Read Ebook: Le secrétaire intime by Sand George
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Ebook has 1081 lines and 63187 words, and 22 pages
LIBRAIRIE BLANCHARD RUE RICHELIEU, 78
?DITION J. HETZEL
LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie 5, RUE DE PONT-DE-LODI
LE SECR?TAIRE INTIME
NOTICE
Nohant, 13 octobre 1853.
GEORGE SAND.
Par une belle journ?e, cheminait sur la route de Lyon ? Avignon un jeune homme de bonne mine. Il se nommait Louis de Saint-Julien, et portait ? bon droit le titre de comte, car il ?tait d'une des meilleures familles de sa province. N?anmoins il allait ? pied avec un petit sac sur le dos; sa toilette ?tait plus que modeste, et ses pieds enflaient d'heure en heure sous ses gu?tres de cuir poudreux.
Ce jeune homme, ?lev? ? la campagne par un bon et honn?te cur?, avait beaucoup de droiture, passablement d'esprit, et une instruction assez recommandable pour esp?rer l'emploi de pr?cepteur, de sous-biblioth?caire ou de secr?taire intime. Il avait des qualit?s et m?me des vertus. Il avait aussi des travers et m?me des d?fauts; mais il n'avait point de vices. Il ?tait bon et romanesque, mais orgueilleux et craintif, c'est-?-dire susceptible et m?fiant, comme tous les gens sans exp?rience de la vie et sans connaissance du monde.
Si ce rapide expos? de son caract?re ne suffit point pour exciter l'int?r?t du lecteur, peut-?tre la lectrice lui accordera-t-elle un peu de bienveillance en apprenant que M. Louis de Saint-Julien avait de tr?s-beaux yeux, la main blanche, les dents blanches et les cheveux noirs.
Pourquoi ce jeune homme voyageait-il ? pied? c'est qu'apparemment il n'avait pas le moyen d'aller en voiture. D'o? venait-il? c'est ce que nous vous dirons en temps et lieu. O? allait-il? il ne le savait pas lui-m?me. On peut r?sumer cependant son pass? et son avenir en peu de mots: il venait du triste pays de la r?alit?, et il t?chait de s'?lancer ? tout hasard vers le joyeux pays des chim?res.
Depuis huit jours qu'il ?tait en route, il avait h?ro?quement support? la fatigue, le soleil, la poussi?re, les mauvais g?tes, et l'effroi insurmontable qui chemine toujours triste et silencieux sur les talons d'un homme sans argent. Mais une ?corchure ? la cheville le for?a de s'asseoir au bord d'une haie, pr?s d'une m?tairie o? l'on avait r?cemment ?tabli un relais de poste aux chevaux.
Il y ?tait depuis un instant lorsqu'une tr?s-belle et leste berline de voyage vint ? passer devant lui; elle ?tait suivie d'une cal?che et d'une chaise de poste qui paraissaient contenir la suite ou la famille de quelque personnage consid?rable.
L'id?e vint ? Julien de monter derri?re une de ces voitures; mais ? peine y fut-il install?, que le postillon, jetant de c?t? un regard exerc? ? ce genre d'observation, d?couvrit la silhouette du d?linquant, qui courait avec l'ombre de la voiture sur le sable blanc du chemin. Aussit?t il s'arr?ta et lui commanda imp?rieusement de descendre. Saint-Julien descendit et s'adressa aux personnes qui ?taient dans la chaise, s'imaginant dans sa confiance honn?te qu'une telle demande ne pouvait ?tre repouss?e que par un postillon grossier; mais les deux personnes qui occupaient la voiture ?taient une lectrice et un majordome, gens essentiellement hautains et insolents par ?tat. Ils refus?rent avec impertinence.--Vous n'?tes que des laquais mal appris! leur cria Saint-Julien en col?re, et l'on voit bien que c'est vous qui ?tes faits pour monter derri?re la voiture des gens comme il faut.
Saint-Julien parlait haut et fort; le chemin ?tait montueux, et les trois voitures marchaient lentement et sans bruit sans un sable mat et chaud. La voix de Julien et celle du postillon, qui l'insultait pour complaire aux voyageurs de la chaise, furent entendues de la personne qui occupait la berline. Elle se pencha hors de la porti?re pour regarder ce qui se passait derri?re elle, et Saint-Julien vit avec une ?motion enfantine le plus beau buste de femme qu'il e?t jamais imagin?; mais il n'eut pas le temps de l'admirer; car d?s qu'elle jeta les yeux sur lui, il baissa timidement les siens. Alors cette femme si belle, s'adressant au postillon et ? ses gens d'une grosse voix de contralto et avec un accent ?tranger assez ronflant, les gourmanda vertement et interpella le jeune voyageur avec familiarit?:--Viens ??, mon enfant, lui dit-elle, monte sur le si?ge de ma voiture; accorde seulement un coin grand comme la main ? ma levrette blanche qui est sur le marchepied. Va, d?p?che-toi; garde tes compliments et tes r?v?rences pour un autre jour.
Saint-Julien ne se le fit pas dire deux fois, et, tout haletant de fatigue et d'?motion, il grimpa sur le si?ge et prit la levrette sur ses genoux. La voiture partit au galop en arrivant au sommet de la c?te.
Au relais suivant, qui fut atteint avec une grande rapidit?, Saint-Julien descendit, dans la crainte d'abuser de la permission qu'on lui avait donn?e; et comme il se m?la aux postillons, aux chevaux, aux poules et aux mendiants qui encombrent toujours un relais de poste, il put regarder la belle voyageuse ? son aise. Elle ne faisait aucune attention ? lui et tan?ait tous ses laquais l'un apr?s l'autre d'un ton demi-col?re, demi-jovial. C'?tait une personne ?trange, et comme Julien n'en avait jamais vu. Elle ?tait grande, ?lanc?e; ses ?paules ?taient larges; son cou blanc et d?gag? avait des attitudes ? la fois cavali?res et majestueuses. Elle paraissait bien avoir trente ans, mais elle n'en avait peut-?tre que vingt-cinq; c'?tait une femme un peu fatigu?e; mais sa p?leur, ses joues minces et le demi-cercle bleu?tre creus? sous ses grands yeux noirs donnaient une expression de volont? pensive, d'intelligence saisissante et de fermet? m?lancolique ? toute cette t?te, dont la beaut? lin?aire pouvait d'ailleurs supporter la comparaison avec les cam?es antiques les plus parfaits.
La richesse et la coquetterie de son costume de voyage n'?tonn?rent pas moins Julien que ses mani?res. Elle paraissait tr?s-vive et tr?s-bonne, et jetait de l'argent aux pauvres ? pleines mains. Il y avait dans sa voiture deux autres personnes, que Saint-Julien ne songea pas ? regarder, tant il ?tait absorb? par celle-l?.
Au moment de repartir, elle se pencha de nouveau; et, cherchant des yeux Saint-Julien, elle le vit qui s'approchait, le chapeau ? la main, pour lui faire ses remerciements. Il n'e?t pas os? renouveler sa demande; mais elle le pr?vint. < --Madame, r?pondit Julien, je me rends ? Avignon; mais je craindrais... --Eh bien! eh bien! dit-elle avec sa voix m?le et br?ve, je t'y conduirai avant la nuit, moi. Allons, remonte.>> Ils arriv?rent en effet avant la nuit. Saint-Julien avait eu bien envie de se retourner cent fois durant le voyage et de jeter un coup d'oeil furtif dans la voiture, o? il e?t pu plonger en faisant un mouvement; mais il ne l'osa pas, car il sentit que sa curiosit? aurait le caract?re de la grossi?ret? et de l'ingratitude. Seulement il ?tait descendu ? tous les relais pour regarder la belle voyageuse ? la d?rob?e, pour examiner ses actions, ?couter ses paroles, scruter sa conduite, en affectant l'air indiff?rent et distrait. Il avait trouv? en elle ce continuel m?lange du caract?re imp?rial et du caract?re bon enfant, qui ne le menait ? aucune d?couverte. Il n'e?t pas os? s'adresser aux personnes de sa suite pour exprimer la curiosit? imprudente qui chauffait dans sa t?te. Il ?tait dans une tr?s-grande anxi?t? en s'adressant les questions suivantes:--Est-ce une reine ou une courtisane?--Comment le savoir?--Que m'importe? Pourquoi suis-je si intrigu? par une femme que j'ai vue aujourd'hui et que je ne verrai plus demain? La voyageuse et sa suite entr?rent avec grand fracas dans la principale auberge d'Avignon. Saint-Julien se h?ta de se jeter en bas de la voiture, afin de s'enfuir et de n'avoir pas l'air d'un mendiant parasite. Mais ? la vue de l'aubergiste et de ses aides de camp en veste blanche qui accouraient ? la rencontre de la voyageuse, il s'arr?ta, encha?n? par une invincible curiosit?, et il entendit ces mots, qui lui ?t?rent un poids ?norme de dessus le coeur, partir de la bouche du patron: < Saint-Julien, rassur? sur une crainte p?nible, se r?solut alors ? faire sa premi?re folie. Au lieu d'aller chercher, comme ? l'ordinaire, un g?te obscur et frugal dans quelque faubourg de la ville, il demanda une chambre dans le m?me h?tel que la princesse, afin de la voir encore, ne f?t-ce qu'un instant et de loin, au risque de d?penser plus d'argent en un jour qu'il n'avait fait depuis qu'il ?tait en voyage. Il ne rencontra que des figures accortes et des soins pr?venants, parce qu'on le crut attach? au service de la princesse, et que les riches sont en v?n?ration dans toutes les auberges du monde. Apr?s s'?tre retir? dans sa chambre pour faire un peu de toilette, il s'assit dans la cour sur un banc et attacha son regard sur les fen?tres o? il supposa que pouvait se montrer la princesse. Son esp?rance fut promptement r?alis?e: les fen?tres s'ouvrirent, deux personnes apport?rent un fauteuil et un marchepied sur le balcon, et la princesse vint s'y ?tendre d'une fa?on assez nonchalante en fumant des cigarettes ambr?es; tandis qu'un petit homme sec et poudr? apporta une chaise aupr?s d'elle, d?ploya lentement un papier, et se mit ? lui faire d'un ton de voix respectueux la lecture d'une gazette italienne. Tout en fumant une douzaine de cigarettes que lui pr?sentait tout allum?es une tr?s-jolie suivante qu'? l'?l?gance de sa toilette Saint-Julien prit au moins pour une marquise, l'altesse ultramontaine le regarda en clignotant de l'oeil d'une mani?re qui le fit rougir jusqu'? la racine des cheveux. Puis elle se tourna vers sa suivante, et, sans ?gard pour les poumons de l'abb?, qui lisait pour les murailles: < --Oui, Altesse. --Il a donc chang? de costume? --Altesse, il me semble que oui. --Il loge donc ici? --Apparemment, Altesse. --En bien! l'abb?, pourquoi vous interrompez-vous? --J'ai cru que Votre Altesse ne daignait plus entendre la lecture des journaux. --Qu'est-ce que cela vous fait?>> L'abb? reprit sa t?che. La princesse demanda quelque chose ? Ginetta, qui revint avec un lorgnon. La princesse lorgna Julien. Saint-Julien ?tait d'une tr?s-d?licate et tr?s-int?ressante beaut?: p?lie par le chagrin et la fatigue, sa figure ?tait pleine de langueur et de tendresse. Saint-Julien n'avait pu faire une brillante toilette; il avait tir? de son petit sac de voyage une blouse de coutil, un pantalon blanc, une chemise blanche et fine; mais cette blouse, serr?e autour de la taille, dessinait un corps souple et mince comme celui d'une femme; sa chemise ouverte laissait voir un cou de neige ? demi cach? par de longs cheveux noirs. Une barrette de velours noir pos?e de travers lui donnait un air de page amoureux et po?te. < --Hum! dit la princesse en jetant son cigare sur le journal que lisait l'abb?, et qui prit feu sous le nez du digne personnage, c'est quelque pauvre ?tudiant.>> Saint-Julien n'entendait point ce que disaient ces deux femmes; mais il vit bien qu'elles s'occupaient de lui, car elles ne se donnaient pas la moindre peine pour le cacher. Il fut un peu piqu? de se voir presque montr? au doigt, comme s'il n'e?t pas ?t? un homme et comme si elles eussent cru impossible de se compromettre vis-?-vis de lui. Pour ?chapper ? cette impertinente investigation, il rentra dans la salle des voyageurs. Il ?tait au moment de s'asseoir ? la table d'h?te lorsqu'il se sentit frapper sur l'?paule; et, se retournant brusquement, il vit cette pi?tre figure et cette maigre personne d'abb? qui lui ?tait apparue sur le balcon. L'abb?, l'ayant attir? dans un coin et l'ayant accabl? de r?v?rences obs?quieuses, lui demanda s'il voulait souper avec Son Altesse s?r?nissime la princesse de Cavalcanti. Saint-Julien faillit tomber ? la renverse; puis, reprenant ses esprits, il s'imagina que sous la triste mine de l'abb? pouvait bien s'?tre cach?e quelque humeur ironique et fac?tieuse; et, s'armant de beaucoup de sang-froid: < --Aussi, Monsieur, reprit l'abb? en se courbant jusqu'? terre, c'est une commission que je remplis. --Oh! cela ne suffit pas, dit Saint-Julien, qui se crut jou? et persifl? par la princesse elle-m?me. Entre gens de notre rang, madame la princesse Cavalcanti sait bien qu'on n'emploie pas un abb? en guise d'ambassadeur. Je veux traiter avec un personnage plus important que Votre Seigneurie, ou recevoir une lettre sign?e de l'illustre main de Son Altesse.>> L'abb? ne fit pas la moindre objection ? cette pr?tention singuli?re; son visage n'exprima pas la moindre opinion personnelle sur la n?gociation qu'il remplissait. Il salua profond?ment Julien, et le quitta en lui disant qu'il allait porter sa r?ponse ? la princesse. Sait-Julien revint s'asseoir ? la table d'h?te, convaincu qu'il venait de d?jouer une mystification. Il avait si peu l'usage du monde, que ses ?tonnements n'?taient pas de longue dur?e. < Il ?tait retomb? dans sa gravit? habituelle, lorsqu'il fut r?veill? par le nom de Cavalcanti, qu'il entendit prononcer confus?ment au bout de la table. <
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