Read Ebook: Esclave... ou reine? by Delly
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Ebook has 1219 lines and 41069 words, and 25 pages
M. DELLY
ESCLAVE... OU REINE?
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-EDITEURS
ESCLAVE... OU REINE?
Chass?s par un vent du sud-ouest humide et ti?de, les nuages couraient sur l'azur p?le en voilant ? tout instant le soleil de novembre qui commen?ait ? d?cliner. En ces moments-l?, l'obscurit? se faisait presque compl?te dans le petit cimeti?re bizarrement resserr? entre l'?glise et le presbyt?re, deux constructions aussi v?n?rables, aussi croulantes l'une que l'autre. Le feuilles mortes ex?cutaient une danse folle dans les all?es et sur les tombes, les saules agitaient leurs maigres branches d?pouill?es, les couronnes de perles cliquetaient contre les grilles d?peintes, le vent sifflait et g?missait, tel qu'une plainte de tr?pass?...
Et la grande tristesse de novembre, des souvenirs fun?bres, de ces jours o? l'?me des disparus semble flotter autour de nous, la grande tristesse des tombes sur laquelle l'esp?rance chr?tienne seule jette une lueur r?confortante planait ici aujourd'hui dans toute son intensit?.
La jeune fille qui apparaissait sous le petit porche donnant acc?s de l'?glise dans le cimeti?re devait ressentir puissamment cette impression, car une m?lancolie indicible s'exprimait sur son visage, et des larmes vinrent ? ses yeux -- des yeux d'Orientale, immenses, magnifiques, dont le regard avait la douceur d'une caresse, et le charme exquis d'une candeur, d'une d?licatesse d'?me qu'aucun souffle d?l?t?re n'?tait venu effleurer.
C'?tait une cr?ature d?licieuse. Son visage offrait le plus pur type circassien, bien que les traits n'en fussent pas encore compl?tement form?s -- car elle sortait ? peine de l'adolescence, et sur ses ?paules ses cheveux noirs, souples et l?gers, flottaient encore comme ceux d'une fillette.
Elle descendit les degr?s de pierre couverts d'une moisissure verd?tre et s'engagea entre les tombes. Son allure ?tait souple, gracieuse, un peu ondulante. La robe d'un gris p?le presque blanc, dont elle ?tait v?tue, mettait une note discr?tement claire dans la tristesse ambiante. Le vent la faisait flotter et soulevait sur le front blanc les frisons l?gers qui s'?chappaient de la petite toque de velours bleu.
La jeune fille s'arr?ta devant un mausol?e de pierre, sur lequel ?taient inscrits ces mots: "Famille de Subrans." Elle s'agenouilla et pria longuement. Puis, se relevant, elle fit quelques pas et tomba de nouveau ? genoux devant une tombe couverte de chrysanth?mes blancs.
Au-dessous de la croix qui dominait cette s?pulture ?tait grav?e cette ?pitaphe:
ICI REPOSE
DANS L'ATTENTE DE LA RESURRECTION
GABRIEL-MARIE DES FORCILS
La jeune fille inclina un peu la t?te et l'appuya sur ses petites mains jointes. Des larmes glissaient sur ses joues et tombaient sur les fleurs blanches.
-- Gabriel, comme vous me manquez! murmura-t-elle.
Derri?re elle, dans l'all?e ?troite, une femme en deuil s'avan?ait. Elle vint s'agenouiller pr?s de la jeune fille et, entourant de son bras les ?paules encore graciles, mit un long baiser sur le beau front qui se levait vers elle.
-- Vous ne l'oubliez pas, ch?rie, petite Lise qu'il aimait tant! dit-elle d'une voix ?touff?e par les sanglots.
-- L'oublier! Oh! madame!
Le bras de Mme des Forcils se serra un peu plus contre ses ?paules.
-- Lise, il doit ?tre au ciel! Mon Gabriel ?tait un saint!
-- Oh! oui! dit Lise avec ferveur.
Elles demeuraient l?, appuy?es l'une contre l'autre, insouciantes du vent qui s'acharnait sur elles. Devant leurs yeux s'?voquaient la mince silhouette de Gabriel, son fin visage ? la bouche souriante, ses yeux bleus s?rieux et si doux, si gravement tendres, et qui, souvent, semblaient regarder quelque myst?rieux et attirant au-del?.
Gabriel des Forcils avait ?t? un de ces ?tres exquis que Dieu envoie parfois sur la terre comme un reflet de la perfection ang?lique. "Je ne lui connais qu'un d?faut, c'est de ne pas avoir de d?fauts", avait dit un jour le vieux cur? de P?roulac, en mani?re de boutade. Fils respectueux et tr?s tendre, chr?tien admirable, sachant sacrifier de la meilleure gr?ce du monde la solitude o? se plaisait son ?me contemplative pour se faire tout ? tous dans la vie active, il ?tait ador? de tous: domestiques, paysans, pauvres qu'il secourait avec la plus d?licate charit?; relations de sa m?re, ma?tres et camarades de coll?ge.
Lise de Subrans avait six ans, lorsque, pour la premi?re fois, elle s'?tait trouv?e en pr?sence de Gabriel. D?s ce moment, sa petite ?me avait ?t? conquise par l'?me fervente de ce gar?onnet dont les yeux semblaient refl?ter un peu de la lumi?re c?leste. Chez elle, entre un p?re indiff?rent et une belle-m?re appartenant de nom ? la religion orthodoxe russe, mais n'en pratiquant en r?alit? aucune, Lise vivait en petite pa?enne, sauf une pri?re h?tive que lui faisait dire de temps ? autre, Micheline, la jeune bonne p?rigourdine. Mais l'?me enfantine, chercheuse et r?fl?chie, avait une soif consciente de v?rit? et d'id?al, et elle s'?tait attach?e aussit?t ? ces deux ?tres d'?lite, Mme des Forcils et Gabriel, qui vivaient de l'une et de l'autre.
Pour Lise, Gabriel avait ?t? le conseiller, le guide toujours ?cout?. C'?tait lui, l'adolescent moralement m?ri avant l'?ge et cependant demeur? pur comme le lis des champs, qui avait form? l'?me de cette petite Lise, -- ?me vibrante et d?licate entre toutes, ?me tendre, ais?ment mystique, mais un peu timide, se repliant sur elle-m?me devant le choc pr?vu et ? laquelle il avait dit: "La force de Dieu est avec vous. Faites votre devoir et ne craignez rien!"
Au moment o? il allait contempler en elle l'?panouissement de son oeuvre, Dieu l'avait rappel? ? lui. Lise l'avait vu une derni?re fois sur son lit de mort, et il ?tait si calme, si ang?liquement beau qu'elle n'avait pu que murmurer, en tombant ? genoux:
-- Gabriel, priez pour moi!
Ces m?mes paroles, elle les r?p?tait toujours, instinctivement, pr?s du tombeau de l'ami disparu, comme elle l'e?t fait sur la s?pulture d'un saint. Elle venait souvent ici, et, comme autrefois, lui confiait simplement ses petits soucis, ses r?flexions sur tel fait, telle lecture, ses joies ou ses tristesses spirituelles. La voix douce et ferme ne lui r?pondait plus, mais une impression apaisante se faisait en elle, comme si l'?me ang?lique l'avait effleur?e et miraculeusement fortifi?e.
Elle se rencontrait ici avec Mme des Forcils, et c'?tait, pour la m?re d?sol?e, une consolation indicible de presser quelques instants sur son coeur celle que Gabriel avait aim?e ? la mani?re des anges -- l'enfant timide, s?rieuse et d?licieusement tendre qui comprenait mieux que tout autre sa douleur et pleurait avec elle le disparu.
-- Ne restez pas plus longtemps, ma ch?rie, dit-elle tout ? coup. Il y a ici un v?ritable courant d'air, et vous ?tes peu couverte. Allez, petite Lise, et merci.
Lise mit un baiser sur la joue fl?trie, jeta un dernier regard sut la tombe et se leva. Elle sortit du cimeti?re, s'engagea dans une ruelle ?troite qui directement menait dans la campagne. Une longue all?e de ch?nes commen?ait ? quelque distance. Tout au bout se dressait une gentilhommi?re quelque peu d?labr?e, mais d'assez bel air encore. Des armoiries presque effac?es se voyaient au-dessus de la porte. Cette demeure avait ?t? jadis le patrimoine des cadets de la famille de Subrans. Tandis qu'? la R?volution, leur ch?teau de Bozac, ? quelques kilom?tres de l?, ?tait pill? et d?moli, la Bardonnaye restait en leur possession, et Jacques de Subrans, le p?re de Lise, avait ?t? fort heureux de trouver le vieux logis pour venir y mourir, apr?s avoir dissip? sa sant? et sa fortune personnelle dans la grande vie parisienne.
Sa veuve y ?tait demeur?e et y ?levait ses enfants avec l'aide d'un pr?cepteur. Lise n'?tait que la belle-fille de Catherine de Subrans. Le vicomte Jacques avait ?pous? en premi?res noces la cousine de celle-ci, la jolie X?nia Zoubine, russe comme elle, qui ?tait morte seize mois apr?s son mariage d'un accident arriv? ? l'?poque de ses fian?ailles et dont elle ne s'?tait jamais bien remise.
Lise, en rentrant cet apr?s-midi-l?, trouva se belle-m?re dans le salon garni de vieux meubles fan?s, o? elle se tenait habituellement pour travailler. Entre les longs doigts blancs garnis de fort belles bagues, passait une grande partie des v?tements et du linge de la famille. Le personnel se trouvait restreint ? la Bardonnaye, o? l'on vivait sur le pied d'une stricte ?conomie. Catherine Zoubine ?tait, ? l'?poque de son mariage, une riche h?riti?re, comme sa cousine X?nia. Mais, en ces derni?res ann?es, cette fortune, de m?me que celle venant ? Lise de sa m?re, avait ?t? en partie an?antie au cours des troubles et des pillages de Russie. Ce qu'il en restait suffisait ? faire vivre simplement la famille ? la campagne, gr?ce au g?nie de femme d'int?rieur que s'?tait d?couvert la vicomtesse apr?s la ruine de son mari, -- elle qui avait ?t? ?lev?e en grande dame intellectuelle et aurait plus facilement soutenu une th?se philosophique qu'ex?cut? une reprise ou confectionn? des confitures.
A l'entr?e de sa belle-fille, Mme de Subrans leva un peu son visage maigre, au teint blafard, dont la seule beaut? avait toujours ?t? les yeux bleus tr?s grands, g?n?ralement froids, mais qui savaient se faire fort expressifs lorsqu'une ?motion agitait Catherine.
-- Tu as ?t? bien longtemps, Lise!
-- Je me suis arr?t?e un peu au cimeti?re, maman.
-- N'exag?re pas ces visites, mon enfant. Avec ta nature un peu mystique et impressionnable, cela ne vaut rien. Je pense qu'il sera bon, l'ann?e prochaine, de sortir quelque peu de notre existence de recluses, pour commencer ? te faire conna?tre le monde.
Lise eut un geste de protestation.
-- Oh! maman, je n'aurai que seize ans.
-- Aussi n'est-il pas question d'une v?ritable pr?sentation. Il s'agira simplement d'accepter quelques invitations des ch?telains voisins... Tiens, il vient de m'en arriver une de Mme de C?rigny. Elle me demande fort aimablement d'assister ? la chasse ? courre qui se donnera chez eux la semaine prochaine. Cela t'int?resserait-il, Lise?
-- Je ne sais, maman. Je n'ai pas id?e... S'il faut voir tuer une pauvre b?te, je vous avoue que je n'?prouverai qu'une impression p?nible.
-- Nous pourrons nous dispenser d'assister ? ce dernier acte... Et, r?flexion faite, je vais r?pondre ? Mme de C?rigny par une acceptation.
Lise, qui s'?tait rapproch?e de sa belle-m?re, se pencha pour prendre sa main.
-- Mais vous n'allez plus dans le monde, maman! Il ne faut pas que pour moi, qui n'y tiens gu?re, je vous assure, vous vous croyiez oblig?e d'y repara?tre, au risque d'y retrouver peut-?tre des souvenirs douloureux.
-- C'est mon devoir, Lise. Je ne puis t'enfermer ici, car un jour il faudra songer ? ton ?tablissement, et ce n'est pas dans notre solitude que les ?pouseurs viendront te chercher. Monte dans ta chambre, regarde ce qui te manque pour ta toilette, et, s'il le faut, nous irons ? P?rigueux demain.
Elle baissa de nouveau la t?te sur son ouvrage. Jamais il n'avait exist? chez elle d'expansion ? l'?gard de sa belle-fille, mais Lise avait toujours senti qu'elle veillait sur elle avec un d?vouement qui existait ? peine ? ce degr? pour ses propres enfants, tr?s passionn?ment aim?s pourtant, puisqu'elle n'avait pu encore se d?cider ? se s?parer d'eux, et, de m?me que Lise, les faisait instruire au logis.
La chasse s'achevait. Le cerf, forc? pr?s du carrefour des Trois-H?tres, gisait maintenant sans vie, et le premier piqueur pr?sentait sur sa cape le pied de la victime ? une grande dame anglaise que les C?rigny comptaient au nombre de leurs h?tes.
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