Read Ebook: Napoléon et Alexandre Ier (1/3) L'alliance russe sous le premier Empire by Vandal Albert
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Entrant dans le d?tail des moyens, Talleyrand proposait d'offrir ? l'Autriche les Principaut?s roumaines, la Bessarabie, de la laisser atteindre les embouchures du Danube: son territoire, ainsi prolong? en ligne droite jusqu'? la mer Noire, interpos? entre le reste des possessions ottomanes et la Russie, formerait barri?re contre cette puissance. Au prix de quelques provinces, la Turquie retrouverait l'ind?pendance et la tranquillit?; quant ? la Russie, endigu?e du c?t? de l'Orient europ?en, elle reporterait ailleurs sa force d'expansion, op?rerait un mouvement analogue ? celui de l'Autriche, se rejetterait elle-m?me vers l'Est, s'enfoncerait de plus en plus dans les profondeurs de l'Asie et, t?t ou tard, s'y heurterait ? l'Angleterre, ma?tresse des Indes. Ce double d?placement organiserait le conflit entre nos adversaires, pr?viendrait toute coalition nouvelle, assurerait la s?curit? de nos conqu?tes et r?soudrait <
Talleyrand d?veloppa ces vues dans un m?moire c?l?bre et les condensa ensuite dans un projet de trait?: ces deux pi?ces montrent en lui l'un des politiques qui eurent <
? la vue de nos troupes, la Pologne s'insurge. Les Fran?ais sont accueillis en lib?rateurs; Posen, Varsovie leur dressent des arcs de triomphe. La noblesse sort de ses ch?teaux, o? elle porte, depuis onze ans, le deuil de la patrie, et s'offre ? Napol?on; les costumes d'autrefois, les embl?mes proscrits, les couleurs de la Pologne reparaissent: il semble que ce soit la r?surrection d'un peuple.
En Turquie, l'explosion pr?par?e se produit. En novembre 1806, le g?n?ral S?bastiani a ?t? envoy? comme ambassadeur ? Constantinople, avec ordre d'amener la Porte ? faire acte d'ind?pendance formel envers la Russie. S?lim a d?j? pr?venu en partie nos d?sirs; il a prescrit la fermeture des D?troits et restreint les privil?ges des prot?g?s: ? l'arriv?e de l'ambassadeur, il abolit virtuellement le protectorat moscovite sur les Principaut?s, en destituant leurs princes sans la permission du Tsar. Aussit?t l'ambassadeur de ce monarque, Italinski, proteste et temp?te; il somme la Porte d'avoir ? r?tablir les hospodars d?pos?s et parle de d?part imm?diat.
Terrifi? par ces menaces, travaill? par les intrigues de l'Angleterre, le Divan c?de d'abord et r?voque le firman de d?position; mais d?j? la Russie, all?guant l'ensemble de ses griefs, a jet? une arm?e en Moldavie et la pousse sur Bucharest: en se saisissant des Principaut?s, elle tient ? s'assurer un gage contre la d?fection d?finitive de la Turquie, et voit dans cette occupation une mesure conservatoire de son influence. Cependant la Turquie, fa?onn?e de longue date ? la soumission, flotte entre plusieurs partis, lorsque l'annonce de nos victoires en Prusse et de notre marche triomphante finit son ind?cision. Les ministres, timides ou corrompus, h?sitent encore; mais le souverain et le peuple veulent des mesures de vigueur; ils l'emportent. La guerre est d?clar?e: S?lim envoie au quartier g?n?ral fran?ais un ambassadeur charg? de n?gocier un trait? avec Napol?on; le fanatisme religieux, la haine de l'?tranger se r?veillent, font passer ? travers l'empire ottoman un souffle belliqueux et rapprochent pour un instant les membres ?pars de ce grand corps. Si les populations chr?tiennes s'agitent, si les r?volt?s serbes s'enhardissent et attaquent Belgrade, les pachas ? demi ind?pendants du Danube se conf?d?rent pour marcher contre les Russes; ceux d'Albanie et de Bosnie, nagu?re nos ennemis, demandent secours ? notre arm?e de Dalmatie; des troupes r?guli?res s'assemblent ? Constantinople, l'Asie envoie ses r?serves, et l'?branlement de la Turquie r?pond ? l'effervescence polonaise.
Il tient aux Polonais un langage bienveillant, mais ?nigmatique, d?clare qu'il n'a jamais reconnu le partage, mais que la Pologne ne peut attendre son salut que de la Providence et d'elle-m?me, qu'elle doit d'abord prouver sa vitalit? en s'armant tout enti?re et en se signalant dans la lutte. Par moments, de vastes et ing?nieux projets fermentent dans son esprit. D?s novembre, ? Berlin, lorsqu'il offrait sinc?rement ? Fr?d?ric-Guillaume une suspension d'armes et une r?conciliation, il avait pris ses mesures pour que les provinces polonaises appartenant ? ce prince, restant inoccup?es pendant la tr?ve, pussent reprendre leur autonomie; il destinait ces pays, accrus peut-?tre de la Galicie, ? former dans la monarchie prussienne restaur?e l'?l?ment pr?dominant; la Prusse, ?cart?e du Rhin, repouss?e m?me au del? de l'Elbe, mais fortifi?e sur la Vistule, deviendrait plus slave qu'allemande; elle succ?derait au r?le que notre ancienne politique r?servait ? la Pologne, et qui consistait ? appuyer la Turquie au Nord, ? former rempart contre la Russie; c'e?t ?t? appliquer ? la Prusse le syst?me recommand? par Talleyrand ? l'?gard de l'Autriche, la rejeter dans l'Est, la d?payser en quelque sorte, et lui faire changer de politique en m?me temps que d'int?r?t. Fr?d?ric-Guillaume repousse nos offres: Napol?on songe alors ? se passer de lui, ? le d?tr?ner, ? prononcer la d?ch?ance de sa dynastie, et ? placer sous un autre sceptre l'?tat germano-polonais qu'il est tent? de constituer. On a retrouv? le pr?ambule du d?cret par lequel il e?t annonc? au monde que la maison de Hohenzollern avait cess? de r?gner, et le motif principalement invoqu? ?tait <
Toutefois, si Napol?on ne recule pas en principe devant les cons?quences extr?mes de sa victoire, il ne les admet encore qu'? titre d'hypoth?se. En fait, il sent qu'il n'est point libre et qu'un int?r?t majeur encha?ne ses r?solutions. L'Autriche reste post?e sur notre droite, avec sa force encore imposante et ses troupes toutes fra?ches; sa situation la met en mesure, si les Russes nous r?sistent sur la Vistule et balancent la fortune, de nous prendre en flanc, si les Russes se replient et nous attirent dans l'int?rieur de leur pays, de nous prendre ? revers; l'intervention d'un nouvel ennemi peut mettre en p?ril la Grande Arm?e triomphante, mais ?loign?e de sa base d'operations, affaiblie par ses victoires m?mes, par le prodigieux ?lan qui l'a port?e d'un bond aux rives de la Vistule. C'est donc l'Autriche qu'il importe toujours et plus que jamais de m?nager, de se concilier. Or, la crise turco-polonaise offre cette singularit? qu'elle est susceptible, sous certains rapports, de ramener l'Autriche ? notre alliance, sous d'autres, de la rejeter vers nos adversaires. La renaissance d'une Pologne sur sa fronti?re peut lui inspirer de vives alarmes, peut-?tre des d?terminations hostiles, en l'inqui?tant pour ses possessions de Galicie; d'autre part, la brusque irruption des Russes sur le Danube, leur entr?e dans ces provinces roumaines d'o? sa politique s'est fait un principe de les ?carter, est de nature ? r?veiller son attention sur un p?ril trop n?glig?. Il importe donc de la rassurer au sujet de la Pologne, d'entretenir et d'aviver ses craintes en Orient. Napol?on ne perdra plus de vue ce double objet. ? peine ?tabli ? Posen, il s'adresse ? l'empereur Fran?ois en termes conciliants; s'il lui propose, par insinuations d'abord, puis en termes formels, d'abandonner la Galicie, il lui offre une ample compensation en Sil?sie, dans cette belle province que Marie-Th?r?se a perdue et pleur?e, et encore ne pr?tend-il pas imposer ? l'Autriche cet ?change; il lui laisse l'enti?re libert? de son choix, affirme qu'il ne prendra aucun parti sans son assentiment, remet entre ses mains la destin?e future de la Pologne. En m?me temps, Talleyrand fait renouveler ? Vienne l'offre de se concerter sur l'Orient, et c'est cet accord que le ministre des relations ext?rieures, avec une habilet? convaincue, va s'efforcer pendant plusieurs mois de r?aliser. Napol?on le laisse agir; s'il ne partage point ses pr?f?rences de principe pour l'Autriche, s'il conserve contre cette cour d'invincibles d?fiances, s'il la tient au fond pour irr?conciliable et n'attend gu?re de sa part une conversion sinc?re, il sent l'extr?me besoin de conjurer actuellement son hostilit?; d'une n?cessit? militaire il consent ? faire un syst?me politique; envisageant les ?v?nements de Varsovie et de Constantinople surtout dans leurs rapports avec Vienne, il subordonne toute d?cision sur la Pologne, sur la Turquie m?me, ? la pens?e de s'assurer dans le pr?sent la neutralit? de l'Autriche et, s'il est possible, son alliance dans l'avenir.
Dans le m?me moment, par une co?ncidence remarquable, c'?tait vers l'Autriche que se portaient les regards de la Russie, son principal espoir et l'effort de sa politique. Comme Napol?on, Alexandre Ier sentait le besoin d'une grande alliance. Depuis Austerlitz, il ne croyait plus que ses forces, si imposantes qu'elles fussent, pussent suffire par elles-m?mes ? contre-balancer la valeur de nos troupes, le g?nie et la fortune de leur chef. La Prusse, r?duite ? quelques lambeaux de territoire, ne lui offrait plus qu'un concours insignifiant: il ne s'agissait plus de combattre avec elle, mais pour elle, et quelque ardeur que m?t Alexandre ? la secourir et ? la venger, il h?sitait parfois ? affronter seul une campagne plus redoutable que les pr?c?dentes, o? l'enjeu ne serait plus seulement le prestige des armes russes, mais l'int?grit? de l'empire et la conservation des conqu?tes ant?rieures. Il sentait vaguement que si l'Autriche, seule en ?tat de lui fournir une assistance efficace, ne saisissait point cette occasion de s'unir ? lui et de compl?ter l'accord europ?en, il serait forc?, t?t ou tard, de traiter avec nous, d'?couter Napol?on, toujours dispos? ? n?gocier s?par?ment avec ses adversaires, d'isoler l'int?r?t russe de l'int?r?t g?n?ral et de sauvegarder le premier aux d?pens du second. R?pugnant encore ? ce parti, il esp?rait se l'?pargner en triomphant diplomatiquement ? Vienne, et toute la force persuasive de son gouvernement s'employait ? obtenir la coop?ration de l'Autriche. Il semblait donc que l'Autriche, par sa situation et la position respective des bellig?rants, t?nt entre ses mains le sort de l'Europe, celui des rapports futurs entre la France et la Russie; en se portant vers l'une ou vers l'autre, elle prolongerait la lutte, en changerait le caract?re et les chances; son abstention pourrait amener les deux adversaires, h?sitant devant un combat corps ? corps, ? se rapprocher et ? s'entendre.
Tandis que Napol?on faisait porter ? l'Autriche par un nouvel ambassadeur, le g?n?ral Andr?ossy, ses explications et ses offres, Alexandre Ier comptait tout d'abord, pour d?terminer son ancienne alli?e, sur son repr?sentant aupr?s d'elle, le comte Razoumovski, diplomate remuant, bien pos? ? Vienne, agissant sur la cour par la soci?t?. N?anmoins, la gravit? des circonstances parut comporter une mission extraordinaire; on la confia ? un personnage dont le nom se trouve m?l? ? toutes les luttes de ce temps. Le Corse Pozzo di Borgo ?tait all? chercher jusqu'? P?tersbourg un terrain o? combattre librement contre son glorieux compatriote, devenu pour lui un ennemi abhorr?; il s'?tait fait Russe, et c'?tait en cette qualit? qu'il menait aujourd'hui sa guerre contre Napol?on, et devait rendre plus tard ? la France accabl?e de pr?cieux services. L'empereur Alexandre, remarquant en lui des talents hors de pair, le jugea propre ? activer la plus importante n?gociation que la Russie e?t alors ? conduire.
Adroit, audacieux, profond?ment d?vou? ? la cause qu'il avait embrass?e, Pozzo savait mettre <
Pozzo arriva ? Vienne le 13 d?cembre, peu de jours apr?s Andr?ossy. Il apportait une longue missive du g?n?ral baron de Budberg, ministre des affaires ?trang?res de Russie, pour le comte Stadion; il apportait deux lettres de l'empereur Alexandre, l'une pour l'empereur Fran?ois, l'autre pour l'archiduc Charles, dont l'avis passait pour d?cisif en tout ce qui concernait l'emploi des arm?es autrichiennes. La premi?re ?tait con?ue en termes pressants et solennels: <
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Ainsi l'archiduc se d?robait; l'empereur avouait son impuissance, en la d?plorant; le ministre paraissait bien dispos?, mais se disait retenu et paralys? par des difficult?s d'ordre int?rieur; et Pozzo, ?conduit de toutes parts, constatait avec douleur l'impossibilit? pr?sente d'entra?ner l'Autriche. Devait-il en induire que cette puissance se disposait ? ?couter nos offres, ? trahir d?finitivement la cause commune? Il ne lui faisait point l'injure d'un tel soup?on, et, s'il e?t p?n?tr? le myst?re des propos qui s'?changeaient dans le cabinet de M. de Stadion entre ce ministre et Andr?ossy, il n'e?t ?t? que mieux rassur?. L'Autriche avait accueilli nos propositions comme celles de la Russie, avec une politesse ?vasive; elle se refusait ? l'?change de la Galicie contre la Sil?sie, sans ?carter pour l'avenir l'id?e d'une alliance; donnant de bonnes paroles ? Pozzo, elle en faisait porter d'autres ? Napol?on par un envoy? sp?cial, le baron de Vincent, dirig? sur Varsovie, o? l'Empereur venait d'?tablir son quartier g?n?ral; en un mot, elle entendait ne s'engager nulle part et ne se brouiller avec personne.
Pozzo d?couvrit tr?s vite, sous les excuses donn?es, les causes r?elles et diverses de cette attitude. Dans plusieurs entretiens, Stadion s'?tait exprim? avec aigreur sur la rupture de la Russie avec la Porte et l'occupation des Principaut?s: il jugeait cette mesure inopportune, car elle d?tournait de la lutte contre la France une partie des forces moscovites, dangereuse, car elle risquait d'entra?ner la Russie malgr? elle dans un syst?me de conqu?tes d?savantageuses ? l'Autriche. Vainement, en vertu d'instructions formelles, Pozzo avait-il affirm? le d?sint?ressement de la Russie, son d?sir d'exercer seulement une pression sur la Porte, par la saisie temporaire des Principaut?s, et de l'arracher ? l'influence fran?aise; il ?tait certain que le r?veil de la question orientale donnait quelque ombrage ? l'Autriche et, la pla?ant entre deux dangers, entre deux craintes qui la tiraient en sens contraire, contribuait ? la tenir immobile. L? n'?tait point cependant le motif principal qui occasionnait son inertie calcul?e. En fait, l'Autriche restait de coeur avec nos ennemis: elle d?sirait leur triomphe, se f?t unie ? eux si elle l'e?t os?, mais ne croyait pas ? leur succ?s, redoutait Napol?on et appr?hendait que le conqu?rant, au moindre signe pr?matur? d'hostilit?, ne se retourn?t contre elle et n'achev?t sa ruine avant de se porter contre d'autres adversaires. L'archiduc ne voulait point compromettre, dans une lutte avec Napol?on, une r?putation militaire lentement acquise et soigneusement pr?serv?e; l'empereur tremblait pour sa couronne et l'existence de son ?tat, l'aristocratie viennoise pour sa s?curit? et ses richesses, et la peur,--Pozzo n'h?sitait pas ? trancher le mot,--imposait silence ? la haine: <
Les Russes avaient pris position en arri?re de Varsovie. En d?cembre, Napol?on marcha contre eux, for?a leur ligne de d?fense, les battit ? Czarnowo, ? Golymin, ? Soldau; de savantes manoeuvres devaient lui livrer leur arm?e tout enti?re, mais la nature du terrain, la saison ennemie, la pluie, la neige, le d?gel contrariaient l'?lan de nos troupes; nos soldats avan?aient difficilement sur un sol d?tremp?; l'obscurit? de ces tristes r?gions leur d?robait la vue des mouvements de l'adversaire; Lannes le rencontra en forces ? Pultusk et ne put que le contenir. Combattant ? l'aveugle, Napol?on pr?f?ra suspendre ses op?rations et mit son arm?e en quartiers d'hiver. Les Russes de Bennigsen, abandonnant une partie de leur artillerie, purent n?anmoins se replier sans avoir ?t? s?rieusement entam?s, et c'?tait pour eux presque un triomphe que d'avoir, dans cette rencontre avec Napol?on, ?chapp? ? un d?sastre.
Devant une r?sistance qui, s'annon?ant opini?tre, pouvait donner du coeur ? l'Autriche et grossir le nombre de nos adversaires, Napol?on sentit la n?cessit? de d?velopper tous ses moyens de guerre et de n?gociation. Il voulut, sur toutes les fronti?res de la Russie, prolonger une ligne continue d'attaques, de diversions, enserrer le grand empire dans un cercle d'ennemis. Tandis qu'il lui opposait sur la Vistule un front de d?fense redoutable et pr?parait pour le printemps une reprise d'offensive, tandis qu'il organisait plus fortement les corps polonais, il essayait de propager la r?volte dans les provinces russes de Volhynie et de Podolie, d'y former des bandes d'insurg?s. Cette Pologne d'avant-garde servirait de lien entre la Grande Arm?e et les forces ottomanes, qui devaient s'avancer sur le Dniester et remonter au Nord en d?bouchant de la vall?e du Danube, apr?s avoir chass? les Russes des Principaut?s. Pour activer ce mouvement, Napol?on lance de toutes parts des agents, des observateurs, ?tablit ? Widdin un centre de correspondance, cherche ? nouer des rapports directs avec les pachas de Bulgarie, avec les Serbes; il songe ? transporter son arm?e de Dalmatie sur le bas Danube; trente-cinq mille Fran?ais appuieront les bandes musulmanes dans leur marche en avant, donneront un noyau solide ? cette masse flottante. Sur la mer Noire, Napol?on veut que les Turcs aient une flotte destin?e ? insulter les c?tes de la Russie, ? assaillir la Crim?e, et montre ? S?bastopol l'un des points vuln?rables du colosse.
L'Asie m?me doit coop?rer ? nos mouvements. Des ?missaires pratiquent les pachas d'Arm?nie et les poussent contre la r?gion du Caucase; une alliance avec la Perse se pr?pare: il faut que cette monarchie, diminu?e graduellement par la Russie, enlac?e d'intrigues, se ressaisisse, reprenne conscience d'elle-m?me, comprenne que l'heure est propice pour r?parer ses pertes: dans la lutte qui s'organise contre l'empire du Nord, la Turquie doit former notre droite, et la Perse notre extr?me droite.
Mais la question d'Orient reste surtout pour Napol?on une arme politique: plus que jamais, il veut s'en servir pour retourner contre la Russie la coalition dont cette puissance le menace. Il met l'Orient ? l'ordre du jour de l'Europe. S'adressant ? tous les ?tats, directement aux neutres, ? l'Autriche surtout, indirectement aux ennemis, tels que la Prusse et l'Angleterre m?me, il leur montre qu'il combat pour tous en emp?chant la Russie de se frayer ? travers la Turquie un chemin vers la M?diterran?e. Pour int?resser, pour convaincre, il varie ses moyens, met en activit? tous les ressorts qui peuvent agir sur les gouvernements et ?mouvoir l'opinion; il fait parler la diplomatie et la presse, inspire des d?p?ches, des circulaires, r?dige des proclamations, suscite des ouvrages et commande des articles. En m?me temps qu'il multiplie les formes de sa pens?e, il les condense dans un document solennel. Le 17 f?vrier 1808, le S?nat est convoqu? ? Paris et re?oit un message adress? de Varsovie, appuy? d'un rapport du ministre des relations ext?rieures; le message est ? la fois un discours ? la France et un manifeste ? l'Europe: <
Le rapport est sign? de Talleyrand, et nul doute que le ministre n'en ait inspir? le fond et la forme. Mais ce politique avis?, cet incomparable r?dacteur ?tait-il aussi convaincu qu'habile et disert? Croyait-il vraiment ? la possibilit? de maintenir la Turquie, en faisant de cet empire r?tabli dans la pl?nitude de ses droits l'un des fondements de l'Europe reconstruite? ? consulter les t?moignages ?pars de sa pens?e, on surprend une discordance singuli?re entre ses communications officielles et ses confidences priv?es.
Ce langage porte l'accent de la sinc?rit?. Seulement, six jours auparavant, le 25, Talleyrand avait ?crit confidemment ? d'Hauterive, qui lui rendait compte des mesures prises pour assurer la composition de l'appel destin? ? r?chauffer le z?le des musulmans: <
Ainsi, le ministre ne jugeait point qu'une pens?e conservatrice ? l'?gard de la Turquie p?t jamais servir de lien entre l'Empereur et l'une des puissances. Fid?le ? son projet de 1805, il estimait que ce r?sultat ne pourrait ?tre obtenu qu'au prix de vastes remaniements en Orient, combin?s de mani?re ? cr?er entre la France et l'une de ses rivales une solidarit? d'int?r?ts actifs et ? associer leurs ambitions. Et cette fois encore, malgr? ses d?clarations officielles, Napol?on ne r?pugnait pas aux vues de son ministre. Il avait choisi la d?fense de la Turquie comme terrain d'entente offert ? d'autres puissances: c'?tait ? ses yeux un moyen plus qu'un but; mais, s'il lui ?tait prouv? qu'il rallierait mieux l'une des cours europ?ennes en lui proposant de partager plut?t que de maintenir la Turquie, il ne se refuserait pas ? entrer dans cette voie, et cette pens?e, rencontr?e dans son esprit d?s le d?but de sa carri?re, retrouv?e au d?but de 1807, rendra moins surprenante son ?volution de Tilsit. Actuellement, dans l'?tat de ses relations avec la Russie, c'est ? l'Autriche seule qu'il peut s'adresser, et la n?cessit? de la gagner devient plus pressante ? mesure que croissent les difficult?s de notre situation militaire. Jusqu'? pr?sent, l'Autriche est demeur?e sourde ? nos sollicitations, ? nos raisonnements, mais peut-?tre l'app?t d'un profit mat?riel, d'un agrandissement territorial, la laissera-t-il moins insensible. Napol?on permet donc ? Talleyrand de tenter les convoitises orientales de cette puissance, et tandis qu'il semble ?riger en dogme politique l'int?grit? de la Turquie, il autorise quelques insinuations ? l'Autriche au sujet d'un partage ?ventuel de cet empire.
M. de Vincent, envoy? par l'Autriche en porte-parole et en observateur, ?tait arriv? ? Varsovie le 8 janvier 1807, muni d'une lettre amicale et vague de son ma?tre pour l'empereur Napol?on. Celui-ci l'accueillit bien, traita avec lui les diff?rentes questions en cause, annon?a l'intention de rendre au roi de Prusse tous ses ?tats, sauf les provinces situ?es sur la rive gauche de l'Elbe, de ne point restaurer la Pologne, puis, allant au point principal, parla de l'Orient, du p?ril que faisaient courir de ce c?t? ? l'empire des Habsbourg l'ambition, le progr?s constant de la Russie, le pouvoir d'attraction qu'elle exer?ait sur ses coreligionnaires du Levant: <
Dans un long entretien, Talleyrand se chargea de fournir ? M. de Vincent le commentaire de cette phrase. Sans cesser d'exprimer des voeux pour la conservation de la Turquie, il ne se refusa pas ? pr?voir le cas o? l'on reconna?trait d'un commun accord que cet empire ne pouvait plus subsister; il indiqua la n?cessit? de se concerter d?s ? pr?sent en vue de cette hypoth?se, fit allusion aux pr?tentions que l'Autriche aurait ? faire valoir, laissa entendre que la France serait dispos?e ? les favoriser, et que les paroles de l'Empereur devaient ?tre consid?r?es ? cet ?gard comme une avance: < < Cette grave communication trouva la cour de Vienne sous l'impression des derniers ?v?nements militaires. Les bulletins russes en avaient singuli?rement alt?r? l'aspect; d'affaires honorables, ils avaient fait des succ?s marqu?s; ? propos de Pultusk, ils avaient entonn? un chant de triomphe, et ces nouvelles inattendues avaient provoqu? ? Vienne une explosion de joie et d'ardeur belliqueuse. Le parti de la guerre relevait la t?te, montrait Napol?on presque vaincu et l'occasion favorable pour d?terminer sa d?faite; l'empereur paraissait moins timide, l'archiduc Charles semblait ?branl?; Pozzo reprenait espoir et renouvelait ses efforts. N?anmoins, le cabinet ne c?dait pas encore ? l'entra?nement, il ?prouvait seulement avec plus de force la tentation de s'y livrer. Avec cette tendance, il devait plus que jamais ?viter de se lier avec nous, sans cesser de nous m?nager, et r?server ses d?terminations. Il r?pondit ? nos offres nouvelles en style de chancellerie. M. de Stadion r?digea une note ambigu?, embarrass?e, o? la pens?e se voilait sous de savantes r?ticences. On y d?m?lait pourtant une th?orie ? laquelle l'Autriche semblait s'?tre fix?e sur les affaires d'Orient; en principe, elle ne voulait, ne demandait rien, et n'interviendrait que dans le cas o? l'agrandissement d'autres puissances l'obligerait ? r?clamer des compensations et ? r?tablir l'?quilibre; en attendant, elle refusait de produire aucune pr?tention et se d?robait ? toute initiative. La note autrichienne ne trouva plus Napol?on ? Varsovie; elle dut ?tre dirig?e vers les bivouacs de la basse Vistule et n'allait parvenir ? sa destination qu'apr?s un grand ?v?nement de guerre. Une subite irruption des Russes vers Thorn et Dantzig avait oblig? l'Empereur ? lever ses quartiers d'hiver et ? se remettre en campagne. En attaquant sa gauche, les ennemis lui tendaient le flanc; il esp?rait les surprendre en flagrant d?lit d'imprudence et leur infliger un d?sastre. Un incident fortuit, l'interception d'un ordre, d?joua ce projet; pr?venu ? temps, Bennigsen suspendit son mouvement et se d?roba en combattant; vivement poursuivi, il fit front en avant de Koenigsberg et risqua une bataille: ce fut Eylau. Dans cette journ?e o? la guerre atteignit des horreurs qui n'ont point ?t? d?pass?es, o? les deux arm?es s'entre-tu?rent sans se voir, sous un ciel obscur, voil? de neige, et ne r?ussirent qu'? accomplir en vain des miracles d'h?ro?sme, Napol?on sentit plus s?rieusement chanceler sa fortune. Apr?s douze heures de carnage, l'ennemi avait ? peine recul?, et il fallut que l'aube du lendemain ?clair?t ses positions d?sertes pour montrer que le champ de bataille nous restait. Habitu?e ? d'autres victoires, la Grande Arm?e comptait silencieusement ses blessures; malgr? sa confiance en elle-m?me et dans son chef, une angoisse douloureuse l'oppressait. Autour de Napol?on, on ne se m?prenait point sur le p?ril grandissant; on calculait l'effet que produirait en Europe cette journ?e meurtri?re et ind?cise, et l'on sentait l'heure propice aux tra?treuses surprises; sans conna?tre le secret des n?gociations entam?es avec l'Autriche, chacun se demandait si cette ennemie mal r?concili?e n'allait point surgir sur nos derri?res. Pendant la bataille, le Suisse Jomini, qui servait dans nos rangs, mais suivait les p?rip?ties du combat avec son flegme d'?tranger, s'?tait ?cri?, en voyant nos colonnes fondre sous le canon et les Russes rester immobiles, sans profiter de leurs avantages: < Dans cette situation critique, Napol?on fut ? hauteur de lui-m?me, actif, ing?nieux, plein de force d'?me et de ressources. Apr?s avoir fait mine de poursuivre l'ennemi et, par quelques marches en avant, affirm? plut?t que prouv? sa victoire, il se replia sur la Vistule et se cantonna dans une position d?fensive, tandis qu'il pressait le si?ge de Dantzig, pour assurer ses derri?res, et appelait ? lui ses r?serves. En m?me temps, il se mit ? traiter de toutes parts: ne se sentant pas actuellement le plus fort, il voulut ?tre le plus adroit, demanda aux n?gociations cette victoire que la guerre lui faisait attendre, et se livrant ? de multiples tentatives pour d?sunir ses adversaires d?clar?s ou secrets, se rattacher l'un d'eux, briser le faisceau de forces qui le tenait en ?chec, esp?ra par ce moyen ressaisir et ma?triser la fortune. Attendant toujours la r?ponse de l'Autriche, ne la voyant point venir, il se tourna d'abord vers la Prusse. Six jours apr?s la bataille, il d?tachait l'un de ses aides de camp, le g?n?ral Bertrand, aupr?s de Fr?d?ric-Guillaume, et offrait de nouveau ? ce monarque de lui restituer ses ?tats, pourvu qu'il consent?t ? se s?parer de la Russie et ? ?pouser notre syst?me. < Quelques jours apr?s, Napol?on recevait enfin la note autrichienne. Il la lut, la relut, cherchant en vain ? p?n?trer la pens?e qui se cachait sous un texte rendu obscur ? dessein: < Toutefois, si l'Empereur ne d?sesp?re pas d'entretenir les h?sitations de cette cour, il ne conserve plus gu?re d'illusions, en admettant qu'il s'en f?t jamais fait, sur la possibilit? de contracter avec elle des liens s?rieux et durables, de prendre ? Vienne son point d'appui. O? le trouvera-t-il donc? Devant ce probl?me de plus en plus mena?ant, une id?e nouvelle entre en lui et se glisse dans son esprit. L'arm?e russe vient de lui tuer plusieurs milliers de soldats, quelques-uns de ses meilleurs officiers; il souffre de ces pertes cruelles, pleure vraiment sur ces braves, sur le sacrifice de tant de vies pr?cieuses; mais ressent-il contre l'auteur de ces maux un ?pre d?sir de vengeance et un redoublement d'ardeur guerri?re? Point, il l'admire. Il appr?cie maintenant la Russie ? sa juste valeur et songe que cette puissance pourrait mieux qu'aucune autre, s'il parvenait ? se la rallier, l'aider ? tenir l'Europe sous ses lois et ? la soulever contre l'Angleterre. Le sens supr?me de son int?r?t, cette passion de l'utile qui n'emp?che pas, mais domine dans son ?me tous autres mouvements, lui inspire le d?sir de s'approprier l'instrument qui vient de le blesser, et c'est au lendemain d'Eylau que rena?t dans son esprit l'id?e de l'alliance russe. Mais cette alliance n'est-elle pas un r?ve, une insaisissable chim?re? Comment passer avec la Russie de la guerre ? l'intimit?, d'une lutte acharn?e ? un concert de mesures? Jadis, il est vrai, le premier consul a entretenu avec le tsar Alexandre une correspondance directe et presque amicale: distinguant chez ce monarque des id?es lib?rales et philosophiques qui lui donnent une physionomie ? part parmi les princes de son temps, Bonaparte a essay? de flatter ses aspirations, de caresser ses r?ves; il a cru pouvoir un instant le dominer moralement et le tenir; mais Alexandre, ondoyant et versatile, lui a gliss? entre les mains, s'est ?loign?, et son hostilit? syst?matique n'a plus d?sarm?. Sa protestation contre l'enl?vement du duc d'Enghien a eu le caract?re d'une prise ? partie personnelle et injurieuse. Dans l'?t? de 1806, il a refus? de ratifier le trait? conclu ? Paris par M. d'Oubril, et a rompu la paix d?j? sign?e. Aujourd'hui, il laisse soulever contre nous les passions de son peuple et n'?pargne rien pour donner ? la guerre un caract?re national et religieux. D'ailleurs, son amour-propre saigne encore au souvenir d'Austerlitz. Apr?s cette journ?e, les Russes et leur souverain, poursuivis, ?perdus, sur le point d'?tre envelopp?s, n'ont d? leur salut qu'? une ?vasion tol?r?e par le vainqueur: Alexandre pardonnera-t-il jamais ? Napol?on cette cl?mence plus insupportable que la d?faite? ? supposer qu'il se pr?te loyalement ? un essai de r?conciliation, ce prince aux impressions mobiles, au r?ve changeant, ?chappera-t-il longtemps aux influences qui le circonviennent? N'a-t-il point pour favoris, pour amis personnels, les principaux artisans de la coalition de 1805? Autour de lui, la France n'aper?oit que des ennemis: famille imp?riale, ministres, dignitaires, g?n?raux, cour, noblesse, arm?e, tout passe pour ?tre assujetti, livr? ? l'Angleterre. On sait au moins que la Russie tient ? notre rivale par le plus solide des liens, celui de l'int?r?t mat?riel: depuis pr?s d'un si?cle, gr?ce ? des trait?s p?riodiquement renouvel?s, la Grande-Bretagne s'est acquis, en fait, le monopole du trafic avec l'empire moscovite, en ach?te les produits, y d?verse les siens; le commerce avec les Anglais est devenu indispensable ? la Russie; c'est l'une des fonctions de sa vie, et il en est r?sult? entre les deux ?tats une persistance de rapports amicaux, une tradition d'intimit? qu'il ne d?pend peut-?tre d'aucune volont? humaine, f?t-ce celle de l'autocrate, de rompre brusquement. Rejet?e en dehors de ce qu'elle consid?re comme sa voie naturelle, la Russie sentira toujours l'invincible tentation d'y rentrer, f?t-ce au prix d'une secousse violente, d'un changement de r?gne, et l'exemple du pass? d?montre que cette hypoth?se n'a rien d'invraisemblable. Il se demandait toutefois si la Russie de 1807, qu'il combattait sans la conna?tre, ressemblait trait pour trait ? celle de 1801, si le pouvoir du Tsar n'avait point gagn? en s?rieux, en solidit?, en autorit? r?elle; si, d'autre part, le souverain et ses ministres, instruits eux-m?mes par l'exp?rience, ne saisiraient point avec empressement l'occasion qui leur serait offerte de fortifier une paix utile par une alliance brillante. Ne saurait-on leur remontrer qu'il n'existait entre les deux empires aucune divergence essentielle d'int?r?ts, que seules les n?cessit?s de la lutte nous avaient conduits ? attaquer directement la Russie, ? l'inqui?ter sur ses fronti?res, ? ranimer ses ennemis, que la Pologne et la Turquie ne pr?sentaient pour nous qu'une utilit? relative et perdraient leur prix ? nos yeux d?s que la Russie aurait consenti ? les remplacer avec un incontestable surcro?t d'avantages dans notre syst?me d'alliances? Le pr?jug? du Tsar r?sisterait-il ? ce langage, ? une explication cordiale et de bonne foi? En agissant personnellement sur ce prince, Napol?on ne saurait-il le ramener, le changer, et, s'emparant de cet esprit mall?able, le marquer ? une autre empreinte? En somme, il inclinait ? essayer de l'alliance russe, sans cesser de la consid?rer comme une aventure, et son nouveau penchant, en m?me temps que son doute, se trahit et se r?sume dans cette phrase ?crite ? Talleyrand, le 14 mars: < Quel moyen d'approcher pacifiquement la Russie et d'entrer en mati?re avec elle? Depuis quelque temps, des n?gociations se poursuivaient conjointement avec la Russie et la Prusse par l'interm?diaire du cabinet, mais ne pouvaient mener ? rien, puisqu'il devait s'agir, au contraire, d'isoler le Tsar de ses alli?s et de l'aborder directement. Napol?on ordonna d'entamer quelques pourparlers avec Bennigsen; ce g?n?ral r?pondit qu'il avait mission de combattre, non de n?gocier. R?duit ? employer des voies d?tourn?es, Napol?on fit placer dans les journaux des notes sur l'immensit? des pertes subies par les Russes, sur la barbarie de prolonger une lutte sans objet r?el, sur le d?sir de paix qui s'?veillait dans l'arm?e du Tsar et ? P?tersbourg: il voulait agir sur Alexandre par l'opinion, s'adresser aussi ? la sensibilit? d'un monarque philanthrope. Vingt jours apr?s Eylau, dans un bulletin remarquable, il revient et insiste sur le spectacle d'horreur que pr?sentait le lieu du combat. Pendant pr?s d'une semaine apr?s la bataille, il a visit? chaque jour le champ de carnage, reconnaissant l'emplacement des divisions aux cadavres entass?s, faisant relever les bless?s couch?s dans la neige, les consolant de paroles magiques, secourable et bienfaisant, dans l'attitude o? il a voulu lui-m?me que la peinture le fix?t pour la post?rit?, et son ?me s'est sinc?rement ?mue ? l'aspect de ces sc?nes o? la guerre se d?pouillait de son prestige et se montrait affreuse. L'impression qu'il a ressentie, il s'efforce de la communiquer. Dans son bulletin, il accumule les d?tails frappants, recherche l'effet, compose un tableau: < Cependant, avant de donner suite ? un projet hasardeux, probl?matique, pr?sentement irr?alisable, Napol?on voulut voir si la combinaison recherch?e depuis six mois avait perdu toute chance de succ?s. Une derni?re fois, il se retourna vers l'Autriche, la mit en demeure de parler net et de se prononcer. C'?tait quelques semaines apr?s Eylau: la Grande Arm?e se refaisait, nos approvisionnements ?taient assur?s; en France, la conscription se levait, deux arm?es de r?serve ?taient en voie de formation; en Italie, quatre-vingt mille hommes, qui seraient quatre-vingt-dix mille au printemps, se massaient sur l'Adige, pr?ts ? passer la fronti?re au premier signal, et cette situation, qui nous donnait barre sur l'Autriche, permettait ? l'Empereur de lui tenir un langage d'une imp?rieuse franchise. Il ne d?guisa rien, laissa voir le travail qui s'op?rait en lui et pr?senta la question telle qu'il se la posait ? lui-m?me; il ?crivit ? Talleyrand: < Au m?me temps, ? l'insu de Napol?on, un mouvement non moins remarquable s'op?rait chez Alexandre. ?mu des proportions que prenait la lutte, n'accordant pas une enti?re confiance aux bulletins de Bennigsen, apprenant d'autre part que les Autrichiens h?sitaient toujours, le Tsar comprenait que cette pusillanimit? l'enfermait dans un cercle vicieux: on ne se d?clarerait point ? Vienne avant que les armes russes eussent remport? un avantage indiscutable, et la Russie ?tait impuissante ? prendre nettement le dessus sans un secours effectif de l'Autriche. Cette situation laissait-elle d'autre issue ? la crise qu'un rapprochement avec la France au d?triment de l'Europe? Alexandre, ? la v?rit?, envisageait encore cette extr?mit? avec une sorte d'horreur; il n'?tait nullement r?sign? ? se s?parer d'une cause qu'il avait embrass?e avec une conviction ardente, quoique momentan?e, mais il sentait que les circonstances pourraient l'y contraindre. Cette menace qui pesait sur l'avenir, il la signalait ? l'Autriche, afin d'arracher cette puissance, s'il ?tait possible, < Avant de recevoir cette double et plus pressante sommation, avant m?me Eylau, l'Autriche s'?tait arr?t?e ? un parti qui la rapprochait des ?v?nements, sans l'y m?ler encore de fa?on compromettante. Aux partis qui se disputaient son alliance, elle avait d?cid? d'offrir sa m?diation: elle ?mit discr?tement d'abord, puis en termes officiels, l'id?e d'un congr?s o? tous les bellig?rants, y compris l'Angleterre, seraient appel?s ? se rencontrer sous ses auspices. Stadion avait ?t? l'instigateur de cette mesure et y voyait un moyen de m?nager l'entr?e de l'Autriche dans la coalition; il disait ? Pozzo < Durant quelques semaines, elle crut que de ce c?t? tout souci allait cesser. Le diff?rend turco-russe paraissait sur le point de tourner court, sous la pression violente de l'Angleterre. L'ambassadeur de cette puissance ? Constantinople, sir Arbuthnot, apr?s avoir vainement essay? par ses remontrances d'arr?ter le Divan dans la voie des mesures guerri?res, ?tait all? chercher, comme supr?me argument, la flotte britannique qui croisait dans l'Archipel; revenu avec elle, il lui avait fait franchir les Dardanelles, l'avait ?tablie dans la mer de Marmara, devant Constantinople, et du haut de ses trois-ponts l'Angleterre sommait le Divan de d?savouer tout ce qu'il avait fait, de r?pudier l'alliance fran?aise, de chasser S?bastiani, de renouveler ses trait?s avec la Russie, de livrer en gage les ch?teaux des D?troits et la flotte ottomane; une menace de bombardement appuyait cette injonction. Que la Porte capitul?t, la situation de l'Orient redeviendrait ce qu'elle ?tait un an auparavant; toute hypoth?se de remaniement territorial serait ?cart?e; la Russie, satisfaite d'avoir renouvel? sa main-mise sur le gouvernement ottoman, retirerait ses troupes des Principaut?s, et l'Autriche, d?livr?e de ce voisinage alarmant, se sentirait moins g?n?e pour embrasser la cause des coalis?s. Personne en Europe, pas m?me Napol?on, ne croyait ? la r?sistance de la Turquie; on s'?tait tellement habitu? ? la voir plier, s'affaisser sous le moindre choc, qu'une fermet? persistante de sa part devait para?tre invraisemblable et prodigieuse. Ce miracle, le nom de Napol?on et le z?le de ses agents l'op?r?rent. Confiants dans la protection du grand empereur, les Ottomans ne voulurent point d?m?riter d'un tel alli?; ils ?cout?rent S?bastiani et le conseiller d'ambassade Rufin leur montrant que le danger ?tait plus apparent que r?el, que toute r?sistance d?concerterait l'agresseur, et que le meilleur moyen d'?viter le combat ?tait de l'offrir. S'ils n?goci?rent, ce fut pour gagner le temps de s'armer: sur les conseils, sous la direction de notre ambassadeur, Constantinople s'entoura de d?fenses improvis?es, se h?rissa de batteries; puis, rompant les pourparlers, d?masquant trois cents bouches ? feu, la Turquie se pr?senta en ordre de bataille. Venus pour menacer plut?t que pour agir, Arbuthnot et l'amiral Duckworth h?sit?rent ? transformer une d?monstration en attaque: le succ?s d'une op?ration de vive force devenait singuli?rement douteux, et, d'ailleurs, convenait-il ? l'Angleterre de s'ali?ner irr?vocablement la Turquie en frappant sa capitale? La flotte s'?loigna donc et repassa les Dardanelles, maltrait?e dans sa retraite par le feu plongeant des batteries ottomanes. L'insucc?s de cette tentative retentit dans toute l'Europe: ? Vienne, la d?ception ne fut pas moins vive qu'? P?tersbourg et ? Londres. La question orientale, que l'on avait crue pr?te ? se fermer, restait ouverte, et l'Autriche y vit une raison de plus pour ne rien pr?cipiter et s'en tenir au syst?me d'intervention progressive qu'elle s'?tait lentement form?. Sa m?diation fut envisag?e par Napol?on avec d?faveur; il avait compris que le congr?s rapprocherait nos adversaires et pr?parerait entre eux de nouveaux accords: ce serait la coalition d?lib?rante, en attendant qu'elle redev?nt agissante. Toutefois, fid?le ? son principe de ne jamais repousser une offre pacifique, d?sireux d'ailleurs de ne fournir ? l'Autriche aucun pr?texte de rupture, il accepta les propositions de cette cour, d?s qu'elles eurent ?t? clairement formul?es. Il prescrivit seulement ? Talleyrand de gagner du temps et de tra?ner en longueur les discussions pr?alables. Surtout, il entendait rester ma?tre de l'instant o? les hostilit?s seraient suspendues, et ne se d?cider ? cet ?gard que d'apr?s les circonstances: en mars, apr?s Eylau, il avait paru d?sirer un armistice; en mai, sa tendance ?tait de l'ajourner. ? ce moment, Dantzig succombait; la Vistule, d?finitivement d?gag?e d'ennemis, assurait notre base d'op?rations; le printemps approchait, r?chauffait le sol glac? de la Pologne, rendait aux arm?es la libert? de se mouvoir, et Napol?on esp?rait, avant que l'Europe se f?t assembl?e en congr?s, imposer une solution ? la pointe de l'?p?e, surprendre ? l'un des bellig?rants une paix suivie d'alliance, et trancher le noeud de la coalition sans lui laisser le temps de se resserrer. Nourrissant avec plus de force, ? mesure que les dispositions de l'Autriche devenaient plus ?quivoques, l'id?e d'un rapprochement avec la Russie, il comptait qu'une grande victoire en ferait surgir l'occasion et, finissant momentan?ment la querelle, provoquerait chez l'ennemi une d?faillance dont notre politique saurait profiter. La Russie, de m?me que la Prusse, avait accept? la m?diation autrichienne, mais du bout des l?vres, et les deux puissances, qui demandaient plus ? la cour de Vienne que de les aider ? faire la paix, s'?taient m?nag? des ?chappatoires: la Prusse subordonnait son assentiment d?finitif ? l'adh?sion de l'Angleterre, la Russie ? la connaissance des bases sur lesquelles Napol?on consentirait ? traiter. D'ailleurs, les pourparlers qui continuaient directement entre le quartier g?n?ral fran?ais et les deux gouvernements ennemis, ? travers les avant-postes, avaient abouti ? un r?sultat relatif, qui ne rendait pas indispensable l'entremise de l'Autriche. De part et d'autre, le principe du congr?s avait ?t? admis; on ?tait m?me tomb? d'accord sur quelques points pr?liminaires. La r?union des pl?nipotentiaires se tiendrait ? Copenhague; nos alli?s, tels que l'Espagne et la Turquie, y seraient appel?s. Comme base de n?gociation, Napol?on proposait un syst?me de compensation portant sur l'ensemble des conqu?tes op?r?es par les deux masses bellig?rantes, ce qui nous permettrait de recouvrer nos colonies et de faire rendre ? la Porte les Principaut?s contre abandon d'?gale partie des territoires prussiens. La Russie et la Prusse avaient paru adh?rer ? ce principe; la r?ponse de l'Angleterre se faisait attendre, mais ne pouvait tarder. En pr?sence de ces sympt?mes favorables, Talleyrand concevait l'espoir d'une paix g?n?rale. Il pr?f?rait cette solution, la meilleure en principe assur?ment, ? celle que Napol?on jugeait ?tre la seule pratique, ? cette capitulation isol?e, < cette paix sur le tambour>>, suivant l'expression de Pozzo, qu'il voulait arracher ? l'un de ses adversaires. ? cet ?gard, une divergence d'opinion caract?ristique existait entre le souverain et le ministre, et certains t?moignages la rendent perceptible. Le 4 juin, Talleyrand fait r?diger pour l'Empereur un rapport sur l'?tat des n?gociations: la minute de cette pi?ce, charg?e par le ministre de ratures et d'additions, atteste qu'il y a mis toute sa pens?e; il r?sume l'ensemble de la situation et la peint sous un jour avantageux. Avec finesse, il d?duit les raisons qui le font croire ? la r?signation des diff?rentes cours. ? Londres, un changement de minist?re vient de s'op?rer; le nouveau cabinet, dirig? par MM. Canning et Castlereagh, appuy? sur une majorit? factice, suspect ? l'opinion, doit d?sirer d'offrir au peuple anglais la paix avec la France comme don d'av?nement; la Prusse, dans l'?tat o? nos victoires l'ont mise, accueillera comme le salut toute transaction, quelle qu'elle soit; la Russie ne demande qu'? se retirer, sans sacrifices essentiels, d'une guerre qui d?vore ses arm?es et ?puise ses ressources. L'Empereur n'a donc qu'? laisser les puissances venir ? lui, ? accepter leur soumission; il peut attendre la paix, sans avoir ? la conqu?rir sur le champ de bataille, et l'on sent percer chez Talleyrand la crainte qu'un succ?s plus d?cisif que les pr?c?dentes rencontres, s'il doit se produire, ne rende l'Empereur plus entier, plus exigeant, et n'?loigne la pacification totale. Le ministre redoute ? l'?gal d'un malheur un triomphe trop prononc? de nos armes; avec d'adroits m?nagements, sur un ton caressant et flatteur, il s'efforce de retenir Napol?on et le dissuade de vaincre. Apr?s avoir indiqu? les moyens de patience qui doivent, suivant lui, conduire ? un accord, il ajoute: < Ce raisonnement e?t ?t? irr?prochable, si l'Angleterre e?t ?t? pr?te ? c?der, si la Russie et la Prusse, sinc?res dans leurs assurances, eussent ?t? dispos?es ? signer une paix acceptable pour Napol?on, un trait? qui se f?t born? ? limiter les r?sultats de la campagne pr?sente, sans remettre en question ce que la France avait acquis par quinze ans de combat et d'h?ro?sme. Malheureusement, il n'en ?tait point ainsi, et l'Empereur, lorsqu'il jugeait indispensable de vaincre avant tout, d'abattre l'une de ses ennemies pour la relever ensuite et se l'attacher, p?n?trait mieux que son ministre l'arri?re-pens?e des puissances et leur infatigable d?loyaut?: Talleyrand avait raison en th?orie, Napol?on dans le fait. Aussi bien, ? ce moment m?me, loin de vouloir transiger, ainsi qu'elle s'en donnait les airs, la coalition se jurait secr?tement ? elle-m?me de rester intraitable et de ne poser les armes qu'apr?s avoir diminu? de toutes parts la puissance imp?riale; la Prusse, acharn?e ? l'espoir d'une revanche, demeurait l'?me de la ligue form?e contre nous, et la Russie s'en faisait toujours l'instrument. Avant de se livrer aux id?es de paix qui le hantaient quelquefois, Alexandre Ier, par scrupule et point d'honneur, s'?tait d?cid? ? tenter un dernier effort. Il ?tait venu rejoindre son arm?e, s'?tait rencontr? avec Fr?d?ric-Guillaume et la reine Louise, avait c?d? ? leurs instances, et, le 26 avril, au village de Bartenstein, une convention nouvelle avait ?t? pass?e entre la Russie et la Prusse. Les deux puissances s'associaient plus ?troitement et s'engageaient ? ne jamais traiter l'une sans l'autre. Avec un d?sint?ressement chevaleresque, Alexandre s'interdisait toute pr?tention territoriale et reconnaissait le principe de l'int?grit? ottomane; ne s'occupant que de ses alli?s, il promettait ? la Prusse non seulement la restitution de tout ce qu'elle avait perdu, mais < Napol?on n'admettrait jamais ces conditions; les poser ? l'avance, c'?tait renouveler contre lui une d?claration de guerre. En ?largissant ainsi la question, en dressant une premi?re liste de revendications europ?ennes, susceptible de s'?tendre par la suite, Alexandre et Fr?d?ric-Guillaume se flattaient d'entra?ner dans leur cause toutes les puissances. La convention devait ?tre pr?sent?e ? la signature des cours de Stockholm, de Londres et de Vienne; dans la pens?e de ses auteurs, son but ?tait surtout de forcer le concours actif de l'Angleterre, qui faisait attendre les secours d'hommes et d'argent qu'elle avait promis, et de lever les h?sitations de l'Autriche. ? Vienne, les agents russes et prussiens redoublaient d'importunit?; le texte nouveau ? la main, ils subordonnaient, dans une certaine mesure, l'acceptation de la m?diation ? l'entr?e de l'Autriche dans l'accord de Bartenstein. On consentait ? traiter par son entremise, sous la condition qu'elle se lierait ? l'avance, s'interdirait toute impartialit? dans le d?bat et s'obligerait ? la guerre apr?s un simulacre de n?gociation. La convention d'avril ?tait une supr?me tentative pour reformer, ?tendre, fortifier la coalition, et opposer ? Napol?on, dans le futur congr?s, un accord pr?alable de toutes les puissances, destin? ? pr?parer une reprise g?n?rale d'hostilit?s. Les atermoiements de l'Autriche et le g?nie militaire de Napol?on firent ?chouer cet effort. Au lieu d'acc?der ? l'acte de Bartenstein, l'empereur Fran?ois envoya au quartier g?n?ral des alli?s le g?n?ral Stutterheim, charg? de faire esp?rer son adh?sion. Stutterheim n'avait pas encore quitt? Vienne lorsque la nouvelle d'un choc d?cisif retentit dans cette capitale: Napol?on avait enfin rencontr? l'occasion si longtemps attendue de ressaisir pleinement l'avantage. Les Russes l'avanc?rent de quelques jours en tentant pour la seconde fois un mouvement offensif. La belle contenance du mar?chal Ney leur en imposa presque aussit?t et les fit reculer, mais l'Empereur avait eu le temps de concentrer ses forces: il fondit sur l'ennemi, le combattit ? plusieurs reprises, cherchant toujours ? le tourner et ? l'envelopper; il le surprit enfin le 14 juin ? Friedland, entass? dans un ravin, accul? ? l'Alle. Friedland, ce fut Eylau r?ussi, la victoire accablante que Napol?on poursuivait depuis six mois, et qui deux fois lui avait ?chapp?. Aucune ombre ne ternit l'?clat de cette belle journ?e, date claire et lumineuse de notre histoire: la fortune de Napol?on se d?gageait des nuages qui l'avaient un instant obscurcie et de nouveau resplendissait. Les r?sultats furent immenses: trente mille Russes avaient ?t? tu?s, bless?s ou pris: une nombreuse artillerie tomba entre nos mains; Koenigsberg, la place d'armes de la coalition, ouvrit ses portes; le roi de Prusse s'enfuit ? Memel: de ses ?tats, il ne lui restait qu'une ville. En m?me temps, l'Autriche ?tait d?jou?e dans ses desseins hostiles, l'Allemagne contenue, le Midi raffermi dans l'ob?issance, la France rassur?e; l'Europe tout enti?re, apr?s quelques doutes, recommen?ait de croire ? la continuit? fatale de nos succ?s, et dans Napol?on reconnaissait l'invincible. L'arm?e russe fuyait dans le plus grand d?sordre, emport?e par le torrent de la d?faite. Toutes les positions derri?re lesquelles elle e?t pu se reformer et reprendre pied lui ?chappaient successivement; apr?s la ligne de l'Alle, celle de la Pregel, celle du Ni?men. Pr?s de Tilsit, situ? au bord du Ni?men et sur la rive gauche, le prince Murat et notre avant-garde eurent un singulier spectacle: une horde de barbares ? face asiatique, Kalmouks et Sib?riens, sans fusils, s'entourant d'un nuage de fl?ches, tourbillonnait dans la plaine et nous opposait un vain ?pouvantail: c'?tait l'arm?e de r?serve annonc?e par la Russie et amen?e par le prince Lobanof. Une division de cuirassiers se d?ploya, chargea, et l'avant-garde de l'Asie s'?vanouit. Nos troupes entr?rent ? Tilsit, et l'arm?e ennemie disparut derri?re le fleuve, se masquant d'un rideau de cavalerie l?g?re.
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