Read Ebook: Histoire des nombres et de la numération mécanique by Jacomy R Gnier
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Ebook has 310 lines and 26233 words, and 7 pages
HISTOIRE DES NOMBRES ET DE LA NUM?RATION M?CANIQUE
PAR JACOMY-R?GNIER.
PARIS
RUE BERG?RE, 20.
N?s au sein d'une civilisation h?riti?re de toutes les richesses morales, intellectuelles et mat?rielles dont les si?cles se sont transmis le d?p?t, d?p?t incessamment accru par le travail de chacun d'eux, nous jouissons de tout ce qui nous entoure avec une insouciance qui est une v?ritable ingratitude, ou avec un orgueil qui est une injustice flagrante. Qui de nous, en lisant l'histoire des Gaulois et des Francs, ne s'est cru dou? d'une intelligence sup?rieure ? celle de ces vieux a?eux? Qui de nous, en lisant les r?cits des voyageurs qui ont visit? des peuples rest?s ?trangers ? la marche du progr?s humain ? travers les ?ges, n'a pris en piti? la faiblesse d'esprit de ces peuples et ne les a suppos?s d'une nature inf?rieure ? la n?tre?
Nous estimons, avec raison, que l'homme qui est quelque chose par lui-m?me est infiniment plus digne de consid?ration que celui qui a re?u tout faits et son nom et sa fortune. Si nous ?tions cons?quents avec nous-m?mes, nous tiendrions compte, avant de nous placer au-dessus de nos p?res et des peuples encore barbares, nous tiendrions compte, disons-nous, des mat?riaux, des instruments, des forces que nous avons re?us gratuitement, qui ne sont pas notre oeuvre, et qui ont manqu? ? nos p?res, comme ils manquent aux peuples pour lesquels nous avons de si superbes d?dains.
Ces mat?riaux, ces instruments, ces forces, nous paraissent les choses les plus simples du monde; les ayant trouv?es toutes faites nous ne nous sommes jamais demand? si leur d?couverte n'a pas d? exiger des efforts de g?nie dignes d'?tre admir?s; ayant ainsi toujours joui des travaux ex?cut?s par nos devanciers dans le cours des si?cles, sans chercher ? en appr?cier la valeur, nous semblons croire que tout ce que nous voyons a toujours ?t? tel que nous l'avons trouv? en naissant.
Combien nous serions plus justes envers le pass?, si, faisant un instant, par la pens?e, table rase de tout ce qui nous entoure, et nous effor?ant d'oublier les mille notions et connaissances que nous avons puis?es au sein de notre civilisation, nous nous supposions ramen?s au point de d?part des premi?res soci?t?s! Combien nous parlerions avec plus de modestie des conqu?tes que notre intelligence ajoute chaque jour ? celles que les si?cles nous ont l?gu?es, si nous nous rendions bien compte de la nature de ces conqu?tes, et si surtout nous voulions bien nous dire que nous ne les faisons qu'avec le secours d'armes qui ne sont pas notre ouvrage!
Ayant trouv? existants et port?s au plus haut degr? de perfection tous les arts n?cessaires, l'art de nous nourrir, l'art de nous v?tir, l'art de nous loger, l'art de nous d?fendre, etc., et n'ayant plus d'autre souci que celui de multiplier nos jouissances, est-il donc bien ?tonnant que nous ayons eu, nous aussi, quelques heureuses inspirations, et que nos luttes, soit contre la mati?re, soit contre l'inconnu, n'aient pas ?t? moins f?condes que celles des si?cles pour lesquels le travail de l'esprit ?tait, comme pour le n?tre, un besoin?
Une seule chose serait ?tonnante: c'est que, rien ne nous manquant, ni la mati?re, ni les instruments, ni la science, nous eussions remu? tout cela pendant un demi-si?cle, sans pouvoir en faire sortir quelques cr?ations dignes de recommander notre m?moire ? nos neveux.
Nous sommes fiers de tout ce qui nous entoure, et quand nous avons compar?, non pas pr?cis?ment notre litt?rature et nos sciences, mais nos arts divers avec ceux des ?ges ant?rieurs, nous croyons avoir, en effet, le droit de placer notre si?cle au-dessus de ceux qui l'ont pr?c?d?. Orgueil ill?gitime, pr?tention usurpatrice! Les seules choses dont il nous soit permis de nous glorifier sont celles que nous avons ajout?es aux richesses qui nous viennent du pass?.
Ce sont sans doute de merveilleuses manifestations de nos forces intellectuelles que les nombreuses applications que nous avons faites de la vapeur, de la lumi?re, de l'?lectricit?; mais l'ardeur avec laquelle nous nous sommes pr?cipit?s vers les travaux qui ont pour principal objet le bien-?tre mat?riel m?rite-t-elle bien d'?tre lou?e sans restriction, et n'est-il pas permis de craindre que nous ne payions d'un prix trop ?lev? nos rapides triomphes sur le temps et sur l'espace? Enivr?s de ces triomphes, n'?puisons-nous pas, pour les multiplier et les rendre plus brillants, des forces que r?clament des besoins d'un autre ordre?
Il faudrait ?tre aveugle pour ne pas voir que, dans une soci?t? qui ne semble plus avoir d'admiration que pour des conqu?tes toutes mat?rielles, le go?t des ?tudes qui fortifient les esprits et ?l?vent les ?mes doit n?cessairement s'affaiblir.
? d'autres que nous donc de ne voir que par son beau c?t? le gigantesque tournoi des Champs-?lys?es; les merveilles industrielles et artistiques de notre Exposition universelle ne nous feront point oublier que la soci?t? a d'autres besoins que ceux qui peuvent ?tre satisfaits par les cr?ations ?tal?es dans le palais de l'Industrie.
Si l'homme ne vivait que par les sens, si le bien-?tre humain, si le bien-?tre social ne consistaient que dans la possession des objets propres ? charmer les yeux, ? flatter l'odorat, ? procurer des jouissances au palais et ? l'oreille, la vue des galeries de l'Exposition universelle nous apprendrait que tous les secrets, que tous les raffinements du bien-?tre sont aujourd'hui trouv?s. Mais l'homme a une autre vie que celle des sens: il vit par l'esprit, il vit par le coeur, il vit par l'?me; toutes ces vies ont leurs besoins, leurs exigences, et nous ne voyons au palais de l'Industrie rien qui puisse les satisfaire. Bien loin de l?: c'est aux d?pens de toutes ces vies, c'est aux d?pens de ce qui est d? ? ces vies qu'ont ?t? cr??es toutes ces merveilles de l'industrie et de l'art mat?rialiste.
Nous tromperions-nous par hasard?... Non, nous ne nous trompons point; notre plainte n'est qu'une constatation de l'?vidence. Interrogeons, en effet, une ? une toutes les nations qui sont venues l? pour se disputer les palmes du g?nie industriel et de l'art sensualiste; demandons-leur quelle est aujourd'hui leur ambition, vers quelle direction elles cherchent ? pousser les esprits, quels efforts, quels travaux elles encouragent de pr?f?rence, de quels progr?s elles se montrent le plus fi?res, quels hommes elles placent au premier rang dans leur estime?
De bonne foi, entre toutes les nations repr?sent?es au palais de l'Industrie, s'en trouve-t-il une seule qui oserait nier ses tendances mat?rialistes? En est-il une seule qui oserait nous dire qu'elle aimerait mieux avoir les premiers po?tes, les premiers philosophes, les premiers moralistes du monde, que de tenir le premier rang dans notre palais de l'Industrie? En est-il une seule qui oserait pr?tendre que chez elle, l'homme qui se sert de son intelligence pour faire p?n?trer dans les coeurs les sentiments nobles et g?n?reux re?oit autant d'encouragements que celui qui se d?voue au perfectionnement des choses mat?rielles? Non, aucune de ces nations n'a le droit de dire qu'elle fait pour les id?es qui sont les bases de la civilisation autant que pour les choses qui n'en sont que l'ornement; non, disons-nous, aucune de ces nations ne para?t comprendre que toutes ces magnifiques oeuvres de leurs mains sont le r?sultat d'inspirations puis?es ? des sources qui ont besoin d'?tre aliment?es et que leur insouciance laisse tarir.
Ce sujet nous m?nerait trop loin: revenons ? un ordre d'id?es qui se rapproche davantage du sujet que nous avons ? traiter.
Les seules choses dont nous ayons le droit d'?tre fiers, disions-nous, avant de protester comme nous venons de le faire contre les tendances antispiritualistes auxquelles nous nous abandonnons, ce sont celles que nous avons ajout?es aux richesses qui nous viennent du pass?. Nous nous glorifierions au del? de nos m?rites, si nous prenions pour terme de comparaison de nos oeuvres, soit celles des ?ges pendant lesquels l'homme travaillait avec les seules forces de sa raison individuelle, soit celles des ?ges qui, quoique d?j? riches des tr?sors de science et d'exp?rience laiss?s par leurs pr?d?cesseurs, n'ont cependant pas marqu? leur passage dans le temps par des cr?ations aussi heureuses que les n?tres.
Nous trouverons des limites ? notre orgueil dans notre propre raison, si nous voulons bien remarquer, d'abord, que, pour accomplir nos oeuvres, nous avons eu ? notre disposition toutes les forces d'un pass? plus long et, par cons?quent, plus riche en science et en exp?rience que celui de nos a?n?s, et ensuite que les relations qui se sont ?tablies entre les diff?rents peuples de la terre ont presque compl?tement chang? les conditions des progr?s mat?riels dans le monde. Autrefois, il y a ? peine quarante ? cinquante ans, chaque fronti?re ?tait un voile qui d?robait ? une nation ce qui se faisait chez sa voisine, chaque mer, chaque bras de mer ?tait un ab?me ? travers lequel ne passaient que bien rarement quelques lambeaux des myst?res que l'on gardait anxieusement d'un c?t? comme de l'autre de ces ab?mes. Alors chaque peuple ne travaillait qu'? l'aide de ses propres forces; l'intelligence humaine ?tait encore mutil?e, agissait encore isol?ment, voulons-nous dire.
Cette mutilation, cet isolement ont cess? d'exister. Il y a toujours des fronti?res qui s?parent les peuples, mais il n'y a plus de voiles dress?s le long de ces fronti?res; il y a toujours des mers et des bras de mer dont les flots se brisent sur des rivages habit?s par des peuples dont les int?r?ts n'ont pas cess? d'?tre en lutte; mais ces mers et ces bras de mer ne servent plus ? prot?ger les secrets du g?nie industriel des nations. Le g?nie industriel, depuis que les peuples civilis?s se sont entendus pour reconna?tre ses droits, s'est fait cosmopolite et parcourt le monde, travaillant au grand jour, ses brevets ? la main.
Encore une fois donc, si nous voulons comparer nos oeuvres avec celles de nos devanciers, commen?ons par comparer les ressources dont ils disposaient avec celles qui sont dans nos mains. L'?quit? la plus vulgaire l'exige; notre glorification serait ridicule, si elle se fondait sur un principe qui ne comprendrait pas la r?serve que nous venons d'indiquer.
Il est incontestable que, depuis l'existence des lois qui, presque partout, prot?gent la propri?t? industrielle des ?trangers autant que celle des nationaux, le g?nie humain, appliqu? aux choses mat?rielles, travaille avec toutes ses forces r?unies en faisceau, pour ainsi dire, et il est ?vident, par cons?quent, que ces forces ainsi coalis?es doivent ?tre plus puissantes, plus f?condes en r?sultats que ne pouvaient l'?tre les forces isol?es des individus et des peuples, lorsque chacun, peuples et individus, ?tait contraint, pour sauvegarder ses droits d'inventeur et de perfectionneur, d'envelopper ses proc?d?s et ses moyens de travail dans les ombres du myst?re.
L'?quit? nous indique une autre r?serve ? faire en faveur de nos a?n?s, r?serve essentielle, que nous avons ? peine fait entrevoir un peu plus haut. Avant notre ?ge, les travaux industriels furent assur?ment bien plus encourag?s, bien plus honor?s, qu'on ne le suppose g?n?ralement; cependant il est vrai de dire que, pendant tous les si?cles ant?rieurs et m?me pendant les premi?res ann?es de ce si?cle, l'industrie n'?tait pas regard?e comme la bienfaitrice par excellence de l'humanit? et comme la manifestation la plus glorieuse du g?nie des peuples. Les hautes sciences, la grande litt?rature, la po?sie, les beaux-arts, tenaient alors dans l'estime des nations la place que leur avaient accord?e sans difficult? toutes les civilisations antiques.
Il r?sultait de cette pr??minence obtenue par les hautes sciences, par la haute litt?rature, par la po?sie, par les beaux-arts, que g?n?ralement tout homme qui aspirait ? se faire une place d'honneur dans la soci?t?, et qui se sentait anim? d'une force intellectuelle capable de r?pondre ? ses aspirations, appliquait ses facult?s aux choses qui devaient le faire arriver ? la gloire, bien plus qu'? celles qui ne conduisent ordinairement qu'? la fortune; aux choses qui ont fait les grands si?cles bien plus qu'? celles qui ont produit les grandes d?cadences.
Que celui qui douterait que les grandes d?cadences des civilisations soient sorties de l'?touffement des travaux spiritualistes par les arts industriels encourag?s d'une mani?re exclusive, veuille bien se souvenir que la vieille Asie tomba des splendides sommets d'o? elle dominait le monde antique, aussit?t que les arts industriels furent devenus sa principale passion; que la vieille Gr?ce ne commen?a ? fl?chir sous le poids de son grand nom et ne le laissa tomber sous les pieds des conqu?rants qu'apr?s qu'elle eut transport? aux industries asiatiques les encouragements qu'elle r?servait auparavant pour ses sages, ses savants, ses po?tes et ses guerriers; que le colosse romain ne commen?a ? vaciller sur ses bases qu'apr?s que les Asiatiques et les Grecs furent parvenus ? rendre les descendants des Cincinnatus et des Scipion amoureux de leurs arts et rivaux de leur habilet?.
Les forces intellectuelles de notre soci?t? ?tant attir?es vers les arts industriels ainsi qu'elles le sont, ces arts ont une marche magnifique; cette marche est plus rapide, plus vigoureuse qu'on ne la vit jamais; mais encore une fois, jamais on ne vit un si?cle faire, pour favoriser leurs progr?s, des sacrifices pareils ? ceux que nous faisons. Ces sacrifices sont tels, que le pass? ne pr?sentant rien de pareil, nous ne savons v?ritablement si nous devons admirer nos succ?s industriels ou les trouver tout simplement naturels.
Autre r?serve: Est-ce que nous ne regardons pas un peu trop comme enti?rement n?tres des quantit?s de choses qui ne nous appartiennent pas enti?rement? Est-ce qu'il n'est pas, tant dans l'ordre scientifique que dans l'ordre mat?riel, certains principes vus ou entrevus par le pass? et que nous avons seulement d?velopp?s et appliqu?s; certaines cr?ations mat?rielles indiqu?es ou ?bauch?es par le pass? et que nous n'avons eu qu'? r?aliser plus hardiment, qu'? perfectionner?
Invoquons un dernier fait contre nos pr?tentions orgueilleuses. N'est-il pas vrai que, sans nous inqui?ter de savoir d'o? sont sorties toutes les cr?ations nouvelles qui nous entourent, nous en sommes aussi fiers que si elles appartenaient ? nous seuls? N'est-il pas vrai que nous nous admirons dans toutes ces cr?ations, absolument comme si elles ?taient l'oeuvre exclusive de notre g?nie?
Oui, tout cela est vrai, et ce qui ne l'est pas moins, c'est que ces cr?ations ne nous appartiennent pas toutes; c'est que tous les peuples civilis?s en revendiquent leur part, et n'admettent nullement que nous ayons le droit de dire: <
?trange incons?quence! en m?me temps que nous voudrions ainsi usurper au profit de notre pays des gloires qui ne lui appartiennent pas, nous faisons des efforts d?plorables pour obscurcir presque toutes celles qui lui appartiennent.
Nous nous qualifions parfois du titre d'Ath?niens de la civilisation moderne. Comme les citoyens d'Ath?nes, en effet, nous avons une r?pulsion inn?e pour les gloires vivantes et ne tol?rons que les gloires posthumes; comme eux, nous ne voulons pas des gloires qui portent un nom; nous n'admettons que les gloires anonymes, que les gloires qui portent le nom collectif du pays, comme si nous esp?rions, les auteurs des grandes et belles choses qui l'honorent ?tant inconnus, ?tre soup?onn?s nous-m?mes de les avoir faites; mais notre ressemblance avec les Ath?niens s'arr?te l?.
Les Ath?niens, quand ils envoyaient en exil les hommes qui avaient ?lev? trop haut leurs noms au milieu d'eux, ne faisaient que proclamer la sup?riorit? de ces hommes. L'ostracisme ?tait un hommage rendu au m?rite, au g?nie, et non une n?gation du m?rite et du g?nie: l'ostracisme ?tait de l'envie; mais c'?tait une envie qui s'avouait et non de l'envie hypocrite et l?che. L'envie hypocrite et l?che, c'est la n?tre, la n?tre qui proc?de par l'?touffement dans l'ombre, contre quiconque s'annonce comme devant d?passer notre mesure; la n?tre qui a trouv? le secret de rendre le silence plus puissant que la n?gation, plus cruel que la proscription.
Autant nous paraissons port?s ? emp?cher les choses v?ritablement grandes ou belles de se produire au milieu de nous, autant nous nous montrons favorables aux cr?ations d'un ordre secondaire et dont la dur?e doit ?tre passag?re. La diff?rence de ces deux accueils explique nos merveilleux succ?s dans les productions futiles et nous apprend pourquoi nous sommes comparativement moins heureux sous le rapport des grandes initiatives.
Que nous fait la gloire rev?tue du manteau qui brave l'usure du temps, quand nous avons pour nous la gloire qui d?daignerait de porter le soir la robe dont elle ?tait toute fi?re le matin? Va donc demander ton pain ? l'exil, Philippe de Girard; deviens donc fou de mis?re, Sauvage; subissez donc le sort que vous vous faites sciemment, chercheurs des grandes pens?es et des grandes choses! Est-ce que vous n'avez pas vu, est-ce que vous ne voyez pas quelle destin?e peut faire aux hommes de g?nie une soci?t? qui dore si splendidement l'existence de ses amuseurs de toutes les sortes?
Ils le voient, ils le savent, et cependant la vue des souffrances qui les attendent n'a rien qui les effraie, les sublimes fous ? qui le g?nie a dit: <
En vain la raison leur dit: <
Perfidie et mensonge! Non, ? g?nie, tu ne conduis pas ? la gloire celui qui te suit sans avoir les mains charg?es d'or. Sous ton inspiration j'?crirai un bon livre; est-ce toi qui me l'imprimeras et qui paieras les annonces qui m'en procureront le d?bit? J'inventerai une merveilleuse machine, gr?ce ? toi, souffle sacr?; mais que ferai-je des plans de ma machine? Est-ce toi qui me la construiras et en mettras la valeur en ?vidence?
Qu'ils sont nombreux les pauvres fous qui, s'abandonnant aux entra?nements myst?rieux qui les portent vers les cr?ations grandes et belles, ne comprennent pas qu'en n?gligeant d'assurer avant tout leur existence mat?rielle, ils se condamnent presque infailliblement ? travailler d'une mani?re st?rile et pour eux-m?mes et pour la soci?t?!
La fortune ne donne pas le g?nie, sans doute; mais elle permet ? celui qui en est dou? de le mettre en ?vidence et de forcer l'insouciance comme l'envie ? rendre hommage ? ses oeuvres.
Est-ce l? ce que se dit, il y environ trente-quatre ans, un ancien employ? sup?rieur de l'administration des arm?es sous l'Empire, M. Thomas, de Colmar, en voyant le froid accueil que trouvait aupr?s des dispensateurs de la gloire la grande d?couverte qu'il venait de faire? Nous l'ignorons; mais nous voyons du moins qu'il a agi comme s'il s'?tait tenu ce langage.
C'?tait vers 1821. Ayant toujours v?cu au milieu des chiffres, nul ne savait mieux que lui combien les chiffres fatiguent les forces de l'intelligence. La grande ?re de la m?canique s'ouvrait; dans chaque industrie, on commen?ait ? demander ? des bras de fer ou de bois d'ex?cuter les travaux qui avaient ?t? faits jusque-l? par les mains intelligentes de l'homme.--Pourquoi, se demanda M. Thomas, de Colmar, n'essaierais-je pas de construire une machine qui ex?cute toutes les op?rations de l'arithm?tique, comme d'autres ont imagin? des engins qui scient et rabotent, qui filent et tissent, etc.? Et aussit?t, voil? l'imagination du hardi Alsacien en travail. L'oeuvre n'?tait pas aussi facile ? faire qu'il l'avait pens?. Il s'adressa pour avoir des conseils ? un tr?s-savant acad?micien.
--Mon cher ami, lui dit celui-ci, cherchez la quadrature du cercle ou le mouvement perp?tuel, si vous avez du temps ? perdre; mais ne dites ? personne que vous voulez construire une machine qui puisse ex?cuter tous les calculs de l'arithm?tique, si vous ne voulez pas que l'on rie de vous.
--Pourquoi rirait-on de moi? demanda M. Thomas.
--Pourquoi l'on rirait de vous, mon ami? L'on rirait de vous, parce que la recherche d'une machine comme celle dont vous me parlez... que dis-je? bien moins ambitieuse que celle que vous voulez inventer, a fatigu? un nombre infini de g?nies dans tous les temps et chez tous les peuples, et n'a jamais abouti qu'? des ?checs ?clatants. Et vous voudriez que l'on ne trouv?t pas excessivement pr?somptueuse votre tentative contre des difficult?s qu'ont vainement essay? de vaincre, dans les temps anciens, Thal?s, Pythagore, Archim?de; plus tard, les grands math?maticiens arabes; et, dans les derniers ?ges, Pascal, Perrault, Leibnitz, d'Alembert et un nombre consid?rable d'autres puissants esprits? Croyez-moi donc: appliquez votre intelligence ? des travaux moins chim?riques que celui qui a commenc? ? tourmenter votre imagination.
--Eh quoi, r?pondit M. Thomas au savant acad?micien, apr?s avoir mis en relief, comme vous venez de le faire, l'honneur que me vaudrait ma machine, vous voudriez que j'eusse une autre ambition que celle de le m?riter?
Le ton r?solu sur lequel fut faite cette r?ponse rendait toute observation inutile. L'acad?micien se contenta d'adresser un sourire d'affectueuse piti? ? M. Thomas, qui trois mois apr?s avait ex?cut? son arithmom?tre, s'?tait assur?, par la prise d'un brevet d'invention, la propri?t? de sa d?couverte, et presque en m?me temps pr?sentait ? la Soci?t? d'encouragement sa machine v?ritablement merveilleuse.
Elle fut renvoy?e ? l'examen d'une commission compos?e de Francoeur et Br?guet. Le rapport fut fait au nom du comit? des arts m?caniques par Francoeur, qui, apr?s avoir fait mention des machines ? calculer ant?rieurement construites, s'exprimait ainsi: < >>Celle de M. Thomas ne ressemble nullement aux autres, elle donne de suite les r?sultats du calcul, sans t?tonnement, et n'est faite ? l'imitation d'aucune des premi?res. Il est certain que M. Thomas n'avait pas connaissance de celles-ci lorsqu'il imagina la sienne, et qu'il n'a pu s'aider des travaux de ses pr?d?cesseurs. Il a m?me employ? et abandonn? plusieurs m?canismes qui ne remplissaient pas assez bien leur objet, avant de s'arr?ter ? celui qu'on voit dans la machine pour laquelle il sollicite le suffrage de la Soci?t? d'encouragement. >>La machine de M. Thomas sert ? faire non-seulement toutes les additions et soustractions, mais encore les multiplications et divisions des nombres entiers ou affect?s de fractions d?cimales. Lorsque, par exemple, on veut multiplier 648 par 7, on place les indicateurs du multiplicande sur les chiffres 6, 4 et 8, et celui du multiplicateur sur 7, on tire un cordon et on lit le produit 4,536 sur la tablette de l'instrument.
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