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Read Ebook: De la Démocratie en Amérique tome quatrième by Tocqueville Alexis De

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Ebook has 327 lines and 26840 words, and 7 pages

Il y a chez les nations modernes de l'Europe une grande cause qui, ind?pendamment de toutes celles que je viens d'indiquer, contribue sans cesse ? ?tendre l'action du souverain ou ? augmenter ses pr?rogatives: on n'y a pas assez pris garde. Cette cause est le d?veloppement de l'industrie, que les progr?s de l'?galit? favorisent.

L'industrie agglom?re d'ordinaire une multitude d'hommes dans le m?me lieu; elle ?tablit entre eux des rapports nouveaux et compliqu?s. Elle les expose ? de grandes et subites alternatives d'abondance et de mis?re, durant lesquelles la tranquillit? publique est menac?e. Il peut arriver enfin que ses travaux compromettent la sant? et m?me la vie de ceux qui en profitent, ou de ceux qui s'y livrent. Ainsi, la classe industrielle a plus besoin d'?tre r?glement?e, surveill?e et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle.

Cette v?rit? est g?n?ralement applicable; mais voici ce qui se rapporte plus particuli?rement aux nations de l'Europe.

Dans les si?cles qui ont pr?c?d? ceux o? nous vivons, l'aristocratie poss?dait le sol, et ?tait en ?tat de le d?fendre. La propri?t? immobili?re fut donc environn?e de garanties, et ses possesseurs jouirent d'une grande ind?pendance. Cela cr?a des lois et des habitudes qui se sont perp?tu?es, malgr? la division des terres et la ruine des nobles; et, de nos jours, les propri?taires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui ?chappent le plus ais?ment au contr?le du pouvoir social.

Dans ces m?mes si?cles aristocratiques, o? se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propri?t? mobili?re avait peu d'importance, et ses possesseurs ?taient m?pris?s et faibles; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n'avaient point de patronage assur?, ils n'?taient point prot?g?s, et souvent ils ne pouvaient se prot?ger eux-m?mes.

Il entra donc dans les habitudes de consid?rer la propri?t? industrielle comme un bien d'une nature particuli?re, qui ne m?ritait point les m?mes ?gards, et qui ne devait pas obtenir les m?mes garanties que la propri?t? en g?n?ral, et les industriels comme une petite classe ? part dans l'ordre social, dont l'ind?pendance avait peu de valeur, et qu'il convenait d'abandonner ? la passion r?glementaire des princes. Si l'on ouvre en effet les codes du moyen-?ge on est ?tonn? de voir comment, dans ces si?cles d'ind?pendance individuelle, l'industrie ?tait sans cesse r?glement?e par les rois, jusque dans ses moindres d?tails; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi d?taill?e qu'elle saurait l'?tre.

Depuis ce temps, une grande r?volution a eu lieu dans le monde; la propri?t? industrielle, qui n'?tait qu'un germe, s'est d?velopp?e, elle couvre l'Europe; la classe industrielle s'est ?tendue, elle s'est enrichie des d?bris de toutes les autres; elle a cr? en nombre, en importance, en richesse; elle cro?t sans cesse; presque tous ceux qui n'en font pas partie s'y rattachent, du moins par quelque endroit; apr?s avoir ?t? la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et pour ainsi dire, la classe unique; cependant, les id?es et les habitudes politiques que jadis elle avait fait na?tre, sont demeur?es. Ces id?es et ces habitudes n'ont point chang?, parce qu'elles sont vieilles et ensuite parce qu'elles se trouvent en parfaite harmonie avec les id?es nouvelles et les habitudes g?n?rales des hommes de nos jours.

La propri?t? industrielle n'augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins d?pendante en devenant plus nombreuse; mais on dirait, au contraire, qu'elle apporte le despotisme dans son sein, et qu'il s'?tend naturellement ? mesure qu'elle se d?veloppe.

En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d'une nature semi-publique, qui facilitent l'acquisition des richesses, et en proportion qu'elle est plus d?mocratique, les particuliers ?prouvent plus de difficult? ? ex?cuter de pareils travaux, et l'?tat plus de facilit? ? les faire. Je ne crains pas d'affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l'ex?cution de pareilles entreprises; par l?, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus ?troite d?pendance.

D'autre part, ? mesure que la puissance de l'?tat s'accro?t, et que ses besoins augmentent, il consomme lui-m?me une quantit? toujours plus grande de produits industriels, qu'il fabrique d'ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C'est ainsi que, dans chaque royaume, le souverain devient le plus grand des industriels; il attire et retient ? son service un nombre prodigieux d'ing?nieurs, d'architectes, de m?caniciens, et d'artisans.

Il n'est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus ? se rendre le chef ou plut?t le ma?tre de tous les autres.

Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus ?gaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s'associer; or, la puissance publique veut naturellement placer ces associations sous son contr?le.

Il faut reconna?tre que ces sortes d'?tres collectifs qu'on nomme associations, sont plus forts et plus redoutables qu'un simple individu ne saurait l'?tre, et qu'ils ont moins que ceux-ci la responsabilit? de leurs propres actes, d'o? il r?sulte qu'il semble raisonnable de laisser ? chacune d'elles une ind?pendance moins grande de la puissance sociale qu'on ne le ferait pour un particulier.

Les souverains ont d'autant plus de pente ? agir ainsi que leurs go?ts les y convient. Chez les peuples d?mocratiques, il n'y a que par l'association que la r?sistance des citoyens au pouvoir central puisse se produire; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu'avec d?faveur les associations qui ne sont pas sous sa main; et ce qui est fort digne de remarque, c'est que chez ces peuples d?mocratiques, les citoyens envisagent souvent ces m?mes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie, qui les emp?che de les d?fendre. La puissance et la dur?e de ces petites soci?t?s particuli?res, au milieu de la faiblesse et de l'instabilit? g?n?rale, les ?tonnent et les inqui?tent, et ils ne sont pas ?loign?s de consid?rer comme de dangereux privil?ges le libre emploi que fait chacune d'elles de ses facult?s naturelles.

Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d'ailleurs autant de personnes nouvelles, dont le temps n'a pas consacr? les droits, et qui entrent dans le monde ? une ?poque o? l'id?e des droits particuliers est faible, et o? le pouvoir social est sans limites; il n'est pas surprenant qu'elles perdent leur libert? en naissant.

Chez tous les peuples de l'Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu'apr?s que l'?tat a examin? leurs statuts, et autoris? leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour ?tendre ? toutes les associations cette r?gle. On voit ais?ment o? m?nerait le succ?s d'une pareille entreprise.

Si une fois le souverain avait le droit g?n?ral d'autoriser ? certaines conditions les associations de toutes esp?ces, il ne tarderait pas ? r?clamer celui de les surveiller et de les diriger, afin qu'elles ne puissent pas s'?carter de la r?gle qu'il leur aurait impos?e. De cette mani?re, l'?tat, apr?s avoir mis dans sa d?pendance tous ceux qui ont envie de s'associer, y mettrait encore tous ceux qui se sont associ?s, c'est-?-dire presque tous les hommes qui vivent de nos jours.

Les souverains s'approprient ainsi de plus en plus et mettent ? leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l'industrie cr?e de notre temps dans le monde. L'industrie nous m?ne, et ils la m?nent.

J'attache tant d'importance ? tout ce que je viens de dire que je suis tourment? de la peur d'avoir nui ? ma pens?e, en voulant mieux la rendre.

Si donc le lecteur trouve que les exemples cit?s ? l'appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis; s'il pense que j'aie exag?r? en quelque endroit les progr?s du pouvoir social, et qu'au contraire j'aie restreint outre mesure la sph?re o? se meut encore l'ind?pendance individuelle, je le supplie d'abandonner un moment le livre, et de consid?rer ? son tour par lui-m?me les objets que j'avais entrepris de lui montrer. Qu'il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous; qu'il interroge ses voisins; qu'il se contemple enfin lui-m?me; je suis bien tromp? s'il n'arrive sans guide, et par d'autres chemins, au point o? j'ai voulu le conduire.

Il s'apercevra que, pendant le demi-si?cle qui vient de s'?couler, la centralisation a cr? partout de mille fa?ons diff?rentes. Les guerres, les r?volutions, les conqu?tes ont servi ? son d?veloppement; tous les hommes ont travaill? ? l'accro?tre. Pendant cette m?me p?riode, durant laquelle ils se sont succ?d? avec une rapidit? prodigieuse ? la t?te des affaires, leurs id?es, leurs int?r?ts, leurs passions ont vari? ? l'infini; mais tous ont voulu centraliser en quelques mani?res. L'instinct de la centralisation a ?t? comme le seul point immobile, au milieu de la mobilit? singuli?re de leur existence et de leurs pens?es.

Et lorsque le lecteur, ayant examin? ce d?tail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera ?tonn?.

D'un c?t?, les plus fermes dynasties sont ?branl?es ou d?truites; de toutes parts les peuples ?chappent violemment ? l'empire de leurs lois; ils d?truisent ou limitent l'autorit? de leurs seigneurs ou de leurs princes; toutes les nations qui ne sont point en r?volution paraissent du moins inqui?tes et fr?missantes; un m?me esprit de r?volte les anime. Et de l'autre, dans ce m?me temps d'anarchie et chez ces m?mes peuples si indociles, le pouvoir social accro?t sans cesse ses pr?rogatives; il devient plus centralis?, plus entreprenant, plus absolu, plus ?tendu. Les citoyens tombent ? chaque instant sous le contr?le de l'administration publique; ils sont entra?n?s insensiblement, et comme ? leur insu, ? lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur ind?pendance individuelle, et ces m?mes hommes qui de temps ? autre renversent un tr?ne et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans r?sistance, aux moindres volont?s d'un commis.

Ainsi donc deux r?volutions semblent s'op?rer, de nos jours, en sens contraire; l'une affaiblit continuellement le pouvoir, et l'autre le renforce sans cesse: ? aucune autre ?poque de notre histoire il n'a paru si faible ni si fort.

Mais quand on vient enfin ? consid?rer de plus pr?s l'?tat du monde, on voit que ces deux r?volutions sont intimement li?es l'une ? l'autre, qu'elles partent de la m?me source, et qu'apr?s avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au m?me lieu.

Je ne craindrai pas encore de r?p?ter une derni?re fois ce que j'ai d?j? dit ou indiqu? dans plusieurs endroits de ce livre: il faut bien prendre garde de confondre le fait m?me de l'?galit? avec la r?volution qui ach?ve de l'introduire dans l'?tat social et dans les lois; c'est l? que se trouve la raison de presque tous les ph?nom?nes qui nous ?tonnent.

Tous les anciens pouvoirs politiques de l'Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont ?t? fond?s dans des si?cles d'aristocratie, et ils repr?sentaient ou d?fendaient plus ou moins le principe de l'in?galit? et du privil?ge. Pour faire pr?valoir dans le gouvernement les besoins et les int?r?ts nouveaux que sugg?rait l'?galit? croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits ? faire des r?volutions, et a inspir? ? un grand nombre d'entre eux ce go?t sauvage du d?sordre et de l'ind?pendance que toutes les r?volutions, quel que soit leur objet, font toujours na?tre.

Je ne crois pas qu'il y ait une seule contr?e en Europe o? le d?veloppement de l'?galit? n'ait point ?t? pr?c?d? ou suivi de quelques changements violents dans l'?tat de la propri?t? et des personnes, et presque tous ces changements ont ?t? accompagn?s de beaucoup d'anarchie et de licence, parce qu'ils ?taient faits par la portion la moins polic?e de la nation, contre celle qui l'?tait le plus.

De l? sont sorties les deux tendances contraires que j'ai pr?c?demment montr?es. Tant que la r?volution d?mocratique ?tait dans sa chaleur, les hommes occup?s ? d?truire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle, se montraient anim?s d'un grand esprit d'ind?pendance, et ? mesure que la victoire de l'?galit? devenait plus compl?te, ils s'abandonnaient peu ? peu aux instincts naturels que cette m?me ?galit? fait na?tre, et ils renfor?aient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu ?tre libres pour pouvoir se faire ?gaux, et, ? mesure que l'?galit? s'?tablissait davantage ? l'aide de la libert?, elle leur rendait la libert? plus difficile.

Ces deux ?tats n'ont pas toujours ?t? successifs. Nos p?res ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment m?me o? il ?chappait ? l'autorit? des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant ? la fois au monde la mani?re de conqu?rir son ind?pendance et de la perdre.

Les hommes de notre temps s'aper?oivent que les anciens pouvoirs s'?croulent de toutes parts; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barri?res qui tombent; cela trouble le jugement des plus habiles; ils ne font attention qu'? la prodigieuse r?volution qui s'op?re sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S'ils songeaient aux cons?quences finales de cette r?volution, ils concevraient peut-?tre d'autres craintes.

Pour moi je ne me fie point, je le confesse, ? l'esprit de libert? qui semble animer mes contemporains; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes; mais je ne d?couvre pas clairement qu'elles soient lib?rales, et je redoute qu'au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les tr?nes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu'ils ne l'ont ?t?.

Quelle esp?ce de despotisme les nations d?mocratiques ont ? craindre.

J'avais remarqu? durant mon s?jour aux ?tats-Unis qu'un ?tat social d?mocratique, semblable ? celui des Am?ricains, pourrait offrir des facilit?s singuli?res ? l'?tablissement du despotisme, et j'avais vu, ? mon retour en Europe, combien la plupart de nos princes s'?taient d?j? servis des id?es, des sentiments et des besoins que ce m?me ?tat social faisait na?tre pour ?tendre le cercle de leur pouvoir.

Cela me conduisit ? croire que les nations chr?tiennes finiraient peut-?tre par subir quelque oppression pareille ? celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l'antiquit?.

Un examen plus d?taill? du sujet, et cinq ans de m?ditations nouvelles n'ont point diminu? mes craintes, mais ils en ont chang? l'objet.

On n'a jamais vu dans les si?cles pass?s de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d'administrer par lui-m?me, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d'un grand empire; il n'y en a point qui ait tent? d'assujettir indistinctement tous ses sujets aux d?tails d'une r?gle uniforme, ni qui soit descendu ? c?t? de chacun d'eux pour le r?genter et le conduire. L'id?e d'une pareille entreprise ne s'?tait jamais pr?sent?e ? l'esprit humain, et, s'il ?tait arriv? ? un homme de la concevoir, l'insuffisance des lumi?res, l'imperfection des proc?d?s administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l'in?galit? des conditions, l'auraient bient?t arr?t? dans l'ex?cution d'un si vaste dessein.

On voit qu'au temps de la plus grande puissance des C?sars, les diff?rents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conserv? des coutumes et des moeurs diverses: quoique soumises au m?me monarque, la plupart des provinces ?taient administr?es ? part; elles ?taient remplies de municipalit?s puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernement de l'empire f?t concentr? dans les seules mains de l'empereur, et qu'il rest?t toujours, au besoin, l'arbitre de toutes choses, les d?tails de la vie sociale et de l'existence individuelle ?chappaient d'ordinaire ? son contr?le.

Les empereurs poss?daient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement ? la bizarrerie de leurs penchants, et d'employer ? les satisfaire la force enti?re de l'?tat; il leur est arriv? souvent d'abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement ? un citoyen ses biens ou sa vie: leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns; mais elle ne s'?tendait pas sur un grand nombre; elle s'attachait ? quelques grands objets principaux, et n?gligeait le reste; elle ?tait violente et restreinte.

Il semble que si le despotisme venait ? s'?tablir chez les nations d?mocratiques de nos jours, il aurait d'autres caract?res: il serait plus ?tendu et plus doux, et il d?graderait les hommes sans les tourmenter.

Je ne doute pas que, dans des si?cles de lumi?res et d'?galit? comme les n?tres, les souverains ne parvinssent plus ais?ment ? r?unir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et ? p?n?trer plus habituellement et plus profond?ment dans le cercle des int?r?ts priv?s, que n'a jamais pu le faire aucun de ceux de l'antiquit?. Mais cette m?me ?galit? qui facilite le despotisme, le temp?re; nous avons vu comment, ? mesure que les hommes sont plus semblables et plus ?gaux, les moeurs publiques deviennent plus humaines et plus douces; quand aucun citoyen n'a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d'occasion et de th??tre. Toutes les fortunes ?tant m?diocres, les passions sont naturellement contenues, l'imagination born?e, les plaisirs simples. Cette mod?ration universelle mod?re le souverain lui-m?me, et arr?te dans de certaines limites l'?lan d?sordonn? de ses d?sirs.

Ind?pendamment de ces raisons puis?es dans la nature m?me de l'?tat social, je pourrais en ajouter beaucoup d'autres que je prendrais en dehors de mon sujet; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis pos?es.

Les gouvernements d?mocratiques pourront devenir violents et m?me cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands p?rils; mais ces crises seront rares et passag?res.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, ? la mollesse de leurs moeurs, ? l'?tendue de leurs lumi?res, ? la puret? de leur religion, ? la douceur de leur morale, ? leurs habitudes laborieuses et rang?es, ? la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu; je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plut?t des tuteurs.

Je pense donc que l'esp?ce d'oppression dont les peuples d?mocratiques sont menac?s ne ressemblera ? rien de ce qui l'a pr?c?d?e dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-m?me une expression qui reproduise exactement l'id?e que je m'en forme et la renferme; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc t?cher de la d?finir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et ?gaux, qui tournent sans repos sur eux-m?mes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur ?me. Chacun d'eux, retir? ? l'?cart, est comme ?tranger ? la destin?e de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'esp?ce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est ? c?t? d'eux; mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-m?me et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-l?, s'?l?ve un pouvoir immense et tut?laire, qui se charge seul d'assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, d?taill?, r?gulier, pr?voyant et doux. Il ressemblerait ? la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de pr?parer les hommes ? l'?ge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'? les fixer irr?vocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se r?jouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'? se r?jouir. Il travaille volontiers ? leur bonheur; mais il veut en ?tre l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit ? leur s?curit?, pr?voit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, r?gle leurs successions, divise leurs h?ritages; que ne peut-il leur ?ter enti?rement le trouble de penser et la peine de vivre?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volont? dans un plus petit espace, et d?robe peu ? peu ? chaque citoyen jusqu'? l'usage de lui-m?me. L'?galit? a pr?par? les hommes ? toutes ces choses; elle les a dispos?s ? les souffrir et souvent m?me ? les regarder comme un bienfait.

Apr?s avoir pris ainsi tour ? tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir p?tri ? sa guise, le souverain ?tend ses bras sur la soci?t? tout enti?re; il en couvre la surface d'un r?seau de petites r?gles compliqu?es, minutieuses et uniformes, ? travers lesquelles les esprits les plus originaux et les ?mes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour d?passer la foule; il ne brise pas les volont?s, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse ? ce qu'on agisse; il ne d?truit point, il emp?che de na?tre; il ne tyrannise point, il g?ne, il comprime, il ?nerve, il ?teint, il h?b?te, et il r?duit enfin chaque nation ? n'?tre plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, r?gl?e, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques unes des formes ext?rieures de la libert?, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'?tablir ? l'ombre m?me de la souverainet? du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaill?s par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d'?tre conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant d?truire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire ? la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tut?laire, tout puissant, mais ?lu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souverainet? du peuple. Cela leur donne quelque rel?che. Ils se consolent d'?tre en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-m?mes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-m?me qui tient le bout de la cha?ne.

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