Read Ebook: Où va le monde? Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain by Rathenau Walther Jank L Vitch S Samuel Translator
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Ebook has 738 lines and 107177 words, and 15 pages
Mais m?me l'?poque accabl?e, m?me l'?poque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'oeuvre, non des hommes, mais de l'humanit?, donc de la nature cr?atrice, qui peut ?tre dure, mais n'est jamais absurde. Si l'?poque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la p?n?trer de notre amour, jusqu'? ce que nous ayons d?plac? les lourdes masses de mati?re dissimulant la lumi?re qui luit de l'autre c?t?. Cet amour est dur, lui aussi; il ne r?duit pas seulement en poussi?re les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il d?truit en m?me temps plus d'une affection ch?re ? notre coeur; c'est cependant par notre coeur que passe le chemin qui conduit ? la libert? du monde.
Puisque l'exp?rience et la tradition sont incapables d'?voquer et de favoriser l'avenir, puisque le calcul d?g?n?re en une plate sp?culation, nous ne devons jamais perdre de vue que d?veloppement signifie toujours ascension de l'esprit et que par notre vie int?rieure, v?cue en puret? et interpr?t?e sans parti-pris d'un d?sir quelconque, nous participons microcosmiquement ? l'?volution du monde. L? r?side l'explication de toute proph?tie: de la froide et pratique compr?hension d'une conjoncture ? l'interpr?tation ad?quate d'une n?cessit? politique; de l'intuition sympathique d'une destin?e humaine ? la p?n?tration, visionnaire du tableau de l'Univers, ? tous les degr?s de sympathie intellectuelle et intuitive il y a parall?lisme entre l'esprit objectif et l'esprit v?cu. Tout instrument organis? exprime dans les sons qu'il ?met l'?cho de la symphonie.
De cette concordance entre le monde objectif et la vie int?rieure nous poss?dons une certitude qui nous est fournie par la force irr?sistible avec laquelle la pens?e s'impose ? nous, ind?pendamment de notre volont?: la v?racit? communicative ?chappe aux d?monstrations m?caniques. Qu'est-ce qui est susceptible de d?monstration? ? peine le pass?, ? peine m?me la v?rit? de la g?om?trie euclidienne; ni nos sentiments, ni les faits de notre vie int?rieure, ni nos pressentiments ne se laissent d?montrer. Toute conception pratique, toute mesure d'organisation peut ?tre discut?e; mais ce qui est juste est l'objet d'une confiance sans condition, car tout sentiment profond, relatif au pass?, au pr?sent ou ? l'avenir, poss?de dans sa v?racit? m?me une force qui impose l'adh?sion et la foi et r?siste ? toute ?preuve. Les sentiments forts parlent une langue forte; ce qui est clairement per?u ?claire ? son tour; l'honn?tet? et la sinc?rit? cr?ent la confiance.
La pens?e sinc?re donne l'impression toute corporelle de plasticit? et de poids. Et il est encore un autre signe qui la distingue des paradoxes et des aphorismes du jour, lesquels ne sont vrais que lorsqu'on ne les envisage et ?claire que d'un seul c?t?: elle est attir?e vers le r?el, elle touche ? la vie journali?re, sans y plonger par ses racines, elle para?t r?alisable, tout en ?tant nourrie d'imagination. C'est que les germes de l'avenir sont r?pandus partout dans le sol; ce qui est en voie de na?tre para?t merveilleux, non parce que venant du n?ant, mais ? cause des transformations qu'en subissent les choses qui ont fini par devenir famili?res.
Tous nos actes sont plus ou moins visionnaires, car chacun de nos pas nous emporte vers l'avenir. Si nous croyons l'homme capable d'anticipation, croyons-y donc fermement. Si nous r?unissons nos efforts en toute bonne volont?, tout ce qui est trompeur et illusoire ne tardera pas ? s'?vanouir devant nos anticipations communes, et ce qui est juste appara?tra dans tout son ?clat. Pour arriver ? ce r?sultat, une seule condition est n?cessaire: que nos pieds ne perdent jamais contact avec la terre ferme, que nos yeux ne perdent jamais de vue les ?toiles.
LE BUT
Consid?r? au point de vue ph?nom?nologique, le mouvement universel dont notre ?poque constitue l'aboutissement a eu pour point de d?part deux ?v?nements capitaux ?troitement li?s l'un ? l'autre.
Un surpeuplement sans exemple s'est produit dans toutes les parties de notre plan?te accessibles ? la civilisation; dans sa pouss?e irr?sistible, ce surpeuplement a d?chir? la mince enveloppe des couches sup?rieures qui jadis imprimaient ? chaque peuple europ?en sa nuance particuli?re et entravaient son ascension.
L'humanit? d?cupl?e a eu besoin, pour sa protection et sa conservation, d'une nouvelle organisation de l'?conomie et de la vie; le d?placement des couches sociales qui s'est op?r? au sein de chaque peuple a r?v?l? dans les forces lib?r?es des anciennes classes inf?rieures les facteurs intellectuels correspondant ? la nouvelle organisation.
Le chemin qu'avait ? parcourir la volont? transformatrice de l'humanit? ?tait long; il fallait cr?er la pens?e abstraite, la science exacte, la technique, le gouvernement des masses, l'organisation; pour donner d'abord une forme ? l'ordre nouveau, pour le justifier ensuite, il fallait op?rer une transformation des d?sirs, id?es et fins humains, introduire une nouvelle mani?re de vivre, faire surgir un art nouveau, une conception du monde et une foi nouvelles.
On a eu de bonne heure l'intuition des liens qui rattachent entre eux les ?l?ments constitutifs de l'?poque, mais on n'a jamais eu le courage d'embrasser d'un seul coup d'oeil l'ensemble de ces ?l?ments. C'est pourquoi on entend toujours parler du capitalisme comme d'un fait qui, ? lui seul, suffirait ? caract?riser toute notre ?poque, alors qu'il n'est que la projection de l'ensemble de notre r?gime sur une partie de l'?conomie. C'est pourquoi aussi la science continue ? se livrer inlassablement au jeu qui consiste ? ?tablir des rapports entre les diverses branches de la m?canisation, ? les d?duire les unes des autres: capitalisme, d?couvertes, guerres, calvinisme, juda?sme, luxe, f?minisme, tous ces ?l?ments sont rattach?s les uns aux autres par des liens vari?s et sont cens?s former la courbe qui repr?sente la marche des ?v?nements; et l'on ne s'aper?oit pas que ce faisant on se contente d'expliquer un miracle par un autre, et il ne vient ? l'esprit de personne de remonter ? la variable primitive qui, ind?pendamment de tout autre facteur et prise en elle-m?me, d?termine l'agitation bariol?e des ph?nom?nes et permet volontiers de consid?rer les filles sans penser ? la m?re. Cette fonction fondamentale d?coule de l'exp?rience la plus profonde du genre humain; envisag?e du dehors, elle appara?t comme une augmentation quantitative et un changement qualitatif; vue du dedans, elle se pr?sente comme un anneau de la cha?ne de l'?volution spirituelle des ?tres vivants.
Au degr? que nous occupons dans l'?chelle de la cr?ation, l'esprit cherche ? d?passer le domaine de l'intellect utilitaire qui, par ses tendances, ses craintes et ses d?sirs, r?git le monde vivant, depuis le protozoaire jusqu'? l'homme primitif, pour atteindre l'?me, c'est-?-dire le domaine de la transcendance d?sint?ress?e et exempte de d?sirs. Pour atteindre ce domaine, l'humanit? doit r?unir toutes ses forces vitales, tendre au plus haut degr? l'?nergie de son intellect, la seule dont elle soit ? m?me de disposer en toute libert?, et avoir toujours pr?sente ? l'esprit la conviction de l'absurdit? de son puissant penchant pour le monde mat?riel. C'est en effet par l'intellect que passe un des chemins qui conduisent ? l'?me: c'est le chemin de la connaissance et du renoncement, le chemin vraiment royal, le chemin de Bouddha. Comme tout ce qui sert ? discipliner l'humanit?, cette t?che et cette destin?e s'expriment avec la force d'une n?cessit? qui, spontan?ment surgie, est plus imp?rieuse que toutes celles que l'humanit? avait eu ? subir aux p?riodes glaciaires et dans les habitats d?sertiques. Mais, en m?me temps, cette n?cessit? est g?n?ratrice de l'?lan le plus puissant qui se soit manifest? depuis les origines de la plan?te.
Quel est l'homme qui serait ? m?me de citer une folie ou une absurdit? de la nature? Or, la m?canisation est un sort de l'humanit?, donc oeuvre de la nature, et non caprice ou erreur d'un individu ou d'un groupe. Personne ne peut s'y soustraire, car elle existe en vertu de lois inflexibles. C'est pourquoi font preuve de manque de courage ceux qui regrettent le pass?, qui m?prisent ou renient notre ?poque. En tant que produit de l'?volution et oeuvre de la nature, elle a droit ? notre respect; mais en tant que n?cessit?, elle est notre ennemie. Nous devons regarder cette ennemie en face, mesurer sa force, ?pier ses faiblesses, afin de pouvoir la frapper ? la premi?re occasion favorable. En tant que n?cessit?, la m?canisation se trouve d?sarm?e, d?s qu'on a mis ? nu son sens cach?.
Il en est autrement de la m?canisation consid?r?e comme forme de la vie mat?rielle: comme telle, elle restera indispensable ? l'humanit?, tant que le chiffre de la population ne sera pas retomb? ? la norme des mill?naires pr?-chr?tiens. Trois de ses fonctions suffisent ? lui assurer une domination sur la vie terrestre: la division du travail, la ma?trise des masses et celle des forces. On ne peut ni demander ni admettre raisonnablement que l'humanit? renonce de son plein gr? ? sa domination sur la nature, en faveur d'une fausse simplicit?, d'une existence ?troitement born?e, d'un oubli complet de toute connaissance, d'un ?tat artificiellement primitif. Rien de plus absurde que l'opinion de ces habitants neurasth?niques de grandes villes qui s'imaginent pouvoir ?chapper ? la m?canisation et m?me rompre son joug, en se retirant dans une solitude montagneuse et en y menant une vie simple et modeste, en compagnie de quelques bons livres et d'un luth. C'est que pratiquement la m?canisation est indivisible: qui en veut une partie, la veut toute. Si vous voulez avoir une hache, il faut que des milliers de vos semblables fouillent dans les profondeurs de la terre; pour qu'il y ait du papier, il faut que des for?ts enti?res soient broy?es par les m?choires des machines, et pour qu'une carte postale arrive ? destination, les rails qui sillonnent la terre doivent ?tre secou?s par la locomotive passant en coup de tonnerre. C'est se rendre coupable d'une imposture involontaire que de vouloir faire un choix au point de vue de la m?canisation. Nos modernes bergers d'Arcadie auraient beau se d?faire du dernier fil tiss?, du dernier grain de bl? cultiv?, de la derni?re pi?ce de monnaie, ils ne trouveraient pas sur la terre le moindre coin o? r?aliser leurs robinsonades raffin?es.
C'est que l'universalit? constitue l'essence m?me de la m?canisation. Gr?ce ? celle-ci, le monde se trouve transform? en une association forc?e, en une communaut? rigoureuse de production et d'?conomie. Comme elle est n?e spontan?ment, et non en vertu d'une volont? consciente, comme le travail et la r?partition n'y sont pas r?gl?s par des lois et des d?crets, mais sont impos?s par la n?cessit?, cette extraordinaire communaut? de travail appara?t ? l'individu, non comme un r?gime de solidarit?, mais comme un ?tat de lutte. Elle est solidarit?, pour autant que les hommes, pour se maintenir et pour se conserver, sont oblig?s de manifester une activit? raisonnable, chacun s'appuyant sur le bras du voisin; elle est lutte, pour autant que chacun ne travaille et ne jouit que dans la mesure o? il gagne et conquiert sur les autres. L'organisation m?caniste pr?sente ainsi un caract?re brutalement instinctif et inconscient; elle ?chappe de ce fait ? toute r?gle, et c'est ce qui explique le caract?re d?sastreux et malheureux de ses cons?quences. En tant qu'il repose sur une communaut? de lutte pour et contre les forces de la nature, ce ph?nom?ne universel n'est ni bon, ni mauvais: il est tout simplement n?cessaire. Les hommes r?unis peuvent plus qu'un seul, l'organisation et l'association ?tant seules capables d'assurer le plus grand rendement des forces vitales. Dans toute humanit? suffisamment dense et ayant atteint un certain degr? de d?veloppement intellectuel, doit appara?tre n?cessairement, quel que soit son habitat plan?taire, un ph?nom?ne collectif correspondant ? la m?canisation; mais il d?pendra de la force d'?me de cette humanit? de se soumettre ? cette m?canisation comme ? une volont? obscure ou de triompher de sa contrainte.
Sur notre plan?te ? nous la m?canisation a d?j? rempli une bonne partie de sa mission. Sous la forme de la civilisation, elle a ?tabli une entente ext?rieure, cr?? la possibilit? d'une vie en commun o? les heurts se trouvent r?duits au minimum et celle d'une construction organique. En imposant certaines formes de production et d'?change, elle a permis d'assurer ? la population h?t?rog?ne et en voie d'augmentation continue, les moyens de se nourrir, de se v?tir et de vivre sous un abri; et elle a obtenu ce r?sultat, en rendant accessibles les ressources cach?es du globe terrestre, en enseignant ? centraliser la fabrication, ? d?centraliser la distribution. Sous la forme du capitalisme, elle a rendu possible l'association des activit?s humaines et leur convergence vers des buts communs, d?termin?s d'avance. En tant qu'organisation politique et civique, elle a essay? d'assurer ? chaque groupe l'expression de sa volont? et de rendre celle-ci perceptible ? la conscience collective. Au moyen de la presse, elle conduit au centre de perception de la communaut? toute impression re?ue par l'?tre collectif. Par la politique, elle s'applique ? d?limiter la nationalit? et ? ?tablir la division du travail entre les nations. Par la science, elle favorise les recherches collectives sur les ph?nom?nes de la nature, et par la technique elle transforme la science en une arme de combat contre les forces de la nature. Aucune r?gion de la terre ne reste inexplor?e, aucune t?che mat?rielle ne reste irr?alisable; tout bien terrestre peut ?tre conquis, aucune id?e ne reste cach?e, n'importe quelle entreprise doit ?tre tent?e et peut se pr?tendre r?alisable; bref, en ce qui concerne la cr?ation mat?rielle, l'humanit? a atteint la phase d'un organisme parfait qui, avec ses sens, ses troncs nerveux, ses organes de la pens?e, ses vaisseaux sanguins et ses instruments de tact, s'attaque au globe terrestre, soul?ve sa cro?te et aspire ses forces.
Il n'y a pas d'?volution qui s'effectue de l'organique vers l'inorganique. On peut concevoir des formes d'organisation autres que la m?canisation; mais quelles qu'elles soient, elles aboutiront, comme celle-ci, en vertu m?me de leur caract?re mat?riel, ? une construction mat?rielle destin?e ? associer les forces humaines en vue de la conqu?te des forces de la nature; quelles qu'elles soient, elles pr?senteront pour la vie les m?mes dangers et l'accableront des m?mes tourments, tant qu'elles ne seront pas domin?es par les forces de l'?me.
On comprend que le monde soit plein d'admiration devant sa premi?re r?alisation de l'unit?, qu'il aille m?me jusqu'? consid?rer son ?difice mat?riel comme susceptible d'offrir un abri ? l'esprit, qu'il mette au service de l'organisation, n?e spontan?ment, sa pens?e et ses connaissances, ses sentiments et sa volont?. Et, cependant, bien que l'?difice soit loin d'?tre achev?, on voit d?j? la conscience se dresser contre lui. Elle ne le fait encore que sous une forme grossi?rement m?canique; ce sont notamment les d?sh?rit?s qui s'insurgent et qui veulent d?truire cette organisation mat?rielle et m?canique, pour la remplacer par une autre, ?galement m?canique et mat?rielle, mais qui leur para?t plus juste et leur promet davantage. Mais les privil?gi?s eux-m?mes se sentent opprim?s. Ils se rendent compte de la baisse des valeurs esth?tiques et morales; ils voudraient revenir en arri?re et sont pr?ts ? sacrifier de l'indivisible m?canisation ce qui leur para?t comme n'en faisant pas n?cessairement partie, juste ce qu'ils peuvent sacrifier sans l?ser leurs int?r?ts et sans troubler leur repos. Mais on se rend surtout vaguement compte qu'il s'agit d'une injustice, que personne, pas m?me le plus heureux, n'?chappe ? une crise int?rieure et que des biens sup?rieurs aux biens sacrifi?s sont en danger. Il ne s'agit encore que d'escarmouches se d?roulant autour des ouvrages ext?rieurs, car on n'a pas encore pleinement compris et reconnu l'essence et la force de la m?canisation dans son ensemble. Des questions relatives ? la conception du monde, au capitalisme, ? la mis?re, ? la technique, sont agit?es et discut?es sans lien avec le probl?me central. On manque d'orientation. On prend tour ? tour pour l'axe de l'humanit? la justice, la culture, l'?quilibre, l'int?r?t, la tradition, la nationalit?, l'esth?tique. C'est en cela que se manifestent la mauvaise conscience de l'?poque et sa pr?occupation intime. Mais apr?s nous ?tre occup?s jusqu'ici des forces constructives de la m?canisation, nous allons, dans ce qui va suivre, mettre sous les yeux du lecteur les forces de d?composition qu'elle rec?le dans son sein.
On s'imagine l'influence qu'ont d? exercer des si?cles de contrainte intellectuelle sur l'esprit humain comprim?! L'?re de la division du travail exige la sp?cialisation. Lorsque l'esprit, enferm? dans les r?gles et les pratiques de son domaine sp?cial, re?oit par mille canaux l'image n?buleuse du monde ext?rieur impitoyablement changeant, ce qui est petit lui appara?t facilement grand et le grand lui donne non moins facilement l'illusion du petit. L'impression s'estompe, ce qui ne peut que favoriser le jugement superficiel, irresponsable. L'admiration et l'?tonnement ne vont que vers ce qui est nouveau et sensationnel. On ne garde que le crit?re mesquin, ayant pour base le nombre et la mesure. La pens?e devient dimensionnelle. Si l'on applique aux choses la mesure, on ne juge les actes que par le succ?s qui ?touffe le sentiment moral, comme la mesure et le poids ?touffent le sens de la qualit?! C'est dans le jugement rapide que r?side la source du succ?s; il s'obtient au prix de l'erreur et de l'illusion; on devient sceptique. On cherche ? p?n?trer, non dans les choses, mais derri?re les choses, derri?re les hommes et les puissances; on perd toute honn?tet? et toute pudeur. On proclame que savoir, c'est pouvoir, que le temps est de l'argent; et c'est ainsi qu'on sait sans conna?tre, qu'on passe son temps sans joie. Les choses elles-m?mes, n?glig?es et m?pris?es, ne procurent plus aucune joie, car elles sont devenues des moyens. Tout d'ailleurs est moyen: choses, hommes, nature, Dieu; derri?re tout cela se dresse, comme un fant?me, comme un ?tre irr?el, la chose en soi, l'objet en soi des aspirations: le but; le but qui n'est jamais et ne peut jamais ?tre atteint, le but dont on ne poss?de aucune notion claire, le but, vague et complexe repr?sentation dans laquelle on discerne un d?sir de s?curit?, de vie, de possession, d'honneur, de puissance et dont les ?l?ments s'?vanouissent ou moment m?me o? on croit les avoir atteints; le but, image n?buleuse, aussi lointaine au moment de la mort que le jour o?, pour la premi?re fois, on l'a aper?ue. En face de ce but, se dresse mena?ant, plus r?el, mais infiniment exag?r?, le spectre de la n?cessit?. Tiraill? entre ces fant?mes et pouss? par eux, l'homme court d'une irr?alit? ? une autre. C'est l? ce qu'il appelle vivre, agir et cr?er; c'est l? ce qu'il l?gue, ? la fois comme b?n?diction et comme mal?diction, ? ceux qu'il aime.
Cet ?tat de l'esprit m?canis? n'est cependant pas autre chose que l'?tat primitif des races inf?rieures, ?panoui au milieu du tumulte de la grande ville; il est ? la fois le but et l'?pouvantail de ceux qui ont cr?? notre ?poque. Mais il y a l? encore quelque chose de plus qu'un atavisme: ceux qui ont go?t? au breuvage retournent dans l'ab?me moral o? reposent les ?tres obscurs qui l'ont fabriqu?. Et c'est ainsi que parvenus au z?nith m?me de la civilisation, ils tout condamn?s ? vivre la vie, ? ?prouver l'?tat d'?me, les angoisses et les joies que leurs anc?tres avaient r?serv?s aux esclaves.
Cet ?tat d'?me se caract?rise par l'ambition et par l'aveuglement. Par l'ambition, ? laquelle nul but ne suffit, qui est cependant irrationnelle au point de transformer finalement le travail en fin en soi, ? ramasser sur son chemin tout ce qui brille et qui marche vers la tombe, en tra?nant derri?re soi le poids mort des moyens; par l'aveuglement pour lequel nul fait n'est assez r?el, aucune connaissance trop secondaire, qui craint d'approfondir les choses, qui d?pouille le monde de son enveloppe charnelle et de son contenu spirituel, qui tue ce qu'il y a en lui de mortel et m?prise ce qu'il renferme d'immortel.
Les joies qu'on ?prouve sont celles des enfants d'esclaves et des femmes de condition inf?rieure: possession qui brille et cr?e l'envie, amusements et ivresse des sens. La passion de poss?der engendre une v?ritable boulimie pathologique: on veut poss?der le plus de choses possible, cependant que le rassasiement et la mode d?pr?cient tous les ans les tr?sors accumul?s et nous obligent ? les remplacer par des futilit?s nouvelles. Les joies de la grande ville et celles d'une soci?t? qui, par une inconsciente ironie, se fait qualifier de meilleure, sont profond?ment humiliantes et d?gradantes. Il est impossible de quitter les lieux o? ces gens, pour nous servir du mot le plus commun du langage vulgaire, s'amusent, sans ?tre pris de doute sur l'avenir de l'humanit?; et celui qui ?chappe ? ce doute peut dire qu'il a subi avec succ?s la plus forte ?preuve qui puisse ?branler la confiance dans le monde. Griserie, plaisir et crime ont leur source dans des poisons et des excitants qui exigent une d?pense triple de celle que le monde consacre ? toutes les oeuvres de civilisation.
Ce n'est pas dans les besoins de sa vie que l'individu trouve la mesure de son travail et de ses loisirs, mais dans une r?gle qui lui est ext?rieure: la concurrence. Il ne suffit pas qu'il cr?e dans la mesure de ses forces et de ses d?sirs: son travail est estim? par comparaison avec celui d'un autre, avec ce que font d'autres; le demi-travail, le travail lent n'a pas plus de valeur que l'oisivet?. Tout travail, depuis celui du grand capitaine jusqu'? celui du facteur, depuis le travail du journalier jusqu'? celui du financier, est soumis au syst?me de l'accord et du record; on demande ? chacun autant que peut faire le voisin. L'artisan de jadis perfectionnait son travail ? force d'amour et d'embellissement; la m?canisation, elle, produit sous l'?gide de l'adjudication: on exige un minimum de qualit? et de quantit?, le prix le plus bas est le meilleur, et l'amour ne trouve aucune r?compense. C'est la lutte entre groupes, entre nations, qui ?tablit la limite de l'effort, et l'issue de la lutte d?pend chaque fois des sommes de forces objectives d?pens?es, ? l'exclusion de toute influence individuelle.
L'homme n'est m?me pas libre de diriger et de concevoir son activit?. Qu'il se sente une vocation unique ou des vocations multiples, l'organisation m?caniste ne l'utilise qu'en vue de la sp?cialisation. Et notre g?n?ration se pliant de bon gr? ? la contrainte, il s'ensuit que nous avons le voyageur de commerce-n?, l'instituteur-n?, tout comme nous avons l'ing?nieur-n? et l'entomologiste-n?. Mieux que cela: l'organisation m?caniste fournit le nombre et le choix de types, en raison directe des besoins. Tout recul entra?ne un ch?timent: si l'on voit surgir de temps ? autre un homme de la vieille trempe des guerriers, des aventuriers, des artisans, des proph?tes, on ne tarde pas ? l'exclure de la communaut?, ? le mettre au ban de la soci?t? et ? le charger des besognes les plus basses, les plus indiff?renci?es.
Mais la contrainte ne s'arr?te pas l?. Elle d?robe ? l'homme jusqu'au sentiment de la responsabilit? envers lui-m?me. La force organisatrice, qui est l'essence m?me de la m?canisation, s'exerce jusqu'? ce que chacune des parties de celle-ci, chaque ensemble de parties, soient devenues des organismes ? leur tour: c'est ainsi que dans la nature chaque ?l?ment, quelque grand ou petit qu'il soit, forme un organe et que l'ensemble des organes forme un tout continu. Associations, unions, firmes, soci?t?s, bureaucratie, organisations professionnelles, politiques, religieuses unissent et s?parent les hommes dans un enchev?trement inextricable; personne n'existe pour lui-m?me, chacun est subordonn? ? d'autres, responsable devant d'autres. Cet ?tat, propre ? ?lever l'?me par la grandeur de sa conception, tant qu'il s'agit d'une organisation qui n'est pas l'oeuvre de l'homme, devient une odieuse soumission dans ces immenses r?gions obscures o? le sentiment de la responsabilit? consciente est remplac? par l'int?r?t servile. L'artisan de l'ancienne guilde vivait, lui aussi, dans un ?tat de d?pendance, mais sa d?pendance, visible, sans ?quivoque, n'?tait pas celle d'un employ? de magasin de nos jours, puisqu'elle ?tait associ?e au sentiment de libert? int?rieure. La d?pendance m?caniste, elle, est recouverte d'une apparence de libert? ext?rieure; le m?content peut exiger le respect de la forme ext?rieure, il peut protester, abandonner le travail, s'en aller, ?migrer, mais tout cela ne l'emp?che pas de se retrouver dans la m?me situation au bout de quelques semaines, les noms, les personnes et les localit?s ayant seuls chang?. L'anonymat de la contrainte op?re par sa magie ce que les despotismes et les oligarchies de jadis n'ont pas r?ussi ? r?aliser, malgr? leurs janissaires et leurs espions: l'?ternisation de la d?pendance.
Mais la contrainte individuelle serait encore un mal supportable, sans le ph?nom?ne massif qui la recouvre. La m?canisation, en tant qu'organisation massive, a besoin des forces humaines, non ? l'?tat individuel, mais r?unies de fa?on ? former de vastes ensembles. Les multitudes qui ont construit les pyramides des Pharaons ne suffiraient pas ? fabriquer tous les outils dont un pays a besoin m?me pour une seule journ?e; les arm?es de Napol?on ne suffiraient pas ? fournir le contingent d'une seule circonscription mini?re. Des populations enti?res doivent se tenir pr?tes ? se grouper et ? se regrouper sans cesse en arm?es dont la destination varie ? l'infini. Des millions de chevaux-vapeurs exigent des millions d'hommes-centaures. Ce n'est pas en vertu d'une n?cessit? inh?rente au principe de la m?canisation, mais c'est gr?ce ? des circonstances secondaires accompagnant le d?veloppement et jug?es commodes, que la division, in?vitable en elle-m?me, entre le travail intellectuel et le travail physique est devenue ?ternelle et h?r?ditaire; il en est r?sult? la division de chaque pays civilis? en deux peuples qui, apparent?s par le sang et cependant s?par?s pour toujours, se trouvent, l'un par rapport ? l'autre, dans la m?me attitude que jadis les couches sup?rieures et les couches inf?rieures dont la s?paration avait du moins pour excuse la diversit? d'origines. Ces deux peuples sont s?par?s et domin?s par la contrainte. Le sup?rieur ne peut pas descendre, sans perdre son rang social et sa conscience sociale, sans renoncer ? son ambiance accoutum?e, aux biens de jouissance et de culture que lui conf?re sa sup?riorit?; et, inversement, un membre des couches inf?rieures ne peut pas monter, s'il ne poss?de pas, par un hasard heureux, un certain capital ou un certain degr? d'instruction pour point de d?part. Or, abstraction faite des cas d'?migration, les hasards pareils sont tellement rares qu'on trouve ? peine un descendant de prol?taires parmi les milliers de fonctionnaires dont disposent nos entrepreneurs.
Cette s?paration forc?e est d'une duret? inou?e pour le peuple inf?rieur. Ilotisme, esclavage, servage ?taient des formes de d?pendance fond?es sur les conditions de l'?conomie rurale. Le travail, plus dur et moins r?mun?rateur que celui du travailleur libre, ?tait cependant de m?me nature: il s'accomplissait dans le d?cor agr?able de la vie rurale qui att?nuait les rigueurs de la surveillance et la mis?rable insignifiance de la r?compense. Le travail du prol?taire de nos jours pr?sente, si l'on veut, les avantages de la d?pendance anonyme; le prol?taire ne re?oit pas des ordres, mais des indications; il ob?it, non ? un ma?tre, mais ? un sup?rieur hi?rarchique; il ne sert pas, mais s'acquitte d'une obligation librement accept?e; ses droits humains sont les m?mes que ceux de ses employeurs; il est libre de changer de r?sidence et de situation; la puissance qui se trouve au-dessus de lui n'a rien de personnel, car alors m?me qu'elle se pr?sente sous l'aspect d'un employeur individuel ou d'une firme, il s'agit toujours en r?alit? de la puissance de la soci?t? bourgeoise. Et, cependant, de quelque mani?re qu'il l'arrange dans les limites de cette libert? apparente, la vie du prol?taire s'?coule triste et uniforme, les jours se suivent et se ressemblent, et cela pendant des g?n?rations infinies. Celui qui a ?t? absorb?, ne serait-ce que pendant deux mois, de sept heures ? midi et de une heure ? six heures, par une besogne exclusive de tout effort intellectuel, dans la seule attente du coup de sir?ne lib?rateur, sait le degr? de renoncement que comporte une vie de travail automatique; au lieu de chercher ? justifier cette vie ? l'aide d'arguments religieux ou profanes, au lieu de chercher ? la pr?senter comme une source de satisfactions, il verra plut?t dans toute tentative de ce genre un acte dict? par la convoitise ?go?ste. Mais celui qui se rend compte que cette vie n'a pas de fin, que le prol?taire, en mourant, l?gue ? ses enfants et aux enfants de ses enfants le m?me sort, sans pouvoir leur fournir ou indiquer aucun moyen de s'en ?vader, celui-l? ?prouve un sentiment de faute et d'angoisse. Nous faisons appel ? l'intervention de l'?tat, lorsque nous voyons maltraiter un cheval de fiacre, mais nous trouvons juste et conforme ? l'ordre des choses qu'un peuple soit condamn? pendant des si?cles ? ?tre l'esclave d'un peuple fr?re, et nous nous indignons, lorsque nous voyons ces malheureux h?siter ? approuver par un bulletin de vote le maintien d'un pareil r?gime. Le dogme plat du socialisme est un produit de cette mentalit? bourgeoise. Que ce dogme soit devenu l'appui le plus puissant du tr?ne, de l'autel et de la bourgeoisie, c'?tait l? une n?cessit? ? la fois profonde et paradoxale. Le spectre de l'expropriation n'a servi en effet qu'? effrayer le lib?ralisme qui, renon?ant ? toute pens?e libre, s'est mis sous la protection des forces de conservation.
Dans les classes dominantes, la s?paration forc?e, impos?e par la m?canisation, sans ?tre une source de mis?re, n'en repr?sente pas moins un danger. C'est une loi de la nature que tout organisme, plus ou moins ?pargn? par la lutte pour l'existence, tombe, apr?s une phase d'heureux ?panouissement, dans un ?tat d'affaiblissement et de r?gression. Les peuples victimes de ce sort devenaient jadis la proie de conqu?rants qui leur imposaient le contact r?g?n?rateur et salutaire avec la terre; mais de nos jours la race des conqu?rants est ?puis?e, et une interversion des couches sociales aurait pour effet de renouveler le m?me jeu avec les r?les intervertis, et non avec des forces nouvelles, pour l'amener au m?me r?sultat d?plorable. Chez ces classes privil?gi?es, l'absence de tout travail physique se complique d'une constante tension intellectuelle, qui est pour nos grandes villes une cause de st?rilit? physique et morale et pr?pare ? notre Occident une crise de la population.
Lorsqu'on embrasse d'un coup d'oeil d'ensemble ce ph?nom?ne de stratification forc?e dont nous voyons la cause dans la tendance irr?sistible de la m?canisation ? l'organisation et ? la division du travail, on constate une fois de plus qu'il s'agit somme toute d'un retour ? l'?tat de nos anc?tres obscurs. Nous n'avons pas renonc? d?finitivement au primitif esclavage et nous avons r?ussi, malgr? le christianisme et la civilisation occidentale, ? ?tendre sur les peuples un r?gime de suj?tion qui, sans aucune contrainte l?gale, sans pouvoir personnel visible, gr?ce au simple jeu de processus organiques libres en apparence, condamne certaines couches sociales, par rapport ? d'autres, ? une d?pendance rigide et h?r?ditaire, bien qu'anonyme.
Le coeur humain a trop besoin d'une atmosph?re chaude, d'une atmosph?re d'amour et de sympathie, pour laisser la haine s'?pandre comme une flamme vive et d?vorante; mais plus la g?n?ration soumise ? la m?canisation est rude et endurcie, et plus la flamme sournoise, qui ne trouve pas d'issue, use les rouages int?rieurs.
L'homme d'autrefois faisait passer toute sa force et tout son amour dans ses oeuvres. Il ?tait l? pour la chose qui sollicitait son travail. Ses semblables vivaient en dehors de lui, et il n'avait besoin d'eux que de temps ? autre, pour l'?change de produits, pour la d?pense commune ou le service commun. Les siens, qu'il avait la charge de prot?ger, formaient autour de lui un premier cercle; puis venaient, formant un cercle plus large, les amis auxquels il avait jur? fid?lit?; enfin, ? une distance plus grande encore, il ?tait entour? par les ennemis qu'il avait ? combattre. L'homme de nos jours ne vit plus pour une chose; ce qu'il convoite, c'est le bien neutre de la possession; ce qui le guide, c'est l'id?e abstraite d'une sph?re de puissance relative, mais extensible ? volont?; ce qui donne un contenu ? sa vie, ce n'est pas la chose, laquelle se trouve transform?e en simple moyen, mais la carri?re ? parcourir. Cette carri?re, il est pr?t ? la poursuivre, sans tenir compte des murailles humaines qu'il peut trouver sur son chemin. De quelque c?t? qu'il regarde, ? quelque place qu'il se trouve, il aper?oit d'autres hommes qui sont ses ennemis. Pour faire des br?ches dans ces murailles vivantes, il se sert de ses compagnons et de ses clients qui le suivent, non par amour, mais par int?r?t, car dans ce r?gime chacun est pour l'autre un moyen qu'on abandonne, d?s qu'il cesse d'?tre utile. Pour le producteur, le voisin est un concurrent, donc un ennemi; ou un acheteur, donc un moyen; ou un fournisseur, donc encore un ennemi; ou un associ?, donc encore un moyen. S'il approche quelqu'un, c'est parce qu'il lui veut quelque chose; si d'autres l'approchent, c'est encore parce qu'ils esp?rent quelque chose de lui; des deux c?t?s, on est sur ses gardes; des deux c?t?s, on observe une attitude de m?fiance hostile. C'est pourquoi chacun trouve qu'il est ? la fois dangereux et inconvenant de faire appel au c?t? humain de l'?tranger; il est d'usage de le traiter comme un ?tre sans consistance jusqu'? ce que la timide convention d'une d?signation nominative lui ait assur?, conform?ment aux coutumes du pays, la protection d'un froid respect. Le r?veur philanthrope, qui veut s'?lever au-dessus de la forme, est ?cout? lorsqu'il n'a rien d'autre ? offrir. Lorsque, au contraire, il peut offrir quelque chose de d?sirable, il se voit aussit?t, en reconnaissance de sa confiance, rabaiss? ? l'?tat de moyen. Il partage, en toute justice, le sort de ceux qui veulent transformer un ordre de choses g?n?ral ? l'aide d'exp?riences isol?es, au lieu de chercher ? agir sur la mentalit? et la conscience. C'est pourquoi les hommes sont si port?s ? s'accuser mutuellement, ? s'accabler de reproches r?ciproques; c'est pourquoi ils se vantent tant de leurs mauvaises exp?riences et se proclament pessimistes ? la suite de leur pr?tendue connaissance des hommes. Ils ne se rendent pas compte qu'en amusant les autres, ils se condamnent eux-m?mes. C'est que l'inimiti? et la bassesse ne sont pas inh?rentes ? la nature humaine: le coeur de l'homme est tendre comme sa peau nue, il est accessible aux ?motions, ? la douleur, ? l'affection. Ce qui endurcit ce coeur, c'est la d?tresse, c'est le fouet d'esclave de la m?canisation, fouet qui ne reste jamais inactif et dont le sifflement signifie faim, m?pris, privation de droits, douleur et mort. Certes, la d?tresse en elle-m?me, loin d'?tre terrible, ouvre le chemin du salut. Mais elle ne l'ouvre qu'? l'homme ayant la foi. Quant ? la m?canisation, elle a ?t? assez pr?voyante pour d?pouiller l'homme de sa foi, moyennant un peu de connaissance et de magie.
L'inimiti? d'homme ? homme s'?tend et devient inimiti? de groupe ? groupe, de tribu ? tribu, de peuple ? peuple. L'homme est devenu un ?tre dont l'int?r?t est le seul mobile. Une pauvre th?orie vient lui promettre l'affranchissement de toutes ses souffrances. Il forme avec d'autres une association qu'on d?nomme parti ou repr?sentation d'int?r?ts; les membres de ce parti ou de cette repr?sentation d'int?r?ts g?n?ralisent leurs revendications, les transforment en un id?al positif et sont ?tonn?s de voir ceux qui sont guid?s par des int?r?ts oppos?s ne pas adh?rer ? leur id?al. ? notre ?poque, si f?conde en combinaisons de toutes sortes, rien n'est plus difficile ? trouver qu'un homme dont la conviction et l'id?al ne se confondent pas avec son int?r?t. Cette triste exp?rience a conduit beaucoup de penseurs s?rieux ? voir dans une conception du monde, dans une conviction transcendante, non une forme de la connaissance et un reflet de l'?ternel, mais bien plut?t une transposition d'un caract?re ou d'un int?r?t, un sympt?me plus ou moins morbide, une singularit? idiosyncrasique. Telle est la confiance dans la nature positive des int?r?ts, dans la toute-puissance de l'intellect, dans les attaches uniquement et exclusivement terrestres du sentiment.
Mais en vertu, au nom de quel int?r?t la m?canisation pousse-t-elle ses victimes, ? travers la n?cessit? et la d?tresse, l'inimiti? et la lutte, ? fournir le rendement maximum? Ne s'aper?oit-elle donc pas que tout ce qu'il y a de plus grand au monde a ?t? l'oeuvre de l'amour et de la solidarit? fraternelle? Ne sait-elle donc pas que si la n?cessit? brise le fer, la foi d?place les montagnes?
Il se peut qu'elle sache tout cela, mais, semblable ? Satan, elle est frapp?e d'impuissance, lorsqu'elle se trouve sur les hauteurs. Elle s'est engag?e ? nourrir l'humanit? ind?finiment multipli?e, ? pourvoir ? son entretien, ? l'enrichir, et elle remplit son engagement. Les moyens dont elle se sert sont artificieux et ing?nieux, mais vulgaires, car elle est elle-m?me fille d'une vulgaire n?cessit?. Elle abaisse l'homme noble et ?l?ve ? sa propre hauteur l'homme inf?rieur: c'est tout ce qu'elle peut. Elle conna?t bien les mat?riaux avec lesquels elle travaille; elle a supprim? la foi, elle n'a aucune confiance dans la bonne volont? et elle r?alise ses fins en faisant appel uniquement ? la d?tresse et ? la mis?re. L? o? l'?mulation ne suffit pas, elle engendre la concurrence; l? o? l'aide fraternelle faiblit, elle provoque la lutte et, lorsque la solidarit? nationale fait d?faut, elle cr?e la division en classes. Et dans ces moyens encore on saisit le vieil atavisme de la jalousie, de la haine, de l'angoisse et des passions, atavisme dont la m?canisation elle-m?me ne constitue qu'un aspect.
Elle se souvient encore de ses origines, lorsqu'elle pers?cute les hommes qui ne sont pas faits ? son image. L'homme ? l'imagination libre, le r?veur du divin, l'ami d?vou? des choses et des cr?atures, l'amoureux qui ne se soucie pas du lendemain et ignore la crainte ne sont ? ses yeux que des esclaves paresseux et perdus dans leurs r?ves. Elle supporte pendant quelque temps leur pr?sence derri?re la charrue, sur le front, sur des mers lointaines et, tout en les supportant, elle songe d?j? ? remplacer leurs outils par des machines, et eux-m?mes par des hommes plus entendus. L'ami des hommes qui croit, selon la parole de l'?criture, que l'?me est li?e au sang, est pris de d?sespoir en voyant le meilleur de son sang s'?couler en pure perte. Mais celui qui croit que l'esprit r?gne sur le sang, que les pierres d'Abraham et de Deucalion peuvent devenir des germes de g?n?rations futures, celui-l? verra dans le sang qui s'?coule le sacrifice destin? ? lib?rer l'esprit des liens de la m?canisation.
Nous savons que tous les biens de la terre ne sont que choses brutes et amorphes, ni bonnes ni mauvaises, ni dignes ni indignes, tant qu'on ne les a pas r?g?n?r?es en leur infusant une seconde nature. La bont? qui na?t de l'habitude et de dispositions amicales n'est pas de la bont?, si elle n'a pas ?t? r?g?n?r?e par la force ?manant du coeur; la nature qui n'a pas ?t? reproduite par un oeil inspir? n'est pas la vraie nature; le chef-d'oeuvre acquiert toute sa libert?, lorsqu'il a ?t? transform? par l'art en une oeuvre de la nature; l'homme lui-m?me, s'il n'a pas ?t? purifi? par la chute, le repentir et l'ascension, peut ?tre consid?r? comme n'?tant pas n? pour la vie de l'?me. La m?canisation ne conna?t pas encore la r?g?n?ration par la conscience et la volont? libre, en vue d'une vie de devoir et d'amour; elle est encore une force de la nature et une arme de guerre, semblable en cela au r?gime de la d?fense personnelle qui a pr?c?d? la naissance de la loi ou au mode d'existence qui a pr?c?d? la reconnaissance de la propri?t?. Et, cependant, la m?canisation n'est pas inaccessible ? la spiritualisation morale; son produit le plus noble et le plus ?lev?, l'?tat, a re?u d?s les temps pr?historiques, gr?ce ? cette spiritualisation, un caract?re sacr? sans lequel il n'aurait jamais pu s'acquitter de sa mission. Certes, les innombrables attributs de l'?tat proviennent de sources plus honorables que la m?canisation: amour du pays, attachement au clan, communaut? nationale de biens culturels et d'?v?nements v?cus, solidarit? cr??e par les ?motions religieuses et th?ocratiques, tout a contribu? ? imprimer ? l'?tat un caract?re supra-naturel. Mais ce qui est d?cisif pour une institution, c'est moins son origine que sa n?cessit? immanente; c'est la conscience que l'institution consacr?e est sup?rieure aux besoins individuels, que l'homme a ?t? cr??, non pour jouir d'un bonheur terrestre, mais pour accomplir une mission divine, que la communaut? humaine n'est pas une association de fins, mais une patrie de l'?me. Cette intuition inexprim?e, qui communique une aur?ole de divinit? ? l'?tat m?me imparfait, doit un jour s'?tendre ? toutes les formes et ? tous les actes de la vie mat?rielle et finir par p?n?trer la m?canisation elle-m?me. Dans la science et dans l'art, dans l'activit? militaire et dans l'activit? politique, on s'est toujours rendu compte que nulle oeuvre n'existe pour elle-m?me, qu'aucune n'est ? l'abri de la responsabilit?, mais que chacun, dans ce qu'il fait et dit, a des comptes ? rendre aussi bien ? lui-m?me qu'au monde, qu'une cha?ne forg?e de devoirs et de n?cessit?s rattache les unes aux autres toutes les cr?ations humaines, que l'isolement et l'arbitraire sont marqu?s par la honte de l'?go?sme et de l'esclavage physique. Mais nous devons aussi nous rendre compte que toutes nos activit?s mat?rielles et tout ce qui leur sert contribuent ? ?difier l'organisme terrestre et supra-terrestre de l'humanit?, que chacun de nos pas, le moindre mouvement de nos mains, chacune de nos pens?es et chacun de nos sons dessinent les noyaux et les cellules de cet organisme, qu'en vertu d'une responsabilit? et d'une reconnaissance divines la chose de chacun devient la chose de tous, et la chose de tous la chose de chacun, qu'il n'est pas de malheur et de crime dont nous ne soyons responsables, qu'il n'est pas possible d'acqu?rir et d'exercer un droit, un devoir, un bonheur et une puissance, sans tenir compte du sort de tous. Le jour o? la m?canisation sera p?n?tr?e de ce principe, elle cessera d'?tre un ?tat d'?quilibre empirique. Elle formera alors un organisme dans l'ensemble de la cr?ation, son coeur communiera avec celui de la divinit? et y puisera les joies n?cessaires, et la vie plan?taire pr?sentera le tableau d'une parfaite th?ocratie organique.
Envisageons sans crainte l'?tendue du ph?nom?ne de la m?canisation. Le r?gime m?canis? remplit d'une fa?on satisfaisante son r?le, qui consiste ? nourrir et ? conserver l'humanit? en voie de multiplication. Il nous a mis en contact ?troit avec les forces de la nature, avec le domaine de la connaissance sensible. Au point de vue de la pens?e utilitaire, de l'accumulation et de la distribution des forces, des progr?s insoup?onn?s ont ?t? accomplis. C'est encore la m?canisation qui nous a permis de mobiliser les masses et les esprits. Mais le mauvais c?t? de la m?canisation se manifeste l? o? la force brutale, d?pourvue de toute spiritualit?, s'empare de la vie, l? o? le mouvement violemment d?cha?n? s'affranchit de tout lien et, ?chappant ? toute responsabilit?, poursuit sa course, en faisant de l'homme et de son esp?ce, c'est-?-dire du ma?tre du rouage, l'esclave de sa propre oeuvre. Manque de libert?, peine d?pourvue de sens, hostilit?, d?tresse et mort spirituelle: telles sont les cons?quences de cet ?tat de choses.
Mais il est donn? ? l'homme de pouvoir se ressaisir et projeter sur le trouble et sur la confusion la lumi?re de son intuition supra-sensible. Il n'abandonnera pas la m?canisation, en tant qu'organisation mat?rielle, jusqu'? ce que de nouveaux ?v?nements et de nouvelles connaissances lui aient appris ? ma?triser les forces de la nature autrement que par la recherche et le travail organis?s. Mais quant ? la m?canisation, consid?r?e comme ma?tresse spirituelle de l'existence, il la combattra et pourra la supprimer le jour o? il se sera aper?u que la vie pratique n'est pas une fin, mais un moyen, le jour o?, pour travailler, il n'aura plus besoin de l'aiguillon de la n?cessit? et du salaire gagn? ? la sueur de son front, le jour o? il pr?f?rera donner de plein gr? ce qui lui est arrach? aujourd'hui par la contrainte et sacrifier au bien de l'humanit? ce qu'il y a de plus mesquin dans son bonheur particulier o? il entre si peu de noblesse.
Ce r?sultat peut ?tre obtenu par une transformation de l'esprit, et non par une r?volution m?canique. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'? laisser de c?t?, une fois de plus, la m?canisation comme ph?nom?ne, pour l'envisager du dedans, en tant que r?volution spirituelle. Elle nous appara?t alors comme une pouss?e irr?sistible de l'?tre humain vers la sph?re de l'intellect; par le nombre incalculable de ses facteurs, par l'acuit?, la pers?v?rance, l'orientation exacte, la ramification et la combinaison de ses organes, celui-ci maintient en mouvement une quantit? ?norme de forces spirituelles inf?rieures qui suffit ? imposer un ?tat d'?quilibre aux forces aveugles de la nature; et le premier mouvement de reconnaissance du monde ainsi favoris? s'exprime dans la conviction que c'est aux forces in?puisables de l'intellect qu'il doit son bonheur et sa libert?. Mais peu ? peu le d?veloppement de la pens?e a conduit ? ce jugement critique que l'intellect sert ? coordonner les notions, mais qu'il n'est pas un instrument de connaissance; et ce jugement conduit, ? son tour, ? reconna?tre que le devoir supr?me des forces spirituelles inf?rieures consiste ? consentir ? leur propre limitation et annulation, ? renoncer ? toute direction et domination. Le terrain se trouve alors pr?par? ? recevoir la pure semence qui d?s les origines de la vie gisait latente dans les obscures profondeurs du coeur humain. C'est l'?me qui vient alors occuper le premier plan. Si nous sommes aujourd'hui ? m?me de deviner son image, de nous abandonner ? ses forces, c'est aux n?cessit?s n?es de l'?poque intellectuelle que nous le devons. Apr?s avoir donn? ce fruit, cette ?poque peut mourir, ce qui ne veut pas dire que l'humanit? doive renoncer ? l'avenir ? son droit de penser et de cr?er. Ce droit, elle va continuer ? l'exercer et ? l'affermir, sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit de forces inf?rieures, destin?es ? servir de moyen et qu'elle doit diriger dans un profond sentiment de responsabilit?, puisqu'en les dirigeant elle remplit une mission divine. Quand les premiers rayons de l'?me auront touch? le monde intellectuel et sa r?alisation terrestre, c'est-?-dire l'organisation m?canistique, quels sont les points rigides de celle-ci qui entreront les premiers en fusion? Cela importe peu, car ce n'est pas la rencontre d'?v?nements secondaires, mais la proximit? solaire de l'intuition transcendante qui am?nera le printemps. Telle est la t?che modeste que se propose la partie constructive de notre expos?. Nous nous proposons, en effet, non de donner une ?num?ration compl?te de ce qu'il faut faire, en suivant l'ordre de succession dans le temps, mais d'indiquer les formes de r?alisation pragmatique de l'id?e, d'apr?s laquelle on peut, en confiant ? l'?me la direction de la vie et en spiritualisant l'organisation m?caniste, transformer le jeu aveugle des forces en un cosmos libre, conscient et digne de l'homme auquel il sert d'abri.
Encore voil?e et innomm?e, la t?che plane au-dessus de nos t?tes. Nous avons explor? l'?tat du monde qui nous entoure; nous avons reconnu le chemin qui m?ne ? la libert?, et l'?toile que nous suivons nous guide vers la r?gion de l'?me. Nous devons maintenant examiner la forme pragmatique que la pens?e transcendante rev?t dans la r?alit? mat?rielle; la t?che m?taphysique doit nous r?v?ler son image physique.
Mais, au pr?alable, quelques mots encore sur les institutions et les projets purement mat?riels.
Mais si nous approfondissons cette th?orie ? l'aide de ses propres moyens, nous la voyons aussit?t perdre de son assurance. Quelle fut donc la force qui, ? chaque catastrophe g?ologique, avait pouss? en avant les ?tres vivants? Fut-ce la volont? de vivre? Elle n'aurait pas suffi, ? elle seule, ? cr?er des nageoires, ? faire pousser des ailes, ? apprendre ? parler et ? penser. Fut-ce le sang? Celui-ci, ? son tour, n'a pu acqu?rir sa noblesse que gr?ce ? l'intervention de cette myst?rieuse volont?: l'anc?tre de l'Aryen ?tait une mis?rable cr?ature, bien inf?rieure au Mongol et au N?gre. Fut-ce le sol? Mais ce sol, chacun ?tait libre de l'occuper, et ce fut le plus fort et le plus intelligent qui s'en est empar?. Nous retrouvons donc l'action de la force et du sang, et nous sommes oblig?s d attribuer au hasard la sup?riorit? qui a pu se manifester sous le rapport de l'une et de l'autre.
Mais assez de ces arguments. Ils pr?supposent ce qu'ils doivent d?montrer, ? savoir que le corps est sup?rieur ? l'esprit, que la mati?re forme l'esprit. Si nous croyons que nous sommes avant tout des ?tres de chair, nous devons nous attacher avant tout ? adoucir et ? flatter la vie; alors la lutte pour Dieu et pour notre ?me devient une oeuvre vaine, et la raison est du c?t? de ceux qui pr?tendent que les choses ne valent que par leur utilit?. Mais si nous croyons que c'est l'esprit qui forme son corps, que c'est la volont? dirig?e vers le haut qui m?ne le monde, que l'?tincelle de la divinit? est enferm?e en chacun de nous, alors l'homme lui-m?me, sa destin?e et son monde apparaissent comme l'oeuvre de l'homme. Alors le peuple marin n'est pas celui qui a re?u la mer en partage, mais celui qui a voulu la mer; le peuple ?tabli sur un sol f?cond n'est pas celui qui a fait une heureuse trouvaille, mais un peuple de conqu?rants; et le peuple qui a atteint une densit? favorable ? la culture n'est pas une horde pullulante, mais une race qui veut avoir une post?rit? et assurer ? cette post?rit? un pays habitable. Alors, enfin, le sang noble n'est pas un simple hasard de la nature, mais le r?sultat d'une s?lection exerc?e par un esprit qui cherche ? r?aliser sa propre perfection.
Il ne s'agit donc pas d'opposer une question ? une autre. Il ne s'agit pas de demander notamment: pourquoi devons-nous estimer et cultiver les formes et les biens de la vie, puisque ce n'est pas ? ces formes et biens, mais au calme et ? la m?ditation que nous devons nos acquisitions les plus ?lev?es? La vie terrestre fournit ? l'esprit le milieu et les armes qui lui permettent de lutter pour son droit, son existence et son avenir; si l'esprit est bon pour la lutte invisible, il doit l'?tre aussi pour le combat visible. La cr?ature noble cr?e sa beaut?, la cr?ature saine son bonheur, la cr?ature forte sa puissance. Et ces biens sont cr??s, non pour eux-m?mes, mais en tant que rev?tement terrestre de l'existence spirituelle; non par la cupidit? et la convoitise, mais d'une fa?on d?sint?ress?e et spontan?e. Et si le porteur est le ma?tre de son arme, l'arme r?agit ? son tour sur le porteur; le peuple qui a eu la force de devenir beau, trouve dans sa beaut? une nouvelle source de noblesse int?rieure. Certes, au pauvre et ? l'humili? les portes du royaume de l'esprit sont doublement ouvertes; mais sa volont? de les chercher se trouve stimul?e, lorsqu'un peuple noble lui pr?te un peu de sa force et de son ardeur. ?tre volontairement pauvre parmi les riches est ?vang?liquement beau; mais un mendiant au milieu d'un peuple de mendiants ne forme aucun contraste et ne fait preuve d'aucun m?rite sp?cifiquement moral. L'individu forme un but final; en lui finit la s?rie des cr?ations visibles et commence la s?rie de l'?me. Lorsque la force de l'?me est ?veill?e en lui, il n'a plus besoin de privil?ges et avantages terrestres. La pauvret?, la maladie, la solitude doivent le servir et le b?nir. Mais le peuple est sa propre m?re qui survit ? tous ses enfants dans l'existence terrestre, et il a besoin de beaut?, de sant? et de force pour sa mission d'?ternel enfantement. Ici se r?sout la contradiction: pourquoi ne devons-nous rien d?sirer pour nous-m?mes, alors que nous devons songer au prochain qui, ? son tour, ne doit rien d?sirer pour lui-m?me? Les plus proches et les plus ?loign?s sont ? la fois nos m?res et nos fr?res ? tous; et notre vie individuelle est de peu de prix, lorsqu'il s'agit d'assurer l'accomplissement de leur mission, qui consiste ? vivre et ? enfanter. C'est pourquoi il n'est ni indigne ni mat?riellement contradictoire de souhaiter pour la communaut? et de lui abandonner les biens et les forces qu'on d?daigne pour soi-m?me.
Nous avons dit que la science doit renoncer au droit de poser des fins. Mais pour toute pens?e cr?atrice, ce qui est d?cisif, c'est la fin, et non le moyen; et la question est plus difficile que la r?ponse. Encore est-il plus facile de la trouver que de la chercher. C'est qu'ici la force de l'intellect ne nous est d'aucun secours: l'intellect peut en effet r?unir une s?rie de mis?res et d'injustices et dire: ceci ne devrait pas exister , mais il ne peut jamais dire: ceci est le bien supr?me de l'humanit?, le bien que nous devons conqu?rir. Car tout notre vouloir, dans la mesure o? il n'est pas de nature animale, jaillit des sources de l'?me, et ? tous ceux qui s'inclinent sans r?serves devant la pens?e intellectuelle, on ne devrait pas se lasser de r?p?ter que c'est le vouloir qui forme la partie la plus ?lev?e et la plus noble de la vie. Mais le vouloir se r?duit ? l'amour et ? la pr?f?rence qui ?chappent ? toute d?monstration; il est la partie spirituelle de notre existence, et ? c?t? de lui se tient, tel un caissier de th??tre ? l'entr?e de la sc?ne du monde, l'intellect froid qui compte, mesure et soup?se.
Tout ce que nous cr?ons na?t d'une tendance profonde et inconsciente; ? ce que nous aimons, nous aspirons avec une force divine; ce qui nous pr?occupe, appartient au monde inconnu de l'avenir; ce ? quoi nous croyons, vit dans le royaume de l'Infini. Rien de tout cela ne peut ?tre d?montr? et, cependant, chaque acte de notre vie, digne de ce nom, s'accomplit au nom de cet Inexprimable. Que faisons-nous du matin au soir? Nous vivons pour ce que nous voulons. Et que voulons-nous? Ce que nous ne connaissons ni ne savons, mais en quoi nous avons une foi in?branlable.
Cette foi a une ?vidence plus forte que celle que lui pr?terait la d?monstration intellectuelle. Le premier chicaneur venu peut r?futer ce que Platon, le Christ et saint Paul ont avanc? sans preuves, et cependant ce que Platon, le Christ et saint Paul ont dit ne mourra jamais, et chacune de leurs paroles a suscit? une vie plus conforme ? la v?rit? et plus de foi que n'importe quelle th?orie physique, historique ou sociale. La g?om?trie euclidienne elle-m?me ne r?sisterait pas ? l'?preuve, si nous voulions la soumettre ? la d?monstration au sens le plus rigoureux du mot. Mais puisqu'un profond sentiment de v?rit? ne cesse d'animer le monde, quel est donc le signe de la v?rit? vivante?
C'est la force avec laquelle elle fait appel ? notre coeur. Chaque parole sinc?re poss?de une force de r?sonance, et chaque pens?e qui est n?e, non dans le labyrinthe de l'entendement dialectique, mais dans le milieu chaud de la sensation, engendre vie et foi. C'est pourquoi toute d?monstration, n'est que persuasion, mensonge fait de bonne foi. Lorsqu'un homme se croit appel? ? r?v?ler au monde une v?rit?, non parce qu'il la pense, mais parce qu'il la voit et la vit, parce que le monde qu'il sent s'agiter dans son esprit est pour lui plus r?el que le monde qu'il voit avec ses yeux, alors il peut parler. S'il est un ?gar?, sa poussi?re servira du moins ? aplanir le chemin de ceux qui viendront apr?s lui, pouss?s par la v?rit?. Mais s'il lui est donn? de prononcer ne f?t-ce qu'un seul mot porteur de vie, ce mot, lanc? dans le monde tel quel et m?me sans d?fense, fera une moisson d'?mes.
Ceci est vrai du but. Mais lorsque, ne se contentant pas d'avoir d?couvert et r?v?l? le but, on veut encore indiquer le sentier terrestre qui y conduit, ce ne sera pas encore, sur ce plan plus profond de la pragmatique, ? la persuasion et ? la d?monstration qu'on demandera la lumi?re susceptible d'?clairer la route ? l'initiateur et ? sa suite. Jamais un chef ou un pr?curseur n'a ?t? capable de d?rouler la cha?ne ininterrompue des d?monstrations, et l'e?t-il fait, qu'on n'aurait pas manqu? de lui jeter ? la face le mot na?f de Thersite: <
C'est ainsi que le but nous est dict? par le coeur, tandis que le chemin qui y conduit nous est indiqu? par la conscience.
Dans les deux cas, il s'agit d'un s?v?re avertissement, fait pour consoler l'?crivain, lorsqu'il se trouve impuissant devant la faiblesse du mot, et pour le rendre humble, lorsqu'il se trouve entra?n? par ses id?es favorites. Mais le lecteur doit se m?fier des id?es qui s'appuient sur des d?monstrations et ne se laisser guider que par la voix int?rieure qui lui parle avec s?v?rit?, mais ne lui dit que la v?rit?.
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