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Read Ebook: Les Contemporains Quatrième Série Etudes et Portraits Littéraires by Lema Tre Jules

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Ebook has 600 lines and 75502 words, and 12 pages

crainte; clairvoyant, il rencontrait partout des occasions d'en souffrir, ou m?me les faisait na?tre. Tout ce m?canisme est fort connu, et je vous fais l? de la psychologie ?l?mentaire.

J'ai dit qu'il ?tait bien de son temps. ? l'origine du moins, sa qualit? ma?tresse me para?t avoir ?t? une indomptable ?nergie. Il croit ? la toute-puissance de la volont?. Nous le voyons imposer ? la sienne deux t?ches principales.

Premi?rement, il veut se faire aimer d'une petite com?dienne, M?lanie Guilbert, qu'il appelle plus souvent Louason. Le travail de rou? na?f auquel il se livre, et qu'il nous raconte jour par jour, est impayable. Il est seulement f?cheux que la relation en dure trop longtemps, et qu'il se r?p?te beaucoup. Il se demande sans cesse: <> Comme il n'a que vingt ans, il a encore des ing?nuit?s. De temps en temps, il se pose cette question: <> Un vieux monsieur la traite tout ? fait famili?rement et vient passer chez elle deux ou trois heures par jour. Beyle ?crit: <> Et un peu apr?s: <> Une phrase qui revient toutes les dix pages, c'est celle-ci: <> Cela devient tr?s comique ? la longue. Finalement, il fait ? Louason sa cour pendant plus d'un an sans arriver ? rien. C'est timidit?; c'est aussi manque d'argent ; c'est surtout qu'il s'applique trop, combine trop, se regarde trop faire Et,--chose admirable,--ce qu'il n'a pu conqu?rir par toute une ann?e de soins assidus et savants,--trop savants,--il l'obtient trois ans apr?s, ? l'improviste, quand il n'y songe presque plus. Et, tandis qu'il consacre deux cents pages au r?cit d?taill? de ses manoeuvres et de ses strat?gies inutiles, il enregistre n?gligemment, en une ligne, une conqu?te qu'il n'attendait plus: <> Dons Juans, instruisez-vous!

En somme, c'est l'histoire d'un premier ?chec, puisque, s'il arrive ? son but, c'est apr?s y avoir renonc? et par d'autres moyens que ceux sur lesquels il comptait.

Secondement , Beyle s'est jur? ? lui-m?me d'?tre un grand po?te, et un grand po?te comique. Cela nous surprend un peu, car, si Stendhal fut un inventeur, il n'?tait nullement po?te au sens ordinaire et naturel du mot, et il n'avait ? aucun degr? le g?nie comique. Mais, encore une fois, il n'?tait pas ?loign? de croire que l'on fait toujours ce que l'on veut avec ?nergie. Il proc?de en po?sie, comme il a fait en amour, avec suite et m?thode, tout un luxe de r?flexions, de pr?parations et de pr?m?ditations. Savourez, je vous prie, la belle candeur de ces confidences : <> Et alors il s'impose d'?normes lectures. Il lit m?me des dictionnaires de rimes et de synonymes, et entreprend de se faire <>

L'histoire de cette seconde entreprise de Beyle est donc l'histoire d'un second ?chec. Je me h?te de dire qu'il n'a pas ?chou? sur tous les points. Il a voulu ?tre un homme du monde, un homme ? bonnes fortunes, un <>, comme disait Balzac; il s'y est fort appliqu? , et il l'a ?t? dans une tr?s honorable mesure. Et, enfin, il a ?t? un tr?s subtil psychologue et un romancier ? peu pr?s unique dans son esp?ce. Mais avec tout cela on peut dire qu'il n'a point fait ce qu'il a voulu le plus ?nergiquement; et il me semble que son journal nous dit pourquoi.

? aller au fond des choses, Fabrice del Dongo repr?sente assez exactement ce que Stendhal aurait souhait? d'?tre, et Julien Sorel ce qu'il a ?t?. C'est l'impression que m'a laiss?e ce journal--dont je n'ai pu vous donner, par ces quelques lignes, qu'une id?e fort imparfaite.

BAUDELAIRE

Cela, c'est d'assez bonne et plausible psychologie.

Cela, c'est du bizarre, du surprenant, du diabolique, du satanique, et Baudelaire a d? ?tre particuli?rement satisfait de cette invention.

Ou bien: <> Ou bien: <> Le pire, c'est que je sens ce malheureux parfaitement incapable de d?velopper ces notes sibyllines. Les <> de Baudelaire ne sont, le plus souvent, qu'une esp?ce de balbutiement pr?tentieux et p?nible. Une fois, il d?clare superbement: <> Et il ?crit deux pages pour nous dire qu'il ne con?oit pas la beaut? sans myst?re ni tristesse; mais il ne l'explique pas, il ne saurait. On n'imagine pas une t?te moins philosophique.

Ce qui me touche encore, c'est son d?go?t des hommes et des choses; de <>. Ce d?go?t, bien qu'il l'exprime le plus souvent avec une insupportable affectation, je le crois, je le sens sinc?re. C'est vraiment une ?me n?e malheureuse, tourment?e de d?sirs toujours ind?termin?s, toujours inassouvis, toujours douloureux. Cet homme, si peu simple--en apparence,--si obscur dans ses id?es, si pr?occup? d'?tonner et de mystifier les autres, m'e?t immens?ment d?plu, j'imagine, ? une premi?re rencontre. Mais j'aurais bient?t d?couvert que le plus mystifi? et le plus ?tonn? de tous, c'?tait encore lui. Sa personne m'aurait s?rement int?ress?, et probablement s?duit ? la longue. Ce qu'on ne peut certes lui refuser, c'est d'avoir ?t? un Inquiet. Il a eu, au plus haut point, ce qui a manqu? ? de plus grands que lui: le sentiment, le souci et souvent la terreur du Myst?re qui nous entoure...

<

M. Cr?pet a bien raison de dire dans sa Pr?face: <> On constatera, en feuilletant le volume, que Baudelaire fut un bon fils. J'entends par l? que jamais il ne contrista sa m?re autrement que par ses vices, dont je ne sais ? quel point il faut le rendre responsable, et qu'il fut constamment, avec elle, affectueux, attentif et tendre. On verra aussi que ce grand d?bauch? garda pendant vingt ans une mul?tresse, Jeanne Duval, qui le trompa de toutes les fa?ons; que, lorsqu'elle fut, jeune encore, frapp?e de paralysie, il la fit entrer ? ses frais ? l'hospice Dubois; que, lorsqu'elle en voulut sortir avant sa gu?rison, il revint habiter avec elle, et qu'il ne cessa de lui venir en aide, m?me apr?s qu'il eut fix? sa r?sidence en Belgique, malgr? l'extr?me g?ne ? laquelle il ?tait lui-m?me r?duit.

Enfin, il est certain que Baudelaire n'a pas ?t? g?t? par la vie. Il avait sept ans quand sa m?re se remaria au colonel Aupick. ? vingt ans, pour quelque d?sordre qu'on ignore, il est embarqu? par son beau-p?re pour Calcutta. ? son retour, il entre en possession de son patrimoine, soixante-dix mille francs. En deux ans, il en d?pense la moiti?; on lui donne un conseil judiciaire. Il se refuse obstin?ment ? faire autre chose que de la litt?rature. Il vit donc, pendant vingt ans, de la rente des trente-cinq mille francs qui lui restaient, et du produit de sa plume . Or, il ne fait pas, pendant ces vingt ans, plus de dix mille francs de dettes nouvelles. Vous jugez que, dans ces conditions, il n'a pas d? se livrer souvent ? des orgies n?roniennes! Il s'est d?battu jusqu'? la fin dans les plus cruels embarras d'argent. Sur ce point, sa correspondance fait mal ? lire... Joignez ? cela sa maladie nerveuse, dont il put bien h?ter les progr?s par des exc?s de toute sorte, mais qui ?tait d'ailleurs h?r?ditaire. <>... Ah! le pauvre dandy, le pauvre mystificateur, le pauvre buveur d'opium, le pauvre diable de po?te <>! Comme il faut le plaindre!

C'est une des formes extr?mes, la moins spontan?e et la plus maladive, de la sensibilit? po?tique. C'est tout un ensemble d'artifices, de contradictions volontaires. Essayons d'en noter quelques-unes.

On y trouve m?l?s le r?alisme et l'id?alisme. C'est la description outr?e et complaisante des plus d?solants d?tails de la r?alit? physique, et c'est, dans le m?me moment, la traduction ?pur?e des id?es et des croyances qui d?passent le plus l'impression imm?diate que font sur nous les corps.--C'est l'union de la sensualit? la plus profonde et de l'asc?tisme chr?tien. <>, ?crit quelque part Baudelaire. On raffine sur les sensations; on en cr?e presque de nouvelles par l'attention et par la volont?; on saisit des rapports subtils entre celles de la vue, celles de l'ou?e, celles de l'odorat ; on se d?lecte du monde mat?riel, et, en m?me temps, on le juge vain,--ou abominable.--C'est encore, en amour, l'alliance du m?pris et de l'adoration de la femme, et aussi de la volupt? charnelle et du mysticisme. On consid?re la femme comme une esclave, comme une b?te, ou comme une simple pile ?lectrique, et cependant on lui adresse les m?mes hommages, les m?mes pri?res qu'? la Vierge immacul?e. Ou bien, on la regarde comme le pi?ge universel, comme l'instrument de toute chute, et on l'adore ? cause de sa funeste puissance. Et ce n'est pas tout: dans l'instant o? l'on pr?tend exprimer la passion la plus ardente, on s'applique ? chercher la forme la plus pr?cieuse, la plus impr?vue, la plus contourn?e, c'est-?-dire celle qui implique le plus de sang-froid et l'absence m?me de la passion.--Ou bien, pour innover encore dans l'ordre des sentiments, on se p?n?tre de l'id?e du surnaturel, parce que cette id?e agrandit les impressions, en prolonge en nous le retentissement; on pressent le myst?re derri?re toute chose; on croit ou l'on feint de croire au diable; on l'envisage tour ? tour ou ? la fois comme le p?re du Mal ou comme le grand Vaincu et la grande Victime; et l'on se r?jouit d'exprimer son impi?t? dans le langage des pieux et des croyants. On maudit le <>; on d?teste la civilisation industrielle de ce si?cle, comme hostile au myst?re; on la juge ?coeurante de rationalisme, et, en m?me temps, on jouit du pittoresque sp?cial que cette civilisation a mis dans la vie humaine et des ressources qu'elle apporte ? l'art de d?velopper la sensibilit?...

Le baudelairisme serait donc, en r?sum?, le supr?me effort de l'?picur?isme intellectuel et sentimental. Il d?daigne les sentiments que sugg?re la simple nature. Car les plus d?licieux, ce sont les plus invent?s, les plus savamment ourdis. Le fin du fin, ce sera la combinaison de la sensualit? pa?enne et de la mysticit? catholique, s'aiguisant l'une par l'autre,--ou de la r?volte de l'esprit et des ?motions de la pi?t?. Comme rien n'?gale en intensit? et en profondeur les sentiments religieux , on les reprend, on les ravive en soi,--et cela, en pleine recherche des sensations les plus directement condamn?es par les croyances d'o? d?rivent ces sentiments. On arrive ainsi ? quelque chose de merveilleusement artificiel... Oui, je crois que c'est bien l? l'effort essentiel du baudelairisme: unir toujours deux ordres de sentiments contraires et, au premier abord, incompatibles, et, au fond, deux conceptions divergentes du monde et de la vie, la chr?tienne et l'autre, ou, si vous voulez, le pass? et le pr?sent. C'est le chef-d'oeuvre de la Volont? , le dernier mot de l'invention en fait de sentiments, le plus grand plaisir d'orgueil spirituel... Et l'on comprend qu'en ce temps d'industrie, de science positive et de d?mocratie, le baudelairisme ait d? na?tre, chez certaines ?mes, du regret du pass? et de l'exasp?ration nerveuse, fr?quente chez les vieilles races...

Ce qui a fait tort ? Baudelaire, ce sont ses imitateurs, dont la plupart sont intol?rables. Il leur doit de para?tre aujourd'hui faux et surann? ? beaucoup d'honn?tes gens. Mais lui-m?me avait ?crit: <

Le baudelairisme est bon ? son heure, pour nous consoler de Voltaire, de B?ranger, de M. Thiers, et des esprits qui leur ressemblent. Et r?ciproquement.

PROSPER M?RIM?E

Les Nouvelles de Prosper M?rim?e sont toujours bonnes ? lire, puisqu'elles sont parfaites, mais, ? vingt ans, elles paraissent un peu s?ches. C'est plus tard qu'on en go?te enti?rement la saveur am?re, fine et profonde: car elles expriment, je crois, l'?tat le plus distingu? o? se puisse reposer soit notre esprit, soit notre conscience.

On se lasse de bien des choses en litt?rature. On est frapp? et d?go?t? un jour de la part ?norme de superflu que contiennent m?me beaucoup de belles oeuvres. Oui, la peinture des mouvements de l'?me et des <> est int?ressante; mais c'est bien long, George Sand. Oui, les divers types de l'animal humain vivant en soci?t?, et ses rapports cach?s ou visibles avec le milieu o? il se d?veloppe, sont curieux ? ?tudier; mais c'est bien long, Balzac. Oui, <> et il y a des arrangements de mots qui peuvent ressusciter dans notre imagination les objets absents; mais c'est bien long, Gautier. Oui, nous sommes envelopp?s de myst?re, et souvent notre raison c?toie la folie; mais c'est bien long, Edgar Po?. Oui, l'humanit? dans son fond est abominable et f?roce, et la nature n'a jamais connu la justice; mais c'est bien long, Zola,--et c'est bien gros.--Des artistes abondants nous d?crivent le monde ou les hommes avec un luxe de d?tails dont nous n'avons que faire; car, nous aussi, nous savons regarder. Ils nous ?talent leurs sentiments avec une insistance et une indiscr?tion qui nous rebutent: car, nous aussi, nous savons sentir. Il nous suffisait d'?tre avertis, et <>

Or, lisez les courts r?cits de M?rim?e. M?canisme des passions, brutalit? des instincts, caract?res d'hommes, paysages, tristesse des choses, effroi de l'inexpliqu?, jeux de l'amour et de la mort, tout cela s'y trouve not? bri?vement et infailliblement, dans un style dont la simplicit? et la sobri?t? sont ?gales ? celles de Voltaire, avec quelque chose de plus serr?, de plus pr?m?dit?, de plus aigu. Le choix des d?tails significatifs, le naturel et la propri?t? de l'expression y sont admirables. Cela ne para?t pas <>, et cela est sans d?faut. C'est net, direct, un peu hautain. ? une ?poque o? le g?nie fran?ais s'?panchait avec une magnifique intemp?rance, au temps de la po?sie romantique, au temps des romans d?bord?s, M?rim?e, comme Stendhal , restait sobre et mesur?, gardait tout le meilleur de la forme classique,--en y enfermant tout le plus neuf de l'?me et de la philosophie de notre si?cle. C'est pourquoi son oeuvre demeure. On dirait que sa s?cheresse la conserve. <> Et, quand nous relisons ces ouvrages d'une si harmonieuse puret?, nous sommes ?tonn?s de tout ce qu'ils contiennent sans en avoir l'air; nous sommes ravis de cette exacte et pr?cise traduction des choses, o? rien d'essentiel n'a ?t? omis, o? n'a ?t? admis rien de superflu; nous en d?veloppons la richesse secr?te; nous nous apercevons que dans ces nouvelles, dont quelques-unes ont ?t? compos?es voil? cinquante ou soixante ans, se trouvent d?j? tous les sentiments, toutes les fa?ons de voir et de concevoir le monde qui ont paru depuis et qui paraissent encore le plus originales. R?alisme, naturalisme, exotisme, pessimisme, toutes les ?critures de M?rim?e en sont profond?ment impr?gn?es. Mais ces sentiments divers sont tous comprim?s et domin?s chez lui par un autre sentiment, plus g?n?ral, ou mieux par une mani?re d'?tre qui, jointe ? la qualit? particuli?re de son style, ach?ve de donner sa marque ? ce rare ?crivain: car elle nous r?v?le, apr?s la distinction incomparable de l'artiste, la supr?me distinction de l'homme.

Cette exquise attitude de l'esprit, il faut voir comment elle na?t et de quoi elle est faite. Elle suppose beaucoup de science et de d?senchantement,--et beaucoup de pudeur et d'orgueil.

Au fond de ces contes si alertes, si rapides, d'un ton si d?tach?, o? jamais l'auteur n'exprime directement son opinion sur les hommes ni sur les choses, qu'y a-t-il? La philosophie la plus affranchie d'illusions, la plus libre et la plus ?cre sagesse.

C'est d'abord la vue la plus nette de ce qu'il y a de relatif dans la morale, et des diff?rences fonci?res que les temp?raments, les si?cles et les pays mettent entre les hommes.

Mateo abat son fils d'un coup de fusil pour avoir livr? son h?te. Jadis, une balle l'a d?barrass? d'un rival d'amour. Pour Mateo la trahison est un crime; le meurtre, non. --Don Juan de Marana a ?t? pieux, puis sa vie n'est que meurtres et d?bauches. Un jour, une vision l'?pouvante et le convertit, et sa vie n'est que p?nitence furieuse. Mais on a l'impression que, dans ces deux ?tats si diff?rents, la valeur morale de don Juan reste pareille: c'est la m?me cr?ature humaine, ici d?brid?e, l? terroris?e.

Le juste opposera le d?dain ? l'absence, Et ne r?pondra plus que par un froid silence Au silence ?ternel de la Divinit?.

Il put y avoir, dans la s?r?nit? de ce pessimisme et dans la pudeur avec laquelle il se dissimule, quelque affectation; qui le nie? Cette attitude n'en a que plus de prix. Elle est l'effort d'une volont? tr?s hautaine et d'un tr?s d?licat orgueil. Observer les r?gles de la plus ?l?gante honn?tet?, et cela sans croire ? rien d'absolu en morale, c'est une mani?re de protestation contre la r?alit? injuste; et c'est une protestation contre la r?alit? douloureuse que de ne pas daigner se plaindre devant les autres. M?rim?e s'est montr?, vis-?-vis de l'univers et de la cause premi?re, quelle qu'elle soit, poli, retenu et d?daigneux, comme il ?tait avec les hommes dans un salon. Sa philosophie toute n?gative s'est tourn?e en dandysme moral. C'est peut-?tre l? sa plus essentielle originalit?.

A-t-il beaucoup souffert pour en arriver l?? Il nous dit, se peignant sous le nom de Saint-Clair: <>

Le croirons-nous? Si nous le croyons, l'oeuvre de M?rim?e n'en sera pas moins distingu?e pour les raisons que j'ai dites, et l'homme en sera plus aimable. Croyons-le donc.

BARBEY D'AUREVILLY

Vous vous rappelez les propos m?lancoliques de Fantasio sur un monsieur qui passe: <<.... Je suis s?r que cet homme-l? a dans la t?te un millier d'id?es qui me sont absolument ?trang?res; son essence lui est particuli?re. H?las! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble: les id?es qu'ils ?changent sont presque toujours les m?mes dans toutes leurs conversations; mais dans l'int?rieur de toutes ces machines isol?es quels replis, quels compartiments secrets! C'est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignor? qui na?t et qui meurt en silence. Quelles solitudes que ces corps humains!>>

Nous avons tous ?prouv? cela. L'humanit? est comme une m?l?e de masques. Pourtant--et vous en avez fait s?rement l'exp?rience,--parmi ces enveloppes mortelles, il y en a chez qui nous sentons ou croyons sentir une ?me, une personne--peut-?tre parce que cette ?me a quelque ressemblance intime avec la n?tre. Mais, par contre, ne vous est-il pas arriv?, en pr?sence de tel homme obscur ou c?l?bre, de sentir que vous ?tes bien r?ellement devant un masque imp?n?trable dont l'int?rieur ne vous sera jamais r?v?l?? J'ai eu souvent cette impression g?nante. Il y a des hommes que j'ai rencontr?s et ? qui j'ai parl? vingt fois, et qui, j'en suis certain, me resteront toujours incompr?hensibles. Il me semble qu'ils n'ont pas de centre, pas de <>, qu'ils ne sont qu'un <> o? se succ?dent des ph?nom?nes physiologiques et intellectuels. Je per?ois chez eux des s?ries de pens?es, d'attitudes, de gestes; mais, quand ils me parlent, ce n'est point une personne qui me r?pond, c'est quelque merveilleux automate. Je pourrai les admirer; ils me communiqueront peut-?tre ou me sugg?reront des id?es, des sentiments que je n'aurais pas eus sans eux; mais j'ai, du premier coup, la certitude que je ne les aimerai jamais, que je n'aurai jamais avec eux aucune intimit?, aucun abandon, et qu'ils seront ?ternellement pour moi des ?trangers.

Ce que je dis l? de certains hommes, je le dis aussi de certains ?crivains.

M. Barbey d'Aurevilly m'?tonne... Et puis... il m'?tonne encore. On me cite de lui des mots d'un esprit surprenant, d'un tour h?ro?que, qui joignent l'?clat de l'image ? l'impr?vu de l'id?e. On me dit qu'il parle toujours comme cela, et qu'il traverse la vie dans des habits sp?ciaux, redress?, embaum?, p?trifi? dans une attitude d'?ternelle chevalerie, de dandysme ininterrompu et d'obstin?e jeunesse. C'est un ma?tre ?crivain, ?loquent, abondant, magnifique, pr?cieux, ? panaches, ? fus?es, extraordinairement d?nu? de simplicit?... Avec cela, il m'est plus ?tranger qu'Hom?re ou Valmiki. Il m'inspire l'admiration la plus respectueuse, mais la plus embarrass?e, la plus effar?e, la plus stup?faite.

Ce n'est pas ma faute. Ces grands airs, ces gestes immenses, ces pr?dilections farouches, cette superstitieuse vision de l'aristocratie, cette peur et cet amour du diable, ce catholicisme qui ne recouvre aucune vertu chr?tienne, cette impertinence travaill?e, ces col?res, ces indignations, cet orgueil, cette fa?on emphatique et terrible de prendre les choses..., j'ai une peine infinie ? y entrer. Ce qui rend l'?me de M. d'Aurevilly peu accessible ? ma bonhomie, ce n'est pas qu'il soit aristocrate dans un si?cle bourgeois, absolutiste dans un temps de d?mocratie, et catholique dans un temps de science ath?e ; mais c'est plut?t la mani?re dont il l'est. Je n'ignore pas qu'en r?alit? les ?mes n'appartiennent point toutes au temps qui les a fait na?tre, qu'il y a parmi nous des hommes du moyen ?ge, de la Renaissance et, si vous voulez, du XXe si?cle. Je consens donc et m?me je suis charm? que M. d'Aurevilly soit ? la fois un crois?, un mousquetaire, un rou? et un chouan. Mais il l'est avec une si hyperbolique furie, une satisfaction si proclam?e de n'?tre pas comme nous, un ?talage si bruyant, une mise en sc?ne si exasp?r?e, qu'une d?fiance m'envahit, que l'int?r?t tendre que je tenais tout pr?t pour ce revenant des si?cles pass?s h?site, se trouble, tourne en ?tonnement, et que je ne crois plus avoir devant moi qu'un acteur fastueux, ivre de son r?le et dupe de son masque. Il est vrai que le labeur, l'exc?s m?me et, finalement, la sinc?rit? de cette parade a sa beaut?. Si ce n'est donc avec une sympathie spontan?e et tranquille, ce sera du moins avec grande curiosit? et r?v?rence que je passerai en revue les divers artifices et mensonges M. d'Aurevilly--qui, au surplus, ne sont peut-?tre pas des artifices, mais de bizarres et grandioses illusions. Auquel cas j'admets ais?ment que ce ne soient illusions qu'? mes yeux.

Mais, si peut-?tre un peu de tremblement se m?le ? son ing?nue et violente sympathie pour les damn?s, c'est avec pleine s?curit? et c'est d'un amour sans m?lange qu'il aime, qu'il glorifie les grands mondains, les illustres dandys, les viveurs profonds, les insondables dons Juans: Ryno de Marigny, le baron de Brassard, Ravila de Raviles, et combien d'autres! Il a un id?al de vie o? s'amalgament Benvenuto Cellini, le duc de Richelieu et Georges Brummel. Savez-vous un id?al plus antichr?tien?

Et cela m?me, je l'avoue, est fort int?ressant.

S'il n'est gu?re catholique, il n'est pas <> non plus, quoi qu'on en ait dit et bien qu'il le croie peut-?tre. On a fort exag?r? la corruption de M. d'Aurevilly.

Mais notre si?cle a invent? une forme nouvelle du p?ch? de malice, quelque chose de b?tard et de contradictoire: le p?ch? de malice sans la foi, le plaisir de la r?volte par ressouvenir et par imagination. On ne croit plus, et pourtant certains actes mauvais semblent plus savoureux parce qu'ils vont contre ce qu'on a cru. Par exemple, le ressouvenir des obligations de la pudeur chr?tienne, encore qu'on ne se croie plus tenu par elles, nous rend plus exquis les manquements ? cette pudeur. Nous concevons plus vivement, en effet, nous nous repr?sentons dans un plus grand d?tail et nous perp?trons avec plus d'application l'acte qui passe pour p?ch? que celui qui est moralement indiff?rent. L'id?e de la loi viol?e nous fait plus attentifs aux sensations dont la recherche constitue la violation de cette loi, et par cons?quent les avive, les affine et les prolonge. C'est pourquoi, depuis Baudelaire, beaucoup de po?tes et de romanciers se sont plu ? m?ler les choses de la religion ? celles de la d?bauche et ? donner ? celle-ci une teinte de mysticisme. Il est vrai que ce mysticisme simul? peut quelquefois redevenir sinc?re; car la conscience de l'incurable inassouvissement du d?sir et de sa fatalit?, le d?traquement nerveux qui suit les exp?riences trop nombreuses et qui dispose aux sombres r?veries, tout cela peut faire na?tre chez le d?bauch? l'id?e d'une puissance myst?rieuse ? laquelle il serait en proie. Dans l'antique Orient, les cultes mystiques ont ?t? les cultes impurs. Cette alliance de la songerie religieuse et de l'enragement charnel, des jeunes gens l'ont appel?e <>. Comme il leur plaira! Ce satanisme est, en somme, un divertissement assez mis?rable, et il ne pr?te qu'? un nombre d'effets litt?raires extr?mement restreint.

Eh bien, il faut le dire ? l'honneur de M. d'Aurevilly, s'il y a chez lui du satanisme, ce n'est point celui-l?. Son satanisme consiste simplement ? voir partout le diable--et, d'abord, ? nous raconter, avec complaisance et en s'excitant sur ce qu'ils ont d'extraordinaire, des actes d'impi?t? ou des cas surprenants de perversion morale.

Ou bien encore M. d'Aurevilly nous montre, dans des faits inexplicables, l'action directe du diable. Jeanne le Hardouey voit un jour ? l'?glise l'abb? de la Croix-Jugan. La face mutil?e du pr?tre est horrible. Mais Jeanne est prise pour lui d'un effroyable amour; et, comme elle ne peut ni dompter sa passion ni l'assouvir, elle se jette dans une mare. Un berger, qui la ha?ssait, le lui avait pr?dit. Peut-?tre lui a-t-il jet? un sort?... La vieille Malgaigne, qui a eu jadis des rapports avec le diable, pr?dit ? l'abb? Sombreval qu'il finira dans l'?tang de Quesnay... Et, en effet, le pr?tre ath?e, apr?s avoir d?terr? sa fille dont il a caus? involontairement la mort, se pr?cipite dans l'?tang avec le cadavre... .--Ryno de Marigny ?pouse par amour l'id?ale et liliale Hermengarde de Polastron, avec le consentement de sa vieille ma?tresse, l'Espagnole Vellini. <> Et il lui revient, tout en continuant d'aimer Hermengarde. C'est que Ryno et la Vellini ont bu du sang l'un de l'autre; rien ? faire contre cela: c'est un <>, une <> . Presque tous les h?ros de M. d'Aurevilly sont des <>.

Et voici la quatri?me. Elle consiste dans une foi absolue, imperturbable, ? la supr?matie physique et intellectuelle, ? l'esprit, ? la beaut?, ? l'?l?gance, au <> des hommes et des femmes du faubourg Saint-Germain. Le faubourg! M. d'Aurevilly y croit encore plus que Balzac! Toutes ses grandes dames et tous ses gentilshommes sont, sans exception, des cr?atures quasi surhumaines. Il ?crit couramment : <>--<>--<>

La derni?re illusion de M. d'Aurevilly consiste ? croire que le dandysme est quelque chose de consid?rable et qui fait honneur ? l'esprit humain. Il a toujours ?t? tr?s pr?occup? du dandysme et a consacr? un volume ? Georges Brummel. Voici, je pense, les raisons de ce go?t singulier.

L'oeuvre que se propose le dandysme est tr?s paradoxale et tr?s difficile. G?n?ralement on ne domine les hommes que par la puissance mat?rielle, par le g?nie des arts ou des sciences, quelquefois par l'ascendant de la vertu. Les agr?ments ext?rieurs, l'?l?gance des habits, la politesse des mani?res, tout cela passe, non seulement aux yeux des sages, mais m?me aux yeux des gens du monde quand il s'avisent d'?tre s?rieux, pour des avantages tr?s inf?rieurs ? l'esprit, aux talents et ? la valeur morale.

Mais il y a plus: cette royaut? des mani?res, qu'il ?l?ve ? la hauteur des autres royaut?s humaines, il l'enl?ve aux femmes, qui seules semblaient faites pour l'exercer. C'est ? la fa?on et un peu par les moyens des femmes qu'il domine. Et cette usurpation de fonctions, il la fait accepter par les femmes elles-m?mes et, ce qui est encore plus surprenant, par les hommes. Le dandy a quelque chose d'antinaturel, d'androgyne, par o? il peut s?duire infiniment.

Au reste, le dandy est tr?s r?ellement un artiste ? sa mani?re. C'est toute sa vie qui est son oeuvre d'art ? lui. Il pla?t et r?gne par les apparences qu'il donne ? sa personne physique, comme l'?crivain par ses livres. Et il pla?t tout seul, sans le secours d'autrui. Ce n'est pas, comme le com?dien, la pens?e d'un autre qu'il interpr?te avec sa personne et son corps. Aussi le vrai dandy me para?t-il venir, dans l'?chelle des m?rites, au-dessus du grand com?dien.

Enfin, la fonction du dandy est ?minemment philosophique. Comme il fait quelque chose avec le n?ant, comme ses inventions consistent en des riens parfaitement superflus et qui ne valent que par l'opinion qu'il en a su donner, il nous apprend que les choses n'ont de prix que celui que nous leur attachons, et que <>. Et comme, ayant pris la mieux reconnue des vanit?s, il a su l'?galer aux occupations qui passent pour les plus nobles, il nous fait aussi entendre par l? que tout est vain.

Seulement, pour que le dandy soit tout ce que j'ai dit, une condition est n?cessaire: il ne faut pas qu'il soit dupe de lui-m?me. Il faut qu'il ait conscience de la profonde ironie et du paradoxe effrayant de son oeuvre. M. d'Aurevilly en a-t-il conscience?

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