Read Ebook: L'hérésiarque et Cie by Apollinaire Guillaume
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Ebook has 1021 lines and 50096 words, and 21 pages
GUILLAUME APOLLINAIRE
L'H?r?siarque & Cie
--TROISI?ME ?DITION--
L'auteur et l'?diteur d?clarent r?server leurs droits de traduction et de reproduction pour tous les pays, y compris la Su?de et la Norv?ge.
Cet ouvrage a ?t? d?pos? au Minist?re de l'Int?rieur en octobre 1910.
OUVRAGES DU M?ME AUTEUR
Chez HENRI KAHNWEILER, ?diteur, 28, rue Vignon:
L'exemplaire sur papier verg? 60 francs L'exemplaire sur papier Japon 120 --
SOUS PRESSE
L'exemplaire sur papier Hollande 100 francs L'exemplaire sur papier Japon 125 --
E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
LE PASSANT DE PRAGUE
En mars 1902, je fus ? Prague.
J'arrivais de Dresde.
D?s Bodenbach, o? sont les douanes autrichiennes, les allures des employ?s de chemin de fer m'avaient montr? que la raideur allemande n'existe pas dans l'empire des Habsbourg.
Lorsqu'? la gare je m'enquis de la consigne, afin d'y d?poser ma valise, l'employ? me la prit; puis, tirant de sa poche un billet depuis longtemps utilis? et graisseux, il le d?chira en deux et m'en donna une moiti? en m'invitant ? la garder soigneusement. Il m'assura que, de son c?t?, il ferait de m?me pour l'autre moiti?, et que, les deux fragments de billet co?ncidant, je prouverais ainsi ?tre le propri?taire du bagage quand il me plairait de rentrer en sa possession. Il me salua en retirant son disgracieux k?pi autrichien.
? la sortie de la gare Fran?ois-Joseph, apr?s avoir cong?di? les faquins, d'obs?quiosit? tout italienne, qui s'offraient en un allemand incompr?hensible, je m'engageai dans de vieilles rues, afin de trouver un logis en rapport avec ma bourse de voyageur peu riche. Selon une habitude assez inconvenante, mais tr?s commode quand on ne conna?t rien d'une ville, je me renseignai aupr?s de plusieurs passants.
Pour mon ?tonnement, les cinq premiers ne comprenaient pas un mot d'allemand, mais seulement le tch?que. Le sixi?me, auquel je m'adressai, m'?couta, sourit, et me r?pondit en fran?ais:
--Parlez fran?ais, monsieur, nous d?testons les Allemands bien plus que ne font les Fran?ais. Nous les ha?ssons, ces gens qui veulent nous imposer leur langue, profitent de nos industries et de notre sol dont la f?condit? produit tout, le vin, le charbon, les pierres fines et les m?taux pr?cieux, tout, sauf le sel. ? Prague, on ne parle que le tch?que. Mais lorsque vous parlerez fran?ais, ceux qui sauront vous r?pondre le feront toujours avec joie.
Peu de jours auparavant, Paris avait f?t? le centenaire de Victor Hugo.
Le rez-de-chauss?e de l'h?tel qui m'avait ?t? indiqu?, ?tait occup? par un caf? chantant. Au premier ?tage, je trouvai une vieille qui, apr?s que j'eus d?battu le prix, me mena dans une chambre ?troite o? ?taient deux lits. Je sp?cifiai que j'entendais habiter seul. La femme sourit, et me dit que je ferais comme bon me semblerait; qu'en tout cas je trouverais facilement une compagne au caf?-chantant du rez-de-chauss?e.
Je sortis, dans l'intention de me promener tant qu'il ferait jour et de d?ner ensuite dans une auberge boh?mienne. Selon ma coutume, je me renseignai aupr?s d'un passant. Il se trouva que celui-ci reconnut aussi mon accent et me r?pondit en fran?ais:
--Je suis ?tranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses beaut?s pour vous inviter ? m'accompagner ? travers la ville.
Je regardai l'homme. Il me parut sexag?naire, mais encore vert. Son v?tement apparent se composait d'un long manteau marron au col de loutre, d'un pantalon de drap noir assez ?troit pour mouler un mollet qu'on devinait tr?s muscl?. Il ?tait coiff? d'un large chapeau de feutre noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front ?tait entour? d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir mou, sans talons, ?touffaient le bruit de ses pas ?gaux et lents comme ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin ? parcourir, ne veut pas ?tre fatigu? en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je d?taillai le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la masse de la barbe, des moustaches, et des cheveux d?mesur?ment longs mais soigneusement peign?s, d'une blancheur d'hermine. On voyait pourtant les l?vres ?paisses et violettes. Le nez pro?minant, poilu et courbe. Pr?s d'un urinoir, l'inconnu s'arr?ta et me dit:
--Pardon, monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon ?tait ? pont. D?s que nous f?mes sortis:
Au-dessus du portail de cette derni?re une date ?tait grav?e.
Le vieillard la lut ? haute voix:
--1721. O? ?tais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de Munich.
Je l'?coutais, effray?, et pensant avoir affaire ? un fou. Il me regarda et sourit, d?couvrant des gencives ?dent?es. Il continua:
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il para?t que ma figure ne plut pas aux soldats du poste, car ils m'interrog?rent de fa?on fort indiscr?te. Mes r?ponses ne les satisfaisant pas, ils me garrott?rent et me men?rent devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience f?t nette, je n'?tais pas fort rassur?. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la maison qui porte actuellement le num?ro 17 de la Marienplatz, m'assura que je vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la propri?t? d'accorder un jour de vie ? qui la regarde. Il est vrai que, pour moi, cette vue n'avait que peu d'utilit?; je poss?de l'ironique certitude de survivre. Les juges me remirent en libert?, et, durant huit jours, je me promenai dans Munich.
--Vous ?tiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; bien jeune!
Il r?pondit sur un ton d'indiff?rence:
--Plus jeune de pr?s de deux si?cles. Mais, sauf le costume, j'avais le m?me aspect qu'aujourd'hui. Ce n'?tait d'ailleurs pas ma premi?re visite ? Munich. J'y ?tais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux cort?ges que j'y rencontrai. Le premier ?tait compos? d'archers promenant une ribaude, qui faisait vaillamment t?te aux hu?es populaires et portait royalement sa couronne de paille, diad?me infamant au sommet duquel tintinnabulait une clochette; deux longues tresses de paille descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains encha?n?es ?taient crois?es sur son ventre qui avan?ait v?n?rieusement, selon la mode d'une ?poque o? la beaut? des femmes consistait ? para?tre enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beaut?. Le second cort?ge ?tait celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule hurlante et saoule de bi?re, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait la t?te prise dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque dissimulait une figure diabolique, dont les oreilles avaient, ? vrai dire, la forme des cornets qui sont les oreilles d'?ne dont on coiffe les m?chants enfants. Le nez s'allongeait en pointe, et, pesant, for?ait le malheureux ? marcher courb?. Une langue immense, plate, ?troite et roul?e compl?tait ce jouet incommode. Nulle femme n'avait piti? du juif. Aucune n'eut l'id?e d'essuyer sa face suante sous le masque,--comme cette inconnue qui essuya le visage de J?sus avec le linge appel? Sainte-V?ronique. Ayant remarqu? qu'un valet du cort?ge menait deux gros chiens en laisse, la pl?be exigea qu'on les pend?t aux c?t?s du juif. Je trouvai que c'?tait un double sacril?ge, au point de vue de la religion de ces gens-l?, qui firent du juif une sorte de Christ navrant, et au point de vue de l'humanit?, car je d?teste les animaux, monsieur, et ne supporte pas qu'on les traite en hommes!
--Vous ?tes isra?lite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
Il r?pondit:
--Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute d?j? devin?. Je suis l'?ternel Juif--c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant:
--Vous ?tiez ? Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez ?crit ? la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'imp?riale d'un omnibus, je me rendais ? la Bastille.
Il dit que c'?tait vrai, et je continuai:
--On vous attribue souvent le nom d'Ahasv?rus?
--Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La complainte que l'on chanta apr?s ma visite ? Bruxelles me nomme Isaac Laquedem, d'apr?s Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du patriarche arm?nien, l'avait d?j? racont?e. Depuis, les po?tes et les chroniqueurs ont souvent rapport? mes passages, sous le nom d'Ahasver, Ahasv?rus ou Ahasv?re, dans telles ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio--en latin Buttadeus;--les Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Esp?ra-en-Dios. Je pr?f?re le nom d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs pr?tendent que j'?tais portier chez Ponce-Pilate, et que mon nom ?tait Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on pr?tend faites par moi et que j'y aurais laiss?es apr?s mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon identit?, sinon que J?sus m'ordonna de marcher jusqu'? son retour. Je n'ai pas lu les oeuvres que j'ai inspir?es, mais j'en connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. M?ller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Sch?king, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eug?ne Su?, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aid?s du petit livre de colportage qui, paru ? Leyde en 1602, fut aussit?t traduit en latin, fran?ais et hollandais, et fut rajeuni et augment? par Simrock dans ses livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de Gr?ve. Cette ?glise contient la tombe de l'astronome Tycho-Brah?; Jean Huss y pr?cha, et ses murailles gardent les marques des boulets des guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous montions entre les palais, nous parl?mes.
--Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre l?gende, me semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur. Ils s'agitent agr?ablement et il en est de malheureux... Ainsi, c'est vrai, J?sus vous chassa?
--C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutum? ? ma vie sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes routes sont heureuses. T?moin immortel et unique de la pr?sence du Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la r?alit? du drame divin et r?dempteur qui se d?noua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie! Mais je suis aussi depuis dix-neuf si?cles le spectateur de l'Humanit?, qui me procure de merveilleux divertissements. Mon p?ch?, monsieur, fut un p?ch? de g?nie, et il y a bien longtemps que j'ai cess? de m'en repentir.
Il se tut. Nous visit?mes le ch?teau royal du Hradschin, aux salles majestueuses et d?sol?es, puis la cath?drale, o? sont les tombes royales et la ch?sse d'argent de saint N?pomuc?ne. Dans la chapelle o? l'on couronnait les rois de Boh?me, et o? le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles ?taient de gemmes: agates et am?thystes. Il m'indiqua une am?thyste:
--Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux flamboyants et fous. On pr?tend que c'est le masque de Napol?on.
--C'est mon visage, m'?criai-je, avec mes yeux sombres et jaloux!
Et c'est vrai. Il est l?, mon portrait douloureux, pr?s de la porte de bronze o? pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut massacr?. Nous d?mes sortir. J'?tais p?le et malheureux de m'?tre vu fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola et me dit:
--Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus int?ressantes d'Europe.
--Vous lisez donc?
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