?t?: il venait dans la cour int?rieure appeler et ?veiller son valet de chambre, ? l'entr?e de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de caf? ? cinq heures; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'? midi. Ma m?re et ma soeur d?jeunaient chacune dans leur chambre, ? huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour d?jeuner; j'?tais cens? ?tudier jusqu'? midi: la plupart du temps je ne faisais rien.
Mon p?re parti et ma m?re en pri?re, Lucile s'enfermait dans sa chambre; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs.
A huit heures, la cloche annon?ait le souper. Apr?s le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon p?re, arm? de son fusil, tirait des chouettes qui sortaient des cr?neaux ? l'entr?e de la nuit. Ma m?re, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premi?res ?toiles. A dix heures on rentrait et l'on se couchait.
Les soir?es d'automne et d'hiver ?taient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table ? la chemin?e, ma m?re se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flamb?e, on mettait devant elle un gu?ridon avec une bougie. Je m'asseyais aupr?s du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon p?re commen?ait alors une promenade qui ne cessait qu'? l'heure de son coucher. Il ?tait v?tu d'une robe de ratine blanche, ou plut?t d'une esp?ce de manteau que je n'ai vu qu'? lui. Sa t?te, demi-chauve, ?tait couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant il s'?loignait du foyer, la vaste salle ?tait si peu ?clair?e par une seule bougie qu'on ne le voyait plus; on l'entendait seulement encore marcher dans les t?n?bres: puis il revenait lentement vers la lumi?re et ?mergeait peu ? peu de l'obscurit?, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et p?le. Lucile et moi nous ?changions quelques mots ? voix basse quand il ?tait ? l'autre bout de la salle; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant: <
Dix heures sonnaient ? l'horloge du ch?teau: mon p?re s'arr?tait; le m?me ressort, qui avait soulev? le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmont? d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau ? la main, et s'avan?ait vers sa chambre ? coucher, d?pendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue s?che et creuse sans nous r?pondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Le talisman ?tait bris?; ma m?re, ma soeur et moi, transform?s en statues par la pr?sence de mon p?re, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre d?senchantement se manifestait par un d?bordement de paroles: si le silence nous avait opprim?s, il nous le payait cher.
Ce torrent de paroles ?coul?, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma m?re et ma soeur ? leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les chemin?es, derri?re les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du ch?teau, voleurs et spectres, leur revenaient en m?moire. Les gens ?taient persuad?s qu'un certain comte de Combourg, ? jambe de bois, mort depuis trois si?cles, apparaissait ? certaines ?poques, et qu'on l'avait rencontr? dans le grand escalier de la tourelle; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir.
Ces r?cits occupaient tout le temps du coucher de ma m?re et de ma soeur: elles se mettaient au lit mourantes de peur; je me retirais au haut de ma tourelle; la cuisini?re rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.
La fen?tre de mon donjon s'ouvrait sur la cour int?rieure; le jour, j'avais en perspective les cr?neaux de la courtine oppos?e, o? v?g?taient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets, qui durant l'?t? s'enfon?aient en criant dans les trous des murs, ?taient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau de ciel et quelques ?toiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait ? l'occident, j'en ?tais averti par ses rayons, qui venaient ? mon lit au travers des carreaux losang?s de la fen?tre. Des chouettes, voletant d'une tour ? l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Rel?gu? dans l'endroit le plus d?sert, ? l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des t?n?bres. Quelquefois le vent semblait courir ? pas l?gers; quelquefois il laissait ?chapper des plaintes; tout ? coup ma porte ?tait ?branl?e avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du ma?tre du ch?teau, appelant le valet de chambre ? l'entr?e des vo?tes s?culaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fant?me de la nuit. Cette voix rempla?ait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le p?re de Montaigne ?veillait son fils.
L'ent?tement du comte de Chateaubriand ? faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconv?nient; mais il tourna ? mon avantage. Cette mani?re violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'?ter cette sensibilit? d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher ? me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me for?a de les braver. Lorsque mon p?re me disait, avec un sourire ironique: <
A peine ?tais-je revenu de Brest ? Combourg, qu'il se fit dans mon existence une r?volution; l'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.
D'abord, tout devint passion chez moi, en attendant les passions m?mes. Lorsque, apr?s un d?ner silencieux o? je n'avais os? ni parler ni manger, je parvenais ? m'?chapper, mes transports ?taient incroyables; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite: je me serais pr?cipit?. J'?tais oblig? de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation; mais, aussit?t que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais ? courir, ? sauter, ? bondir, ? fringuer, ? m'?jouir jusqu'? ce que je tombasse ?puis? de forces, palpitant, enivr? de fol?treries et de libert?.
Mon p?re me menait quand et lui ? la chasse. Le go?t de la chasse me saisit et je le portai jusqu'? la fureur; je vois encore le champ o? j'ai tu? mon premier li?vre. Il m'est souvent arriv?, en automne, de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'? la ceinture, pour attendre au bord d'un ?tang des canards sauvages; m?me aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arr?t. Toutefois, dans ma premi?re ardeur pour la chasse, il entrait un fonds d'ind?pendance; franchir les foss?s, arpenter les champs, les marais, les bruy?res, me trouver avec un fusil dans un lieu d?sert, ayant puissance et solitude, c'?tait ma fa?on d'?tre naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes ?taient oblig?s de me rapporter sur des branches entrelac?es.
Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus; j'?tais agit? d'un d?sir de bonheur que je ne pouvais ni r?gler, ni comprendre; mon esprit et mon coeur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices; on ne savait encore quel Dieu y serait ador?. Je croissais aupr?s de ma soeur Lucile; notre amiti? ?tait toute notre vie.
Lucile ?tait grande et d'une beaut? remarquable, mais s?rieuse. Son visage p?le ?tait accompagn? de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa d?marche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de r?veur et de souffrant.
Lucile et moi nous nous ?tions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'?tait de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde v?ritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des acc?s de pens?es noires que j'avais peine ? dissiper: ? dix-sept ans, elle d?plorait la perte de ses jeunes ann?es; elle se voulait ensevelir dans un clo?tre. Tout lui ?tait souci, chagrin, blessure: une expression qu'elle cherchait, une chim?re qu'elle s'?tait faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jet? sur sa t?te, r?ver immobile et inanim?e; retir?e vers son coeur, sa vie cessait de para?tre au dehors; son sein m?me ne se soulevait plus. Par son attitude, sa m?lancolie, sa v?nust?, elle ressemblait ? un G?nie fun?bre. J'essayais alors de la consoler, et, l'instant d'apr?s, je m'ab?mais dans des d?sespoirs inexplicables.
De la concentration de l'?me naissaient chez ma soeur des effets d'esprit extraordinaires: endormie, elle avait des songes proph?tiques; ?veill?e, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence; Lucile, dans ses insomnies, allait s'asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran ? la lueur de sa lampe pos?e ? terre. Lorsque les deux aiguilles, unies ? minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des d?sordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui r?v?laient des tr?pas lointains. Se trouvant ? Paris quelques jours avant le 10 ao?t, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit: <
La vie que nous menions ? Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltation de notre ?ge et de notre caract?re. Notre principal d?sennui consistait ? nous promener c?te ? c?te dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primev?res, en automne sur un lit de feuilles s?ch?es, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des ?cureuils et des hermines. Jeunes comme les primev?res, tristes comme la feuille s?ch?e, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos r?cr?ations et nous.
Ce fut dans une de ces promenades que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit: <
L'AURORE.
<
A LA LUNE.
<
L'INNOCENCE.
<
Mon fr?re accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg: Il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne. M. de Malfil?tre, cousin de l'infortun? po?te de ce nom. Je crois que Lucile, ? son insu, avait ressenti une passion secr?te pour cet ami de mon fr?re, et que cette passion ?touff?e ?tait au fond de la m?lancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil: elle croyait que tout le monde ?tait conjur? contre elle. Elle vint ? Paris en 1789, accompagn?e de cette soeur Julie dont elle a d?plor? la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut l'admira, depuis M. de Malesherbes jusqu'? Chamfort. Jet?e dans les cryptes r?volutionnaires ? Rennes, elle fut au moment d'?tre renferm?e au ch?teau de Combourg, devenu cachot pendant la Terreur. D?livr?e de prison, elle se maria ? M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an. Au retour de mon ?migration, je revis l'amie de mon enfance: je dirai comment elle disparut, quand il plut ? Dieu de m'affliger.
Revenu de Montboissier, voici les derni?res lignes que je trace dans mon ermitage; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui d?j? dans leurs rangs press?s cachaient et couronnaient leur p?re. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose ? la tombe de ma Floridienne, le pin de J?rusalem et le c?dre du Liban consacr?s ? la m?moire de J?r?me, le laurier de Grenade, le platane de la Gr?ce, le ch?ne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodoc?e, inventai Vell?da. Ces arbres naquirent et cr?rent avec mes r?veries; elles en ?taient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire: leur nouveau ma?tre les aimera-t-il comme je les aimais? Il les laissera d?p?rir, il les abattra peut-?tre: je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg: tous mes jours sont des adieux.
Rentr? dans ma premi?re oisivet?, je sentis davantage ce qui manquait ? ma jeunesse: je m'?tais un myst?re. Je ne pouvais voir une femme sans ?tre troubl?; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidit?, d?j? excessive avec tout le monde, ?tait si grande avec une femme que j'aurais pr?f?r? je ne sais quel tourment ? celui de demeurer seul avec cette femme: elle n'?tait pas plut?t partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon se pr?sentaient bien ? ma m?moire: mais l'image de ma m?re et de ma soeur, couvrant tout de sa puret?, ?paississait les voiles que la nature cherchait ? soulever; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins d?sint?ress?e. Quand on m'aurait livr? les plus belles esclaves du s?rail, je n'aurais su que leur demander: le hasard m'?claira.
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