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Read Ebook: Esprit des lois livres I à V précédés d'une introduction de l'éditeur by Montesquieu Charles De Secondat Baron De Janet Paul Editor

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Ebook has 1603 lines and 105905 words, and 33 pages

LA CONSTITUTION ANGLAISE.--Examinons donc cette th?orie de la constitution d'Angleterre, qui a ?merveill? le si?cle dernier, et a eu depuis une si grande influence sur les destin?es politiques de notre pays.

Voir la lettre ? M. l'auditeur Bertolini, qui avait fait honneur ? Montesquieu d'avoir r?v?l? aux Anglais eux-m?mes la beaut? de leur gouvernement. Montesquieu r?cuse cet ?loge, qui n'en est pas moins vrai.

Les id?es philosophiques dont parle Montesquieu sont assez peu d?termin?es. Voici sa d?finition de la libert?: <> Cette d?finition est tr?s juste; mais il en conclut que <> C'est l? restreindre beaucoup le sens du mot <>. Il est vrai que je ne suis pas libre si je ne puis pas faire ce que les lois permettent, ou forc? de faire ce qu'elles n'ordonnent pas; il est vrai aussi que c'est une fausse libert? de pouvoir faire ce que la loi d?fend: car si les autres peuvent en faire autant, c'est l'anarchie; si je le puis seul, c'est l'arbitraire. Mais il ne s'ensuit pas qu'ob?ir ? la loi et rien qu'? loi soit toute la libert?: car la loi peut ?tre tyrannique. Il est tr?s vrai encore que la libert? consiste <> mais la loi peut pr?cis?ment m'interdire ce que je dois vouloir. Par exemple je dois vouloir honorer Dieu selon ma conscience. Si la loi m'ordonne de l'honorer selon la conscience du prince, suis-je libre? J'avoue que c'est un gouvernement arbitraire que celui qui ne juge pas selon la loi; mais un gouvernement o? l'on n'ob?irait qu'? la loi ne serait pas pour cela un gouvernement libre: car il s'agit de savoir par qui la loi est faite, et comment elle est faite. L'erreur de Montesquieu vient de ce que, comme presque tous les publicistes de son temps, il fait d?river le droit de la loi, au lieu de faire d?river la loi du droit.

La libert? civile, dans son vrai sens, c'est le droit que nous avons d'user de nos facult?s comme nous l'entendons, en tant qu'elles ne portent pas atteinte au m?me droit chez les autres hommes, r?serve faite d'ailleurs des sacrifices n?cessaires ? la s?ret? commune. La libert? politique, c'est la garantie ou l'ensemble de garanties par lesquelles chaque individu et le peuple en masse est assur?, autant qu'il est possible, que la libert? naturelle sera sauvegard?e par les lois de l'?tat.

Mais pour que le pouvoir puisse arr?ter le pouvoir, il faut ?videmment qu'il y ait plusieurs pouvoirs dans l'?tat. De l? la th?orie des trois pouvoirs.

Aristote, le premier, a distingu? trois fonctions dans le gouvernement de la soci?t?, et c'est ? lui que revient la c?l?bre division des trois pouvoirs ou puissances, que Locke a reproduite et Montesquieu apr?s lui: la puissance ex?cutive, la puissance l?gislative et la puissance de juger. Montesquieu n'a donc pas cr?? cette th?orie; mais ce qui lui appartient, c'est d'avoir montr? dans la s?paration des pouvoirs la premi?re garantie, et dans leur distribution la vraie mesure de la libert?. C'est l? le principe qu'il a d?couvert dans l'examen de la constitution d'Angleterre, principe ignor? avant lui de tous les publicistes, et qui est rest? depuis acquis ? la science politique.

Si celui qui ex?cute les lois dans un ?tat fait en m?me temps les lois, il n'y a point de libert?, car il peut faire des lois tyranniques pour les ex?cuter tyranniquement. Que si la puissance ex?cutive veut s'emparer des biens ou d'une partie des biens des sujets, elle d?clarera par la loi que ces biens convoit?s sont ? elle, et par la force dont elle dispose pour l'ex?cution, elle s'en emparera. Elle peut enlever ainsi aux citoyens leur libert? et m?me leur vie, et cela en vertu de la constitution, ? moins que le respect des lois fondamentales, les moeurs, la prudence du chef ne s'y opposent, et alors le citoyen peut ?tre libre en fait, mais la constitution n'assure pas sa libert?. Cela n'est pas moins ?vident, si l'on accorde ? la puissance l?gislative la force de l'ex?cution, cette puissance f?t-elle ?lue par le peuple, f?t-elle le peuple lui-m?me. Le peuple, en corps, peut menacer par ses lois et par sa force la s?ret? de chacun, et, dans un tel ?tat, la multitude est puissante, mais personne n'est tranquille: car on ne peut jamais s'assurer que l'on ne sera pas bient?t dans le nombre de ceux que menace la puissance du peuple. La s?ret? des citoyens n'est assur?e que par la s?paration des deux puissances. La puissance l?gislative s'oppose ? l'ex?cutive et lui trace le cercle de son action; ? son tour, la puissance ex?cutive emp?che par son v?to les entreprises despotiques de la l?gislative; en un mot, le pouvoir arr?te le pouvoir: c'est le secret des constitutions libres.

Mais le plus grand danger de la libert? serait que la puissance de juger f?t unie ? l'une des deux autres puissances, et surtout ? toutes les deux. Dans ce cas, le magistrat a, comme ex?cuteur des lois, la puissance qu'il s'est donn?e comme l?gislateur. <> Il r?sulte de l? que la justice, cette puissance si sacr?e parmi les hommes, doit ?tre confi?e ? une magistrature ind?pendante tir?e du corps m?me des citoyens, se confondant avec eux, et qui, n'ayant aucun int?r?t au pouvoir, n'en a pas ? l'iniquit?.

Le pouvoir l?gislatif doit ?tre ou le peuple ou une ?manation du peuple: car dans un ?tat libre, <>. S'il ne se gouverne pas imm?diatement lui-m?me, il doit se gouverner par ses repr?sentants, et par cons?quent les choisir. <>

En face du pouvoir l?gislatif est l'ex?cutif, qui doit avoir, pour arr?ter les entreprises injustes du pouvoir l?gislatif, une certaine part ? ce pouvoir, non pas une part directe et positive, mais une part indirecte et n?gative, non pas la facult? de statuer, ce qui confondrait les attributions des puissances, mais la facult? d'emp?cher: distinction qui a produit tant d'orages au commencement de notre R?volution. Le pouvoir ex?cutif doit ?tre libre dans son action, ce qui est l'essence de l'ex?cution, mais ses actes sont soumis ? l'appr?ciation du pouvoir l?gislatif; car, faire des actes contraires aux lois, c'est pour ainsi dire porter des lois: c'est donc un empi?tement sur l'autorit? l?gislative, et celle-ci en est juge. La personne en qui est le pouvoir ex?cutif doit ?tre une pour la promptitude des entreprises, et de plus elle doit ?tre hors d'atteinte; car, si le l?gislateur pouvait la juger et la d?truire, il serait tout-puissant, et il n'y aurait plus de limites, ni par cons?quent de libert?. Mais comme il faut une sanction, les agents du pouvoir irresponsable sont responsables ? sa place. Un pouvoir un et irresponsable est une monarchie. Le pouvoir ex?cutif doit donc ?tre entre les mains d'un monarque.

Entre le pouvoir ex?cutif ou le roi, et le pouvoir l?gislatif ou le peuple, pouvoirs contraires qui s'observent et se menacent continuellement, il y a une puissance moyenne qui les unit et les mod?re.

La puissance judiciaire ?tant ainsi ?cart?e de la balance des pouvoirs, il faut une autre puissance interm?diaire entre la l?gislative et l'ex?cutive.

Cette puissance se compose de ceux qui, ayant des privil?ges dans l'?tat, privil?ges dont Montesquieu, ? la v?rit?, ne nous donne pas la raison, doivent avoir le moyen de les conserver et d'emp?cher qu'on n'y porte atteinte. <> Ils devront ainsi partager la puissance l?gislative et former un corps interm?diaire int?ress? d'une part contre le monarque, ? la d?fense des libert?s, de l'autre contre le peuple, ? la d?fense des pr?rogatives du monarque, et assurer ainsi la stabilit? des deux principes ?l?mentaires de la constitution.

Montesquieu r?sume de cette mani?re ce savant m?canisme: <> Montesquieu pr?voit la principale objection ? ce beau syst?me: <> R?ponse sp?cieuse ? une sp?cieuse objection.

Telle est la c?l?bre th?orie de la constitution d'Angleterre, th?orie sur laquelle nous voulons pr?senter quelques r?flexions. Il faut se garder ici d'une facile confusion. Il y a trois sortes de gouvernements, et il y a trois sortes de pouvoirs dans le gouvernement: ce sont deux choses tr?s diff?rentes. Le gouvernement est r?publicain, ou aristocratique, ou monarchique, selon que le peuple, ou les nobles, ou le roi gouvernent. Chacun de ces gouvernements est bon ou mauvais; on peut pr?f?rer l'un ? l'autre et pr?f?rer ? chacun d'eux la combinaison des trois. Cette derni?re id?e est celle que l'on trouve en germe dans Aristote, que Cic?ron a d?velopp?e apr?s Polybe, et Machiavel apr?s Cic?ron. Nous la retrouvons ici dans l'analyse du gouvernement anglais; mais elle n'est pas l'id?e fondamentale de la th?orie, elle ne vient qu'en seconde ligne. La base de la th?orie de Montesquieu n'est pas la distinction des gouvernements, mais la distinction des pouvoirs; non pas la combinaison des trois formes de gouvernement, mais la s?paration des trois pouvoirs. Les trois pouvoirs sont-ils r?unis, c'est le despotisme; s?par?s, c'est la libert?. Or, la constitution d'Angleterre est fond?e sur la s?paration des pouvoirs; elle est donc une constitution libre.

On voit qu'il ne faut pas confondre la th?orie de la s?paration des pouvoirs avec la th?orie des gouvernements mixtes: car il peut y avoir s?paration des pouvoirs dans un gouvernement simple, comme aux ?tats-Unis; et il peut se faire que les pouvoirs soient confondus dans un gouvernement mixte, comme ? Rome, o? le s?nat participait ? la fois ? l'ex?cution et au pouvoir l?gislatif, o? le peuple avait en m?me temps la puissance de faire des lois et la puissance de juger.

Ce qui me para?t incontestable dans la th?orie de Montesquieu, c'est le principe de la s?paration des pouvoirs. Que le pouvoir judiciaire doive ?tre n?cessairement ind?pendant, c'est ce qui saute d'abord aux yeux de tout le monde. On ne peut rien dire de plus fort que ces paroles: <> Ainsi, c'est d?j? un premier principe du gouvernement mod?r? de laisser le pouvoir judiciaire absolument ind?pendant du pouvoir souverain. Mais est-il n?cessaire que le pouvoir ex?cutif soit s?par? du l?gislatif? Il le faut sans doute; car, si celui qui a la force fait les lois, qui peut l'emp?cher de les faire comme il l'entend, c'est-?-dire tyranniques et oppressives? Est-ce le pouvoir l?gislatif qui est en possession de la force, le r?sultat est le m?me.

Mais, disent les partisans de la d?mocratie extr?me, le peuple, ? titre de souverain, doit avoir ? la fois le pouvoir ex?cutif et le pouvoir l?gislatif, et il est impossible qu'il en abuse, puisqu'il est compos? de tous les citoyens; or nul ne se fait d'injustice ? soi-m?me. Je r?ponds que le peuple peut certainement ?tre injuste et oppresseur, qu'il peut faire des lois tyranniques contre la minorit?, contre les riches, contre les citoyens distingu?s, contre tel ou tel culte qui lui d?pla?t. Ce n'est donc pas une garantie satisfaisante de libert? que le pouvoir absolu du peuple. <>, dit Montesquieu, et rien n'est plus sens?. Or si l'on admet que le peuple peut, ? titre de l?gislateur, faire des lois injustes, les m?mes raisons qui valent contre la r?union des deux pouvoirs entre les mains d'un monarque, valent aussi contre la r?union de ces deux pouvoirs dans les mains du peuple. Je ne veux point dire que le pouvoir ex?cutif ne doive pas ?maner du peuple: mais le peuple ne doit pas exercer lui-m?me et directement ce pouvoir. Il faut remarquer, d'ailleurs, que le peuple, surtout dans les ?tats modernes, ne fait plus la loi directement, mais par des assembl?es. Si vous mettez le pouvoir ex?cutif entre les mains d'une assembl?e, qui emp?che cette assembl?e de se changer en oligarchie et de se prolonger ind?finiment, comme le Long Parlement d'Angleterre? Ajoutez encore que l'assembl?e elle-m?me ne peut pas exercer directement le pouvoir ex?cutif; elle le fait par des comit?s. Mais ces comit?s deviennent les v?ritables souverains; ils dictent les lois ? l'assembl?e, qui n'est plus que leur instrument; et c'est encore l'oligarchie. Je n'ai pas ? rechercher comment, dans les d?mocraties, le pouvoir ex?cutif doit ?tre constitu? pour pouvoir ?tre s?par? du pouvoir l?gislatif, et en ?tre ind?pendant sans lui ?tre sup?rieur; mais il est certain que, m?me dans ce cas, il faut encore s?parer les pouvoirs.

Une objection tr?s fr?quente contre la s?paration des pouvoirs est celle-ci: Ou les trois pouvoirs de l'?tat marchent d'accord, ou ils sont en dissentiment. S'ils marchent d'accord, ils forment une unit?, leur action est souveraine et absolue et ils peuvent abuser du pouvoir tout aussi bien qu'un monarque, tout aussi bien que le peuple lui-m?me. Supposez, en effet, un pays protestant et libre, tel que l'Angleterre ou la Su?de; ne peut-il pas arriver que le roi, les chambres, les tribunaux, tous les corps publics soient tous d'accord pour opprimer les catholiques? O? est la garantie pour la libert?? Si, au contraire, on suppose les pouvoirs en dissentiment, il n'y aura pas d'action; les tiraillements g?neront l'ex?cution: la jalousie r?ciproque des pouvoirs les emp?chera de s'entendre pour faire le bien. Ce sera l'immobilit?, ou l'anarchie.

Je r?ponds ? cette objection qu'il n'y a pas de principe politique qui soit en ?tat de rendre impossibles tous les abus qui peuvent na?tre des constitutions humaines. Le principe de la s?paration des pouvoirs n'a pas cette port?e ni cette efficacit?. Il emp?che certains abus, mais non pas tous les abus; il emp?che certaines oppressions, mais non pas toutes les oppressions. Par exemple, il rend impossible le despotisme du pouvoir ex?cutif par l'int?r?t contraire du pouvoir l?gislatif, et le despotisme de celui-ci par l'int?r?t contraire de celui-l?, et enfin le despotisme du pouvoir judiciaire par sa s?paration d'avec les deux autres. Mais, s'ils s'entendent tous les trois pour exercer en commun un m?me despotisme, il est certain que le principe m?me de la s?paration des pouvoirs n'offre pas de garantie contre cet abus. Mais remarquez que, dans ce cas, ce ne peut ?tre qu'un petit nombre d'int?r?ts qui soient bless?s. Car il est impossible que la grande majorit? des int?r?ts les plus g?n?raux ne soit pas repr?sent?e dans la r?union des trois pouvoirs. Ainsi l'oppression ne peut ?tre que limit?e, et sur des points tr?s circonscrits. D'ailleurs, dans un pays constitu? de cette mani?re, il y a toujours en dehors des pouvoirs publics un pouvoir moral, invisible, qui tend incessamment ? se transformer, sous l'influence de la libert? d'examen: c'est l'opinion. Or l'opinion exprim?e par la presse, voil? la derni?re garantie de la libert?, lorsque la constitution elle-m?me n'en offre plus.

Mais je prends l'hypoth?se contraire, celle o? les pouvoirs, se d?fiant l'un de l'autre et se surveillant mutuellement, ne r?ussissent pas ? s'entendre: de l? les conflits, les tiraillements, les ralentissements des affaires, et enfin les crises politiques, qui ?tent toute s?curit? aux esprits, aux int?r?ts, aux personnes. Je r?ponds encore ? cette objection qu'aucune machine politique ne peut rem?dier ? tout, suppl?er ? tout, tout pr?venir et tout emp?cher. Un gouvernement ne peut vivre que par la bonne volont? et par l'amour de ceux qui le soutiennent. Suppos? que cet amour fasse d?faut, et que les corps politiques mettent leur int?r?t au-dessus de l'amour du pays, il est ?vident que la moindre discussion d?g?n?rera en d?chirement, et que l'?tat sera ? chaque instant menac? de p?rir par la guerre civile. Mais je ne connais aucun principe de gouvernement qui puisse tenir lieu de l'amour du pays. Supposez, au contraire , que les divers pouvoirs publics aiment assez leur pays pour ne pas le sacrifier ? leur orgueil ou ? leur ambition, les r?sistances seront bien un ralentissement, mais non une dissolution de la machine. Or dire que ces r?sistances forment un ralentissement dans le mouvement des affaires, ce n'est pas une objection au syst?me: car c'est pr?cis?ment ce r?sultat que l'on veut obtenir. Le ralentissement dans les affaires humaines, ce n'est pas un mal, c'est un bien: car c'est la r?flexion, le sang-froid, l'examen, par cons?quent beaucoup de chances pour la v?rit?, et beaucoup contre l'erreur. De plus, la r?sistance, qui irrite, il est vrai, quand elle est pouss?e ? l'extr?me imite, inqui?te et arr?te lorsqu'elle-m?me sait s'arr?ter ? temps. Il y a dans cette lutte r?ciproque un moyen de lumi?re pour l'un et pour l'autre pouvoir, et une limite ? leurs empi?tements r?ciproques.

Ainsi la s?paration des pouvoirs demeure, ? notre avis, la condition indispensable des gouvernements libres. Mais il faut, en th?orie, s'en tenir ? ce principe g?n?ral, sans vouloir pr?ciser en particulier de quelle mani?re les pouvoirs peuvent ?tre divis?s et distribu?s. Car il y a l? mille combinaisons diverses, qui d?pendent des circonstances et de l'?tat des esprits. De plus, il ne suffit pas de s?parer les pouvoirs, il faut les unir et les accorder. Il ne suffit pas de donner des garanties ? la libert?, il faut des moyens pour l'action; car un gouvernement n'est pas seulement fait pour l'examen des questions, il l'est encore pour la solution. De plus, la n?cessit? m?me de l'ind?pendance des pouvoirs exige que chacun ait une certaine part dans l'action de l'autre. Si le pouvoir l?gislatif ne peut rien sur l'ex?cutif, celui-ci rendra le premier tout ? fait vain; si l'ex?cutif ne peut rien sur le l?gislatif, celui-ci s'emparera de l'ex?cutif. On voit quelles sont les complications pratiques du probl?me: je n'ai voulu insister que sur le principe.

Mais consid?rons maintenant la th?orie de Montesquieu par un autre c?t?, que l'on a souvent confondu avec celui-l?. Remarquons d'abord que lorsque Montesquieu distingue trois pouvoirs, il parle du pouvoir ex?cutif, du l?gislatif et du judiciaire. Puis il dit que <>. Il n'en reste donc que deux, l'ex?cutive et la l?gislative. Or, selon Montesquieu, le pouvoir ex?cutif, pour ?tre fort et ind?pendant, doit ?tre entre les mains d'un monarque. D'un autre c?t?, pour que le pouvoir l?gislatif d?fende la s?ret? et la libert? de tous, il faut qu'il soit compos? de tous ou ?lu par tous, c'est-?-dire par le peuple. Voil? donc le peuple et le monarque en pr?sence. Cette opposition appelle un m?diateur, garantie commune et commune limite des droits et des pouvoirs du peuple et du roi. Ce m?diateur, c'est la noblesse. Voil? donc trois nouveaux pouvoirs: le roi, les nobles et le peuple; et il faut distinguer ces trois pouvoirs de ceux que nous avons d?j? nomm?s: l'ex?cutif, le l?gislatif et le judiciaire. Il y a l? une confusion de termes qu'il est important de d?m?ler, lorsque l'on parle de la th?orie des trois pouvoirs. Qu'entend-on par pouvoir? Est-ce dans le premier sens, est-ce dans le second que l'on prend cette expression? Dans le premier sens, il y a trois pouvoirs, m?me dans une r?publique, quand ils sont convenablement s?par?s; ainsi, la s?paration des pouvoirs est le principe de la constitution am?ricaine, comme de la constitution anglaise. Dans le second, il n'y a trois pouvoirs que dans la monarchie mixte, c'est-?-dire dans une forme particuli?re de gouvernement. Il me semble qu'on n'a pas suffisamment remarqu? la diff?rence de ces deux th?ories, que Montesquieu a fondues ensemble avec beaucoup d'habilet?, mais qui n'en sont pas moins essentiellement distinctes. Nous avons examin? la premi?re de ces th?ories, examinons la seconde.

Que conclure de ce rapide historique de la question? Que tous les esprits sages avaient toujours compris la n?cessit? d'un gouvernement temp?r?, mais qu'avant Montesquieu aucun n'avait indiqu? avec autant de pr?cision l'union de l'h?r?dit? monarchique, du privil?ge aristocratique et du droit populaire, comme la combinaison la plus n?cessaire ? la libert?. Or c'est l? qu'est la question. Qu'un gouvernement doive ?tre temp?r?, pond?r?, je l'admets: car ce principe, c'est le principe m?me de la s?paration des pouvoirs. Mais doit-il ?tre pr?cis?ment pond?r? de telle ou telle mani?re; et si tel ?l?ment, soit monarchique, soit aristocratique, fait d?faut, s'ensuit-il qu'il ne puisse pas ?tre libre?

Je crois que la th?orie de Montesquieu trop prise ? la lettre conduit ? cette alternative, ou de changer le sens des mots, et d'appeler monarchie, aristocratie, ce qui n'est ni l'un ni l'autre, ou bien de pr?tendre que la libert? ne peut exister que dans une certaine situation sociale, qui peut tr?s bien ne pas se rencontrer et qui ne se rencontrera peut-?tre qu'une seule fois dans l'histoire.

En effet, jugez, ? la lumi?re de cette th?orie, soit le gouvernement romain, soit le gouvernement des ?tats-Unis, vous devez appeler monarchie le consulat ou la pr?sidence. Or le consulat ne ressemble gu?re ? la monarchie, et la pr?sidence, qui s'en rapproche un peu plus, n'est elle-m?me qu'une image tr?s ?loign?e et tr?s affaiblie de la royaut?; car il est ?vident que l'h?r?dit?, ou tout au moins le pouvoir ? vie est le caract?re essentiel de la royaut?. Ce sont pourtant l? de grands exemples de gouvernements libres et de gouvernements temp?r?s. De m?me, vous trouverez quelque image de l'aristocratie dans le s?nat des ?tats-Unis; mais cette aristocratie ressemblera ? la noblesse comme la pr?sidence ? la royaut?, c'est-?-dire n'y ressemblera pas du tout. Le privil?ge est le v?ritable caract?re politique de l'aristocratie. Une aristocratie qui n'a pas de privil?ges, qui n'est que la sup?riorit? du m?rite, de l'?ge et de l'exp?rience, n'est pas une aristocratie: c'est simplement la vraie d?mocratie.

Il est vrai que le gouvernement anglais donne raison ? la th?orie de Montesquieu. Mais ce gouvernement peut-il se reproduire ? volont?? Y a-t-il toujours dans un pays, ? un moment donn?, une famille avec une situation historique assez grande et assez populaire pour former une monarchie? Y aura-t-il toujours les ?l?ments suffisants d'une aristocratie v?ritable? Si ces ?l?ments ne sont pas donn?s par la r?alit?, faut-il les cr?er artificiellement? Une cr?ation artificielle de forces politiques peut-elle r?ussir? Si l'on ne peut pas cr?er artificiellement ces forces, est-il donc impossible d'y suppl?er? Un pays est-il condamn? ? n'?tre jamais libre, parce que telles conditions particuli?res ne s'y rencontrent pas?

Allons plus loin. Quel est le fond de la constitution anglaise? C'est l'aristocratie, c'est une aristocratie qui consent ? ?tre gouvern?e par un roi, et ? faire la part aux besoins du peuple. Grande aristocratie, sans aucun doute; mais enfin, voici la question: faut-il absolument une noblesse dans un pays libre? La libert? politique ne peut-elle s'acheter que par l'in?galit? sociale? Il est difficile de le croire. Si la raison fait d?sirer ? l'homme la libert? politique, la m?me raison lui fait d?sirer aussi l'?galit? civile. Il serait trop ?trange que le privil?ge f?t un principe de libert?, et l'?galit? de droits un principe de servitude.

Si l'on reconna?t, ce qui nous para?t incontestable, que la soci?t? civilis?e marche partout vers l'abolition des privil?ges et que le travail d'?galit? dans les lois et dans les moeurs ne cesse pas de se faire, il y aura lieu de se poser la question autrement que n'a fait Montesquieu. Car il regarde comme indispensable aux gouvernements libres un ?l?ment qui va sans cesse en s'amoindrissant. Il en r?sulterait que la libert? elle-m?me devrait devenir de plus en plus difficile, et ? la fin impossible, ? mesure que l'?galit? augmenterait. C'est l? une cons?quence qu'il est difficile d'admettre.

En premier lieu, au nom de ses principes et de l'exp?rience, il proteste contre la barbarie dans les peines. <> Dans ces gouvernements, il est clair que la honte doit ?tre plus puissante que la peine: car la honte ?tant impuissante, la peine l'est ?galement. Dans les bons gouvernements, il vaut mieux pr?venir que punir, et en punissant employer une certaine douceur, plus analogue au principe du gouvernement. La s?v?rit? des peines est contraire ? la libert?, et avec la libert? les peines s'adoucissent. Les peines cruelles sont inutiles, car l'imagination s'y habitue. D'ailleurs, dans les ?tats mod?r?s, la perte de la vie est plus cruelle que dans les ?tats malheureux les plus affreux supplices. A force d'augmenter la s?v?rit? des peines, on ?te le ressort du gouvernement, et l'abus des supplices ne fait qu'y rendre les hommes indiff?rents, et dans bien des cas assurer l'impunit? du criminel. On ne voit point que la duret? dans les lois est un plus grand mal que les maux qu'on veut punir: car elle corrompt le principe m?me de l'?tat. Le mal partiel peut se gu?rir; le mal qui atteint la racine est incurable. Montesquieu, dans ses beaux chapitres sur la douceur des peines, se garde bien d'attaquer les lois de sa patrie: car il n'a point, comme il le dit, l'esprit d?sapprobateur; mais il est ?vident qu'en associant la cruaut? des peines au principe des gouvernements despotiques, il invitait les gouvernements mod?r?s ? faire dispara?tre la barbarie de leurs codes. Il ne consacre que quelques lignes ? la torture, mais elles en disent assez; par un tour particulier de son g?nie, il p?n?tre au fond des choses en paraissant les effleurer. <> On a pens? que Montesquieu avait presque voulu justifier la torture par ces paroles, et qu'il ne s'?tait arr?t? que par une sorte de honte. Mais dire que la torture peut convenir au despotisme, est-ce justifier la torture, ou fl?trir le despotisme? Dire qu'elle est une des cons?quences de l'esclavage, est-ce justifier la torture, ou fl?trir l'esclavage?

L'esclavage est la question que Montesquieu a trait?e avec le plus de force, de profondeur et d'?clat. Grotius fondait le droit de l'esclavage sur un pr?tendu droit de guerre qui autorise le vainqueur ? tuer son prisonnier. Sa vie lui appartient, ? plus forte raison sa libert?; le r?duire ? l'esclavage, c'est lui faire gr?ce. Montesquieu r?pond: <> La cons?quence tombe avec le principe; il reste seulement le droit de retenir le vaincu prisonnier pour se garantir de ses entreprises , mais non pas d'asservir et d'approprier ? notre usage celui qui est notre ?gal par le droit de la nature. On fonde encore l'esclavage sur un pr?tendu contrat, une sorte de trafic. L'homme libre, dit-on, peut se vendre. Montesquieu r?pond admirablement: <> En outre, <>. On rapporte aussi l'origine de l'esclavage ? la naissance: le fils d'esclave na?t esclave; car le p?re ne peut lui communiquer que sa propre qualit?. <> Enfin Montesquieu observe que toutes les lois sociales sont faites en faveur de ceux m?mes qu'elles frappent. Elles punissent la violation du droit, cela est vrai; mais elles prot?geaient le droit dans la personne m?me de celui qui les viole. Au contraire, la loi de l'esclavage est toujours contre l'esclave, jamais pour lui. Si l'on dit que l'esclavage assure la subsistance de l'esclave, il ne faudrait l'entendre que des hommes incapables de gagner leur vie par leur travail. Mais on ne veut pas de ces esclaves-l?. L'esclavage, en un mot, ou ce droit qui rend un homme tellement propre ? un autre homme, qu'il est le ma?tre absolu de sa vie et de ses biens, n'est pas bon par sa nature.

Montesquieu avait discut? par le raisonnement l'esclavage en g?n?ral; mais il fallait attaquer par des armes plus vives et plus per?antes une coutume que soutenaient tant d'int?r?ts et dont l'?loignement adoucissait l'horreur ? l'imagination. A la discussion il substitua l'ironie, non l'ironie douce de Socrate, non pas l'ironie trop souvent glac?e de Voltaire, mais une ironie sanglante et en m?me temps touchante, parce qu'elle part du coeur. <> Grandes et g?n?reuses paroles, qui font honneur ? la raison et au coeur dont elles sont sorties, au si?cle o? elles ont pu ?tre prononc?es, ? la libert? qui les a inspir?es, aux peuples enfin qui ont essay? ? leurs risques et p?rils de r?aliser ce noble voeu!

J'en dirai autant des r?formes dans la p?nalit?. L? encore, Montesquieu est novateur, initiateur. La l?gislation ?tait pleine des vestiges du moyen ?ge. La cruaut?, l'exag?ration des peines, leur disproportion avec les d?lits et entre elles, par qui tous ces restes d'un temps brutal et barbare avaient-ils ?t? combattus avant Montesquieu? Quelle voix ?loquente les avait signal?s aux princes, ? l'Europe, ? l'avenir? Plus tard, Voltaire, Beccaria, beaucoup d'autres, ont repris les vues de Montesquieu, les ont ou d?velopp?es ou corrig?es; mais l'initiative lui appartient, et ici, comme pour l'esclavage, il a r?ussi, il a gagn? sa cause. C'est ? lui, en grande partie, que nous devons de vivre sous des lois p?nales en harmonie avec nos moeurs et nos lumi?res, qui r?priment sans avilir, qui punissent sans opprimer, qui enfin ne troublent pas le sentiment de la justice en blessant celui de l'humanit?.

C'est l? un principe bien dangereux, dont Montesquieu ne voyait pas toutes les cons?quences.

?LOGE

DE M. LE PR?SIDENT DE MONTESQUIEU

PAR D'ALEMBERT

L'int?r?t que les bons citoyens prennent ? l'Encyclop?die, et le grand nombre de gens de lettres qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous permettre de la regarder comme un des monuments les plus propres ? ?tre d?positaires des sentiments de la patrie, et des hommages qu'elle doit aux hommes c?l?bres qui l'ont honor?e. Persuad?s n?anmoins que M. de Montesquieu ?tait en droit d'attendre d'autres pan?gyristes que nous, et que la douleur publique e?t m?rit? des interpr?tes plus ?loquents, nous eussions renferm? au dedans de nous-m?mes nos justes regrets et notre respect pour sa m?moire; mais l'aveu de ce que nous lui devons nous est trop pr?cieux pour en laisser le soin ? d'autres. Bienfaiteur de l'humanit? par ses ?crits, il a daign? l'?tre aussi de cet ouvrage; et notre reconnaissance ne veut tracer que quelques lignes au pied de sa statue.

Un oncle paternel, pr?sident ? mortier au parlement de Bordeaux, juge ?clair? et citoyen vertueux, l'oracle de sa compagnie et de sa province, ayant perdu un fils unique, et voulant conserver, dans son coeur, l'esprit d'?l?vation qu'il avait t?ch? d'y r?pandre, laissa ses biens et sa charge ? M. de Montesquieu. Il ?tait conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 24 f?vrier 1714, et fut re?ut pr?sident ? mortier le 13 juillet 1716. Quelques ann?es apr?s, en 1722, pendant la minorit? du roi, sa compagnie le chargea de pr?senter des remontrances ? l'occasion d'un nouvel imp?t. Plac? entre le tr?ne et le peuple, il remplit, en sujet respectueux et en magistrat plein de courage, l'emploi si noble et si peu envi? de faire parvenir au souverain le cri des malheureux, et la mis?re publique, repr?sent?e avec autant d'habilet? que de force, obtint la justice qu'elle demandait. Ce succ?s, il est vrai, par malheur pour l'?tat bien plus que pour lui, fut aussi passager que s'il e?t ?t? injuste; ? peine la voix des peuples eut-elle cess? de se faire entendre, que l'imp?t supprim? fut remplac? par un autre; mais le citoyen avait fait son devoir.

Il fut re?u, le 3 avril 1716, dans l'acad?mie de Bordeaux, qui ne faisait que de na?tre. Le go?t pour la musique et pour les ouvrages de pur agr?ment, avait d'abord rassembl? les membres qui la formaient. M. de Montesquieu crut, avec raison, que l'ardeur naissante et les talents de ses confr?res pourraient s'exercer encore avec plus d'avantage sur les objets de la physique. Il ?tait persuad? que la nature, si digne d'?tre observ?e partout, trouvait aussi partout des yeux dignes de la voir: qu'au contraire les ouvrages de go?t ne souffrant point de m?diocrit?, et la capitale ?tant en ce genre le centre des lumi?res et des secours, il ?tait trop difficile de rassembler loin d'elle un assez grand nombre d'?crivains distingu?s. Il regardait les soci?t?s de bel esprit, si ?trangement multipli?es dans nos provinces, comme une esp?ce, ou plut?t comme une ombre de luxe litt?raire, qui nuit ? l'opulence r?elle sans m?me en offrir l'apparence. Heureusement M. le duc de la Force, par un prix qu'il venait de fonder ? Bordeaux, avait second? des vues si ?clair?es et si justes. On jugea qu'une exp?rience bien faite serait pr?f?rable ? un discours faible ou ? un mauvais po?me, et Bordeaux eut une acad?mie des sciences.

Feu M. le mar?chal d'Estr?es, alors directeur de l'Acad?mie fran?aise, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux et d'une ?me vraiment ?lev?e; il ne craignit ni d'abuser de son cr?dit ni de le compromettre: il soutint son ami et justifia Socrate. Ce trait de courage, si pr?cieux aux lettres, si digne aujourd'hui d'avoir des imitateurs, et si honorable ? la m?moire de M. le mar?chal d'Estr?es, n'aurait pas d? ?tre oubli? dans son ?loge.

Le nouvel acad?micien ?tait d'autant plus digne de ce titre qu'il avait, peu de temps auparavant, renonc? ? tout autre travail pour se livrer enti?rement ? son g?nie et ? son go?t. Quelque importante que f?t la place qu'il occupait, avec quelques lumi?res et quelque int?grit? qu'il en e?t rempli les devoirs, il sentait qu'il y avait des objets plus dignes d'occuper ses talents; qu'un citoyen est redevable ? sa nation et ? l'humanit? de tout le bien qu'il peut leur faire, et qu'il serait plus utile ? l'un et ? l'autre en les ?clairant par ses ?crits, qu'il ne pourrait l'?tre en discutant quelques contestations particuli?res dans l'obscurit?. Toutes ces r?flexions le d?cid?rent ? vendre sa charge. Il cessa d'?tre magistrat, il ne fut plus qu'homme de lettres.

Mais pour se rendre utile, par ses ouvrages, aux diff?rentes nations, il ?tait n?cessaire qu'il les conn?t. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but ?tait d'examiner partout le physique et le moral; d'?tudier les lois et la constitution de chaque pays; de visiter les savants, les ?crivains, les artistes c?l?bres; de chercher surtout ces hommes rares et singuliers dont le commerce a suppl?? quelquefois ? plusieurs ann?es d'observations et de s?jour. M. de Montesquieu e?t pu dire comme D?mocrite: <> Mais il y eut cette diff?rence entre le D?mocrite fran?ais et celui d'Abd?re, que le premier voyageait pour instruire les hommes, et le second pour s'en moquer.

M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contr?e opulente et fertile, habit?e par une nation fi?re et g?n?reuse, le fl?au de ses tyrans et l'appui de ses souverains. Comme peu de personnes connaissent bien ce pays, il a ?crit avec soin cette partie de ses voyages.

Nous ajouterons, sans aucun pr?jug? de vanit? nationale, qu'un corps, libre pour quelques instants, doit mieux r?sister ? la corruption que celui qui l'est toujours: le premier, en vendant sa libert?, la perd; le second ne fait pour ainsi dire que la pr?ter et l'exerce m?me en l'engageant. Ainsi, les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations.

Un autre personnage non moins fameux que M. de Montesquieu vit encore plus souvent ? Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme si connu par ses aventures, qui n'?taient pas encore ? leur terme, et flatt? de converser avec un juge digne de l'entendre, lui faisait avec plaisir le d?tail singulier de sa vie, le r?cit des actions militaires o? il s'?tait trouv?, le portrait des g?n?raux et des ministres qu'il avait connus. M. de Montesquieu se rappelait souvent ces conversations et en racontait diff?rents traits ? ses amis.

Il alla de Venise ? Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l'est encore ? certains ?gards, il s'appliqua surtout ? examiner ce qui la distingue aujourd'hui le plus: les ouvrages des Rapha?l, des Titien et des Michel-Ange. Il n'avait point fait une ?tude particuli?re des beaux-arts, mais l'expression dont brillent les chefs-d'oeuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de g?nie. Accoutum? ? ?tudier la nature, il la reconna?t quand elle est imit?e, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux ? qui l'original est familier. Malheur aux productions de l'art dont toute la beaut? n'est que pour les artistes!

Apr?s avoir parcouru l'Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arros?s par le Rhin, et il ne lui resta plus rien ? voir en Allemagne, car Fr?d?ric ne r?gnait pas encore. Il s'arr?ta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l'industrie humaine anim?e par l'amour de la libert?. Enfin il se rendit en Angleterre o? il demeura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut ? regretter que de n'avoir pas fait plus t?t ce voyage: Locke et Newton ?taient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour ? leur protectrice, la c?l?bre reine d'Angleterre, qui cultivait la philosophie sur le tr?ne et qui go?ta, comme elle le devait, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n'avait pas besoin, sur cela, de prendre le ton de ses ma?tres. Il forma ? Londres des liaisons intimes avec des hommes exerc?s ? m?diter et ? se pr?parer aux grandes choses par des ?tudes profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint ? le bien conna?tre. Nous parlons ici d'apr?s les t?moignages publics que lui en ont rendus les Anglais eux-m?mes, si peu dispos?s ? reconna?tre en nous aucune sup?riorit?.

Comme il n'avait rien examin? ni avec la pr?vention d'un enthousiaste ni avec l'aust?rit? d'un cynique, il n'avait remport? de ses voyages ni un d?dain outrageant pour les ?trangers ni un m?pris encore plus d?plac? pour son propre pays. Il r?sultait de ses observations que l'Allemagne ?tait faite pour y voyager, l'Italie pour y s?journer, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.

Les empires, ainsi que les hommes, doivent cro?tre, d?p?rir et s'?teindre. Mais cette r?volution n?cessaire a souvent des causes cach?es, que la nuit des temps nous d?robe, et que le myst?re ou leur petitesse apparente a m?me quelquefois voil?es aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus, sur ce point, ? l'histoire moderne que l'histoire ancienne. Celle des Romains m?rite n?anmoins, ? cet ?gard, quelque exception. Elle pr?sente une politique raisonn?e, un syst?me suivi d'agrandissement, qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple ? des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l'histoire, et c'est au philosophe ? les y d?couvrir. D'ailleurs, il n'en est pas des syst?mes dans cette ?tude comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours pr?cipit?s, parce qu'une observation nouvelle et impr?vue peut les renverser en un instant; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les mat?riaux qu'on peut d?sirer, on ne saurait du moins esp?rer d'en avoir un jour davantage. L'?tude r?fl?chie de l'histoire, ?tude si importante et si difficile, consiste ? combiner, de la mani?re la plus parfaite, ces mat?riaux d?fectueux: tel serait le m?rite d'un architecte qui, sur des ruines savantes, tracerait, de la mani?re la plus vraisemblable, le plan d'un ?difice antique, en suppl?ant, par le g?nie et par d'heureuses conjectures, ? des restes informes et tronqu?s.

C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la libert?, du travail et de la patrie qu'on leur inspirait d?s l'enfance; dans ces dissensions intestines, qui donnaient du ressort aux esprits, et qui cessaient tout ? coup ? la vue de l'ennemi; dans cette constance apr?s le malheur, qui ne d?sesp?rait jamais de la r?publique; dans le principe o? ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'apr?s des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'?mulation pour les g?n?raux; dans la protection qu'ils accordaient aux peuples r?volt?s contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'? ce qu'ils eussent an?anti l'autre. Il trouve les causes de leur d?cadence dans l'agrandissement m?me de l'?tat, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires; dans les guerres ?loign?es qui, for?ant les citoyens ? une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l'esprit r?publicain; dans le droit de bourgeoisie accord? ? tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu'une esp?ce de monstre ? plusieurs t?tes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l'esprit de la nation, et l'esclavage; dans la n?cessit? o? les Romains se trouv?rent ? souffrir des ma?tres, lorsque leur libert? leur fut devenue ? charge; dans l'obligation o? ils furent de changer de maximes en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui r?gn?rent, presque sans interruption, depuis Tib?re jusqu'? Nerva, et depuis Commode jusqu'? Constantin; enfin, dans la translation et le partage de l'empire, qui p?rit d'abord en Occident par la puissance des barbares, et qui, apr?s avoir langui plusieurs si?cles en Orient sous des empereurs imb?ciles ou f?roces, s'an?antit insensiblement, comme ces fleuves qui disparaissent dans les sables.

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