Read Ebook: L'île des rêves: Aventures d'un Anglais qui s'ennuie by Ulbach Louis
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Ebook has 2930 lines and 111499 words, and 59 pages
--Mais, moi, je veux plus que vous, continua l'Anglais.
--Il s'agit bien de notre volont? ? tous les deux! Suis-je fou de vous ?couter! Et Michel, en haussant les ?paules, fit un pas pour se retirer.
--Oh! oui, il s'agit de nous deux, dit sir Olliver en se pla?ant avec un beau sang-froid devant le capitaine; car je puis, si vous me refusez ce plaisir, vous br?ler la cervelle.
Et le parfait gentleman tira de sa poche un ?l?gant revolver qu'il montra ? Michel.
Le vieux marin ne broncha pas; mais la patience lui ?chappait.
--Savez-vous bien, monsieur, dit-il ? l'Anglais, qu'il n'appela plus milord, que je pourrais vous faire descendre ? fond de cale; mais, pour vous emp?cher d'y pratiquer la petite ouverture que vous d?sirez, je vous mettrais des menottes et un boulet au pied. Je suis le ma?tre ici. Ce navire est ma maison, et, comme nous n'avons pas de m?decin pour les fous, c'est moi qui r?dige les ordonnances et qui les applique.
--Je ne demande pas mieux, r?pondit sir Olliver qui remit languissamment son revolver dans sa poche, et qui tendit les deux poignets au capitaine. La prison, c'est toujours quelque chose!
Et le malheureux soupirait en tournant vers le ciel les yeux de fa?ence dont il a ?t? parl? plus haut.
Pour le coup, Michel fut d?sarm?. Sa col?re ne voulut pas ?tre en reste de politesse avec le revolver. Il reprit sa bonne humeur, et s'adressant ? l'Anglais avec cette autorit? amicale qui s'impose, en d?pit des caract?res:
--Milord, lui dit-il, en donnant ? ce mot de milord la gr?ce avenante d'une offre de r?conciliation, nous ne nous entendons pas. Pourtant j'ai vu des caract?res de toutes les nuances, des fantaisies de tous les calibres. S'il vous plaisait de causer un peu et de m'expliquer vos id?es; eh bien, je m'y ferais, je m'y habituerais, et il n'y aurait plus de contradiction entre nous.
Michel s'?tait fait le raisonnement que sugg?re toujours l'obstination d'un fou.
--C?dons, s'?tait-il dit, ou plut?t ayons l'air de c?der, et promettons-lui la lune et le soleil, s'il tient absolument ? les avoir.
Il prit, en cons?quence, avec une familiarit? dont l'Anglais ne fut pas trop choqu?, le bras de sir Olliver, entra?na celui-ci ? l'?cart, s'assit et le fit asseoir ? c?t? de lui; puis, comme un p?re qui va recevoir la confession de l'enfant prodigue:
--Voyons, milord, lui dit-il, vous avez eu des chagrins; racontez-les-moi, je ne suis pas insensible. Nous autres, vieux loups de mer qui ne quittons jamais l'eau sal?e, nous en avons quelquefois sous les paupi?res. Je vous promets de pleurer s'il le faut; c'est gentil cela, hein?
--Vous ?tes bon, repartit sir Olliver en tirant de sa poche des gants qu'il mit avec le plus grand soin, et vous allez tout savoir. Ce que j'ai ? dire, d'ailleurs, peut se r?sumer dans un seul mot: je m'ennuie.
--Je connais cela, interrompit Michel, et je le respecte; c'est votre point d'honneur national.
--Oh! je m'ennuie plus que tous les Anglais ? la fois. Quand j'?tais tout petit enfant, je m'ennuyais d?j? dans les bras de ma nourrice. Je suis entr? dans le monde en b?illant. J'?tais riche, j'ai essay? de tous les genres de gu?rison. J'ai voyag?, j'ai aim?, j'ai ?tudi?; j'ai pay? tr?s-cher des tableaux, des livres, des chevaux, des femmes, des chiens, des coqs. Les coqs m'ont amus? huit jours, et puis ils avaient une telle ardeur ? combattre que j'en suis devenu jaloux, et que je leur ai fait tordre le cou. J'ai eu des duels; pas un ne m'a ?t? funeste. Je suis all? dans l'Inde, et j'ai fait le si?ge de Delhi avec ma cravache; les balles des r?volt?s avaient de si grands ?gards pour moi que je n'avais plus m?me l'?motion du danger. J'ai eu pendant toute une nuit la tentation de m'enr?ler parmi les insurg?s et de courir la chance d'?tre mis ? la gueule des canons. Mais si je m'ennuyais d'?tre Anglais, j'?tais en m?me temps trop fier de ce titre pour me compromettre avec les sc?l?rats que nous allions ch?tier. Je suis revenu en Europe. J'ai habit? Paris pendant deux ans, et je n'ai eu que deux heures de gaiet?, un jour, ? une s?ance de l'Acad?mie fran?aise o? tout le monde dormait, m?me les orateurs. Malheureusement ces repr?sentations somnambuliques sont rares. Les th??tres m'ont port? au suicide; il ne suffit pas de savoir le fran?ais pour y aller: il faut savoir le calembour. Je n'ai jamais pu le comprendre. J'ai cru que l'amour me gu?rirait; mais l'amour n'est que l'ennui partag?, et je me piquais de trop de g?n?rosit? pour ne pas prendre la part de celle que j'aimais. J'ai song? ? me pr?cipiter du haut de la colonne Vend?me; mais je suis parent de feu lord Wellington, et le choix de ce monument, pour finir mes jours, e?t ?t? un manque d'?gards pour la statue de mon illustre cousin. J'avais essay? de la vie parisienne; j'ai voulu interroger la mort. Je suis all?, un jour, au P?re-Lachaise, bien d?cid? ? causer, comme Hamlet, avec les fossoyeurs; mais ces messieurs avaient des uniformes, lisaient le journal et manquaient compl?tement d'humour. Cette d?sillusion m'a gu?ri m?me de la pens?e de la mort; on doit bien s'ennuyer au P?re-Lachaise en si plate compagnie. On ne me laissa toucher ? rien dans le cimeti?re. Tous les morts sont sous clef. Pauvre Yorick!
J'avais un bel appartement; je donnai des f?tes et d'excellents d?ners; j'invitai des artistes; ils mang?rent bien, mais m'?gay?rent mal. J'entendis parler d'un bandit qui d?vastait la campagne aux environs de Rome. Je partis pour l'Italie, mais je ne trouvai personne pour me pr?senter ? ce chef de brigands; lorsque, surmontant les r?gles de la biens?ance britannique, je voulus me pr?senter moi-m?me, le coquin avait fait sa soumission et accept? un grade dans la gendarmerie du pape. Il tenait ? ses ?conomies.
--En v?rit?, vous n'aviez pas de chance, interrompit le bon Michel, qui gardait son s?rieux.
--N'est-ce pas? Comme je regagnais le Havre, incertain de ce que je devais tenter, j'aper?us votre fringant navire; il me plut. Sa l?g?ret? me fit penser qu'il ne devait pas ?tre tr?s-solide. J'entendis raconter que vous partiez pour un long voyage; vous deviez toucher aux ?les de la Sonde. L'occasion des aventures me s?duisit; mais ce que vos matelots m'ont dit des efforts tent?s pour adoucir les moeurs de ces peuplades m'a refroidi. J'ai peur de trouver les insulaires de la Polyn?sie en train de lire la Bible. Je ne saurais attendre plus longtemps. Ma patience est ? bout; c'est ici que je dois ressentir enfin les ?motions si vainement esp?r?es. Je guettais une temp?te; je n'ai plus que la ressource d'un naufrage; mais j'y tiens. Capitaine, je vous l'ai dit, je suis riche, j'ai sur moi de quoi payer cette coquille, toute la cargaison et l'?quipage par-dessus le march?. Voyons, monsieur Michel, faites-moi le plaisir de couler bas ce vaisseau; nous ne sommes pas ?loign?s d'un archipel; partez sur un bateau. Laissez-moi seul, je me charge de tout. C'est convenu, n'est-ce pas?
--Diable! vous ?tes bien press?, dit Michel en se levant et en ruminant dans sa t?te quelque pr?texte pour donner le change ? la fantaisie de son passager.
--D?p?chez-vous, car je m'ennuie, r?p?ta langoureusement sir Olliver.
--Et moi aussi, vous m'ennuyez, dit le capitaine.
--J'avais bien song?, continua l'Anglais, ? susciter une r?volte de l'?quipage, ? me faire nommer capitaine; mais vous ?tes un brave homme; je serais d?sol? de vous faire violence.
--C'est l? un proc?d? dont j'appr?cie toute la d?licatesse, reprit Michel, et pour n'?tre pas en reste, je ne vous ferai pas attacher avec un boulet au pied et jeter ? la mer.
--Ce serait pourtant une p?rip?tie.
--Eh bien! si le coeur vous en dit, ne vous g?nez pas; sautez par-dessus bord.
Sir Olliver parut r?fl?chir.--Non, je ne veux pas, je sais trop bien nager, je me sauverais.
--Ah! vous prenez la chose au s?rieux? Quel farceur intr?pide! Mais savez-vous bien que si vous n'avez pas d'?motions, vous ?tes joliment fait pour en donner! Voyons, milord, ?tes-vous arriv? s?rieusement ? cet exc?s d'ennui que rien, pas m?me une bonne action ? accomplir, ne puisse vous distraire?
--Les bonnes actions, dit sir Olliver, oh! j'en ai essay?. Mais les remerc?ments de ceux que j'obligeais m'ont d?go?t? de la bienfaisance.
--Eh bien, vous aviez les ingrats pour vous consoler.
--Oui, je sais, l'ingratitude serait piquante, si elle n'?tait pas banale.
--Sacrebleu! s'?cria le capitaine, j'y perdrais mon latin, si je l'avais jamais su. Vous ?tes un homme difficile ? amuser. Avez-vous essay? du jeu?
--Le jeu? quelle ironie! D'ailleurs je n'avais pas de chance en jouant, je gagnais toujours.
--Ah ?a, au lieu de l'eau sal?e ? prendre par bain ou par gorg?e, si vous essayiez du vin? voil? un genre de consolation qui n'a rien d'antinational.
--L'ivresse! ce n'est pas l'?motion; c'est le suicide! Boire pour se distraire n'est pas d'un gentilhomme; il faut boire tout au plus pour mourir.
--Tiens! voil? une issue. Tuez-vous!
--Non. La mort n'est peut-?tre que l'ennui p?trifi?, et je ne pourrais pas m'y soustraire, une fois le pacte conclu. Le sommeil est un plaisir n?gatif.
--Allons, vous ne voulez pas en d?mordre, il vous faut un naufrage.
--Oui, mais complet!
--Laissez-moi, du moins, le temps de la r?flexion, parbleu! jusqu'? ce soir; je ne peux pas m'engager ? la l?g?re.
--Jusqu'? ce soir, onze heures, dit sir Olliver qui tira sa montre. Mais il est bien entendu que si vous refusez, capitaine, nous sommes d?li?s l'un envers l'autre, et j'aurai le droit de vous contraindre par tous les moyens.
--Le droit! le droit! c'est une question. Mais enfin je consens ? vous laisser libre du choix de vos distractions, si je ne vous distrais pas ? ma mani?re.
--A ce soir, monsieur Michel.
--A ce soir, milord.
Et le capitaine se leva pour rompre l'entretien. L'Anglais resta assis, poussa quelques soupirs, sortit enfin d'un ?tui brevet? le plus odorant cigare qui ait jamais aromatis? des l?vres masculines, et se mit ? le fumer avec une sensualit? qui prouvait bien qu'il n'?tait pas compl?tement gu?ri des joies de ce monde, et que la vie lui offrait encore quelques petites douceurs.
O? sir Olliver est presque au comble de ses voeux.
Michel n'?tait pas sans inqui?tude: la folie de sir Olliver ?tait dangereuse. Le brave capitaine ne redoutait pas la mort; quoiqu'on puisse avouer, sans honte, que s'il est glorieux de s'exposer au p?ril pour une grande cause, il est ridicule d'?tre tu? stupidement, par un insens?, sans profit moral pour soi et pour ses h?ritiers. Mais ce que Michel craignait bien r?ellement, c'?tait la n?cessit? de recourir ? des mesures de rigueur, ? des pr?cautions violentes. Pharamond ne s'?tait gu?re tromp?. Sir Olliver avait tent? de corrompre l'?quipage. Jusqu'o? le mal ?tait-il descendu? et comment faire pour se pr?server des tentatives de cet homme devenu f?roce et implacable ? force d'ennui?
Pharamond avait suivi du coin de l'oeil l'entretien. Quand il vit le capitaine se diriger, tout soucieux, vers sa cabine, il s'avan?a:
--Ah! c'est toi, mon brave, dit Michel.
La familiarit? de cet accueil fit comprendre au matelot que le capitaine rendait hommage ? sa perspicacit?. Il n'abusa pas de cette d?couverte et triompha avec modestie.
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