Read Ebook: Où va le monde? Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain by Rathenau Walther Jank L Vitch S Samuel Translator
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Ebook has 738 lines and 107177 words, and 15 pages
Translator: S. Jank?l?vitch
WALTHER RATHENAU
OU VA LE MONDE?
CONSIDERATIONS PHILOSOPHIQUES SUR L'ORGANISATION SOCIALE DE DEMAIN
TRADUCTION FRAN?AISE ET AVANT-PROPOS
S. JANK?L?VITCH
PAYOT & CIE, PARIS
Tous droits r?serv?s
TABLE DES MATI?RES
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Depuis que cet ouvrage a ?t? traduit, Walther Rathenau est mort, assassin? en pleine activit?, payant ainsi de sa vie l'audace de ses id?es et sa volont? pers?v?rante d'en poursuivre la r?alisation dans le cadre de la R?publique allemande.
Ce geste a class? Rathenau parmi les adversaires les plus d?cid?s de l'ancien r?gime, parmi les hommes les plus convaincus que ce sont les fautes de ce r?gime qui ont surtout contribu? ? plonger l'Allemagne et, avec elle, l'Europe enti?re dans le chaos et le d?sordre qui, si on n'y porte imm?diatement rem?de, menacent d'engendrer de nouveaux cataclysmes dont les cons?quences seront encore plus terribles.
L'Allemagne, d'apr?s Rathenau, dans l'?tat o? l'a laiss?e la guerre et qui n'?tait ? son avis qu'une cons?quence logique de son ?tat d'avant-guerre, avait besoin d'?tre reconstruite de fond en comble, mais, dans son esprit, la reconstruction de l'Allemagne ne pouvait se faire qu'en fonction de la reconstruction g?n?rale de l'Europe, et m?me du monde entier, la guerre ayant montr? que, sous des dehors en apparence diff?rents, tous les pays, toutes les nations souffraient des m?mes maux, pr?sentaient les m?mes vices et les m?mes faiblesses.
Avant la guerre, les Allemands ?taient fiers de ce qu'ils appelaient leur <
La guerre est venue r?v?ler aux uns et aux autres qu'ils avaient ?galement tort et raison ? la fois. Elle a montr?, d'une part, que dans la complication de la vie moderne l'initiative individuelle et l'esprit d'improvisation ne peuvent engendrer que le g?chis et le d?sordre et, d'autre part, que l'organisation ? l'allemande n'?tait <
Le m?rite de Rathenau consiste ? n'avoir pas attendu la fin, ni m?me l'explosion, de la guerre, pour apercevoir les vices et les mensonges de l'organisation allemande, pour d?clarer qu'entre cette soi-disant <
D?s 1910, c'est-?-dire ? une ?poque o?, selon sa propre expression, sa voix <
Tout en soumettant le capitalisme ? une critique p?n?trante, tout en en faisant ressortir sans m?nagements tous les vices et tous les abus, tout en montrant que, s'il est une source de richesses et de jouissances pour quelques-uns, il est une cause d'esclavage et de mis?re h?r?ditaires pour le plus grand nombre, Rathenau n'a donn? son adh?sion ? aucune doctrine ?conomique et sociale d?finie, ? la doctrine socialiste moins qu'? toute autre. ? ses yeux, le capitalisme est une phase n?cessaire dans l'?volution de l'humanit?, et il subsistera tant qu'il restera encore un seul coin de la plan?te inexplor?, une seule force de la nature indompt?e et inutilis?e. Le capitalisme est le seul syst?me pouvant et devant permettre ? l'homme d'affirmer sa ma?trise de plus en plus grande sur les forces aveugles de la nature. C'est pourquoi il est, dans son essence m?me, un syst?me fonci?rement humain. Mais s'il affecte les formes inhumaines que nous lui connaissons; si, au lieu d'?tre un facteur de solidarit? entre les peuples, il les oppose les uns aux autres dans une hostilit? permanente; si, au lieu d'?tendre ses bienfaits ? tous les fils d'un m?me peuple, il cr?e non seulement des classes, mais de v?ritables castes ennemies, incapables de se comprendre les unes les autres, cela tient, encore une fois, non au capitalisme comme tel, mais ? la fausse direction que des g?n?rations successives lui ont imprim?, en consid?rant comme un but ce qui n'?tait qu'un moyen. Oui, le capitalisme n'est qu'un moyen destin? ? affranchir l'homme de la fatalit? naturelle et sociale, ? mettre ? la disposition de chacun une quantit? de biens suffisante pour lui assurer une vie humaine, au sens le plus large et le plus profond du mot.
Au lieu de cela, que voyons-nous? Des millions d'hommes manquant du plus n?cessaire, au milieu de la production la plus intense et la plus effr?n?e, des millions et encore des millions d'hommes vou?s ? un travail d'esclaves qui ne suffit m?me pas toujours ? leur assurer leur pain quotidien, ? c?t? de quelques milliers d'individus monopolisant tous les biens de la terre. Nous voyons la r?partition des mati?res premi?res, la production d'objets fabriqu?s et manufactur?s s'effectuer au hasard, selon les caprices ou les faux calculs des dirigeants de l'industrie qui ne tiennent aucun compte des besoins essentiels et v?ritables du pays et s'appliquent, au contraire, par la fabrication d'objets et d'articles toujours nouveaux, ne r?pondant le plus souvent ? aucune utilit?, ? provoquer des besoins artificiels, ? favoriser la passion du faux luxe, ? satisfaire le mauvais go?t par la camelote et l'article de bazar. G?chis, d?sordre, gaspillage de forces et de richesses: voil? ce qui caract?rise le capitalisme contemporain qui, pour se maintenir, n'a trouv? rien de mieux que de cr?er dans chaque pays, au sein de chaque nation, deux castes, deux peuples, le peuple des riches et le peuple des pauvres, s?par?s par un foss? infranchissable, mais tous deux ?galement attach?s au c?t? purement mat?riel de la vie, ?galement <
Nous engageons le lecteur ? lire attentivement les pages ?pres et mordantes que Rathenau consacre ? la critique du capitalisme moderne. C'est un r?quisitoire impitoyable, d'autant plus impressionnant qu'on ne le sent inspir? par aucune haine ou passion de parti.
Les solutions pratiques pr?conis?es par Rathenau comme rem?de ? l'?tat de choses qu'il vient d'analyser se r?sument en un seul mot: <
S. J.
INTRODUCTION
Ce livre traite de choses mat?rielles, mais au nom de l'esprit. S'il parle de travail, de n?cessit? et de gain, de biens, de droits et de puissance, d'organisation technique, ?conomique et politique, il ne pose ni n'appr?cie ces notions ? titre de valeurs finales.
Il est juste de demander si ce ne sont pas plut?t la pauvret?, le besoin, le souci et l'injustice qui d?livrent les forces les plus profondes de l'homme, affranchissent l'?me et font descendre sur la terre le royaume des cieux. Et il est loisible de r?pondre que, loin de s'opposer ? la libert? de croyance et au pouvoir de changement de l'homme, on doit plut?t encourager l'une et favoriser l'autre, que le froid de la mis?re fl?trit tous les germes, que la croissance et l'?panouiss?ment ont besoin de chaleur et de lumi?re. Mais ni cette question, ni cette r?ponse ne sont formul?es ici. L'esprit ne se laisse entra?ner ni ? appuyer et ? soutenir ce qui existe, ni ? provoquer des d?sirs et ? cr?er des conditions: sa force est assez grande pour lui permettre ? tout moment de r?aliser l'accord entre l'organisation et l'organisateur. Mais ce rapport-l? est univoque, comme l'est celui qui existe entre les formations organiques et l'ensemble des conditions d'existence; chaque nouvel esprit se cr?e son monde ? lui, et chacune de ses ?volutions se manifeste par un nouvel essor de la vie.
Ce n'est pas la revendication qui pr?c?de l'essor. Celui-ci est annonc? par une sorte de message, qui implique d?j? un commencement de r?alisation. Mais ce message, loin d'?tre une r?verie proph?tique, r?sulte de la p?n?tration des conditions mat?rielles par la certitude de la loi morale.
Ce n'est donc pas se livrer ? des discussions oiseuses, c'est plut?t s'acquitter d'un devoir et user d'un droit que de se d?tourner momentan?ment de la contemplation de l'esprit en mouvement, pour diriger son regard vers les jeux d'ombre des institutions et des formes ext?rieures de la vie: c'est que le rayon et l'ombre se laissent expliquer et d?crire l'un par l'autre. Notre ?poque, qui attache tant d'importance au moindre fait, n'a pas le courage de lire son destin, tel qu'il est inscrit dans son propre coeur; et lorsque, se jouant et se livrant ? des distractions qui n'impliquent aucune responsabilit?, elle dirige parfois sa pens?e vers l'avenir, elle en arrive, par un renversement des soucis et des m?contentements quotidiens, ? cr?er des utopies m?caniques qui, anim?es par la baguette magique de la technique, transforment tous les jours gris de la vieille semaine en autant de maigres dimanches.
O? notre ?poque puise-t-elle encore le courage de parler de d?veloppement, d'avenir et de fins, d'orienter la moiti? de son activit? vers ce qui n'existe pas encore, de songer ? la post?rit?, d'inventer des lois, de poser des valeurs, d'accumuler des biens? Elle ne se lasse pas d'examiner la question de ses origines, mais elle ne sait pas o? elle se trouve et ne veut pas savoir o? elle va. C'est pourquoi les meilleurs succombent ? la besogne au jour le jour; nombreux sont ceux qui laissent le doute, la lassitude et le d?sespoir envahir leur pens?e, qui pr?tendent jouir du pr?sent et renoncent au plus beau de leurs privil?ges: l'inqui?tude.
D'autres se tournent vers la foi dogmatique p?rim?e et se r?clament de ses promesses. Ils veulent faire revivre cette foi ? l'aide d'institutions, de preuves, en usant tour ? tour de bont?, de col?re, de promesses et de menaces. Ils ont raison au point de vue du sentiment, car la religion de l'homme ne dispara?tra jamais; mais leur pens?e est erron?e, car il n'y a pas de foi sans objet, et celui-ci ne se laisse imposer ni par la contrainte, ni par la persuasion verbale. L'essence de la foi consiste en ce qu'elle cr?e elle-m?me son objet, avec une assurance aussi infaillible qu'inconsciente, et que cet objet correspond ? l'ensemble des forces cr?atrices d'une ?poque. Mais la foi dogmatique a d?p?ri par la faute de ses supr?mes autorit?s, trop faibles pour l'imposer au monde d'une mani?re exclusive, mais assez fortes pour, pendant des si?cles, la prot?ger, ? l'aide de verres fum?s, contre l'action des rayons de la vie. Le jour o? on lui a violemment arrach? ces verres, la foi a expir?.
Inventer des dieux, provoquer des pr?sages, ordonner des sacrements: rien de plus vain que ces pieux artifices. Certes, tout cela suppose l'existence, au plus profond de notre ?tre, de forces capables de cr?er de nouvelles orientations; mais quelque habile qu'elle soit, jamais l'interpr?tation humaine ne r?ussira ? remplacer par des notions morales la vieille base faite de miracles palpables; les convictions transcendantes survivent toujours dans notre coeur, mais elles exigent une nouvelle langue, de nouvelles repr?sentations et un ?clairage nouveau. Les obscures profondeurs de notre conscience la plus intime, la plus ? l'abri du monde ext?rieur, sont loin d'?tre vides; lorsque nous consentons ? y descendre, nous y retrouvons chaque fois la certitude de l'infini, du c?t? divin de la cr?ation, l'annonce de la vocation de notre ?me et de nos forces supra-intellectuelles, le myst?re du royaume spirituel.
Ce livre s'attaque au coeur m?me du socialisme dogmatique. Celui-ci est le produit d'une volont? portant sur les choses mat?rielles; sa doctrine centrale est celle qui pr?conise le partage des biens terrestres, et son but consiste ? ?difier une certaine organisation ?conomico-?tatique. S'il cherche aujourd'hui ? s'incorporer et ? s'assimiler des id?aux emprunt?s ? d'autres conceptions du monde, il n'en est pas moins vrai qu'il n'est pas un produit de l'esprit m?me qui anime ces id?aux; il n'a pas besoin de ceux-ci, qui risquent m?me de le troubler, car son chemin s'?tend de la terre ? la terre, sa foi la plus profonde a pour objet la r?volte, sa force la plus grande consiste dans une haine commune, et son dernier espoir est celui du bien-?tre mat?riel.
Ceux qui l'ont fond? croyaient ? l'infaillibilit? de la science. Plus que cela: ils croyaient que la science poss?de une force rationnelle; ils croyaient ? l'existence d'in?luctables lois mat?rielles r?gissant l'humanit? et ? la possibilit? d'un bonheur terrestre m?canique.
Mais, aujourd'hui, la science elle-m?me commence ? se rendre compte que son tissu le plus parfait n'est pour la volont? humaine que ce qu'une bonne carte est pour un voyageur: ici une cha?ne de montagnes, l? un fleuve, plus loin une ville et, plus loin encore, une mer; si je tourne ? droite, j'arrive ? tel point; si je tourne ? gauche, j'aboutis ? tel autre point; ce chemin-ci est plus court, cet autre plus plat; ici r?gne l'abondance, l? on respire l'air des montagnes; ici on est en pays primitif, l? en pays civilis?. Mais une carte ne peut m'indiquer le chemin qui m'est prescrit, celui vers lequel m'attirent mon coeur et mon devoir. La science p?se et mesure, d?crit et explique, mais elle est incapable d'appr?cier autrement que d'apr?s des crit?res conventionnels. Or, sans appr?ciation et sans choix, il est impossible de poser des fins, et toute activit? rationnelle ?tant orient?e vers des fins et des p?les, il s'ensuit de nouveau que c'est le coeur qui, en dernier lieu, d?cide du devenir humain.
Dans le d?roulement fatal que la conception mat?rialiste de l'histoire assigne au devenir cosmique, il n'y a pas place pour la volont? du coeur; et lorsque la succession probable, pr?sum?e, des valeurs humaines subit une modification, comme ce fut toujours le cas, le m?canisme aveugle, qui exerce son action sans arr?t, met la volont? humaine en conflit avec elle-m?me.
Poser des fins s'appelle croire. Mais la vraie foi n'est pas celle qui na?t d'une inversion de d?sirs provoqu?e par une n?cessit? passag?re et qui, une fois n?e, adopte ? l'?gard de ce qui existe une attitude de n?gation et transforme l'ordre cosmique en un exp?dient. La vraie foi a sa source dans la force cr?atrice du coeur, dans l'imagination nourrie par l'amour; elle cr?e une certaine conviction d'o? les ?v?nements d?coulent sans aucune intervention de la volont?. Jamais les convictions ne sont sugg?r?es par les institutions, et le socialisme, qui ne lutte que pour des institutions, reste une doctrine politique. Il a beau critiquer, supprimer des anomalies, conqu?rir des droits: il ne r?ussira jamais ? transformer la vie terrestre, car seule la conception du monde, la foi, l'id?e transcendante poss?dent la force n?cessaire pour op?rer cette transformation.
Mais si l'insuffisance du socialisme est ?vidente, il ne s'ensuit pas que ceux-l? doivent s'en r?jouir qui le combattent par attachement commode ? ce qui existe, par crainte de sacrifices, par paresse du coeur.
Les sacrifices qu'exigent les temps nouveaux sont plus durs, les services qu'ils r?clament sont plus p?nibles et la r?compense ext?rieure qu'ils promettent est moindre que dans le domaine social proprement dit. Ils exigent, en effet, plus que le renoncement aux biens mat?riels: le renoncement ? nos vanit?s les plus ch?res, ? nos faiblesses, vices et passions, et cela au profit de sentiments et d'actions que nous vantons en th?orie, mais que nous m?prisons dans la pratique, au profit de la conviction que ce n'est pas le bonheur qui est le but de notre existence, mais l'accomplissement d'une t?che, que ce n'est pas pour nous que nous vivons, mais pour remplir les commandements de Dieu.
Et, cependant, l'humanit? finira par s'engager dans cette voie, non parce qu'elle le doit, mais parce qu'elle le voudra, parce que l'?vidence de la foi rendra tout retour en arri?re impossible, parce qu'elle se sentira envahie par le bonheur du vouloir divin. Elle sera en butte ? l'hostilit?, aux railleries, aux pers?cutions; aucune ?preuve ne lui sera ?pargn?e, pas m?me la mal?diction de ceux dont elle pr?pare la r?demption et qui lui r?servent des ch?timents pour le tort qu'elle leur cause. L'ingratitude b?nira son chemin, des tourments l'accableront ? chaque pas, mais, humblement orgueilleuse, elle se r?jouira de chaque pas douloureux qui la rapprochera de la lumi?re.
Ce ne seront ni la crainte ni l'esp?rance qui la pousseront ? agir ainsi, car ni l'une ni l'autre ne sont de v?ritables mobiles d'action, et l'on peut en dire autant de la recherche rationnelle de l'?quilibre m?canique, de la bont? et m?me de la justice. Les vrais mobiles d'action, les seuls capables de nous d?cider ? accomplir de grandes choses, sont la foi inspir?e par l'amour, la profonde n?cessit? et la volont? divine.
L'?poque qui, dans son essence la plus intime, aspire ? acqu?rir la connaissance d'elle-m?me et ? se lib?rer de sa propre rudesse, n'est gu?re favorable ? la pens?e concr?te, fond?e sur la pr?vision math?matique. ? peine ?chapp?e au lourd s?rieux et ? la plate ?vidence du mat?rialisme, elle se d?tourne honteuse de tout ce qui touche ? la pratique; mais, honteuse en m?me temps de sa honte, elle cherche ? la dissimuler et, surmontant sa r?pugnance, elle introduit dans sa vie affective quelques mis?rables accessoires et ingr?dients de la vie moderne. Elle chante les lampes ? arcs et autres inventions, dans des rimes d'une audace voulue, ce qui ne l'emp?che pas d'?tre plus ?trang?re aux choses de ce monde que ne le fut l'?poque pr?c?dente, plus grossi?re, mais qui du moins savait mettre la main ? la p?te et ?tait au courant des choses humaines. Pour se prouver ? eux-m?mes combien ils sont ?loign?s de l'assurance in?branlable qui r?gne sur le march? du monde, beaucoup de nos contemporains n'arr?tent leur attention que sur l'enveloppe la plus mince, la plus bariol?e des ph?nom?nes et se contentent, non sans une certaine coquetterie, d'un examen superficiel qui leur r?v?le ici une ressemblance, l? une contradiction.
Mis?rable mensonge! On n'a le droit de r?fl?chir sur le monde et de le juger que dans la mesure o? on le prend au s?rieux, o? on est convaincu qu'il a un sens et qu'il est coh?rent; mais la courageuse croyance ? l'absurdit? et ? la confusion irr?m?diable de tout ce qui existe comporte, ? titre de cons?quences, une vie d?pourvue de tout ?l?ment spirituel, ne connaissant que les jouissances animales, et une conscience morale fond?e uniquement sur la crainte de la police. Le voleur ? l'?talage de la vie nie la sueur qu'il d?pense pour r?ussir chacun de ses coups; il ne reste un h?ros que pour ses pareils, car l'humanit? n'accepte pas en cadeau le produit d'un mis?rable vol.
Sans doute, ce n'est pas ? l'aide de connaissances acquises et d'une instruction p?niblement re?ue que nous d?fricherons le champ qui nous est confi?; l'orgueilleux savoir est par lui-m?me inf?cond. Mais tout ce qui se passe sur la terre doit ?tre pris au s?rieux; et quand on a les sens fid?les et l'esprit toujours pr?t ? s'abandonner, ? se fondre avec ce qui l'entoure, on arrive ? saisir le sens intime des choses m?me les plus journali?res et on n'a pas la tentation de s'accrocher ? leurs signes ext?rieurs. Si le monde est une organisation, un cosmos, l'homme a le droit de se faire une id?e de ses connexions, de ses lois, de ses ph?nom?nes et de les reproduire en lui-m?me. Si Platon, L?onard de Vinci et Goethe ont fait des incursions dans le monde solide et ferme des choses, ce ne fut pas par ?garement profane, mais parce qu'ils y ?taient pouss?s par une n?cessit? divine. Le po?te qui, incapable d'embrasser le pr?sent et l'avenir de son monde, ne s'arr?te qu'? des ?pisodes int?ressants et choisis, a beau se donner pour un visionnaire: il n'est qu'un ordonnateur de divertissements esth?tiques. Les Romains disaient de l'?tat qu'il ?tait la chose de tous; cela est d'autant plus vrai de la nature, qui est ? la fois le monde ext?rieur, le d?sert et l'oasis, l'ar?ne de lutte et le tombeau de l'homme.
Le romantisme de notre temps, aux gestes r?alistes et aux sentiments artificiels, ne tardera pas ? c?der la place ? une mentalit? qui n'a jamais cess? d'exister chez les hommes n'ayant pas subi la d?formation de l'esprit: ? l'exp?rience litt?raire et scolaire succ?dera l'exp?rience puis?e dans la connaissance du monde r?el; sur les fondations en pierres de taille que formeront les r?alit?s ma?tris?es, l'?difice des id?es reposera plus solidement et pourra s'?lever avec plus de s?curit? que sur le sable mouvant de principes ?trangers ? la vie. Des hommes robustes, guid?s par des tendances pragmatiques, anim?s d'un sentiment de solidarit?, ayant l'imagination nourrie des le?ons de la r?alit? ? laquelle ils prennent une part active et dont ils portent la responsabilit?, arracheront la pens?e libre et les sentiments ind?pendants ? la serre chaude des chapelles, pour les lancer sur le chemin du devenir, de la destin?e et de l'action. Les id?es et les sentiments du monde seront alors solides sans ?tre superficiels, d?licats sans ?tre faibles, pleins de fantaisie sans pr?tentions, transcendants sans bigoterie, pragmatiques sans chicane; la direction spirituelle sera arrach?e aux mains de femmes et d'esth?tes railleurs et sceptiques, pour ?tre confi?e ? des hommes; aux mains d'artistes et d'enfileurs de phrases, pour ?tre confi?e ? des po?tes et ? des penseurs.
Le nihilisme individuel dont nous souffrons, qui nous rend la g?n?ralisation douteuse, la loi suspecte et l'action m?prisable, qui pr?tend se reposer dans la contemplation de ce qui est incomparablement unique, tout en se nourrissant en cachette de la loi et de l'action; ce nihilisme, disons-nous, fausse gaiet? sans espoir, morale sans convictions et renoncement ? contre-coeur, provient d'une source tr?s profonde qui appara?t ? la surface aux ?poques o? les hommes ont perdu la foi.
Qu'est-ce qui est l?gitime, demande cette doctrine, puisque tout ce qui arrive est unique? O? est la permanence, puisque chaque instant est nouveau et sans pr?c?dent? Comment admettre le d?veloppement, ?tant donn? que tout ce qui existe dans le temps n'est qu'illusion?
Il est vrai que dans l'essence la plus profonde des choses tout est repos et que, plus on s'?loigne du centre, plus le mouvement apparent devient intense. ? tous les grands moments, l'?me a l'intuition de son but sacr? et se sent attir?e de l'agitation trompeuse de la surface vers le centre immobile. Mais ce myst?re ne doit pas nous d?tacher de la vie. Nous ne percevons sans doute que les sons isol?s et sans suite de l'harmonie totale, et ce qui est immuable nous ?blouit par ses changements; il n'en reste pas moins que nous sommes plac?s dans cette vie pour la rendre parfaite dans le cercle ?troit qui nous est assign?, et notre calvaire est soumis ? la loi du temps. Si nous m?prisons cette sc?ne du devenir, toute pens?e devient vaine, tout sentiment sup?rieur devient irrationnel et toute action se transforme en absurdit?; m?me l'aspiration ? une perfection sup?rieure, par le fait m?me qu'elle reste action, est vaine. Mais cette conclusion renferme sa propre r?futation, puisque l'ardente aspiration de l'?me subsiste malgr? tout et constitue m?me l'?l?ment le plus r?el de notre vie int?rieure. Ayons donc le courage de faire de cet ?l?ment, et non de l'Absolu imaginaire, l'axe temporaire de notre vie temporelle, et nous verrons notre existence retrouver un sens. La pens?e concentr?e sur l'Absolu abolit la volont?; mais le culte du transcendant fournit ? la pens?e des fins ad?quates, anime la volont? par l'amour des hommes, de la nature et de la divinit? et remet l'action en honneur.
Celui qui poss?de v?ritablement une langue, poss?de, sans qu'il puisse toutefois pr?tendre ? la g?nialit? de celui qui l'a cr??e, son esprit tout entier; celui qui a compris et poss?de en esprit le legs d'un grand homme est son disciple et son fr?re, sinon par le g?nie cr?ateur, du moins par l'?me. Le legs de Bouddha et du Christ, de Platon et de Goethe ?tait, lorsqu'il vint en contact avec la terre, effroyablement ?tranger et hostile ? l'humanit?; mais aujourd'hui, et peu importent les forces prosa?ques auxquelles nous devons ce r?sultat, le bien sacr? germe dans des milliers de coeurs, et ces coeurs, soit dans leur simplicit?, soit dans leur ardente ?mulation, sont plus proches de l'?me que ne l'?taient jadis les coeurs des quelques disciples ?lus. La g?nialit? n'est pas la mesure de l'?me; mais le r?veil de l'?me est la mesure de toute cr?ation.
Le d?veloppement est la cat?gorie intellectuelle de toute notre activit? supra-animale, car tout ce que nous faisons repose sur la notion du temps, et vouloir l'immobilit? est chose aussi absurde que vouloir remonter aux origines. C'est le propre d'une ?poque tourment?e par le doute et incapable d'action que d'avoir toujours le regard fix? sur le pass?; si, toutefois, nous portons un si vif int?r?t ? nos anc?tres, si tout ce qu'ils ont fait et dit nous para?t plus important et plus familier que ce que font et disent nos contemporains, nous avons pour excuse le fait que nous sommes exc?d?s par nos m?canismes, agac?s par les bavards born?s et insupportables qui vantent comme ?tant un pas vers la perfection toute n?cessit? m?canis?e.
Mais m?me l'?poque accabl?e, m?me l'?poque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'oeuvre, non des hommes, mais de l'humanit?, donc de la nature cr?atrice, qui peut ?tre dure, mais n'est jamais absurde. Si l'?poque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la p?n?trer de notre amour, jusqu'? ce que nous ayons d?plac? les lourdes masses de mati?re dissimulant la lumi?re qui luit de l'autre c?t?. Cet amour est dur, lui aussi; il ne r?duit pas seulement en poussi?re les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il d?truit en m?me temps plus d'une affection ch?re ? notre coeur; c'est cependant par notre coeur que passe le chemin qui conduit ? la libert? du monde.
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