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Read Ebook: Napoléon et Alexandre Ier (1/3) L'alliance russe sous le premier Empire by Vandal Albert

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Ebook has 962 lines and 174791 words, and 20 pages

NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier

TOME PREMIER

L'auteur et les ?diteurs d?clarent r?server leurs droits de reproduction et de traduction en France et ? l'?tranger.

Ce volume a ?t? d?pos? au minist?re de l'int?rieur en d?cembre 1890.

Miniatures du Cabinet de Mr. le Comte de Rochechouart

E. Plon Nourrit & Cie Editeurs Imp Chardon-Wittmenn Heliog Dujardin.

NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier

L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE

DE TILSIT A ERFURT

PAR

ALBERT VANDAL

PARIS

LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-?DITEURS RUE GARANCI?RE, 10

AVANT-PROPOS

Pendant toute la dur?e de son r?gne, Napol?on poursuivit au dehors un but invariable: assurer par une paix s?rieuse avec l'Angleterre la fixit? de son oeuvre, la grandeur fran?aise et le repos du monde. Pour atteindre ce but, le principal moyen de politique qu'il employa, ? l'?poque d?cisive de sa carri?re, fut une alliance avec Alexandre Ier, empereur de Russie. Si l'accord essay? ? Tilsit se f?t consolid? et perp?tu?, il est probable que l'Angleterre e?t succomb?, que la France et l'Europe se fussent assises dans une forme nouvelle; la rupture avec la Russie ranima la coalition expirante, entra?na Napol?on ? de mortelles entreprises et le perdit. Comment se forma l'alliance? quelles en furent les vicissitudes? comment vint-elle ? s'alt?rer et ? se dissoudre? pouvait-elle durer? Ces questions dominent l'histoire europ?enne de 1807 ? 1812, entre Tilsit et Moscou: leur ?tude forme l'objet de notre ouvrage.

L'alliance russe n'?tait pas une tradition de notre politique. Au dix-huiti?me si?cle, certains monarques, certains hommes d'?tat en avaient eu le d?sir et comme le pressentiment; parfois l'entente avait paru s'op?rer; mais, si la nature avait situ? les deux ?tats pour ?tre alli?s, la politique avait accumul? entre eux des int?r?ts discordants. Les contr?es du Levant, objet des convoitises moscovites, ?taient le march? privil?gi? de la France, et notre gouvernement se faisait un devoir d'en ?carter tout comp?titeur. L'introduction de la Russie sur la sc?ne europ?enne d?rangeait aussi le syst?me politique du Nord et de l'Orient, tel que l'avait compos? la prudence de nos rois et de nos ministres. Pour prendre ? revers la maison d'Autriche, ils avaient cherch? jadis des auxiliaires ? Stockholm, ? Varsovie, ? Constantinople; la Russie, en poussant ses progr?s aux d?pens de la Su?de, de la Pologne et de la Turquie, combattait nos alli?s, et le cabinet de Versailles, sans les soutenir avec efficacit?, ne sut point les sacrifier ? une puissance qui e?t pu nous en tenir lieu. De son c?t?, pour apprendre la politique, l'administration, la guerre, le gouvernement des Tsars s'?tait mis ? l'?cole de l'Allemagne: subissant l'influence des instructeurs qu'il s'?tait choisis, il prenait son point d'appui tour ? tour ? Berlin et ? Vienne; si la Russie polic?e se sentait port?e vers nous par d'instinctives affinit?s, elle imitait nos moeurs, s'impr?gnait de nos id?es, aimait notre esprit sans rompre avec nos adversaires, et elle savait distinguer soigneusement ses sympathies de ses alliances.

Apr?s 1789, Catherine II se fit l'un des moteurs de la coalition: son but ?tait moins d'?touffer le mouvement r?volutionnaire que de d?tourner l'attention de la Prusse et de l'Autriche; en occupant contre nous les puissances germaniques, elle s'assurait la main libre en Pologne, en Orient, et se donnait le loisir d'y achever son oeuvre. Moins politique et plus ardent, son fils Paul jeta la Russie au plus fort de la m?l?e; elle en sortit fatigu?e de ses alli?s et pleine d'admiration pour l'adversaire. Paul Ier se r?concilia avec la R?publique par go?t pour Bonaparte, et ce fougueux rapprochement marque la premi?re de ces unions personnelles o? les chefs des deux peuples crurent se comprendre et s'aimer, sans que les gouvernements sussent nettement d?terminer les rapports respectifs. Apr?s la mort de Paul, Alexandre Ier recommen?a la guerre au nom des principes; fils d'empereur l?gitime et ?l?ve de La Harpe, il ha?ssait dans Napol?on ? la fois l'usurpateur et le despote, et, combattant la R?volution disciplin?e par un homme, pensait servir en m?me temps la cause des rois et celle de la libert?.

Napol?on avait tout conquis, sauf la paix. Derri?re chaque ennemi vaincu, il retrouvait l'Angleterre en armes, pr?parant contre lui de nouvelles coalitions. Pour arracher la paix ? l'Angleterre et la donner au monde, il sentait le besoin de gagner une amie s?re qui lui assurerait l'ob?issance du continent, tandis qu'il appliquerait tous ses moyens ? la lutte sur les mers. Cette alliance indispensable, il la recherchait, la demandait de toutes parts, et partout ne rencontrait que d?loyaut?. Le combat de l'Europe contre la France restait un duel sans merci, une guerre de castes, en attendant qu'elle dev?nt la r?volte des peuples contre l'omnipotence d'un ma?tre. La Prusse flattait Napol?on et le trahissait tour ? tour. Avec Vienne, le rapprochement semblait plus impossible encore. A plusieurs reprises, imposant silence ? ses pr?ventions personnelles, l'Empereur s'?tait adress? ? l'Autriche et n'avait essuy? que des refus. Fi?re d'un long pass? de gloire et de hauteur, cette cour aristocratique par excellence se d?robait ? toute transaction d?finitive avec l'empereur r?volutionnaire: elle c?dait ? ses armes sans cesser de le ha?r, et plus tard, en essayant avec l'Autriche d'un rapprochement intime, en ?pousant l'une de ses princesses, Napol?on ne se rallia qu'en apparence ce faubourg Saint-Germain de l'Europe. D'ailleurs, avec quelque puissance que ce f?t, la difficult? de s'unir ?tait d'autant plus grande que l'Empereur, ayant eu ? les combattre toutes et ? les vaincre, devait chercher son alli?e parmi ses ennemies de la veille et ne pouvait s'attacher l'une d'elles qu'apr?s l'avoir tout d'abord frapp?e et meurtrie.

Avec la Russie, par un ph?nom?ne qui s'est reproduit plusieurs fois, ce fut l'acharnement de la lutte qui pr?para la r?conciliation. Les deux nations ne se connaissaient plus; se retrouvant sur vingt champs de bataille, elles apprirent ? s'estimer en se battant corps ? corps. Eylau pr?para le rapprochement, Friedland le d?termina, et Napol?on, dans cette journ?e, conquit l'alliance russe ? la pointe de l'?p?e.

Pour arr?ter sa marche triomphante, Alexandre vint ? lui, et les souverains conf?r?rent ? Tilsit. Ces deux hommes, que rapprochait le hasard des ?v?nements, l'un sup?rieur, l'autre remarquable, offraient un parfait contraste, et c'est le grand int?r?t de leurs rapports que de voir, dans le contact intime qui s'?tablit entre eux, dans l'action toute personnelle qu'ils cherchent ? exercer l'un sur l'autre, les deux caract?res se r?v?ler tout entiers, avec leurs particularit?s extraordinaires et leurs dissemblances profondes. ? Tilsit, il semble que le g?nie de deux races se rencontre et s'oppose. Napol?on personnifie le g?nie latin dans sa plus forte expression, dans sa rayonnante clart?, dans son alerte vigueur, dans son go?t pour les conceptions harmoniques et pr?cises, et chez lui, l'imagination, quelque exub?rante qu'elle soit, se subordonne toujours aux r?gles de la logique. Alexandre tient des races du Nord le go?t des aspirations hautes, ind?termin?es et brumeuses, d?velopp? en lui par une ?ducation toute sp?culative. Attrayant, myst?rieux et d?cevant, il d?couvre de g?n?reuses intentions et trop souvent l'impuissance d'agir, s'?gare dans l'irr?el, passe sa vie ? changer d'id?al, combattu entre des sentiments divers qui tiennent ses d?cisions en suspens, nuisent ? la nettet?, ? la franchise de son caract?re, et laissent toujours au travail de sa pens?e quelque chose de flottant et d'inachev?. Napol?on, c'est l'action; Alexandre, c'est le r?ve.

? Tilsit, Napol?on se donne imm?diatement un but d?termin? et pratique: comme les hommes sont surtout pour lui des moyens, s'il s'attache ? Alexandre, c'est dans l'espoir de le dominer et de l'employer. ? ce moment, l'?me d?sempar?e d'Alexandre s'offre sans difficult? ? cette prise. ?perdu et constern?, le Tsar ne demandait que la paix: il s'?tonne de trouver un vainqueur qui le console de sa d?faite et lui fait esp?rer d'une alliance tous les avantages qu'il e?t retir?s d'une victoire; il c?de alors ? la fortune, ? l'ascendant de l'Empereur, embrasse sa cause avec la sinc?rit? relative et passag?re dont il est susceptible, et se flatte un instant que Napol?on, l'entra?nant dans une voie sem?e d'enchantements, va l'associer aux prodiges d'une destin?e surhumaine.

Chez Napol?on, ? d?faut d'embarrassantes traditions, des motifs divers expliquent cette conduite. Avant d'avoir obtenu la paix g?n?rale, il jugeait dangereux de se dessaisir d'aucun de ses avantages. Une Pologne en armes lui restait utile pour brider la Prusse et surveiller l'Autriche. D'autre part, permettre d?s ? pr?sent aux Russes d'?tendre leurs fronti?res aux d?pens de la Turquie, c'?tait jeter cet empire dans les bras de l'Angleterre, rouvrir l'Orient ? l'influence, aux intrigues, aux armes de nos ennemis. Puis, la Russie nous serait-elle longtemps fid?le? La subite inclination d'Alexandre ?tait-elle autre chose qu'un engouement ?ph?m?re? Autour du Tsar tout restait ennemi: le commerce regrettait les produits anglais; la soci?t?, cette grande puissance d'alors, se montrait irr?conciliable: elle menait contre nous la guerre des salons, plus dangereuse parfois que celle des champs de bataille, continuait d'intriguer avec toutes les aristocraties d'Europe, agissait sur le monarque, le mena?ait dans son pouvoir et dans sa vie, et Napol?on, se rappelant la subite disparition de Paul Ier, les revirements successifs d'Alexandre, h?sitait ? s'engager ? fond avec un gouvernement mobile, sans lendemain, qui pouvait ? toute heure lui ?chapper. Il conservait enfin contre la Russie certaines d?fiances de principe. Avec quelque inqui?tude, il consid?rait cette masse obscure et redoutable, portant en elle l'inconnu, ce peuple qui <>, ce flot d'hommes montant ? l'horizon; il se demandait si la Russie, rompant ses digues, ne viendrait pas quelque jour submerger l'Europe, et lors m?me qu'il jugeait n?cessaire d'employer cette force, il pensait ? la contenir. Il avait donc con?u l'espoir de faire alliance avec Alexandre Ier plus qu'avec l'empire de Russie, et, isolant le monarque de sa cour et de sa nation, l'?blouissant, le subjuguant, lui offrant des satisfactions d'amour-propre et de sentiment, de l'avoir tout ? lui sans abandonner ? l'?tat moscovite des avantages irr?vocables: laissant beaucoup esp?rer ? la Russie, il s'?tait r?serv? de ne c?der ? ses exigences que le moins et le plus tard qu'il pourrait.

Peu ? peu, il est vrai, la force des circonstances l'obligea de livrer ? ses alli?s plus que n'avaient conquis Pierre le Grand et Catherine: au Nord, une province qui compl?tait l'empire et couvrait sa capitale; en Orient, des avantages assez consid?rables pour que la Russie, si elle les e?t conserv?s, e?t pu r?soudre ? son profit le probl?me qu'elle n'a fait que perp?tuellement agiter; mais Alexandre, promptement revenu de son enthousiasme, ressaisi par des doutes, servi par une ombrageuse finesse, avait perc? le jeu dilatoire de l'Empereur, et nos concessions, magnifiques, mais tardives, ne suffisaient plus ? fixer la confiance et ? cimenter l'union.

En m?me temps, la puissance imp?riale d?bordait sur le monde, redoublant l'inqui?tude de tous les ?tats. Ce serait, il est vrai, mal conna?tre Napol?on que de voir dans ce progr?s ? outrance simple fureur de prendre, d?lire d'une ambition folle de conqu?tes. Certes, les projets de Napol?on furent aussi d?mesur?s que grandioses. Il pr?tendit ? la fois ressusciter le pass? et devancer l'avenir.--Devenu C?sar, il r?va d'?tre Charlemagne; il voulut ramener transitoirement ? l'unit? romaine les ?tats ?pars de l'Occident, et en m?me temps, se saisissant des peuples, les arrachant ? leurs souvenirs, ? leurs traditions, les soumettant ? une autorit? r?g?n?ratrice, mais impos?e, les pr?cipiter violemment dans la voie de leurs destin?es futures. Mais ces conceptions ne naissaient pas en lui spontan?ment; elles n'y apparaissent, pour ainsi dire, qu'? l'?tat d'id?es r?flexes, suscit?es par les n?cessit?s de sa lutte contre l'Angleterre. Pour r?duire cette insaisissable ennemie, il doit chercher de tous c?t?s des moyens de guerre indirecte, prendre des s?ret?s et des gages, s'emparer de toutes les positions d'o? il pourra inqui?ter, menacer, l?ser l'Angleterre; il doit opposer partout la terre ? l'Oc?an, et si cette obligation constante ne justifie point ses fautes, les ?carts prodigieux de sa politique et de son ambition, elle les explique et en donne la raison premi?re. Le but qui s'impose ? lui, Napol?on le poursuit par des proc?d?s conformes ? son g?nie, tour ? tour imp?tueux et subtil. Il introduit de force ou insinue son autorit? chez tous les ?tats qui l'environnent: d?biles et vieillis, ces ?tats tombent en poussi?re d?s que sa main les touche; son imagination cr?atrice lui inspire alors d'?lever sur ces ruines un ordre plus r?gulier, de tirer des avantages permanents de n?cessit?s temporaires; voyant l'Europe crouler ? son contact, il n'?chappe pas ? la tentation de la reconstruire sur un plan nouveau. C'est ainsi qu'allongeant sa domination sur les c?tes de la mer du Nord et de celle du Midi, pour en interdire l'approche au commerce insulaire, il se laisse aller ? r?organiser l'Allemagne et l'Italie. S'il touche ? l'Espagne, pour son malheur et le n?tre, c'est qu'il voit en elle une arme contre l'Angleterre. Dans les ports de la p?ninsule dorment les restes d'une force navale imposante. Pour lutter contre l'?ternelle rivale, l'ancienne monarchie se cherchait en Espagne des flottes auxiliaires, des moyens de guerre maritime qui suppl?aient ? l'insuffisance des n?tres, et elle s'?tait fait de ce royaume un arsenal de rechange. ? son tour, Napol?on veut utiliser l'Espagne: il l'enlace, la domine; puis, frapp? de la faiblesse et des hontes de son gouvernement, il con?oit peu ? peu l'inique et funeste projet de la ravir ? sa dynastie et d'?tablir les Bonapartes partout o? ont r?gn? les Bourbons. Enfin, aspirant ? se frayer au travers de la Turquie une route vers ces r?gions de l'Inde o? l'Angleterre est all?e au loin placer son tr?sor et a cru le rendre inaccessible, il m?dite, chemin faisant, de r??difier l'Orient et de soumettre ? nos lois la M?diterran?e tout enti?re.

Cependant, avant d'entamer ou de pr?parer chacune de ces entreprises, il se retourne vers l'Angleterre, propose la paix, s'offre ? transiger. L'Angleterre lui r?pond en poussant contre lui une nouvelle masse d'ennemis. Il triomphe encore; sorti de cette ?preuve o? il a d? remettre au jeu tous les r?sultats acquis, peut-il s'arr?ter et cesser de vaincre? ? l'ennemi abattu, notre rivale en substitue un autre, renouvelle sans cesse nos adversaires et ?ternise la querelle. Un g?n?ral ne s'arr?te point dans le fort du combat, ? l'heure o? les troupes sont m?l?es, o? les manoeuvres se croisent, o? le terrain reste disput? dans toutes ses parties, et le r?gne de Napol?on n'est qu'une bataille de douze ans, livr?e aux Anglais ? travers le monde. Chacune de ses campagnes n'est pas une action distincte et s?par?e, apr?s laquelle il e?t pu poser les bornes de sa domination et fermer l'?re sanglante: ce sont les parties indissolublement unies d'un seul tout, d'une guerre unique, o? notre nation finit par tomber aux pieds de l'Europe apr?s l'avoir p?n?tr?e et transform?e, o? la France a succomb?, o? l'id?e fran?aise a vaincu.

Seulement, s'il est du devoir imp?rieux de l'histoire de n'appr?cier que dans leur ensemble cette crise de l'humanit? et l'oeuvre de l'homme qui y joua le principal r?le, de rendre ? l'une et ? l'autre leur v?ritable caract?re, cette vue sup?rieure des choses ?chappait n?cessairement aux princes contemporains. ? mesure que la France, d?mesur?ment accrue, pesait davantage sur l'Europe, chacun d'eux se sentait plus menac? dans son ind?pendance, dans sa s?curit?, et ceux m?mes qu'un penchant fugitif ou une association momentan?e d'int?r?ts avait rapproch?s de Napol?on revenaient vite ? pr?parer contre lui la r?sistance et la r?volte. Avec la Russie, n?anmoins, l'alliance se f?t prolong?e peut-?tre, si les craintes vagues de cette puissance, moins directement opprim?e que les autres, ne se fussent concentr?es sur un objet pr?cis, s'il n'y e?t eu, dans le contact qui s'?tablissait entre les deux empires ? travers l'Allemagne envahie, un point sensible et douloureux. Ce fut le grand-duch? de Varsovie. La campagne de 1809 contre l'Autriche eut pour cons?quence l'extension du duch?, et ce progr?s, faisant craindre ? la Russie une compl?te restauration de la Pologne, la souleva contre un p?ril moins r?el qu'imaginaire.

Cette guerre de 1809, fatale ? l'alliance, peut-?tre Alexandre e?t-il pu la pr?venir; s'il e?t, ainsi que Napol?on l'en conjurait ? Erfurt, tenu ? l'Autriche un langage s?v?re, peut-?tre e?t-il arr?t? cette puissance pr?te ? pousser contre nous ses arm?es reconstitu?es. Plus tard, lorsque la cour de Vienne se fut d?voil?e et que les hostilit?s eurent ?clat?, en remplissant son devoir d'alli?, en s'associant franchement ? la lutte, le Tsar e?t pu en modifier les r?sultats, r?server ses int?r?ts, intervenir aux n?gociations de paix avec l'autorit? de services rendus ? la cause commune. Sa conduite fut faible et sans loyaut?. Il n'osa refuser son concours ? Napol?on et ne le lui pr?ta qu'en apparence, rassura sous main l'Autriche en faisant mine de la combattre, retint l'?lan de ses arm?es, et laissa les Polonais para?tre seuls ? nos c?t?s sur le champ de bataille d?sert? par les Russes. Puis, lorsque les soldats de Poniatovski eurent forc? par leurs services la reconnaissance de Napol?on et re?u le prix de leur valeur, il ne sut que se plaindre au lieu de s'expliquer.

Napol?on continuait pourtant de croire ? l'utilit?, ? la n?cessit? d'un accord au moins apparent avec la Russie: pour reformer le lien qu'il sentait se d?nouer, il essaya de bonne foi un double effort, demanda au Tsar la main de l'une de ses soeurs et lui offrit des garanties contre le r?tablissement de la Pologne. Les deux n?gociations qui s'ensuivirent, men?es simultan?ment, marquent la crise supr?me de l'alliance. Les h?sitations, les exigences d'Alexandre firent manquer l'une et l'autre; il pr?tendit dicter l'arr?t de mort d?finitif de la Pologne en termes qui r?volt?rent l'orgueil de Napol?on, permit en m?me temps ? sa m?re de refuser la main de la grande-duchesse Anne, et laissa le conqu?rant, d??u, irrit?, recevoir des mains de l'Autriche cette fille d'empereur qu'il avait demand?e ? la Russie. Apr?s avoir provoqu? cette ?volution, le Tsar en aggrava les cons?quences en les pr?jugeant; il interpr?ta le mariage autrichien comme un revirement total de la politique napol?onienne, comme la contre-partie de Tilsit, y d?couvrit une arri?re-pens?e d'offensive envers la Russie, et renon?ant peu ? peu aux b?n?fices, aux obligations de l'alliance, ne songea plus qu'? se remettre en posture de d?fense. La responsabilit? de la rupture retombe ainsi pour une grande part sur ce monarque. N'oublions pas cependant que l'usurpation commise par Napol?on au d?triment des Bourbons d'Espagne, avec la guerre maudite qu'elle provoqua dans la p?ninsule, ayant port? atteinte ? la s?curit? de toutes les dynasties l?gitimes, augment? en 1808 les terreurs de l'Autriche, fourni ? cette puissance le motif et l'occasion d'une nouvelle prise d'armes, avait ?t? la cause premi?re de cette campagne de 1809 qui engendra celle de 1812. L'entreprise d'Espagne se rattache par un lien ?troit, facilement saisissable, ? tous les ?v?nements qui entra?n?rent Napol?on ? sa perte. C'est le point de d?part d'une succession fatale, le premier anneau d'une cha?ne ininterrompue, de m?me que le partage de la Pologne, en faisant redouter continuellement aux Russes une r?surrection de leur victime, en les troublant par une crainte obs?dante comme un remords, se retrouve ? l'origine de tous les mouvements qui jet?rent leur politique hors de ses voies naturelles. Reconnaissons ici cette justice providentielle qui se d?gage t?t ou tard des ?v?nements, sait rejoindre et frapper les coupables. Si Napol?on et la Russie reprirent une lutte funeste qui ensanglanta le monde, qui mena nos troupes dans Moscou en flammes et plus tard, par un formidable reflux, attira dans Paris les arm?es du Tsar, qui an?antit la puissance de Napol?on et fit peut-?tre manquer ? la Russie la royaut? de l'Orient, ce fut moins l'effet d'une opposition v?ritable d'int?r?ts, d'injures r?elles et r?ciproques, que la cons?quence indirecte d'abus de pouvoir respectivement commis aux d?pens des faibles. En 1812, Napol?on porta la peine d'avoir en 1808 arbitrairement dispos? de l'Espagne, et la Russie d'avoir particip? un demi-si?cle plus t?t au d?membrement de la Pologne.

? partir des premiers mois de 1810, l'alliance n'est plus qu'un voile trompeur, recouvrant une hostilit? latente. Des deux parts, on s'observe, on s'?pie, on se suspecte; sans vouloir la guerre avec une pr?m?ditation consciente, on la rend in?vitable ? force de la pr?voir et de s'y pr?parer. Les deux souverains s'intitulent encore alli?s et amis; ils se flattent parfois du regard, se caressent de la parole, mais ce n'est que pour se donner mutuellement le change, prolonger entre eux une fausse s?curit? et rassembler ? loisir les moyens de se nuire. Cependant, dans la voie des manoeuvres hostiles, Alexandre est toujours en avance. C'est lui qui, le premier, borde silencieusement sa fronti?re d'arm?es mena?antes, met en jeu contre nous les ressorts de sa diplomatie, cherche partout des ennemis ? la France. Seulement, chacune de ces mesures qui pr?sument ? tort les intentions de l'Empereur, celui-ci les justifie r?trospectivement, pour ainsi dire, sinon en fait, au moins en apparence, en multipliant ces actes d'arbitraire, ces coups d'?tat internationaux auxquels il n'a que trop habitu? l'Europe: il redouble ainsi les alarmes de la Russie, l'engage ? des d?marches plus compromettantes et, de son c?t?, rapproche la rupture. Enfin, c?dant ? ses terreurs, Alexandre appelle et provoque la crise: par crainte d'une attaque, il veut la pr?venir, admet le r?le d'agresseur et croit possible de surprendre Napol?on.

Sur cette intention d'offensive, le doute n'est plus permis: les t?moignages abondent, pr?cis, concluants; on les verra se succ?der dans leur ordre et leur gradation. Dans l'hiver de 1811, dix-huit mois avant le passage du Ni?men par la Grande Arm?e, Alexandre songe ? franchir ce fleuve, ? envahir et ? transformer le duch? de Varsovie, ? cr?er une Pologne russe pour l'opposer ? cette Pologne fran?aise dont il se croit menac?, ? soulever la Prusse, ? corrompre l'Autriche, ? essayer avant 1812 tout ce qu'il devait r?aliser apr?s, ? reformer contre la France la ligue europ?enne.

Sur le point de tenter ce coup d'audace, il se trouble et s'arr?te. Les Polonais, dont il a esp?r? changer le coeur et surprendre la fid?lit?, refusent de le comprendre et de le suivre; puis, si l'arm?e fran?aise qui garde l'Allemagne est encore inf?rieure aux forces dont il dispose, si le meilleur de nos troupes combat et meurt en Espagne, le prestige de Napol?on reste intact, et le nom seul du grand capitaine immobilise la Russie pr?te ? d?border de ses fronti?res. Par une d?termination qui devait ?tre le salut de son empire, Alexandre renonce ? l'offensive, con?oit l'id?e d'une guerre o? la Russie combattra chez elle, repli?e sur elle-m?me, r?fugi?e dans ses d?serts, et se d?cide ? attendre une attaque que son attitude rend in?vitable. En effet, par cela seul que la Russie s'est lev?e en armes et tend vers nous la pointe de son ?p?e, elle paralyse Napol?on et l'emp?che de finir son oeuvre. Le Nord hostile, c'est la soumission de l'Espagne entrav?e, c'est un d?bouch? rouvert aux produits de la Grande-Bretagne, c'est notre rivale d?faillante reprenant courage, c'est la crise o? s'?puisent la France et l'Europe ind?finiment prolong?e. Napol?on subit l'inexorable loi qui le condamne ? briser tout ce qui n'est pas sujet ou alli?: n'ayant pu vaincre les Anglais avec l'aide de la Russie, il est conduit ? les frapper ? travers cet empire: entre Napol?on et Alexandre, il n'est plus de milieu entre l'alliance et la guerre.

Avant de d?cider la guerre, Napol?on h?site une derni?re fois. Au printemps de 1811, il se consulte, s'interroge, cherche un moyen de transaction et ne le trouve pas. Pour ?viter la rupture, il faudrait rappeler nos troupes en de?? de la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe, retirer notre bras ?tendu jusqu'? Dantzig et Varsovie. Mais sacrifier la Pologne, c'est remettre la Russie hostile en contact avec l'Allemagne fr?missante, c'est rendre au Tsar la facilit? et la tentation d'ex?cuter les desseins offensifs que Napol?on a p?n?tr?s et connus; reculer d'un pas, c'est s'exposer ? tout perdre. Napol?on constate l'impossibilit? de s'entendre; ? partir de l'?t? de 1811, il se r?sout ? la guerre, la fixe ? l'ann?e suivante, et juge qu'elle s'imposera alors ? lui comme une n?cessit? in?luctable, ? moins que l'immensit? de ses pr?paratifs n'am?ne la Russie ? se rendre avant le combat et ? recevoir la loi. S'il ne cherche plus ? n?gocier une transaction, il ne rejette pas l'espoir d'imposer ? l'adversaire une capitulation anticip?e, en dressant ? ses yeux un terrifiant appareil. Et alors, c'est ce d?ploiement de forces devant lequel l'imagination s'?tonne, c'est vingt peuples contribuant ? former notre arm?e, c'est le Midi se conjurant contre le Nord, et le cours des grandes invasions remontant vers sa source. Cependant, le p?ril grandissant n'?meut plus Alexandre, l'?me du jeune empereur s'est affermie dans les ?preuves; le g?nie de son peuple, fait de r?signation et de patience, d'orgueil national et de courageuse t?nacit?, se retrouve en lui tout entier et l'?l?ve ? hauteur du r?le auquel son destin l'entra?ne. Loin de s'humilier, il prononce plus fi?rement ses exigences; la guerre s'engage alors, et les destins s'accomplissent. Napol?on avait cru que son entreprise devait r?ussir parce qu'elle r?sultait logiquement de son syst?me, parce qu'il l'avait fortement con?ue et pr?par?e, parce que ses moyens ?taient innombrables et son g?nie sans bornes. Dans son arrangement de l'avenir, il avait tout calcul?, tout pr?vu, sauf ce qui ?chappe aux appr?ciations humaines, ? savoir, la force de r?sistance que puise en elle-m?me l'?me croyante d'un grand peuple. Il avait pens? qu'il lui suffirait de vaincre la Russie pour la soumettre; il la vainquit en effet, mais la trouva plus forte apr?s ses revers, inexorable, opini?tre, sacrifiant ses foyers pour sauver la patrie, attendant sans d?faillance que la nature v?nt la secourir et la venger; en se flattant de l'atteindre et de la courber comme il avait fait fl?chir sous le joug tant de gouvernements et de peuples, le conqu?rant pr?suma trop de ses forces, de sa fortune, poursuivit l'inaccessible et rencontra l'ab?me.

Dans le r?cit de ces tragiques ?v?nements, l'histoire manquerait ? son caract?re si elle ne se d?gageait des tendances et des sympathies pr?sentes, quelque l?gitimes qu'elles soient: elle manquerait ? son but, si elle ne cherchait dans le pass? des avis et des le?ons. Entre la France et la Russie, l'?loignement mat?riel est la raison et la condition de l'entente. La politique de conqu?tes ? deux, inaugur?e ? Tilsit, glorifi?e ? Erfurt, en supprimant les masses interm?diaires, en rapprochant les deux empires, devait in?vitablement les constituer rivaux et aboutissait ? cr?er entre eux une cause primordiale de m?sintelligence. <>, disait Napol?on ? Alexandre. Il se trompait, car il est du propre des ambitions d?cha?n?es de se chercher et de se combattre, dussent-elles, pour se trouver un champ clos, se donner rendez-vous des extr?mit?s de l'univers. Si le syst?me d'envahissements respectifs, sugg?r? par Napol?on ? Alexandre, fut impos? ? l'empereur des Fran?ais par les circonstances, il n'en demeure pas moins condamn? par ses r?sultats. Un avenir plus normal, plus f?cond, semble s'ouvrir aujourd'hui aux destin?es des deux peuples, telles que les ont associ?es le parall?lisme des int?r?ts et la rencontre des sympathies. En s'unissant dans une politique de sagesse et de fermet? prudente, elles pourront assurer l'ind?pendance du continent, apr?s avoir vainement cherch? ? s'en partager l'empire, et il para?t r?serv? ? ces deux p?les de l'Europe d'exercer sur elle une influence mod?ratrice, d'en tenir ou d'en replacer les ?l?ments divers dans un juste ?quilibre.

La collection form?e par l'ensemble de ces t?moignages n'est pas demeur?e jusqu'? ce jour enti?rement inexplor?e, Thiers s'en est servi pour le grand ouvrage qui a ?tabli sur d'in?branlables bases sa gloire d'historien. Il nous a paru n?anmoins, ces documents ?tant offerts aujourd'hui aux investigations prolong?es et minutieuses, qu'une ?tude nouvelle pourrait les prendre pour point d'appui, mettre le lecteur en contact plus direct avec eux, d?tacher un plus grand nombre d'extraits qui ont par eux-m?mes leur valeur, trouver place enfin apr?s le tableau d'ensemble rest? pr?sent ? toutes les m?moires. Comme compl?ment aux correspondances de Russie, nous avons lu, tant aux archives nationales qu'au d?p?t des affaires ?trang?res, les pi?ces de tout ordre concernant les relations de l'Empereur avec les autres cours, principalement avec l'Autriche, la Prusse, la Turquie et les ?tats du Nord. Cette ?tude parall?le nous a paru indispensable comme moyen de contr?le et de plus s?re information: c'est souvent ? Vienne et ? Berlin que l'on doit chercher le secret des rapports entre la France et la Russie.

Une visite aux archives du minist?re des affaires ?trang?res de Saint-P?tersbourg, o? notre ambassadeur en Russie, M. de Laboulaye, nous a fait l'honneur de nous pr?senter, et o? nous avons re?u le plus gracieux accueil, nous a permis de comparer sur certains points la version moscovite ? la version fran?aise. Nous avons pu consulter, non seulement les rapports des ambassadeurs de Russie ? leur cour, mais une partie de la correspondance ?chang?e directement entre l'empereur Alexandre et ses ministres ou repr?sentants.

Il nous a ?t? donn?, en outre, de puiser ? diff?rentes sources priv?es. M. le comte Charles Pozzo di Borgo, avec une obligeance dont nous lui sommes reconnaissant, a bien voulu d?tacher pour nous quelques parties de ces archives de famille dont il fait lui-m?me un si fructueux usage; il a mis notamment ? notre disposition les pi?ces relatives ? la mission de Pozzo di Borgo ? Vienne en 1806 et 1807. D'autre part, une pr?cieuse bienveillance nous a mis ? m?me de conna?tre un certain nombre d'?crits laiss?s par l'un des hommes qui ont ?t? le mieux initi?s au secret des deux empereurs et chez lequel un in?branlable d?vouement n'a jamais fait tort ? une impartiale sagacit?. Le caract?re, le m?rite et le r?le de ce personnage font de ce qu'il a laiss? un monument de grande valeur. Qu'il nous soit permis d'adresser ici, ? tous ceux qui ont bien voulu nous pr?ter leur utile concours, le t?moignage de notre gratitude.

Les documents imprim?s, recueils de pi?ces diplomatiques, correspondances, M?moires, abondent depuis quelque temps sur la p?riode imp?riale. Une haute et lib?rale inspiration nous promet prochainement le plus pr?cieux de tous. En attendant que cette publication soit venue satisfaire un besoin de l'histoire, d'autres nous en ont donn? un avant-go?t et n'ont excit? que davantage notre curiosit?. ? l'?tranger, la plupart des papiers laiss?s par les ministres dirigeants de la coalition ont d?j? vu le jour. ? Berlin, ? Vienne, les archives d'?tat ont livr? en partie leurs secrets. En Russie, l'initiative publique et priv?e nous a valu r?cemment des pi?ces d'un singulier int?r?t et poursuit d'importantes publications. Nous avons essay? de mettre ? profit ces documents nombreux, mais ?pars, en les ?clairant par le t?moignage auquel il faut essentiellement s'attacher et toujours revenir, lorsqu'il s'agit de p?n?trer une politique o? tout se lie, se coordonne et marche d'ensemble, la correspondance g?n?rale et d?j? publi?e de Napol?on.

Dans nos appr?ciations sur les hommes, notre effort constant a ?t? de nous abstraire de toute pr?occupation ?trang?re ? l'histoire. Certes, nous ne pr?tendons pas que cette impartialit? soit all?e jusqu'? nous mettre en garde contre le souvenir des grands bienfaits et le prestige des grandes actions. Peut-on parler d'Alexandre Ier sans se rappeler que ce monarque, vainqueur de la France en 1814 et 1815, ob?issant aux inspirations d'une ?me ?lev?e et d'un esprit pr?voyant, s'est fait l'ami de la nation qu'il venait de combattre et a su la d?fendre contre de meurtri?res rancunes? D'autre part, les merveilles rencontr?es ? chaque pas, sous le r?gne de Napol?on, renouvellent sans cesse l'admiration pour le g?nie qui les accomplit ou les suscita, dont le pouvoir magique exalta au supr?me degr? les qualit?s d'honneur, de bravoure, d'ob?issance et de d?vouement qui sont bien celles de notre race, pour celui qui, apr?s avoir r?concili? notre nation avec elle-m?me, en fit une arm?e de h?ros et ?leva pour un temps le Fran?ais au-dessus de l'homme. Sans doute, en face de ces triomphants spectacles, l'incertitude du lendemain, l'angoisse du p?ril imminent laisse ? notre satisfaction, ? notre orgueil, quelque chose d'inquiet et de haletant: ? ces splendeurs, si ?blouissantes qu'elles soient, nous pr?f?rons encore le tableau qu'offrit la France ? d'autres p?riodes de son histoire, alors qu'elle joignait la s?r?nit? ? la force, la foi dans l'avenir ? la pleine possession du pr?sent, ? l'avantage des m?les vertus celui des longues traditions, alors qu'elle n'avait pas ?prouv? le malheur le plus difficilement r?parable qui puisse frapper un peuple, la perte d'une dynastie tut?laire et consacr?e par les si?cles. Mais comment ne point tressaillir aux souvenirs de l'?poque h?ro?que, de celle qui serait incomparable entre toutes, si la grandeur de l'homme pouvait suppl?er ? la majest? des antiques institutions! Pour Napol?on, la l?gende a pr?c?d? l'histoire. Celle-ci poursuit aujourd'hui lentement son oeuvre, et nous ne pensons pas que la colossale figure qui appara?t au seuil du si?cle ait rien ? redouter d'un libre et minutieux examen. N?anmoins, notre sujet ne comportait pas sur Napol?on une appr?ciation d'ensemble, et notre but n'a pas ?t? de l'essayer; peu de plumes sont ? hauteur d'une telle t?che; d'ailleurs, pour emprunter une expression ? l'un des hommes qui ont le plus combattu, ha? et admir? Bonaparte, le juger, serait vouloir juger l'univers. Notre d?sir, plus modeste, r?pondant mieux ? l'infirmit? de nos forces, se r?duit ? faire conna?tre la politique ext?rieure de Napol?on sous le rapport sp?cial que nous avons entrepris d'?tudier, ? en d?gager les mobiles et les moyens, ? lui restituer sa physionomie propre, telle que la compos?rent le caract?re de l'homme et les n?cessit?s extraordinaires de la situation: essayer de montrer le g?nie dans sa v?rit?, dans son activit?, sans rien dissimuler de lui, en laissant ? ses oeuvres le soin de le juger, de l'expliquer et de le c?l?brer, tel est, ce nous semble, l'unique hommage qui puisse lui ?tre dignement pr?sent?: c'est le seul que nous voulions lui rendre.

Paris, juillet 1890.

NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier

CHAPITRE PR?LIMINAIRE

AUTRICHE, PRUSSE OU RUSSIE

Consul et empereur, Napol?on avait toujours observ? avec attention les troubles du Nord, ceux de l'Orient, et le travail qui s'op?rait dans ces r?gions. <> Mais la Pologne, partag?e, occup?e, comprim?e, sans gouvernement ni repr?sentation propres, ne lui avait offert jusqu'alors aucune prise; il ne pouvait pr?tendre ? agir sur elle qu'apr?s l'avoir mat?riellement touch?e. Il n'en ?tait point de m?me pour la Turquie et les pays d'alentour. Un instant, lors de l'exp?dition d'?gypte, Napol?on avait choisi l'Orient pour objectif; dans les ann?es qui suivirent, il y vit surtout un moyen de diversion et de transaction: c'?tait sur ce terrain qu'il esp?rait diviser nos ennemis, dissoudre la coalition en lui ravissant l'un de ses membres, s'attacher l'une des cours principales, quelle qu'elle f?t, conqu?rir enfin cette grande alliance dont il avait besoin pour ma?triser le continent et vaincre l'Angleterre.

En Occident, la haine de la France r?volutionnaire, la peur de la France conqu?rante r?unissaient contre nous toutes les puissances et faisaient taire leurs rivalit?s; pourquoi se disputer l'Italie ou l'Allemagne, quand l'ennemi commun d?tenait cette double proie? En Orient, si la lutte des int?r?ts s'?tait ralentie, elle n'avait point cess? et pouvait redevenir aigu?. Depuis un demi-si?cle, on avait vu s'accomplir dans ces contr?es de graves ?v?nements; on en pr?voyait de d?cisifs: le partage de la Pologne avait paru pr?parer et annoncer le d?membrement de la Turquie. Affaibli, diminu?, min? dans ses fondements, cet empire s'effritait et se dissolvait: les provinces n'ob?issaient plus ? la capitale, les pachas se rendaient ind?pendants, les peuples se soulevaient, et la monarchie des sultans n'offrait plus qu'un assemblage de souverainet?s hostiles et disparates, au-dessous desquelles s'agitait la m?l?e confuse des nationalit?s chr?tiennes. Pour d?terminer la chute de cette ruine, il semblait que le moindre choc d?t suffire, et c'?tait une croyance universellement r?pandue que la Turquie ne survivrait point ? la tourmente qui s'abattait sur l'Europe. Parmi les ?tats voisins, certains avaient longtemps d?sir? le partage, bien qu'ils n'osassent le pr?cipiter aujourd'hui, craignant d'introduire en Europe une nouvelle cause de trouble et de confusion; plusieurs le redoutaient, mais se r?servaient d'en profiter et d'emp?cher surtout qu'il n'en r?sult?t pour autrui un surcro?t de grandeur et de fortune. Point de cabinet, point d'homme d'?tat qui n'e?t ?bauch? un projet de morcellement et qui ne le t?nt en r?serve pour l'opposer au besoin ? des pr?tentions rivales; sans se heurter avec violence, les convoitises s'attendaient et se suspectaient. Dans le conflit latent qui existait ? ce sujet entre P?tersbourg, Vienne, Berlin et Londres, Napol?on avait reconnu la fissure de la coalition, et sa politique s'appliquait ? y p?n?trer comme un coin pour la creuser et l'?largir. Cette id?e de partager la Turquie, qui flotte dans l'air, il s'en saisit et la formule, non pour la r?aliser encore, mais pour en faire, selon les cas, un app?t ou un ?pouvantail; tour ? tour, il l'approuve, la condamne, et, suivant la puissance avec laquelle il s'entretient et qu'il veut s?duire, se montre press? de d?truire la Turquie ou jaloux de la conserver.

En 1801 et 1802, pendant son premier rapprochement avec la Russie, s'adressant au tsar Paul, ? Alexandre Ier ensuite, il appelle leur attention sur l'?tat pr?caire et chancelant de la Turquie, annonce l'in?vitable ?croulement de cet empire, et montre dans le partage de ses d?pouilles le lien qui doit r?unir la France et la Russie. Il s'efforce de r?veiller, de stimuler ? P?tersbourg des convoitises traditionnelles, et, pour parler aux Russes, s'approprie le langage de Catherine II: <> Alexandre Ier reste sourd ? ces paroles tentatrices et r?siste ? la s?duction: ajournant toute conqu?te mat?rielle en Orient, tout partage, il pr?f?re retourner ? la lutte contre la France et veut que la Russie serve de r?serve ? la coalition. Napol?on reprend alors la question orientale sous une autre forme, et s'en fait une arme contre la Russie. Nagu?re ennemi et contempteur des Ottomans, il revient ? eux, veut ?tre leur ami et s'efforce de les mettre en garde contre une ambition qui, pour se voiler de mod?ration, n'en demeure pas moins active et pers?v?rante.

Si la Russie semblait avoir renonc? momentan?ment ? la politique envahissante de Catherine, elle s'?tait born?e en fait ? en modifier les moyens. On a dit que son syst?me consiste ? ?tre tour ? tour le plus grand ennemi ou le plus grand ami de la Turquie. Paul Ier, puis Alexandre ? ses d?buts, avaient donn? la pr?f?rence au second r?le sur le premier: pour dominer en Orient, ils avaient substitu? ? la forme brutale de la conqu?te la forme savante du protectorat. L'exp?dition d'?gypte, en soulevant les Turcs contre nous, les avait jet?s dans les bras de la Russie; celle-ci en avait profit? pour les soumettre ? une alliance despotique et faire la loi dans leur empire. Semant l'intrigue dans le Divan, achetant les ministres, traitant avec les pachas, agissant sur les peuples, elle avait insinu? partout son autorit?. L'influence que nous lui avons vu de nos jours exercer dans le Levant ne saurait se comparer ? celle qu'elle s'y ?tait acquise au d?but de ce si?cle, alors qu'elle garantissait seule les privil?ges des Principaut?s roumaines, r?gnait despotiquement sur la mer Noire, faisait passer ses vaisseaux devant le S?rail, communiquait librement par les D?troits avec la M?diterran?e, tenait dans chaque ?le de l'Archipel un consul qui en ?tait devenu le vice-roi, groupait autour de ses agents des milliers de prot?g?s d?sign?s sous le nom significatif de Gr?co-Russes, occupait Corfou, travaillait la Mor?e et l'Albanie, cernait, opprimait, dominait de toutes parts la Turquie, et ?tendait sur cet empire son ombre sans cesse grandissante.

Cependant, alors que tout autour de lui s'assujettissait et se vendait ? la Russie, alors que lui-m?me affectait la soumission, le sultan S?lim sentait son abaissement et br?lait de secouer un joug qui lui pesait: il tournait parfois un regard plein d'espoir vers la puissance fran?aise, qui montait ? l'horizon. A partir de 1804, Napol?on s'appliqua ? cultiver et ? fortifier en lui ces tendances; il faisait appel ? sa dignit?, ? son ?nergie: <> Par ces paroles enflamm?es, par un travail continu de diplomatie, il esp?rait soustraire progressivement les Turcs ? la tutelle du Nord, puis, ? un moment donn?, les d?terminer ? une action vigoureuse et les jeter sur le flanc de nos ennemis, reprenant ? son profit la vieille politique de la monarchie.

Cette diversion, dont la d?cadence militaire des Ottomans diminuait la valeur, n'?tait pourtant que l'un des services qu'il attendait de l'Orient: ce qu'il voulait toujours de ces r?gions, c'?tait un moyen de rompre le concert de nos ennemis. Au dix-huiti?me si?cle, l'Autriche et la Prusse s'?taient ?mues tour ? tour des progr?s de la Russie sur le Danube, et s'?taient efforc?es d'y mettre obstacle; depuis la R?volution, le p?ril fran?ais les avait distraites du p?ril moscovite, sans leur en d?rober enti?rement la vue. Serait-il impossible de r?veiller leurs d?fiances, de les porter au comble, de rattacher ? nous les puissances germaniques par le sentiment d'un danger commun? Napol?on ne jugeait pas cette t?che irr?alisable. De 1804 ? 1807, la pens?e de provoquer avec la Prusse, avec l'Autriche surtout, une entente sur l'Orient, inspire p?riodiquement son action diplomatique, elle en forme un des traits essentiels, le plus original peut-?tre et le plus habile. Talleyrand, qui tient le portefeuille des relations ext?rieures, s'en fait l'interpr?te; elle se formule dans ses d?p?ches, dans ses circulaires, mais appara?t avec non moins de relief dans les lettres de l'Empereur, dans ses conversations, et rien ne permet d'?tablir que cette vue d'ing?nieuse politique appartienne au ministre plus qu'au souverain. En 1805, Napol?on fait ?crire ? l'empereur d'Autriche, d?j? presque en guerre avec la France, <>, et montre en Orient le point de contact et de r?union entre l'int?r?t des deux ?tats. En toute circonstance, il s'attache ? prouver que la politique du Tsar, en pr?parant l'asservissement graduel de la Turquie, nuit ? l'Allemagne, au continent tout entier, autant qu'? la France, et tandis qu'Alexandre Ier se pr?sente contre lui comme le champion de l'ind?pendance europ?enne, il se pose en d?fenseur de l'?quilibre oriental contre les vis?es usurpatrices de la Russie.

? un moment, la pens?e de Talleyrand d?passe celle de l'Empereur et s'en distingue. C'?tait en 1805, au lendemain d'Ulm, ? la veille d'Austerlitz; Napol?on marchait sur Vienne, et Talleyrand, ?tabli ? Strasbourg avec sa chancellerie, pensait, en diplomate pr?voyant, aux conditions de la paix future et aux moyens de la rendre durable. H?ritier des derni?res et des plus saines traditions du cabinet de Versailles, il d?sirait sinc?rement la r?conciliation de la France et de l'Autriche, et voyait dans l'alliance de ces deux empires un gage de repos et de stabilit?. Mais la France et l'Autriche ne cesseraient d'?tre rivales qu'en perdant tout point de contact, c'est-?-dire de conflit: il fallait donc que l'Autriche f?t ? jamais ?loign?e de nous, mais il importait que, bannie de l'Italie, rejet?e de l'Allemagne, elle re??t une compensation pour tant de dommages, qu'elle sortit de la lutte apais?e, consol?e, relev?e ? ses propres yeux, et l'Orient seul pouvait offrir ? ses ambitions une carri?re nouvelle. En la poussant dans ces r?gions, en l'amenant ? s'y r?fugier et ? s'y refaire une fortune, la France gagnerait l'inestimable avantage de la mettre en ?tat d'hostilit? constante avec la Russie: regardant d?sormais vers l'Est, l'Autriche cesserait de nous faire face; elle s'adosserait au contraire ? nous pour s'opposer ? la Russie et l'?carter du Danube.

Entrant dans le d?tail des moyens, Talleyrand proposait d'offrir ? l'Autriche les Principaut?s roumaines, la Bessarabie, de la laisser atteindre les embouchures du Danube: son territoire, ainsi prolong? en ligne droite jusqu'? la mer Noire, interpos? entre le reste des possessions ottomanes et la Russie, formerait barri?re contre cette puissance. Au prix de quelques provinces, la Turquie retrouverait l'ind?pendance et la tranquillit?; quant ? la Russie, endigu?e du c?t? de l'Orient europ?en, elle reporterait ailleurs sa force d'expansion, op?rerait un mouvement analogue ? celui de l'Autriche, se rejetterait elle-m?me vers l'Est, s'enfoncerait de plus en plus dans les profondeurs de l'Asie et, t?t ou tard, s'y heurterait ? l'Angleterre, ma?tresse des Indes. Ce double d?placement organiserait le conflit entre nos adversaires, pr?viendrait toute coalition nouvelle, assurerait la s?curit? de nos conqu?tes et r?soudrait <>.

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