Read Ebook: Napoléon et Alexandre Ier (2/3) L'alliance russe sous le premier Empire by Vandal Albert
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NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier
TOME SECOND
L'auteur et les ?diteurs d?clarent r?server leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays ?trangers, y compris la Su?de et la Norv?ge.
Ce volume a ?t? d?pos? au minist?re de l'int?rieur en d?cembre 1892.
DU M?ME AUTEUR:
PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCl?RE, 8.
NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier
L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE
PAR
ALBERT VANDAL
PARIS
LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-?DITEURS RUE GARANCI?RE, 10
NAPOL?ON ET ALEXANDRE Ier
CHAPITRE PREMIER
LE LENDEMAIN D'ERFURT
A Tilsit, Alexandre Ier avait dit ? Napol?on: <
Apr?s l'entrevue du Ni?men, assur? momentan?ment de l'alliance russe, qui interrompait le cours des coalitions, Napol?on avait cru pouvoir se retourner contre l'Angleterre, en finir avec elle, l'envelopper et l'accabler d'?v?nements destructeurs. Convaincu de sa toute-puissance, emport? par son imagination, perdant le sentiment du r?el et du possible, il avait voulu ?treindre et soulever l'Europe, enr?ler partout les forces vives des nations, accaparer toutes les arm?es, toutes les flottes, afin de s'en servir pour frapper l'Angleterre sur tous les points du globe o? cette puissance pouvait ?tre abord?e et saisie. Dans cet ?lan vers l'universelle offensive, le pied lui avait manqu?: une fausse manoeuvre avait fait ?chouer toutes ses combinaisons et en avait d?montr? l'erreur. Tandis qu'il visait l'Orient et s'y cherchait une action ? sa taille, tandis qu'il discutait avec Alexandre le partage d'un empire, une humble insurrection de paysans et de montagnards avait commenc? contre les usurpations de la force la revanche du droit et de la justice. En Espagne, la dynastie s'?tait livr?e; la nation, violent?e dans son ind?pendance sans ?tre maintenue par des masses suffisantes, s'?tait lev?e contre le conqu?rant: elle avait d?truit l'une de ses arm?es, rejet? les autres au pied des Pyr?n?es, ouvert la P?ninsule aux Anglais, report? sur terre, ? nos c?t?s, la guerre que Napol?on s'?tait flatt? d'?tendre et de disperser sur les mers. Aujourd'hui, il lui fallait avant tout se relever de cet ?chec qui avait port? ? son prestige un coup d?sastreux et qui ?tait apparu ? tous ses ennemis comme un signal de d?livrance. Plus l'atteinte avait ?t? sensible, plus il importait que le ch?timent f?t exemplaire et prompt. Napol?on ira donc tout d'abord en Espagne et y ram?nera les Fran?ais: il veut de sa personne combattre et soumettre la nation qui a fait douter de sa fortune, qui a cr?? derri?re lui un ardent foyer de haine et de r?volte, une r?sistance populaire, acharn?e, fanatique, et qui s'est faite la Vend?e de l'Europe.
Cette guerre en avait engendr? une autre, puisque la maison d'Autriche, apr?s avoir trembl? pour elle-m?me au premier bruit de l'attentat de Bayonne et pr?cipitamment reconstitu? ses forces, c?dait maintenant ? la tentation de les utiliser, puisqu'elle venait de prendre la r?solution de se faire elle-m?me l'agresseur, d'entrer en campagne au printemps de 1809 et d'insurger l'Allemagne. Sans conna?tre cette d?cision, Napol?on la pressentait; il pr?voyait le cas o?, apr?s une courte exp?dition en Espagne, il aurait ? se retourner contre l'Autriche et ? se mesurer avec un deuxi?me adversaire.
Il avait cr?? lui-m?me cette situation, ayant fourni ? l'Autriche, par les ?v?nements d'Espagne, un motif pour armer et une occasion pour attaquer. N?anmoins, si responsable qu'il f?t de la guerre nouvelle qui grondait en Allemagne, il souhaitait passionn?ment de l'?viter. Non qu'il craign?t les g?n?raux et les soldats de l'Autriche. Eux et lui ne s'?taient-ils point connus et mesur?s ? Marengo, ? Ulm, ? Austerlitz? Cent combats, cent victoires, avaient attest? la sup?riorit? de ses armes, et si l'Autriche disposait momentan?ment d'effectifs plus nombreux que les siens, il avait trop de foi en lui-m?me, en son aptitude ? d?couvrir et ? cr?er des ressources, pour redouter s?rieusement l'issue du combat. Mais il ne s'abusait pas sur les difficult?s et les p?rils de tout ordre o? le jetterait une campagne de plus en Europe, m?me couronn?e d'un ?clatant succ?s. ? l'int?rieur, elle ach?verait de lui ali?ner l'opinion, unanime ? bl?mer son entreprise d'Espagne; elle augmenterait le sourd m?contentement qui de toutes parts couvait contre lui; elle prouverait d?finitivement aux Fran?ais que son r?gne ?tait la guerre, la guerre implacable et permanente. Au dehors, si l'Autriche s'affirmait irr?conciliable en descendant pour la quatri?me fois dans la lice, il faudrait, pour nous garantir de son incorrigible hostilit?, lui infliger de profondes mutilations, la supprimer peut-?tre, faire le vide au centre du continent et ne laisser devant nous que les ruines d'un grand empire. Or, par un retour de prudence et de raison, Napol?on comprenait le danger de bouleverser davantage l'ancien ?difice europ?en, de briser l'imposante monarchie qui en avait ?t? longtemps la clef de vo?te. Cette destruction appara?trait comme un d?fi de plus aux royaut?s l?gitimes; elle ajouterait ? l'inqui?tude, ? l'exasp?ration g?n?rales; en particulier, elle risquerait de nous brouiller avec la Russie. Pour abattre l'Autriche, il serait n?cessaire de faire appel ? toutes les activit?s disponibles, d'ameuter toutes les ambitions. Les Polonais du duch? de Varsovie seraient les premiers ? nous venir en aide, mais il faudrait payer leur concours, permettre la r?union ? leur ?tat des provinces que l'Autriche avait nagu?re ravies ? leur nation, laisser la Pologne se refaire aux deux tiers, et cette quasi-restauration r?veillerait les alarmes du troisi?me copartageant, soul?verait entre la France et la Russie une question mortelle ? l'entente. Napol?on voulait donc s'?pargner la n?cessit? de vaincre l'Autriche, parce qu'il se sentait expos? ? ne remporter sur elle que de funestes triomphes et qu'il appr?hendait, non les chances, mais les suites de la lutte.
Seulement, il se rendait compte que l'Autriche ne renoncerait ? la guerre que devant la certitude d'?tre ?cras?e; il d?sirait lui en imposer par un redoublement de vigueur, par des mesures d'?clat, de s?v?rit? et de force, auxquelles il jugeait indispensable d'associer la Russie. ? ses yeux, l'alliance du Tsar, qui survivrait difficilement ? une crise europ?enne, restait le moyen de la conjurer. Il n'?tait pas ? pr?sumer que l'Autriche, si anim?e, si haineuse qu'elle f?t, p?t s'exposer de gaiet? de coeur, sans avoir ?t? provoqu?e ni directement menac?e, ? p?rir broy?e entre la France et la Russie. De sa part, une prise d'armes contre Napol?on isol? ne serait qu'une dangereuse t?m?rit?; une rupture avec la France assist?e de la Russie serait un acte de d?mence impossible ? supposer. Si donc, pensait Napol?on, la cour de Vienne persiste dans ses desseins, c'est qu'elle ne croit pas ? la fermet? d'Alexandre dans le syst?me fran?ais, c'est qu'elle escompte tout au moins la neutralit? de ce monarque. L'attitude d'Alexandre ? Erfurt ne l'avait que trop entretenue dans cette s?curit?. Au fond du coeur, Napol?on ne pardonnait pas ? son alli? de s'?tre aveugl? alors sur des intentions d?j? suspectes, de s'?tre obstin?ment refus?, en nous promettant par trait? secret son assistance contre toute agression, ? prendre d?s ? pr?sent vis-?-vis de l'adversaire le ton de la rigueur et de la menace. Sans savoir que Talleyrand avait livr? ? l'Autriche le secret du dissentiment survenu entre les deux empereurs et pr?cipit? ainsi les r?solutions guerri?res, il ne se dissimulait pas que l'entrevue avait mal rempli son objet et laiss? subsister le danger. N?anmoins, il voulait encore croire que le Tsar, si les pr?paratifs hostiles continuaient, se rendrait enfin ? l'?vidence, consentirait ? accentuer son langage, < montrer les dents>>, exercerait ? Vienne une pression assez forte pour imposer un d?sarmement. En quittant ? Erfurt le g?n?ral de Caulaincourt, son ambassadeur en Russie, il lui avait laiss? pour instruction de tenir les yeux d'Alexandre constamment ouverts sur l'Autriche, de lui d?noncer tout acte inqui?tant, tout mouvement plus prononc?, de l'amener ? y r?pondre par des r?unions de troupes sur la fronti?re de Galicie, par des concentrations effectu?es ? grand bruit. M. de Caulaincourt ne saurait trop r?p?ter que l'empereur Napol?on, en s'?loignant d'Erfurt pour s'enfoncer en Espagne, s'est confi? en son ami, qu'il lui a commis le soin de surveiller l'Allemagne et de la tenir en respect: pour que l'alliance remplisse ce but, il faut qu'elle soit non seulement r?elle, mais apparente, qu'elle s'affirme et s'atteste par des d?monstrations ext?rieures. ? l'aide de ces raisonnements et de ces instances, Napol?on esp?rait r?parer sa demi-d?faite d'Erfurt, reprendre en sous-oeuvre le projet avort? et encha?ner l'Autriche par le bras de la Russie.
En m?me temps, il se flattait d'?tre ? lui-m?me sa ressource: pour immobiliser l'Autriche et lui faire contremander ses mesures, il comptait sur le spectacle d'activit? et d'irr?sistible ?nergie qu'il donnerait en Espagne. Dans les conseils de l'empereur Fran?ois, chez tous les gouvernements, chez tous les peuples qui conspiraient contre nous, c'?tait une opinion r?pandue que la guerre d'Espagne absorberait longtemps notre attention et nos forces, que de longues ann?es n'en verraient pas la fin. Que cette guerre pr?sum?e interminable s'ach?ve en trois mois, qu'en trois mois l'insurrection soit balay?e, les Anglais jet?s ? la mer, le roi Joseph remis sur son tr?ne et le pays pli? ? nos volont?s, que l'Empereur revienne triomphant en France et s'y retrouve en possession de tous ses moyens, l'ardeur et la confiance de l'Autriche ne tiendront pas devant cette r?apparition. On la verra s'humilier, rentrer dans l'ordre, s'estimer heureuse de fournir des gages et d'accepter des garanties. Si Napol?on veut frapper vite et fort en Espagne, ce n'est pas uniquement pour venger son affront; il attend de ses victoires un contre-coup accablant au del? du Rhin, et il esp?re que la soumission de la P?ninsule assurera indirectement la tranquillit? de l'Allemagne.
L'Espagne dompt?e, l'Autriche comprim?e, Napol?on se trouvera dans la position o? il avait esp?r? se placer au commencement de 1808; il disposera de l'Europe contre l'Angleterre. Dans ce comble de prosp?rit? et de puissance, il pourra enfin n?gocier utilement la reddition de sa rivale. S'il s'est pr?t? aux tentatives de paix imm?diate concert?es ? Erfurt, il ne croit gu?re ? leur succ?s tant que la r?volte espagnole et le soul?vement de l'Autriche, en laissant ? nos ennemis des alli?s et des points d'atterrissement en Europe, les dissuaderont de traiter. Il entend cependant ne pas rompre les pourparlers d?s qu'il en aura constat? l'inutilit? pr?sente; il les fera durer, trainer, afin de retrouver et de ressaisir ce fil lorsque ses succ?s militaires et diplomatiques auront remontr? ? l'Angleterre la n?cessit? de c?der. Si elle s'obstine malgr? tout ? la lutte, alors le moment sera venu de recourir ? ces entreprises ?crasantes et gigantesques que Napol?on a ajourn?es plut?t qu'exclues et qui demeurent invariablement ? l'arri?re-plan de sa pens?e. Pour les ex?cuter, il se r?serve d?s ? pr?sent quelques moyens, susceptibles de se d?velopper par la suite. Il ne porte pas au del? des Pyr?n?es toutes les forces qu'il a retir?es d'Allemagne, il en achemine une partie vers la mer du Nord et veut reformer un camp de Boulogne, installer en face des Iles Britanniques cette menace permanente. D'autres corps sont dirig?s vers les c?tes de Provence et d'Italie: ils auront, pour peu que les circonstances s'y pr?tent, ? inqui?ter les ennemis dans la M?diterran?e, ? prendre contre eux des postes, des bases d'offensive, ? tenter de hardis coups de main, jusqu'au jour o? d'autres arm?es, rendues disponibles par la cessation des guerres en Europe, mises ? bord de nos escadres reconstitu?es, iront atteindre l'Angleterre dans toutes les sources de son commerce et de sa puissance, aux colonies, dans l'Am?rique, dans l'Orient surtout et dans la vall?e du Nil, chemin des Indes. Alors, se retournant vers Alexandre, Napol?on rouvrira devant lui des horizons aujourd'hui obscurcis; l'enivrant d'esp?rances, le fascinant de son g?nie, l'enveloppant de sa ruse, il se subordonnera plus ?troitement cet alli?, l'entra?nera ? sa suite et en fera l'instrument de ses desseins. Comme toujours, au del? des entreprises auxquelles il met actuellement la main, il en con?oit d'autres, qu'il gradue suivant les n?cessit?s de la lutte et qu'il ?tage dans l'avenir. Si la soumission de l'Espagne laisse les Anglais en armes, le spectacle de l'Allemagne pacifi?e, le blocus continental aggrav?, les ports europ?ens plus strictement ferm?s, auront sans doute raison de leur constance: si les Anglais r?sistent ? tant d'avertissements et d'atteintes, il restera ? l'Empereur, pour achever leur d?sastre, ? d?cha?ner contre eux sur la M?diterran?e et l'Orient une temp?te d'?v?nements.
C'?tait ? tort toutefois qu'apr?s avoir achet? la connivence passive d'Alexandre, Napol?on fondait encore quelque espoir sur son concours, et les dispositions que le Tsar rapportait d'Erfurt ne r?pondaient gu?re ? cette attente. Loin de n'admettre d'autre terme ? son action que la paix avec l'Angleterre, Alexandre lui assignait des limites plus rapproch?es et ?troitement marqu?es. D?sormais, il ?tait in?branlablement r?solu ? se confiner dans le cercle des int?r?ts individuels et particuliers de la Russie, ? ne s'en plus ?carter; il se bornerait ? terminer les deux guerres qui lui ?taient personnelles, celles dont le pacte d'Erfurt avait ? l'avance pr?vu et sp?cifi? les r?sultats, ? arracher la Finlande aux Su?dois et aux Turcs les Principaut?s. Encore e?t-il pr?f?r? devoir ces conqu?tes ? la r?signation des vaincus plut?t qu'? des efforts renouvel?s, s'?pargner la n?cessit? de combattre ? nouveau et de verser le sang. En Finlande, une tr?ve avait ?t? conclue, mais l'inflexibilit? du roi Gustave IV, pouss?e jusqu'? la d?raison, ne permettait point d'esp?rer qu'il consent?t au sacrifice d'une province avant d'avoir ?puis? ses derni?res ressources. De ce c?t?, Alexandre pr?voyait que ses armes auraient ? porter des coups sensibles et peut-?tre accablants. En Orient, il s'?tait engag? vis-?-vis de Napol?on ? ne reprendre les hostilit?s qu'apr?s trois mois; il emploierait ce temps ? n?gocier avec les Turcs, ? r?unir un congr?s, ? tenter un essai de pacification sur la base de la cession des Principaut?s. Si la Porte se refusait ? cet abandon, il recommencerait la guerre, porterait sur le Danube toutes ses forces disponibles, mais n'entendait en distraire aucune part pour menacer la fronti?re autrichienne et faire au profit de Napol?on la police de l'Allemagne. En g?n?ral, dans les questions o? les termes et l'esprit des trait?s r?clamaient sa coop?ration, il s'acquitterait en proc?d?s courtois plus qu'en services effectifs: il fournirait un in?puisable contingent de paroles aimables, de d?clarations tendres, de professions enthousiastes, mais en tout accorderait ? Napol?on l'amiti? du Tsar plus que l'appui de la Russie. Restant en guerre contre les Anglais, se privant de tout commerce direct avec eux, il ne participerait plus autrement ? une lutte o? il ne se reconnaissait qu'un int?r?t secondaire. Quant ? reprendre les vastes projets dont on s'?tait entretenu l'an pass?, ? remettre en question le d?membrement de la Turquie, il s'?tait fait une r?gle de demeurer sourd ? toute suggestion de ce genre. ? jamais, il avait d?tach? son esprit de ces conceptions tentatrices et d?cevantes, et d?finitivement il avait laiss? retomber le voile sur les perspectives qui l'avaient un instant ?bloui. Au dehors, il s'interdisait d?sormais d'avoir de l'imagination.
Pour lui, le roman de l'alliance ?tait fini; dans cet accord, il ne voyait plus qu'une op?ration o? il entendait soigneusement limiter ses risques et r?aliser des b?n?fices pr?vus et ?valu?s ? l'avance; ces r?sultats obtenus, il s'enfermerait chez lui, s'abstiendrait de toute entreprise ext?rieure, se retirerait en quelque sorte de l'Europe dans ses fronti?res mieux trac?es et largement ?tendues.
Son ambition se tournait vers l'int?rieur, et c'?tait l? maintenant qu'il se cherchait des triomphes. De tout temps, le doux autocrate s'?tait propos? de marquer son r?gne par des innovations bienfaisantes, d'initier plus compl?tement son peuple ? la civilisation europ?enne, de relever le niveau intellectuel et moral de toutes les classes, et o? Pierre le Grand n'avait cr?? qu'une puissance, de faire une nation. Ce projet g?n?reux avait enchant? sa jeunesse; plus tard, dans les ann?es qui avaient suivi son av?nement, il s'?tait compos? un minist?re secret, un conseil intime avec lequel il aimait ? s'entretenir et ? raisonner de la r?forme; mais son ardeur sp?culative n'avait abouti alors qu'? de rares et incompl?tes mesures; c'?tait surtout pour lui le d?lassement d'autres travaux, un moyen de se reposer de la r?alit? dans le r?ve. Il avait le coeur d'un r?formateur, il n'en avait point le caract?re: toujours, devant l'immensit? et les difficult?s de la t?che, ses r?solutions avaient faibli; il lui avait manqu? l'?nergie n?cessaire pour se mettre ? l'oeuvre et le courage d'entreprendre. Voici pourtant qu'un homme lui ?tait apparu dans lequel il avait reconnu ses propres aspirations, mieux d?finies, plus pr?cises, plus susceptibles de se traduire sous une forme concr?te et tangible. ? mesure qu'il connaissait davantage Sp?ranski et le rapprochait de lui, il sentait mieux que ce ministre sorti du peuple, ?tranger ? tout esprit de caste, pourrait le compl?ter, devenir son secours et sa force. Ardent et mystique penseur, Sp?ranski avait de plus la facult? et le besoin d'agir, la vaillance all?gre qu'il faut pour s'attaquer aux pr?jug?s, pour guerroyer contre les abus, la pers?v?rance dans l'effort et la volont? d'aboutir. Appuy? sur lui, Alexandre esp?rait r?aliser l'oeuvre ? laquelle il mettait sa gloire. Dans les ann?es qui vont suivre, il ne cessera d'?lever Sp?ranski; sous le titre de secr?taire du conseil d'empire, il en fera une sorte de ministre universel, investi en tout du droit d'initiative et de proposition. D?sormais, une ?troite intimit? de pens?e, une parfaite unit? de vues, une collaboration de tous les instants s'?tablissent entre le souverain et le ministre, et l'influence de Sp?ranski se retrouve dans tout ce qu'Alexandre con?oit ou ex?cute.
Sp?ranski n'avait qu'en politique int?rieure le go?t des exp?riences hardies et risqu?es; il poussait son ma?tre ? s'absorber dans les soins de l'administration et pensait que la Russie devait se r?g?n?rer elle-m?me avant de s'?pandre au dehors. Il appr?ciait pourtant et voulait conserver l'alliance, mais il y voyait pour son pays moins un instrument de conqu?te qu'un moyen d'?ducation. Par elle, il esp?rait nouer des rapports intellectuels entre les deux peuples, se mettre lui-m?me en mesure d'?tudier nos lois, nos institutions, ceux qui en avaient ?t? les auteurs, la nation enfin qui avait soulev? le monde par ses id?es avant de le bouleverser par ses armes. ? Erfurt, il s'?tait montr? attentif, curieux, interrogateur: il e?t voulu tout conna?tre de la France, de l'homme extraordinaire qui la gouvernait, et il essayait de s'assimiler, avec l'esprit des philosophes, la m?thode de Bonaparte. Alexandre lui-m?me, moins ami de l'Empereur que par le pass?, d?cid? ? se raidir contre les exigences et les s?ductions de sa politique, restait son disciple convaincu, en ce qui concernait le gouvernement et l'ordre int?rieur des ?tats. Il demeurait sous l'impression des instants pass?s ? Erfurt; le souvenir des paroles recueillies, des exemples donn?s, des enseignements que Napol?on lui avait dispens?s avec une verve prodigue, le recherchait et l'obs?dait; il subissait encore l'ascendant et comme l'oppression de cette grande pens?e. De l?, chez le Tsar et son ministre, une propension invincible ? se chercher en France des sujets d'?tude et d'imitation; de l? l'empreinte que portent leurs cr?ations diverses, leur s?nat, leur conseil d'empire, leurs institutions judiciaires, administratives, financi?res, scolaires, toutes d'origine napol?onienne, inspir?es de l'esprit latin et brusquement implant?es sur un sol mal pr?par? ? les recevoir. ? mesure qu'Alexandre s'?loigne moralement du conqu?rant, il s'attache ? ?tudier de plus pr?s en Napol?on le l?gislateur, le constructeur d'?tat: il cherche ? lui emprunter ses secrets, ses proc?d?s, et, pour transformer la Russie, se met ? l'?cole du glorieux despote qui a refait la France.
Tout entier ? cette oeuvre de r?organisation et de progr?s, Alexandre n'avait qu'une crainte, c'?tait que les affaires de l'Europe, dont il entendait autant que possible se d?partir, vinssent le r?clamer et le reprendre. Il n'?chapperait pas ? cette diversion si la guerre, confin?e aujourd'hui en Espagne, se rapprochait de lui, se rallumait au centre du continent, entre la France et l'Autriche. Aussi d?sirait-il prolonger la paix en Allemagne, voyant en elle une condition indispensable de la tranquillit? pr?sente et de la s?curit? ? venir de la Russie. Non qu'il t?nt pour bon et d?finitif le r?gime impos? ? l'Europe: il le ha?ssait en secret, mais jugeait qu'aujourd'hui tout effort pour le modifier n'aboutirait qu'? l'aggraver, ? faire peser plus durement sur tous la loi du vainqueur. Puis, l'entr?e en campagne de l'Autriche le mettrait dans le cas de tenir les engagements d?fensifs qu'il avait contract?s avec la France et au prix desquels il avait acquis la rive gauche du Danube. Il lui faudrait se soustraire ? une obligation positive ou participer ? de nouvelles spoliations, opter entre sa parole et sa conscience. Son voeu sinc?re ?tait donc que l'Autriche s'apais?t. Seulement, persistant ? s'abuser sur le caract?re des armements ex?cut?s dans cet empire, il n'y voyait que l'effet de la peur, l'affolement d'une nation qui se croit menac?e et se met instinctivement en d?fense. Il restait convaincu qu'? la brusquer et ? la malmener il ne gagnerait rien sur elle; il ne comprenait point qu'en se montrant dispos? ? la guerre, il s'?pargnerait la douleur de la faire. Ayant tenu aux Autrichiens, ? Erfurt, un langage empreint de bienveillance et de cordialit?, il r?pugnait ? changer de ton vis-?-vis d'eux et se persuadait toujours qu'il les d?terminerait ? d?sarmer, ? abjurer toute pens?e d'offensive, en leur r?p?tant qu'il ne permettrait ? personne de les attaquer.
Si la cour de Vienne continuait, malgr? ces paroles r?confortantes, ? provoquer le conflit, il l'avertirait amicalement et s'interposerait en m?diateur officieux. Sans doute, elle ne refuserait point de confier ses int?r?ts et le soin de sa dignit? au monarque qui l'aurait toujours m?nag?e, ? celui qui aimait ? se poser en arbitre chevaleresque des diff?rends, en juge d'honneur entre les nations, et qui se piquait moins d'?tre le souverain d'un puissant ?tat que le premier gentilhomme d'Europe. Dans tous les cas, il n'aurait recours ? la menace qu'? la derni?re extr?mit?; il craignait, s'il se pr?tait trop t?t et trop docilement aux d?sirs de l'Empereur, de l'encourager lui-m?me ? assaillir l'Autriche; il croyait devoir prot?ger cette puissance contre elle-m?me, contre ses propres emportements, mais surtout contre une ambition toujours en qu?te de proies nouvelles. Il agirait de m?me envers la Prusse. Sans arm?e, sans argent, sans fronti?res, cet ?tat semblait dans l'impuissance de rien entreprendre, mais l'horreur m?me de sa situation, jointe ? l'irritation des esprits en Allemagne, laissait parfois craindre de sa part quelque tentative d?sesp?r?e. Alexandre ne pousserait pas plus ? la r?bellion la Prusse que l'Autriche; il lui recommanderait la patience, mais aurait pour elle des attentions, des douceurs, et lui laisserait comprendre qu'il ne tol?rerait jamais son ?crasement. Il conserverait ainsi les derniers restes de l'ancienne Europe; il s'assurerait des droits ? la gratitude des deux puissances qu'il aurait peut-?tre ? requ?rir un jour, si des conjonctures plus propices, impossibles ? pr?voir actuellement, lui fournissaient l'occasion de r?tablir sur le continent l'?quilibre des forces et la pr?dominance morale de la Russie; en attendant, il resterait l'alli? de Napol?on, sans renoncer ? se faire le consolateur de ses ennemis.
D?s son d?part d'Erfurt, ces deux faces de sa politique se r?v?lent et s'accusent. Ramenant ? sa suite M. de Caulaincourt, il lui adresse ? toute occasion d'affectueuses paroles qui doivent d?passer l'ambassadeur et aller jusqu'au ma?tre. Il semble se retourner vers l'alli? dont il vient de se s?parer, pour lui adresser des signes d'intelligence et d'amiti?. Cependant, traversant Koenigsberg, il y passe deux jours aupr?s du roi et de la reine de Prusse et les laisse convaincus que la Russie, dans certains cas, peut devenir leur appui et leur sauvegarde. Plus loin, il a un souvenir pour le ministre fran?ais qui ? Erfurt l'a averti de se d?fier, qui a pris secr?tement son parti et approuv? ses r?sistances: il paye ? Talleyrand le prix de cette d?fection. S'arr?tant ? Mittau, il y fait d?cider le mariage de la princesse Sophie-Doroth?e de Courlande, la future duchesse de Dino, avec un neveu du prince de B?n?vent: le nom de celui-ci revient souvent sur ses l?vres, accompagn? d'?pith?tes louangeuses: <
En quittant l'Empereur, Alexandre lui avait laiss? son ministre des affaires ?trang?res, le comte Roumiantsof, l'homme d'?tat qui, apr?s Sp?ranski, avait le plus de part ? sa confiance et approchait le plus pr?s de sa pens?e. Roumiantsof devait s'?tablir ? Paris pour quelque temps, afin d'y suivre conjointement avec notre ministre des relations ext?rieures M. de Champagny, la n?gociation de paix ? laquelle avait ?t? invit?e l'Angleterre. Il pr?c?dait le nouvel ambassadeur de Russie, le prince Kourakine, d?sign? pour remplacer le comte Tolsto?, rendu ? sa vocation militaire. En attendant Kourakine, Roumiantsof repr?senterait le Tsar ? Paris, sans discontinuer ses fonctions minist?rielles.
En lui, Napol?on voyait moins un interm?diaire avec les Anglais qu'un trait d'union avec la Russie. S'il r?ussissait ? s?duire Roumiantsof et ? le capter, ne pourrait-il s'en servir pour gouverner et vivifier l'alliance? Il ordonne donc que tout soit mis en oeuvre pour charmer le ministre voyageur, que le s?jour de Paris lui soit rendu fertile en agr?ments, f?cond en satisfactions, que tous ses go?ts y soient caress?s et flatt?s. Roumiantsof est ?pris d'art et de litt?rature, c'est un ?rudit et un curieux; il faut que nos mus?es, nos collections, nos ?tablissements scientifiques s'ouvrent largement devant lui: il sera bon de lui en d?tailler les beaut?s, de lui en expliquer l'organisation; tout objet qu'il aura paru remarquer lui sera g?n?reusement offert. Il a la passion des livres: on lui composera une biblioth?que d'ouvrages rares. L'Empereur veut qu'il se plaise ? Paris, qu'il y prenne ses habitudes, qu'il y prolonge volontairement sa mission. Il l'y installe, le confie ? ses ministres, le recommande ? leur sollicitude, puis, apr?s un rapide coup d'oeil sur l'int?rieur de l'Empire, va prendre au del? des Pyr?n?es le commandement de ses arm?es et les mettre en action.
En Espagne, il est vainqueur partout o? il rencontre l'ennemi et peut l'aborder; ses ?tapes se comptent par des batailles gagn?es. Contre les cent mille hommes de troupes r?gl?es que lui oppose l'insurrection, il refait en grand la manoeuvre d'Austerlitz; apr?s avoir laiss? les ennemis s'avancer sur ses deux flancs, affaiblir leur ligne en la prolongeant, il pousse contre leur centre, l'enfonce ? Burgos, se rabat sur leur gauche, qu'il fait sabrer ? Tudela par le mar?chal Lannes, tandis que Soult se charge de la droite et la disperse au combat d'Espinosa. Peu apr?s, la charge de Somo-Sierra d?gage la route de Madrid. Le 4 d?cembre, l'Empereur est ma?tre de cette capitale, d?daigne d'y entrer et se borne ? y r?tablir l'autorit? de son fr?re. La guerre e?t ?t? finie, si nous n'avions eu affaire qu'? un gouvernement, si le peuple ne f?t rest? debout dans toutes les provinces, pour renouveler la lutte. Les arm?es r?guli?res de l'Espagne ont ?t? battues et pulv?ris?es: d'autres arm?es naissent de cette poussi?re, et la r?sistance se perp?tue en se diss?minant. Au moins Napol?on esp?re-t-il employer le temps qui lui reste ? passer dans la P?ninsule en frappant un grand coup sur l'arm?e anglaise, sortie du Portugal et aventur?e en Castille; par un ensemble d'op?rations concentriques, il se dispose ? l'envelopper et ? la prendre. Malheureusement, la fortune moins complaisante ne lui m?nage plus l'occasion de succ?s d?cisifs et surtout ne lui permet plus d'achever ses victoires. Se rejetant brusquement en arri?re, l'arm?e du g?n?ral Moore ?chappe au filet et se d?robe ? un d?sastre. Napol?on se jette aussit?t sur ses traces, la serre de pr?s dans les montagnes de la Galice, lui prend ses tra?nards, ses bagages, ses magasins, la pousse furieusement vers la c?te, o? il esp?re l'an?antir avant que des vaisseaux anglais en aient recueilli les d?bris. Cependant, peut-il s'?garer longtemps dans cette extr?mit? lointaine de la P?ninsule, priv? de communications r?guli?res avec la France, absent en quelque sorte de l'Europe? Un soir, pendant une halte, des courriers le rejoignent ? travers mille p?rils; ? la lueur d'un feu de bivouac, il lit les d?p?ches qui lui sont pr?sent?es, et aussit?t une vive pr?occupation se peint sur ses traits. D'importantes nouvelles le rappellent en arri?re: sur divers points de l'Europe, les ?v?nements ont march?; l'Angleterre, l'Orient, l'Autriche surtout, la Russie enfin r?clament son attention et peuvent lui commander d'imm?diates r?solutions. On le voit alors s'arracher ? la poursuite des Anglais, laisser ? Soult le soin d'achever leur d?route, r?trograder sur Benavente, puis sur Valladolid: dans cette ville, o? il <
Les nouvelles qu'il avait re?ues en route, celles qui lui parvinrent ? Valladolid, portaient d'abord que les Anglais mettaient ? l'ouverture des pourparlers certaines conditions que repoussaient son ambition et son orgueil. Ils exigeaient que l'Espagne insurg?e f?t admise au d?bat, par l'organe de ses juntes, et trait?e en puissance reconnue. En m?me temps, l'Autriche semblait de plus en plus dispos?e ? se d?clarer pour eux, et l'avis de ses agitations, de ses mouvements, arrivait de toutes parts.
De cet entretien, le secr?taire d'?tat fran?ais emporte la conviction que la cour de Vienne n'attend <
Pour faire face ? un assaut plus probable, ? un danger plus imminent, l'Empereur ordonne de Valladolid des lev?es et quelques mouvements. Il renforce les corps laiss?s en Allemagne, rapproche l'un d'eux du Danube, envoie ? Eug?ne un plan pour la d?fense de l'Italie; il invite les princes de la Conf?d?ration rh?nane ? compl?ter leurs contingents, sans les rassembler encore; il pr?pare enfin, annonce son retour ? Paris, et fait remonter vers les Pyr?n?es quelques d?tachements de sa garde.
Ces mesures, il est vrai, ne sont prescrites qu'? titre de pr?cautions: elles seront r?voqu?es si l'Autriche se calme, et m?me l'Empereur ne se r?sout pas d?s ? pr?sent ? faire refluer vers le Nord toutes les troupes qu'il a destin?es ? la soumission d?finitive de l'Espagne et ? des entreprises directes contre l'Angleterre. Ce sont ces derni?res surtout qui restent son espoir secret et sa pens?e de pr?dilection. ? demi tourn? vers l'Autriche, il ne d?tache pas tout ? fait son regard des contr?es o? l'Angleterre lui donne prise et s'offre ? d?couvert: son attention reste partag?e entre la ligne du Rhin et des Alpes, o? il lui faut se mettre en d?fense, l'Espagne, o? il presse le si?ge de Saragosse et organise une exp?dition contre l'Andalousie, la M?diterran?e enfin et l'Orient, o? le ram?nent d'audacieuses vell?it?s d'offensive. L'Orient le sollicite ? nouveau, en paraissant se rouvrir de lui-m?me ? une intervention. Les courriers qui ont annonc? les dispositions mena?antes de l'Autriche ont en m?me temps donn? l'avis d'une r?volution de plus ? Constantinople. Le vizir Ba?ractar, qui durant quelques mois a montr? et incarn? l'autorit? aux yeux des Ottomans, vient de p?rir dans une s?dition, sous les d?bris de son palais en flammes; plus que jamais, la soldatesque fait la loi, et ce progr?s dans l'anarchie semble rapprocher pour la Turquie l'heure fatale de la dissolution. En pr?vision de cet ?croulement, le moment n'est-il pas venu de r?server et d'occuper certaines positions d'un int?r?t majeur pour la lutte finale contre l'Angleterre? En m?me temps que Napol?on signe l'appel aux souverains de la Conf?d?ration, il ordonne ? Toulon un rassemblement de forces navales; il d?cr?te qu'il aura dans ce port, au 1er mars, une escadre de soixante-quinze voiles, pr?te ? porter <
C'est qu'il n'a pas renonc? ? s'aider de la Russie pour contenir et paralyser l'Autriche. Plus que jamais, il remarque que cette puissance ?carte de ses pr?visions l'hypoth?se d'un concert effectif entre les deux empereurs. Faux calcul ?videmment, puisque Alexandre a contract? ? Erfurt des devoirs positifs et s'est oblig? ? nous secourir en cas d'attaque. Seulement, comme le Tsar n'a pas suffisamment manifest? ses intentions, l'erreur o? l'on est ? Vienne s'explique, demeure plausible, et c'est dans un doute persistant sur l'attitude finale de la Russie que Napol?on surprend toujours le secret de l'audace autrichienne.
? cet ?gard, la correspondance de Vienne fournissait des indices et des preuves. Andr?ossy, il est vrai, non plus que l'Empereur, ne pouvait conna?tre les motifs principaux qui fondaient la confiance de l'Autriche; il ignorait les propos d'Alexandre ? Erfurt et les confidences tra?tresses de Talleyrand. Mais, sans compter ces causes de rassurance, l'Autriche en avait d'autres, et celles-ci se montraient au grand jour. Entre la soci?t? de P?tersbourg, fonci?rement hostile ? la France, acharn?e ? ?branler l'oeuvre de Tilsit, et l'aristocratie viennoise, il y avait communaut? affich?e de passions, de rancunes, d'esp?rances, accord pour l'intrigue, et la coalition des salons semblait pr?c?der celle des gouvernements.
En Autriche, si le Tsar avait ses repr?sentants, la Russie mondaine et opposante avait aussi les siens, et ceux-ci tenaient ? Vienne une place consid?rable. C'?taient un certain nombre de Russes haut plac?s, hommes en vue, femmes ?l?gantes, qu'une hostilit? trop prononc?e ? la politique fran?aise d'Alexandre avait ?loign?s de P?tersbourg et qui ?taient venus apporter sur les rives du Danube leurs passions et leur langage d'?migr?s. Ce groupe d'exil?s volontaires, trait d'union entre les deux capitales, avait pour chef le comte Andr? Razoumowski, <
? entendre les plus mod?r?s parmi les Russes de Vienne, sans qu'il soit besoin de recourir aux moyens extr?mes, au <
Pour d?jouer ces men?es, pour couper court ? ces esp?rances, il suffisait pourtant qu'Alexandre, s'il ?tait r?solu ? tenir ses engagements, s'en exprim?t hautement, avec nettet?, sur un ton qui n'admettrait ni contestation ni r?plique; que la correction, l'?nergie de son langage f?t taire tous ceux, Autrichiens ou Russes, qui osaient pr?juger sa d?loyaut?; qu'il s'affirm?t ? la fois ma?tre chez lui et pr?t ? intervenir avec autorit? hors de ses fronti?res, pour r?primer ou punir toute atteinte ? la paix continentale. Napol?on revenait donc ? l'id?e, vainement poursuivie ? Erfurt, d'obtenir d'Alexandre qu'il mena??t l'Autriche. Pour convaincre le Tsar, il disposait d?sormais d'arguments plus nombreux, plus frappants, fournis par les circonstances. Lors de l'entrevue, l'Autriche n'avait pas encore manifest? par des signes indiscutables sa volont? de combattre; un doute pouvait ?tre l?gitimement conserv? sur ses projets. Mais ce qui s'?tait pass? ? Vienne depuis Erfurt, les armements continu?s, le ton pris par la soci?t?, par le cabinet, tout, en un mot, ne prouvait-il pas jusqu'? l'?vidence l'intention ferme et pr?con?ue de faire la guerre? L'?v?nement donnait raison ? Napol?on contre les scrupules d'Alexandre, et il ?tait difficile d'admettre que ce monarque, ? le supposer de bonne foi, se refus?t aujourd'hui aux d?marches dont il avait nagu?re contest? l'utilit?.
Ce service, il importait que la Russie nous le rend?t au plus vite, avant que l'Autriche se f?t livr?e ? des actes qui la compromettraient irr?vocablement; il ?tait indispensable que, d?s ? pr?sent, les deux cours alli?es s'entendissent pour accentuer, pour combiner leur langage, et l'un des motifs qui pr?cipitaient le retour de Napol?on en France, ?tait le d?sir d'entamer et d'acc?l?rer cette n?gociation. S'il court de Valladolid ? Paris, c'est qu'il veut trouver encore Roumiantsof dans cette capitale. Persuad? d?sormais de l'inanit? des tentatives aupr?s de l'Angleterre, le ministre russe annonce son d?part; il se dit rappel? en Russie par d'imp?rieux devoirs. Avant qu'il nous ?chappe, Napol?on veut le voir, lui parler, le convaincre de la n?cessit? d'agir ? Vienne avec force et sans retard.
D?s ? pr?sent, avant de quitter l'Espagne, il adresse au Tsar un appel direct. De Valladolid, il fait partir un de ses officiers d'ordonnance, M. de Ponthon, qui s'acheminera en toute h?te vers Saint-P?tersbourg. Cet officier est charg? d'une lettre pour l'empereur Alexandre, o? Napol?on se rappelle au souvenir de son alli? et lui envoie ses souhaits de nouvel an; il en re?oit une autre pour le duc de Vicence. Dans cette derni?re, qui est une instruction pressante, Napol?on prescrit ? son ambassadeur de faire sentir ? Alexandre l'urgence d'une action diplomatique ? deux et en trace le plan. Il faut que le cabinet de P?tersbourg r?dige avec Caulaincourt une remontrance commune; cette pi?ce sera con?ue en termes p?remptoires; elle portera ? l'Autriche sommation de discontinuer ses armements et de se remettre en posture pacifique. Les repr?sentants des deux puissances ? Vienne, l'ambassadeur de France et le charg? d'affaires russe, la pr?senteront ensemble, sous forme de notes identiques. Ils recevront en m?me temps pour instruction, s'ils ne jugent point pleinement satisfaisante la r?ponse qui leur sera faite, de quitter Vienne sur-le-champ, de leur propre initiative, d'un m?me mouvement, sans attendre de nouveaux ordres, et ce d?part simultan?, que suivront, s'il y a lieu, de plus imposantes mesures, pourra faire r?fl?chir l'Autriche et lui inspirer une salutaire terreur.
D?j? et par avance, Napol?on annonce et r?pand qu'il est s?r de la Russie, que cette cour marche ? sa suite, qu'elle envisage la situation comme lui et s'unira ? tous ses mouvements. Dans chacune des lettres qu'il dicte pour ses fr?res, pour son beau-fils, pour les souverains allemands, il associe Alexandre aux sentiments qu'il exprime et lui fait contresigner ses violentes diatribes contre la maison d'Autriche. Il mande ? Eug?ne: <
Ainsi, jouer de la Russie pour contenir et terrifier l'Autriche, telle redevient sa pens?e dominante. ? ce but convergent tous ses efforts, et certes n'est-ce point un m?diocre sujet d'observation que de le voir, dans cette oeuvre de politique pr?ventive, devancer de soixante ans le plus redoutable adversaire que la France ait rencontr? devant elle au cours de ce si?cle, et en quelque sorte lui tracer la voie. ? la veille de nos derniers d?sastres, en 1870, le ministre qui se fit l'incomparable artisan de la grandeur prussienne, pr?t ? s'engager contre nous, craignait que l'Autriche mal r?concili?e, gardant au coeur l'amertume d'une d?faite r?cente et d'un traitement rigoureux, ne se lev?t contre lui et ne m?t la Prusse entre deux adversaires. Il comprit alors que la Russie, par sa proximit?, par sa masse, par son aspect imposant, ?tait mieux ? m?me que quiconque d'exercer ? Vienne une action paralysante; il obtint d'elle, en faisant luire ? ses yeux le mirage de l'Orient, en la flattant d'avantages plus apparents que r?els, qu'elle immobiliserait l'Autriche et la frapperait d'interdit; c'?tait exactement le r?le que Napol?on, usant de proc?d?s identiques, avait essay? de sugg?rer au Tsar pendant l'entrevue d'Erfurt, qu'il lui proposait ? nouveau en janvier 1809, et c'?tait ? cette ?preuve, renouvel?e dans des circonstances plus critiques, plus pressantes, qu'il attendait et jugerait Alexandre.
Tandis que Napol?on, apr?s trois mois de combats et de marches, ne s'arrachait ? la guerre d'Espagne que pour organiser une campagne diplomatique, tandis que l'officier d?p?ch? par lui traversait l'Allemagne pour porter ? P?tersbourg le nouveau mot d'ordre de l'alliance, la cour de Russie continuait ? s'enfermer dans une sereine et souriante immobilit?. Alexandre t?moignait invariablement sa gratitude pour les avantages qui lui avaient ?t? promis ? Erfurt et ne montrait pas trop d'impatience ? les recueillir. Le seul point de son empire o? se manifest?t quelque activit? ?tait la fronti?re de Su?de; de ce c?t?, les hostilit?s avaient recommenc?, sans prendre un caract?re soutenu de force et de vigueur; on parlait d'une exp?dition contre les ?les d'Aland, d'une descente sur les c?tes de Su?de, mais l'une et l'autre restaient ? l'?tat de projet. Sur le Danube, les lenteurs et le formalisme des Ottomans retardaient l'ouverture du congr?s, dont le lieu avait ?t? fix? ? Jassy: en attendant l'issue de la n?gociation, les troupes russes, sous un chef octog?naire, le prince Prosarofski, se tenaient dans leurs cantonnements. Quant ? l'Autriche, croyant lui avoir rendu le calme par ses avis, Alexandre jugeait inutile de r?it?rer ses d?marches, se r?duisait ? une attitude passive, et sa diplomatie ? Vienne, comme sa nombreuse infanterie sur le Danube, restait l'arme au pied.
En aucun temps, l'opinion n'a admis que les souverains pussent se d?placer uniquement par convenance ou plaisir; elle attribue ? leurs voyages de secrets mobiles et en tire d'infinies cons?quences. Dans le cas pr?sent, si Fr?d?ric-Guillaume et la Reine se rendaient ? P?tersbourg, n'?tait-ce point pour ?mouvoir et attendrir le Tsar sur leur sort, pour le ramener ? leur cause, c'est-?-dire ? celle des rois opprim?s et tortur?s par Napol?on? Dans cette visite, concordant avec le d?part de Schwartzenberg pour la capitale russe, chacun voulait voir un nouvel et plus pressant effort de l'Allemagne pour arracher Alexandre ? l'alliance fran?aise. Nos agents avaient beau protester contre cette interpr?tation et r?p?ter par ordre <
Ce qui ajoutait ? ses craintes, c'?tait qu'Alexandre avait fait preuve tout r?cemment d'un int?r?t renouvel? pour la Prusse, et pris sa d?fense avec une chaleur presque indign?e. ? Erfurt, pour complaire ? son alli?, Napol?on avait accord? ? la Prusse un rabais de vingt millions sur l'indemnit? de guerre. Cette remise allait ?tre sanctionn?e par un accord en pr?paration entre les cours de Paris et de Koenigsberg, mais Napol?on, toujours dur ? la Prusse, g?tait son bienfait en l'entourant de restrictions et d'exigences. Il pr?tendait assujettir le vaincu ? payer l'int?r?t des sommes restant dues, ? solder certains frais occasionn?s par l'occupation des trois places de s?ret?, charges impr?vues qui diminueraient d'autant l'all?gement de la Prusse: la France reprenait en sous-main une partie de ce qu'elle avait paru g?n?reusement accorder. Dans ces rigueurs vexatoires, Alexandre voyait un d?faut d'?gards vis-?-vis de lui-m?me et presque un manque de foi; il s'en ?tait plaint ? Caulaincourt sur un ton de reproche et d'amertume qui ne lui ?tait pas habituel: <
Puis, pour le regagner, la Prusse amoindrie et ruin?e ne disposait-elle point d'un moyen plus puissant parfois que l'appareil de la force? La beaut?, la gr?ce de la reine Louise ne produiraient-elles pas ? P?tersbourg leur effet habituel? Jadis, Alexandre n'avait pas ?chapp? ? l'enchantement: aujourd'hui, il paraissait d'autant plus expos? ? le subir que son coeur semblait vacant. Depuis quelque temps, il y avait refroidissement dans ses rapports avec la femme qu'il aimait de longue date, avec celle que Savary et Caulaincourt avaient militairement nomm?e dans leurs d?p?ches <
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