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MARCEL PROUST
? la RECHERCHE DU TEMPS PERDU
TOME I
Du C?t? de Chez Swann
? Monsieur Gaston Calmette
Marcel Proust.
PREMI?RE PARTIE COMBRAY
Longtemps, je me suis couch? de bonne heure. Parfois, ? peine ma bougie ?teinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire: <> Et, une demi-heure apr?s, la pens?e qu'il ?tait temps de chercher le sommeil m'?veillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumi?re; je n'avais pas cess? en dormant de faire des r?flexions sur ce que je venais de lire, mais ces r?flexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'?tais moi-m?me ce dont parlait l'ouvrage: une ?glise, un quatuor, la rivalit? de Fran?ois Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes ? mon r?veil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des ?cailles sur mes yeux et les emp?chait de se rendre compte que le bougeoir n'?tait plus allum?. Puis elle commen?ait ? me devenir inintelligible, comme apr?s la m?tempsycose les pens?es d'une existence ant?rieure; le sujet du livre se d?tachait de moi, j'?tais libre de m'y appliquer ou non; aussit?t je recouvrais la vue et j'?tais bien ?tonn? de trouver autour de moi une obscurit?, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-?tre plus encore pour mon esprit, ? qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompr?hensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait ?tre; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins ?loign?, comme le chant d'un oiseau dans une for?t, relevant les distances, me d?crivait l'?tendue de la campagne d?serte o? le voyageur se h?te vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va ?tre grav? dans son souvenir par l'excitation qu'il doit ? des lieux nouveaux, ? des actes inaccoutum?s, ? la causerie r?cente et aux adieux sous la lampe ?trang?re qui le suivent encore dans le silence de la nuit, ? la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fra?ches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bient?t minuit. C'est l'instant o? le malade, qui a ?t? oblig? de partir en voyage et a d? coucher dans un h?tel inconnu, r?veill? par une crise, se r?jouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est d?j? le matin! Dans un moment les domestiques seront lev?s, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'esp?rance d'?tre soulag? lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s'?loignent. Et la raie de jour qui ?tait sous sa porte a disparu. C'est minuit; on vient d'?teindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit ? souffrir sans rem?de.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts r?veils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kal?idoscope de l'obscurit?, de go?ter gr?ce ? une lueur momentan?e de conscience le sommeil o? ?taient plong?s les meubles, la chambre, le tout dont je n'?tais qu'une petite partie et ? l'insensibilit? duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un ?ge ? jamais r?volu de ma vie primitive, retrouv? telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tir?t par mes boucles et qu'avait dissip?e le jour,--date pour moi d'une ?re nouvelle,--o? on les avait coup?es. J'avais oubli? cet ?v?nement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussit?t que j'avais r?ussi ? m'?veiller pour ?chapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de pr?caution j'entourais compl?tement ma t?te de mon oreiller avant de retourner dans le monde des r?ves.
Quelquefois, comme ?ve naquit d'une c?te d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Form?e du plaisir que j'?tais sur le point de go?ter, je m'imaginais que c'?tait elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'?veillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain aupr?s de cette femme que j'avais quitt?e il y avait quelques moments ? peine; ma joue ?tait chaude encore de son baiser, mon corps courbatur? par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier ? ce but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cit? d?sir?e et s'imaginent qu'on peut go?ter dans une r?alit? le charme du songe. Peu ? peu son souvenir s'?vanouissait, j'avais oubli? la fille de mon r?ve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des ann?es et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'?veillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est ?coul? jusqu'? son r?veil; mais leurs rangs peuvent se m?ler, se rompre. Que vers le matin apr?s quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop diff?rente de celle o? il dort habituellement, il suffit de son bras soulev? pour arr?ter et faire reculer le soleil, et ? la premi?re minute de son r?veil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient ? peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus d?plac?e et divergente, par exemple apr?s d?ner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes d?sorbit?s, le fauteuil magique le fera voyager ? toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir les paupi?res, il se croira couch? quelques mois plus t?t dans une autre contr?e. Mais il suffisait que, dans mon lit m?me, mon sommeil f?t profond et d?tend?t enti?rement mon esprit; alors celui-ci l?chait le plan du lieu o? je m'?tais endormi, et quand je m'?veillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais o? je me trouvais, je ne savais m?me pas au premier instant qui j'?tais; j'avais seulement dans sa simplicit? premi?re, le sentiment de l'existence comme il peut fr?mir au fond d'un animal: j'?tais plus d?nu? que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir--non encore du lieu o? j'?tais, mais de quelques-uns de ceux que j'avais habit?s et o? j'aurais pu ?tre--venait ? moi comme un secours d'en haut pour me tirer du n?ant d'o? je n'aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des si?cles de civilisation, et l'image confus?ment entrevue de lampes ? p?trole, puis de chemises ? col rabattu, recomposaient peu ? peu les traits originaux de mon moi.
Peut-?tre l'immobilit? des choses autour de nous leur est-elle impos?e par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilit? de notre pens?e en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me r?veillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y r?ussir, ? savoir o? j'?tais, tout tournait autour de moi dans l'obscurit?, les choses, les pays, les ann?es. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'apr?s la forme de sa fatigue, ? rep?rer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure o? il se trouvait. Sa m?moire, la m?moire de ses c?tes, de ses genoux, de ses ?paules, lui pr?sentait successivement plusieurs des chambres o? il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pi?ce imagin?e, tourbillonnaient dans les t?n?bres. Et avant m?me que ma pens?e, qui h?sitait au seuil des temps et des formes, e?t identifi? le logis en rapprochant les circonstances, lui,--mon corps,--se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fen?tres, l'existence d'un couloir, avec la pens?e que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au r?veil. Mon c?t? ankylos?, cherchant ? deviner son orientation, s'imaginait, par exemple, allong? face au mur dans un grand lit ? baldaquin et aussit?t je me disais: <>, j'?tais ? la campagne chez mon grand-p?re, mort depuis bien des ann?es; et mon corps, le c?t? sur lequel je reposais, gardiens fid?les d'un pass? que mon esprit n'aurait jamais d? oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Boh?me, en forme d'urne, suspendue au plafond par des cha?nettes, la chemin?e en marbre de Sienne, dans ma chambre ? coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les repr?senter exactement et que je reverrais mieux tout ? l'heure quand je serais tout ? fait ?veill?.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: j'?tais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, ? la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de d?ner! J'aurai trop prolong? la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d'endosser mon habit. Car bien des ann?es ont pass? depuis Combray, o?, dans nos retours les plus tardifs, c'?tait les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fen?tre. C'est un autre genre de vie qu'on m?ne ? Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve ? ne sortir qu'? la nuit, ? suivre au clair de lune ces chemins o? je jouais jadis au soleil; et la chambre o? je me serai endormi au lieu de m'habiller pour le d?ner, de loin je l'aper?ois, quand nous rentrons, travers?e par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Certes, j'?tais bien ?veill? maintenant, mon corps avait vir? une derni?re fois et le bon ange de la certitude avait tout arr?t? autour de moi, m'avait couch? sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement ? leur place dans l'obscurit? ma commode, mon bureau, ma chemin?e, la fen?tre sur la rue et les deux portes. Mais j'avais beau savoir que je n'?tais pas dans les demeures dont l'ignorance du r?veil m'avait en un instant sinon pr?sent? l'image distincte, du moins fait croire la pr?sence possible, le branle ?tait donn? ? ma m?moire; g?n?ralement je ne cherchais pas ? me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit ? me rappeler notre vie d'autrefois, ? Combray chez ma grand'tante, ? Balbec, ? Paris, ? Donci?res, ? Venise, ailleurs encore, ? me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait racont?.
A Combray, tous les jours d?s la fin de l'apr?s-midi, longtemps avant le moment o? il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma m?re et de ma grand'm?re, ma chambre ? coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes pr?occupations. On avait bien invent?, pour me distraire les soirs o? on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du d?ner, on coiffait ma lampe; et, ? l'instar des premiers architectes et ma?tres verriers de l'?ge gothique, elle substituait ? l'opacit? des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, o? des l?gendes ?taient d?peintes comme dans un vitrail vacillant et momentan?. Mais ma tristesse n'en ?tait qu'accrue, parce que rien que le changement d'?clairage d?truisait l'habitude que j'avais de ma chambre et gr?ce ? quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'?tait devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y ?tais inquiet, comme dans une chambre d'h?tel ou de <>, o? je fusse arriv? pour la premi?re fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccad? de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite for?t triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avan?ait en tressautant vers le ch?teau de la pauvre Genevi?ve de Brabant. Ce ch?teau ?tait coup? selon une ligne courbe qui n'?tait autre que la limite d'un des ovales de verre m?nag?s dans le ch?ssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'?tait qu'un pan de ch?teau et il avait devant lui une lande o? r?vait Genevi?ve qui portait une ceinture bleue. Le ch?teau et la lande ?taient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour conna?tre leur couleur car, avant les verres du ch?ssis, la sonorit? mordor?e du nom de Brabant me l'avait montr?e avec ?vidence. Golo s'arr?tait un instant pour ?couter avec tristesse le boniment lu ? haute voix par ma grand'tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilit? qui n'excluait pas une certaine majest?, aux indications du texte; puis il s'?loignait du m?me pas saccad?. Et rien ne pouvait arr?ter sa lente chevauch?e. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait ? s'avancer sur les rideaux de la fen?tre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-m?me, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle mat?riel, de tout objet g?nant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant int?rieur, f?t-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussit?t et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure p?le toujours aussi noble et aussi m?lancolique, mais qui ne laissait para?tre aucun trouble de cette transvert?bration.
Certes je leur trouvais du charme ? ces brillantes projections qui semblaient ?maner d'un pass? m?rovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du myst?re et de la beaut? dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention ? elle qu'? lui-m?me. L'influence anesth?siante de l'habitude ayant cess?, je me mettais ? penser, ? sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diff?rait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en ?tait devenu inconscient, le voil? qui servait maintenant de corps astral ? Golo. Et d?s qu'on sonnait le d?ner, j'avais h?te de courir ? la salle ? manger, o? la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf ? la casserole, donnait sa lumi?re de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Genevi?ve de Brabant me rendaient plus ch?re, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Apr?s le d?ner, h?las, j'?tais bient?t oblig? de quitter maman qui restait ? causer avec les autres, au jardin s'il faisait beau, dans le petit salon o? tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand'm?re qui trouvait que <> et qui avait d'incessantes discussions avec mon p?re, les jours de trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. <> Mon p?re haussait les ?paules et il examinait le barom?tre, car il aimait la m?t?orologie, pendant que ma m?re, ?vitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher ? percer le myst?re de ses sup?riorit?s. Mais ma grand'm?re, elle, par tous les temps, m?me quand la pluie faisait rage et que Fran?oise avait pr?cipitamment rentr? les pr?cieux fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent mouill?s, on la voyait dans le jardin vide et fouett? par l'averse, relevant ses m?ches d?sordonn?es et grises pour que son front s'imbib?t mieux de la salubrit? du vent et de la pluie. Elle disait: <> et parcourait les all?es d?tremp?es,--trop sym?triquement align?es ? son gr? par le nouveau jardinier d?pourvu du sentiment de la nature et auquel mon p?re avait demand? depuis le matin si le temps s'arrangerait,--de son petit pas enthousiaste et saccad?, r?gl? sur les mouvements divers qu'excitaient dans son ?me l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygi?ne, la stupidit? de mon ?ducation et la sym?trie des jardins, plut?t que sur le d?sir inconnu d'elle d'?viter ? sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'? une hauteur qui ?tait toujours pour sa femme de chambre un d?sespoir et un probl?me.
Quand ces tours de jardin de ma grand'm?re avaient lieu apr?s d?ner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c'?tait, ? un des moments o? la r?volution de sa promenade la ramenait p?riodiquement, comme un insecte, en face des lumi?res du petit salon o? les liqueurs ?taient servies sur la table ? jeu,--si ma grand'tante lui criait: <> Pour la taquiner, en effet , comme les liqueurs ?taient d?fendues ? mon grand-p?re, ma grand'tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand'm?re entrait, priait ardemment son mari de ne pas go?ter au cognac; il se f?chait, buvait tout de m?me sa gorg?e, et ma grand'm?re repartait, triste, d?courag?e, souriante pourtant, car elle ?tait si humble de coeur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire o?, contrairement ? ce qu'on voit dans le visage de beaucoup d'humains, il n'y avait d'ironie que pour elle-m?me, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu'elle ch?rissait sans les caresser passionn?ment du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand'tante, le spectacle des vaines pri?res de ma grand'm?re et de sa faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilement d'?ter ? mon grand-p?re le verre ? liqueur, c'?tait de ces choses ? la vue desquelles on s'habitue plus tard jusqu'? les consid?rer en riant et ? prendre le parti du pers?cuteur assez r?solument et gaiement pour se persuader ? soi-m?me qu'il ne s'agit pas de pers?cution; elles me causaient alors une telle horreur, que j'aurais aim? battre ma grand'tante. Mais d?s que j'entendais: <> d?j? homme par la l?chet?, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison ? c?t? de la salle d'?tudes, sous les toits, dans une petite pi?ce sentant l'iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage pouss? au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fen?tre entr'ouverte. Destin?e ? un usage plus sp?cial et plus vulgaire, cette pi?ce, d'o? l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu'elle ?tait la seule qu'il me f?t permis de fermer ? clef, ? toutes celles de mes occupations qui r?clamaient une inviolable solitude: la lecture, la r?verie, les larmes et la volupt?. H?las! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits ?carts de r?gime de son mari, mon manque de volont?, ma sant? d?licate, l'incertitude qu'ils projetaient sur mon avenir, pr?occupaient ma grand'm?re, au cours de ces d?ambulations incessantes, de l'apr?s-midi et du soir, o? on voyait passer et repasser, obliquement lev? vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonn?es, devenues au retour de l'?ge presque mauves comme les labours ? l'automne, barr?es, si elle sortait, par une voilette ? demi relev?e, et sur lesquelles, amen? l? par le froid ou quelque triste pens?e, ?tait toujours en train de s?cher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, ?tait que maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o? je l'entendais monter, puis o? passait dans le couloir ? double porte le bruit l?ger de sa robe de jardin en mousseline bleue, ? laquelle pendaient de petits cordons de paille tress?e, ?tait pour moi un moment douloureux. Il annon?ait celui qui allait le suivre, o? elle m'aurait quitt?, o? elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais ? souhaiter qu'il v?nt le plus tard possible, ? ce que se prolonge?t le temps de r?pit o? maman n'?tait pas encore venue. Quelquefois quand, apr?s m'avoir embrass?, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire <>, mais je savais qu'aussit?t elle aurait son visage f?ch?, car la concession qu'elle faisait ? ma tristesse et ? mon agitation en montant m'embrasser, en m'apportant ce baiser de paix, aga?ait mon p?re qui trouvait ces rites absurdes, et elle e?t voulu t?cher de m'en faire perdre le besoin, l'habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle ?tait d?j? sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir f?ch?e d?truisait tout le calme qu'elle m'avait apport? un instant avant, quand elle avait pench? vers mon lit sa figure aimante, et me l'avait tendue comme une hostie pour une communion de paix o? mes l?vres puiseraient sa pr?sence r?elle et le pouvoir de m'endormir. Mais ces soirs-l?, o? maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, ?taient doux encore en comparaison de ceux o? il y avait du monde ? d?ner et o?, ? cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement ? M. Swann, qui, en dehors de quelques ?trangers de passage, ?tait ? peu pr?s la seule personne qui v?nt chez nous ? Combray, quelquefois pour d?ner en voisin , quelquefois apr?s le d?ner, ? l'improviste. Les soirs o?, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui ?tourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glac?, toute personne de la maison qui le d?clenchait en entrant <>, mais le double tintement timide, ovale et dor? de la clochette pour les ?trangers, tout le monde aussit?t se demandait: <> mais on savait bien que cela ne pouvait ?tre que M. Swann; ma grand'tante parlant ? haute voix, pour pr?cher d'exemple, sur un ton qu'elle s'effor?ait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n'est plus d?sobligeant pour une personne qui arrive et ? qui cela fait croire qu'on est en train de dire des choses qu'elle ne doit pas entendre; et on envoyait en ?claireur ma grand'm?re, toujours heureuse d'avoir un pr?texte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une m?re qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand'm?re allait nous apporter de l'ennemi, comme si on e?t pu h?siter entre un grand nombre possible d'assaillants, et bient?t apr?s mon grand-p?re disait: <> On ne le reconnaissait en effet qu'? la voix, on distinguait mal son visage au nez busqu?, aux yeux verts, sous un haut front entour? de cheveux blonds presque roux, coiff?s ? la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumi?re possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j'allais, sans en avoir l'air, dire qu'on apport?t les sirops; ma grand'm?re attachait beaucoup d'importance, trouvant cela plus aimable, ? ce qu'ils n'eussent pas l'air de figurer d'une fa?on exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, ?tait tr?s li? avec mon grand-p?re qui avait ?t? un des meilleurs amis de son p?re, homme excellent mais singulier, chez qui, para?t-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les ?lans du coeur, changer le cours de la pens?e. J'entendais plusieurs fois par an mon grand-p?re raconter ? table des anecdotes toujours les m?mes sur l'attitude qu'avait eue M. Swann le p?re, ? la mort de sa femme qu'il avait veill?e jour et nuit. Mon grand-p?re qui ne l'avait pas vu depuis longtemps ?tait accouru aupr?s de lui dans la propri?t? que les Swann poss?daient aux environs de Combray, et avait r?ussi, pour qu'il n'assist?t pas ? la mise en bi?re, ? lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc o? il y avait un peu de soleil. Tout d'un coup, M. Swann prenant mon grand-p?re par le bras, s'?tait ?cri?: <> Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqu? de chercher comment il avait pu ? un pareil moment se laisser aller ? un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui ?tait familier chaque fois qu'une question ardue se pr?sentait ? son esprit, de passer la main sur son front, d'essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux ann?es qu'il lui surv?cut, il disait ? mon grand-p?re: <> <>, ?tait devenu une des phrases favorites de mon grand-p?re qui la pronon?ait ? propos des choses les plus diff?rentes. Il m'aurait paru que ce p?re de Swann ?tait un monstre, si mon grand-p?re que je consid?rais comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m'a souvent servi dans la suite ? absoudre des fautes que j'aurais ?t? enclin ? condamner, ne s'?tait r?cri?: <>
Pendant bien des ann?es, o? pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir ? Combray, ma grand'tante et mes grands-parents ne soup?onn?rent pas qu'il ne vivait plus du tout dans la soci?t? qu'avait fr?quent?e sa famille et que sous l'esp?ce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils h?bergeaient,--avec la parfaite innocence d'honn?tes h?teliers qui ont chez eux, sans le savoir, un c?l?bre brigand,--un des membres les plus ?l?gants du Jockey-Club, ami pr?f?r? du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choy?s de la haute soci?t? du faubourg Saint-Germain.
L'ignorance o? nous ?tions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait ?videmment en partie ? la r?serve et ? la discr?tion de son caract?re, mais aussi ? ce que les bourgeois d'alors se faisaient de la soci?t? une id?e un peu hindoue et la consid?raient comme compos?e de castes ferm?es o? chacun, d?s sa naissance, se trouvait plac? dans le rang qu'occupaient ses parents, et d'o? rien, ? moins des hasards d'une carri?re exceptionnelle ou d'un mariage inesp?r?, ne pouvait vous tirer pour vous faire p?n?trer dans une caste sup?rieure. M. Swann, le p?re, ?tait agent de change; le <> se trouvait faire partie pour toute sa vie d'une caste o? les fortunes, comme dans une cat?gorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient ?t? les fr?quentations de son p?re, on savait donc quelles ?taient les siennes, avec quelles personnes il ?tait <> de frayer. S'il en connaissait d'autres, c'?taient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme ?taient mes parents, fermaient d'autant plus bienveillamment les yeux qu'il continuait, depuis qu'il ?tait orphelin, ? venir tr?s fid?lement nous voir; mais il y avait fort ? parier que ces gens inconnus de nous qu'il voyait, ?taient de ceux qu'il n'aurait pas os? saluer si, ?tant avec nous, il les avait rencontr?s. Si l'on avait voulu ? toute force appliquer ? Swann un coefficient social qui lui f?t personnel, entre les autres fils d'agents de situation ?gale ? celle de ses parents, ce coefficient e?t ?t? pour lui un peu inf?rieur parce que, tr?s simple de fa?on et ayant toujours eu une <> d'objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil h?tel o? il entassait ses collections et que ma grand'm?re r?vait de visiter, mais qui ?tait situ? quai d'Orl?ans, quartier que ma grand'tante trouvait infamant d'habiter. <>, lui disait ma grand'tante; elle ne lui supposait en effet aucune comp?tence et n'avait pas haute id?e m?me au point de vue intellectuel d'un homme qui dans la conversation ?vitait les sujets s?rieux et montrait une pr?cision fort prosa?que non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres d?tails, des recettes de cuisine, mais m?me quand les soeurs de ma grand'm?re parlaient de sujets artistiques. Provoqu? par elles ? donner son avis, ? exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque d?sobligeant et se rattrapait en revanche s'il pouvait fournir sur le mus?e o? il se trouvait, sur la date o? il avait ?t? peint, un renseignement mat?riel. Mais d'habitude il se contentait de chercher ? nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisini?re, avec notre cocher. Certes ces r?cits faisaient rire ma grand'tante, mais sans qu'elle distingu?t bien si c'?tait ? cause du r?le ridicule que s'y donnait toujours Swann ou de l'esprit qu'il mettait ? les conter: <> Comme elle ?tait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux ?trangers, quand on parlait de Swann, qu'il aurait pu, s'il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l'Op?ra, qu'il ?tait le fils de M. Swann qui avait d? lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c'?tait sa fantaisie. Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir ?tre si divertissante pour les autres, qu'? Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glac?s, elle ne manquait pas, s'il y avait du monde, de lui dire: <> Et elle regardait du coin de l'oeil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l'on avait dit ? ma grand'm?re que ce Swann qui, en tant que fils Swann ?tait parfaitement <> pour ?tre re?u par toute la <>, par les notaires ou les avou?s les plus estim?s de Paris , avait, comme en cachette, une vie toute diff?rente; qu'en sortant de chez nous, ? Paris, apr?s nous avoir dit qu'il rentrait se coucher, il rebroussait chemin ? peine la rue tourn?e et se rendait dans tel salon que jamais l'oeil d'aucun agent ou associ? d'agent ne contempla, cela e?t paru aussi extraordinaire ? ma tante qu'aurait pu l'?tre pour une dame plus lettr?e la pens?e d'?tre personnellement li?e avec Arist?e dont elle aurait compris qu'il allait, apr?s avoir caus? avec elle, plonger au sein des royaumes de Th?tis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et o? Virgile nous le montre re?u ? bras ouverts; ou, pour s'en tenir ? une image qui avait plus de chance de lui venir ? l'esprit, car elle l'avait vue peinte sur nos assiettes ? petits fours de Combray--d'avoir eu ? d?ner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, p?n?trera dans la caverne, ?blouissante de tr?sors insoup?onn?s.
Un jour qu'il ?tait venu nous voir ? Paris apr?s d?ner en s'excusant d'?tre en habit, Fran?oise ayant, apr?s son d?part, dit tenir du cocher qu'il avait d?n? <>,--<> avait r?pondu ma tante en haussant les ?paules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand'tante en usait-elle cavali?rement avec lui. Comme elle croyait qu'il devait ?tre flatt? par nos invitations, elle trouvait tout naturel qu'il ne v?nt pas nous voir l'?t? sans avoir ? la main un panier de p?ches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d'Italie il m'e?t rapport? des photographies de chefs-d'oeuvre.
On ne se g?nait gu?re pour l'envoyer qu?rir d?s qu'on avait besoin d'une recette de sauce gribiche ou de salade ? l'ananas pour des grands d?ners o? on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu'on p?t le servir ? des ?trangers qui venaient pour la premi?re fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France: <>, disait ma grand'tante ? Swann qui avait peut-?tre dans sa poche une lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs o? la soeur de ma grand'm?re chantait, ayant pour manier cet ?tre ailleurs si recherch?, la na?ve brusquerie d'un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de pr?cautions qu'avec un objet bon march?. Sans doute le Swann que connurent ? la m?me ?poque tant de clubmen ?tait bien diff?rent de celui que cr?ait ma grand'tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, apr?s qu'avaient retenti les deux coups h?sitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu'elle savait sur la famille Swann, l'obscur et incertain personnage qui se d?tachait, suivi de ma grand'm?re, sur un fond de t?n?bres, et qu'on reconnaissait ? la voix. Mais m?me au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout mat?riellement constitu?, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'? aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament; notre personnalit? sociale est une cr?ation de la pens?e des autres. M?me l'acte si simple que nous appelons <> est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'?tre que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans l'aspect total que nous nous repr?sentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adh?rence si exacte la ligne du nez, elles se m?lent si bien de nuancer la sonorit? de la voix comme si celle-ci n'?tait qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous ?coutons. Sans doute, dans le Swann qu'ils s'?taient constitu?, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularit?s de sa vie mondaine qui ?taient cause que d'autres personnes, quand elles ?taient en sa pr?sence, voyaient les ?l?gances r?gner dans son visage et s'arr?ter ? son nez busqu? comme ? leur fronti?re naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage d?saffect? de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux d?pr?ci?s, le vague et doux r?sidu,--mi-m?moire, mi-oubli,--des heures oisives pass?es ensemble apr?s nos d?ners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L'enveloppe corporelle de notre ami en avait ?t? si bien bourr?e, ainsi que de quelques souvenirs relatifs ? ses parents, que ce Swann-l? ?tait devenu un ?tre complet et vivant, et que j'ai l'impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma m?moire, du Swann que j'ai connu plus tard avec exactitude je passe ? ce premier Swann,--? ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d'ailleurs ressemble moins ? l'autre qu'aux personnes que j'ai connues ? la m?me ?poque, comme s'il en ?tait de notre vie ainsi que d'un mus?e o? tous les portraits d'un m?me temps ont un air de famille, une m?me tonalit?--? ce premier Swann rempli de loisir, parfum? par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon.
Pourtant un jour que ma grand'm?re ?tait all?e demander un service ? une dame qu'elle avait connue au Sacr?-Coeur , la marquise de Villeparisis, de la c?l?bre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit: <>. Ma grand'm?re ?tait revenue de sa visite enthousiasm?e par la maison qui donnait sur des jardins et o? Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle ?tait entr?e demander qu'on f?t un point ? sa jupe qu'elle avait d?chir?e dans l'escalier. Ma grand'm?re avait trouv? ces gens parfaits, elle d?clarait que la petite ?tait une perle et que le giletier ?tait l'homme le plus distingu?, le mieux qu'elle e?t jamais vu. Car pour elle, la distinction ?tait quelque chose d'absolument ind?pendant du rang social. Elle s'extasiait sur une r?ponse que le giletier lui avait faite, disant ? maman: <> et en revanche, d'un neveu de Mme de Villeparisis qu'elle avait rencontr? chez elle: <>
Or le propos relatif ? Swann avait eu pour effet non pas de relever celui-ci dans l'esprit de ma grand'tante, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la consid?ration que, sur la foi de ma grand'm?re, nous accordions ? Mme de Villeparisis, lui cr??t un devoir de ne rien faire qui l'en rend?t moins digne et auquel elle avait manqu? en apprenant l'existence de Swann, en permettant ? des parents ? elle de le fr?quenter. <> Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirm?e par son mariage avec une femme de la pire soci?t?, presque une cocotte que, d'ailleurs, il ne chercha jamais ? pr?senter, continuant ? venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d'apr?s laquelle ils crurent pouvoir juger--supposant que c'?tait l? qu'il l'avait prise--le milieu, inconnu d'eux, qu'il fr?quentait habituellement.
Elles furent plus int?ress?es quand la veille du jour o? Swann devait venir d?ner, et leur avait personnellement envoy? une caisse de vin d'Asti, ma tante, tenant un num?ro du Figaro o? ? c?t? du nom d'un tableau qui ?tait ? une Exposition de Corot, il y avait ces mots: <>, nous dit: <> du Figaro?>>--<>, dit ma grand'm?re. <>, r?pondit ma grand'tante qui, sachant que ma grand'm?re n'?tait jamais du m?me avis qu'elle, et n'?tant bien s?re que ce f?t ? elle-m?me que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand'm?re contre lesquelles elle t?chait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous rest?mes silencieux. Les soeurs de ma grand'm?re ayant manifest? l'intention de parler ? Swann de ce mot du Figaro, ma grand'tante le leur d?conseilla. Chaque fois qu'elle voyait aux autres un avantage si petit f?t-il qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que c'?tait non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir ? les envier. <> Elle ne s'ent?ta pas d'ailleurs ? persuader les soeurs de ma grand'm?re; car celles-ci par horreur de la vulgarit? poussaient si loin l'art de dissimuler sous des p?riphrases ing?nieuses une allusion personnelle qu'elle passait souvent inaper?ue de celui m?me ? qui elle s'adressait. Quant ? ma m?re elle ne pensait qu'? t?cher d'obtenir de mon p?re qu'il consent?t ? parler ? Swann non de sa femme mais de sa fille qu'il adorait et ? cause de laquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. <> Mais mon p?re se f?chait: <>
Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'une pr?occupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs o? des ?trangers, ou seulement M. Swann, ?taient l?, maman ne montait pas dans ma chambre. Je ne d?nais pas ? table, je venais apr?s d?ner au jardin, et ? neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je d?nais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir ? table, jusqu'? huit heures o? il ?tait convenu que je devais monter; ce baiser pr?cieux et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir il me fallait le transporter de la salle ? manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me d?shabillais, sans que se bris?t sa douceur, sans que se r?pand?t et s'?vapor?t sa vertu volatile et, justement ces soirs-l? o? j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de pr?caution, il fallait que je le prisse, que je le d?robasse brusquement, publiquement, sans m?me avoir le temps et la libert? d'esprit n?cessaires pour porter ? ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser ? autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment o? ils l'ont ferm?e. Nous ?tions tous au jardin quand retentirent les deux coups h?sitants de la clochette. On savait que c'?tait Swann; n?anmoins tout le monde se regarda d'un air interrogateur et on envoya ma grand'm?re en reconnaissance. <> <> <>, dit mon p?re. Ma m?re pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire ? Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l'emmener un peu ? l'?cart. Mais je la suivis; je ne pouvais me d?cider ? la quitter d'un pas en pensant que tout ? l'heure il faudrait que je la laisse dans la salle ? manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation qu'elle v?nt m'embrasser. <> <>, dit mon grand-p?re en s'approchant. Ma m?re fut oblig?e de s'interrompre, mais elle tira de cette contrainte m?me une pens?e d?licate de plus, comme les bons po?tes que la tyrannie de la rime force ? trouver leurs plus grandes beaut?s: <> Nous nous ass?mes tous autour de la table de fer. J'aurais voulu ne pas penser aux heures d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m'endormir; je t?chais de me persuader qu'elles n'avaient aucune importance, puisque je les aurais oubli?es demain matin, de m'attacher ? des id?es d'avenir qui auraient d? me conduire comme sur un pont au del? de l'ab?me prochain qui m'effrayait. Mais mon esprit tendu par ma pr?occupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma m?re, ne se laissait p?n?trer par aucune impression ?trang?re. Les pens?es entraient bien en lui, mais ? condition de laisser dehors tout ?l?ment de beaut? ou simplement de dr?lerie qui m'e?t touch? ou distrait. Comme un malade, gr?ce ? un anesth?sique, assiste avec une pleine lucidit? ? l'op?ration qu'on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me r?citer des vers que j'aimais ou observer les efforts que mon grand-p?re faisait pour parler ? Swann du duc d'Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent ?prouver aucune ?motion, les seconds aucune ga?t?. Ces efforts furent infructueux. A peine mon grand-p?re eut-il pos? ? Swann une question relative ? cet orateur qu'une des soeurs de ma grand'm?re aux oreilles de qui cette question r?sonna comme un silence profond mais intempestif et qu'il ?tait poli de rompre, interpella l'autre: <> <> <>, s'?cria ma tante C?line d'une voix que la timidit? rendait forte et la pr?m?ditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu'elle appelait un regard significatif. En m?me temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase ?tait le remerciement de C?line pour le vin d'Asti, regardait ?galement Swann avec un air m?l? de congratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le trait d'esprit de sa soeur, soit qu'elle envi?t Swann de l'avoir inspir?, soit qu'elle ne p?t s'emp?cher de se moquer de lui parce qu'elle le croyait sur la sellette. <> <>, soupira mon grand-p?re dans l'esprit de qui la nature avait malheureusement aussi compl?tement omis d'inclure la possibilit? de s'int?resser passionn?ment aux coop?ratives su?doises ou ? la composition des r?les de Maubant, qu'elle avait oubli? de fournir celui des soeurs de ma grand'm?re du petit grain de sel qu'il faut ajouter soi-m?me pour y trouver quelque saveur, ? un r?cit sur la vie intime de Mol? ou du comte de Paris. <> <>, interrompit ma tante Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. <> ench?rit ma tante C?line. <> Mais regrettant de s'?tre laiss? aller ? parler m?me l?g?rement de choses s?rieuses: <>, et se tournant vers mon grand-p?re: <> <>, dit vivement Flora, qui tenait ? avoir remerci? Swann elle aussi, car le pr?sent de vin d'Asti s'adressait aux deux. C?line se mit ? rire. Swann interloqu? reprit: <> Mon grand-p?re s'extasiait d?j? sur <>, mais Mlle C?line, chez qui le nom de Saint-Simon,--un litt?rateur,--avait emp?ch? l'anesth?sie compl?te des facult?s auditives, s'indignait d?j?: <> Et mon grand-p?re navr?, sentant l'impossibilit?, devant cette obstruction, de chercher ? faire raconter ? Swann, les histoires qui l'eussent amus? disait ? voix basse ? maman: <> Ah! comme c'est bien!>>
Je ne quittais pas ma m?re des yeux, je savais que quand on serait ? table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la dur?e du d?ner et que pour ne pas contrarier mon p?re, maman ne me laisserait pas l'embrasser ? plusieurs reprises devant le monde, comme si ?'avait ?t? dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle ? manger, pendant qu'on commencerait ? d?ner et que je sentirais approcher l'heure, de faire d'avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j'embrasserais, de pr?parer ma pens?e pour pouvoir gr?ce ? ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m'accorderait maman ? sentir sa joue contre mes l?vres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes s?ances de pose, pr?pare sa palette, et a fait d'avance de souvenir, d'apr?s ses notes, tout ce pour quoi il pouvait ? la rigueur se passer de la pr?sence du mod?le. Mais voici qu'avant que le d?ner f?t sonn? mon grand-p?re eut la f?rocit? inconsciente de dire: <> Et mon p?re, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand'm?re et que ma m?re la foi des trait?s, dit: <> Je voulus embrasser maman, ? cet instant on entendit la cloche du d?ner. <> Et il me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression populaire, ? <>, montant contre mon coeur qui voulait retourner pr?s de ma m?re parce qu'elle ne lui avait pas, en m'embrassant, donn? licence de me suivre. Cet escalier d?test? o? je m'engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorb?, fix?, cette sorte particuli?re de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-?tre plus cruelle encore pour ma sensibilit? parce que sous cette forme olfactive mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu'une rage de dents n'est encore per?ue par nous que comme une jeune fille que nous nous effor?ons deux cents fois de suite de tirer de l'eau ou que comme un vers de Moli?re que nous nous r?p?tons sans arr?ter, c'est un grand soulagement de nous r?veiller et que notre intelligence puisse d?barrasser l'id?e de rage de dents, de tout d?guisement h?ro?que ou cadenc?. C'est l'inverse de ce soulagement que j'?prouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d'une fa?on infiniment plus rapide, presque instantan?e, ? la fois insidieuse et brusque, par l'inhalation,--beaucoup plus toxique que la p?n?tration morale,--de l'odeur de vernis particuli?re ? cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en d?faisant mes couvertures, rev?tir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m'ensevelir dans le lit de fer qu'on avait ajout? dans la chambre parce que j'avais trop chaud l'?t? sous les courtines de reps du grand lit, j'eus un mouvement de r?volte, je voulus essayer d'une ruse de condamn?. J'?crivis ? ma m?re en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi ?tait que Fran?oise, la cuisini?re de ma tante qui ?tait charg?e de s'occuper de moi quand j'?tais ? Combray, refus?t de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission ? ma m?re quand il y avait du monde lui para?trait aussi impossible que pour le portier d'un th??tre de remettre une lettre ? un acteur pendant qu'il est en sc?ne. Elle poss?dait ? l'?gard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code imp?rieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses . Ce code, si l'on en jugeait par l'ent?tement soudain qu'elle mettait ? ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir pr?vu des complexit?s sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l'entourage de Fran?oise et dans sa vie de domestique de village n'avait pu les lui sugg?rer; et l'on ?tait oblig? de se dire qu'il y avait en elle un pass? fran?ais tr?s ancien, noble et mal compris, comme dans ces cit?s manufacturi?res o? de vieux h?tels t?moignent qu'il y eut jadis une vie de cour, et o? les ouvriers d'une usine de produits chimiques travaillent au milieu de d?licates sculptures qui repr?sentent le miracle de saint Th?ophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l'article du code ? cause duquel il ?tait peu probable que sauf le cas d'incendie Fran?oise all?t d?ranger maman en pr?sence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu'elle professait non seulement pour les parents,--comme pour les morts, les pr?tres et les rois,--mais encore pour l'?tranger ? qui on donne l'hospitalit?, respect qui m'aurait peut-?tre touch? dans un livre mais qui m'irritait toujours dans sa bouche, ? cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour en parler, et davantage ce soir o? le caract?re sacr? qu'elle conf?rait au d?ner avait pour effet qu'elle refuserait d'en troubler la c?r?monie. Mais pour mettre une chance de mon c?t?, je n'h?sitai pas ? mentir et ? lui dire que ce n'?tait pas du tout moi qui avais voulu ?crire ? maman, mais que c'?tait maman qui, en me quittant, m'avait recommand? de ne pas oublier de lui envoyer une r?ponse relativement ? un objet qu'elle m'avait pri? de chercher; et elle serait certainement tr?s f?ch?e si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Fran?oise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens ?taient plus puissants que les n?tres, elle discernait imm?diatement, ? des signes insaisissables pour nous, toute v?rit? que nous voulions lui cacher; elle regarda pendant cinq minutes l'enveloppe comme si l'examen du papier et l'aspect de l'?criture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre ? quel article de son code elle devait se r?f?rer. Puis elle sortit d'un air r?sign? qui semblait signifier: <> Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en ?tait encore qu'? la glace, qu'il ?tait impossible au ma?tre d'h?tel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer ? maman. Aussit?t mon anxi?t? tomba; maintenant ce n'?tait plus comme tout ? l'heure pour jusqu'? demain que j'avais quitt? ma m?re, puisque mon petit mot allait, la f?chant sans doute , me faire du moins entrer invisible et ravi dans la m?me pi?ce qu'elle, allait lui parler de moi ? l'oreille; puisque cette salle ? manger interdite, hostile, o?, il y avait un instant encore, la glace elle-m?me--le <>--et les rince-bouche me semblaient rec?ler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les go?tait loin de moi, s'ouvrait ? moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu'? mon coeur enivr? l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes. Maintenant je n'?tais plus s?par? d'elle; les barri?res ?taient tomb?es, un fil d?licieux nous r?unissait. Et puis, ce n'?tait pas tout: maman allait sans doute venir!
L'angoisse que je venais d'?prouver, je pensais que Swann s'en serait bien moqu? s'il avait lu ma lettre et en avait devin? le but; or, au contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues ann?es de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-?tre, n'aurait pu me comprendre; lui, cette angoisse qu'il y a ? sentir l'?tre qu'on aime dans un lieu de plaisir o? l'on n'est pas, o? l'on ne peut pas le rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait conna?tre, l'amour auquel elle est en quelque sorte pr?destin?e, par lequel elle sera accapar?e, sp?cialis?e; mais quand, comme pour moi, elle est entr?e en nous avant qu'il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l'attendant, vague et libre, sans affectation d?termin?e, au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un autre, tant?t de la tendresse filiale ou de l'amiti? pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Fran?oise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant ? l'h?tel ou au th??tre o? elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou premi?re o? il va la retrouver, cet ami nous aper?oit errant dehors, attendant d?sesp?r?ment quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconna?t, nous aborde famili?rement, nous demande ce que nous faisons l?. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent ? dire ? sa parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l'envoyer avant cinq minutes. Que nous l'aimons--comme en ce moment j'aimais Fran?oise--, l'interm?diaire bien intentionn? qui d'un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la f?te inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et d?licieux entra?naient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accost? et qui est lui aussi un des initi?s des cruels myst?res, les autres invit?s de la f?te ne doivent rien avoir de bien d?moniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes o? elle allait go?ter des plaisirs inconnus, voici que par une br?che inesp?r?e nous y p?n?trons; voici qu'un des moments dont la succession les aurait compos?es, un moment aussi r?el que les autres, m?me peut-?tre plus important pour nous, parce que notre ma?tresse y est plus m?l?e, nous nous le repr?sentons, nous le poss?dons, nous y intervenons, nous l'avons cr?? presque: le moment o? on va lui dire que nous sommes l?, en bas. Et sans doute les autres moments de la f?te ne devaient pas ?tre d'une essence bien diff?rente de celui-l?, ne devaient rien avoir de plus d?licieux et qui d?t tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillant nous a dit: <> H?las! Swann en avait fait l'exp?rience, les bonnes intentions d'un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s'irrite de se sentir poursuivie jusque dans une f?te par quelqu'un qu'elle n'aime pas. Souvent, l'ami redescend seul.
Ma m?re ne vint pas, et sans m?nagements pour mon amour-propre me fit dire par Fran?oise ces mots: <> que depuis j'ai si souvent entendu des concierges de <> ou des valets de pied de tripots, rapporter ? quelque pauvre fille qui s'?tonne: <> Et--de m?me qu'elle assure invariablement n'avoir pas besoin du bec suppl?mentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste l?, n'entendant plus que les rares propos sur le temps qu'il fait ?chang?s entre le concierge et un chasseur qu'il envoie tout d'un coup en s'apercevant de l'heure, faire rafra?chir dans la glace la boisson d'un client,--ayant d?clin? l'offre de Fran?oise de me faire de la tisane ou de rester aupr?s de moi, je la laissai retourner ? l'office, je me couchai et je fermai les yeux en t?chant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le caf? au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu'en ?crivant ce mot ? maman, en m'approchant, au risque de la f?cher, si pr?s d'elle que j'avais cru toucher le moment de la revoir, je m'?tais barr? la possibilit? de m'endormir sans l'avoir revue, et les battements de mon coeur, de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j'augmentais mon agitation en me pr?chant un calme qui ?tait l'acceptation de mon infortune. Tout ? coup mon anxi?t? tomba, une f?licit? m'envahit comme quand un m?dicament puissant commence ? agir et nous enl?ve une douleur: je venais de prendre la r?solution de ne plus essayer de m'endormir sans avoir revu maman, de l'embrasser co?te que co?te, bien que ce f?t avec la certitude d'?tre ensuite f?ch? pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui r?sultait de mes angoisses finies me mettait dans un all?gresse extraordinaire, non moins que l'attente, la soif et la peur du danger. J'ouvris la fen?tre sans bruit et m'assis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin qu'on ne m'entend?t pas d'en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, fig?es en une muette attention ? ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l'extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu'elle-m?me, avait ? la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repli? jusque-l?, qu'on d?veloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, ex?cut? jusque dans ses moindres nuances et ses derni?res d?licatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Expos?s sur ce silence qui n'en absorbait rien, les bruits les plus ?loign?s, ceux qui devaient venir de jardins situ?s ? l'autre bout de la ville, se percevaient d?taill?s avec un tel <> qu'ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu'? leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien ex?cut?s par l'orchestre du Conservatoire que quoiqu'on n'en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux abonn?s,--les soeurs de ma grand'm?re aussi quand Swann leur avait donn? ses places,--tendaient l'oreille comme s'ils avaient ?cout? les progr?s lointains d'une arm?e en marche qui n'aurait pas encore tourn? la rue de Tr?vise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais ?tait de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les cons?quences les plus graves, bien plus graves en v?rit? qu'un ?tranger n'aurait pu le supposer, de celles qu'il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l'?ducation qu'on me donnait, l'ordre des fautes n'?tait pas le m?me que dans l'?ducation des autres enfants et on m'avait habitu? ? placer avant toutes les autres celles dont je comprends maintenant que leur caract?re commun est qu'on y tombe en c?dant ? une impulsion nerveuse. Mais alors on ne pronon?ait pas ce mot, on ne d?clarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j'?tais excusable d'y succomber ou m?me peut-?tre incapable d'y r?sister. Mais je les reconnaissais bien ? l'angoisse qui les pr?c?dait comme ? la rigueur du ch?timent qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre ?tait de la m?me famille que d'autres pour lesquelles j'avais ?t? s?v?rement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j'irais me mettre sur le chemin de ma m?re au moment o? elle monterait se coucher, et qu'elle verrait que j'?tais rest? lev? pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester ? la maison, on me mettrait au coll?ge le lendemain, c'?tait certain. Eh bien! dusse-je me jeter par la fen?tre cinq minutes apr?s, j'aimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c'?tait maman, c'?tait lui dire bonsoir, j'?tais all? trop loin dans la voie qui menait ? la r?alisation de ce d?sir pour pouvoir rebrousser chemin.
J'entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte m'eut averti qu'il venait de partir, j'allai ? la fen?tre. Maman demandait ? mon p?re s'il avait trouv? la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au caf? et ? la pistache. <> <> Ma grand'tante avait tellement l'habitude de voir toujours en Swann un m?me adolescent, qu'elle s'?tonnait de le trouver tout ? coup moins jeune que l'?ge qu'elle continuait ? lui donner. Et mes parents du reste commen?aient ? lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et m?rit?e des c?libataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n'a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que les moments s'y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. <> Ma m?re fit remarquer qu'il avait pourtant l'air bien moins triste depuis quelque temps. <> <>, ajouta mon grand-p?re en se tournant vers ses deux belles-soeurs. <>, r?pondit ma tante Flora. <>, dit ma tante C?line. <> <> <> <> Mon p?re et ma m?re rest?rent seuls, et s'assirent un instant; puis mon p?re dit: <> <> Et ma m?re ouvrit la porte treillag?e du vestibule qui donnait sur l'escalier. Bient?t, je l'entendis qui montait fermer sa fen?tre. J'allai sans bruit dans le couloir; mon coeur battait si fort que j'avais de la peine ? avancer, mais du moins il ne battait plus d'anxi?t?, mais d'?pouvante et de joie. Je vis dans la cage de l'escalier la lumi?re projet?e par la bougie de maman. Puis je la vis elle-m?me; je m'?lan?ai. ? la premi?re seconde, elle me regarda avec ?tonnement, ne comprenant pas ce qui ?tait arriv?. Puis sa figure prit une expression de col?re, elle ne me disait m?me pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m'adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m'avait dit un mot, ?'aurait ?t? admettre qu'on pouvait me reparler et d'ailleurs cela peut-?tre m'e?t paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravit? du ch?timent qui allait se pr?parer, le silence, la brouille, eussent ?t? pu?rils. Une parole c'e?t ?t? le calme avec lequel on r?pond ? un domestique quand on vient de d?cider de le renvoyer; le baiser qu'on donne ? un fils qu'on envoie s'engager alors qu'on le lui aurait refus? si on devait se contenter d'?tre f?ch? deux jours avec lui. Mais elle entendit mon p?re qui montait du cabinet de toilette o? il ?tait all? se d?shabiller et pour ?viter la sc?ne qu'il me ferait, elle me dit d'une voix entrecoup?e par la col?re: <> Mais je lui r?p?tais: <>, terrifi? en voyant que le reflet de la bougie de mon p?re s'?levait d?j? sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d'un moyen de chantage et esp?rant que maman, pour ?viter que mon p?re me trouv?t encore l? si elle continuait ? refuser, allait me dire: <> Il ?tait trop tard, mon p?re ?tait devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n'entendit: <>