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Read Ebook: Mon oncle Benjamin by Tillier Claude

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Ebook has 1487 lines and 71494 words, and 30 pages

MON ONCLE BENJAMIN

CLAUDE TILLIER

CE QU'?TAIT MON ONCLE

Je ne sais pas, en v?rit?, pourquoi l'homme tient tant ? la vie; que trouve-t-il donc de si agr?able dans cette insipide succession des nuits et des jours, de l'hiver et du printemps?... Toujours le m?me ciel, le m?me soleil; toujours les m?mes pr?s verts et les m?mes champs jaunes; toujours les m?mes discours de la couronne, les m?mes fripons et les m?mes dupes. Si Dieu n'a pu faire mieux, c'est un triste ouvrier, et le machiniste de l'Op?ra en sait plus que lui.

Encore des personnalit?s! dites-vous; voil? maintenant que vous faites des personnalit?s contre Dieu. Que voulez-vous! Dieu est, ? la v?rit?, un fonctionnaire, et un haut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas une sin?cure; mais je n'ai pas peur qu'il aille r?clamer contre moi ? la jurisprudence Bourdeau des dommages-int?r?ts de quoi faire b?tir une ?glise, pour le pr?judice que j'aurai port? ? son honneur.

Je sais bien que messieurs du parquet sont plus chatouilleux ? l'?gard de sa r?putation qu'il ne l'est lui-m?me; mais voil? pr?cis?ment ce que je trouve mauvais. En vertu de quel titre ces hommes noirs s'arrogent-ils le droit de venger des injures qui lui sont toutes personnelles? Ont-ils une procuration sign?e Jehovah qui les y autorise? Croyez-vous qu'il soit bien content quand la police correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et en foudroie brutalement des malheureux, pour un d?lit de quelques syllabes? Qu'est-ce qui prouve, d'ailleurs, ? ces messieurs que Dieu ait ?t? offens?? Il est l? pr?sent, attach? ? sa croix, tandis qu'ils sont, eux, dans leur fauteuil. Qu'ils l'interrogent; s'il r?pond affirmativement, je consens ? avoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du tr?ne la dynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de rois qu'avait impr?gn?e tant d'huile sainte? Je le sais, moi, et je vais vous le dire. C'est parce qu'elle a fait la loi sur le sacril?ge.

Mais ce n'est pas l? la question.

Qu'est-ce que vivre? Se lever, se coucher, d?jeuner, d?ner, et recommencer le lendemain. Quand il y a quarante ans qu'on fait cette besogne, cela finit par devenir bien insipide.

Les hommes ressemblent ? des spectateurs, les uns assis sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupart debout, qui assistent tous les soirs au m?me drame, et b?illent tous ? se d?traquer la m?choire; tous conviennent que cela est mortellement ennuyeux, qu'ils seraient beaucoup mieux dans leur lit, et cependant aucun ne veut quitter sa place.

Vivre, cela vaut-il la peine d'ouvrir les yeux? Toutes nos entreprises n'ont qu'un commencement; la maison que nous ?difions est pour nos h?ritiers; la robe de chambre que nous faisons ouater avec amour, pour envelopper notre vieillesse, servira ? faire des langes ? nos petits enfants. Nous nous disons: Voil? la journ?e finie; nous allumons notre lampe, nous attisons notre feu; nous nous appr?tons ? passer une douce et paisible soir?e au coin de notre ?tre: Pan! pan! quelqu'un frappe ? la porte; qui est l?? C'est la mort: il faut partir. Quand nous avons tous les app?tits de la jeunesse, que notre sang est plein de fer et d'alcool, nous n'avons pas un ?cu; quand nous n'avons plus ni dents ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons ? peine le temps de dire ? une femme: <> ? notre second baiser c'est une vieille d?cr?pite. Les empires sont ? peine consolid?s qu'ils s'?croulent: ils ressemblent ? ces fourmili?res qu'?l?vent, avec de grands efforts, de pauvres insectes; quand il ne faut plus qu'un f?tu pour les achever, un boeuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous sa roue. Ce que vous appelez la couche v?g?tale de ce globe, c'est mille et mille linceuls superpos?s l'un sur l'autre par les g?n?rations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche des hommes, noms de capitales, de monarques, de g?n?raux, ce sont des tessons de vieux empires qui r?sonnent. Vous ne sauriez faire un pas que vous ne souleviez autour de vous la poussi?re de mille choses d?truites avant d'?tre achev?es.

J'ai quarante ans; j'ai d?j? pass? par quatre professions: j'ai ?t? ma?tre d'?tudes, soldat, ma?tre d'?cole, et me voil? journaliste. J'ai ?t? sur la terre et sur l'Oc?an, sous la tente et au coin de l'?tre, entre les barreaux d'une prison et au milieu des espaces libres de ce monde; j'ai ob?i et j'ai command?; j'ai eu des moments d'opulence et des ann?es de mis?re. On m'a aim? et on m'a ha?; on m'a applaudi et on m'a tourn? en d?rision. J'ai ?t? fils et p?re, amant et ?poux; j'ai pass? par la saison des fleurs et par celle des fruits, comme disent les po?tes. Je n'ai trouv?, dans aucun de ces ?tats, que j'eusse beaucoup ? me f?liciter d'?tre enferm? dans la peau d'un homme plut?t que dans celle d'un loup ou d'un renard, plut?t que dans la coquille d'une hu?tre, dans l'?corce d'un arbre ou dans la pellicule d'une pomme de terre. Peut-?tre si j'?tais rentier, rentier ? cinquante mille francs surtout, je penserais diff?remment.

En attendant, mon opinion est que l'homme est une machine qui a ?t? faite tout expr?s pour la douleur; il n'a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute la surface de son corps; en quelque endroit qu'on le pique, il saigne; en quelque endroit qu'on le br?le, il vient une v?sicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner aucune jouissance; cependant, le poumon s'enflamme et le fait tousser; le foie s'obstrue et lui donne la fi?vre; les entrailles se tordent et font la colique. Vous n'avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau qui ne puisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se d?traque ? chaque instant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour l'invoquer, il tombe dedans une fiente d'hirondelle qui les dess?che; vous allez au bal, une entorse vous saisit au pied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas; aujourd'hui, vous ?tes un grand ?crivain, un grand philosophe, un grand po?te: un fil de votre cerveau se casse, on aura beau vous saigner, vous mettre de la glace sur la t?te, demain vous ne serez qu'un pauvre fou.

La douleur se tient derri?re tous vos plaisirs; vous ?tes des rats gourmands qu'elle attire ? elle avec un lardon d'agr?able odeur. Vous ?tes ? l'ombre de votre jardin, et vous vous ?criez: Oh! la belle rose! et la rose vous pique; oh! le beau fruit! il y a une gu?pe dedans; et le fruit vous mord.

Vous dites: Dieu nous a faits pour le servir et l'aimer. Cela n'est pas vrai: il vous a faits pour souffrir. L'homme qui ne souffre pas est une machine mal faite, une cr?ature manqu?e, un estropi? moral, un avorton de la nature. La mort n'est pas seulement la fin de la vie, elle en est le rem?de. On n'est nulle part aussi bien que dans un cercueil. Si vous m'en croyez, au lieu d'un paletot neuf, allez vous commander un cercueil. C'est le seul habit qui ne g?ne pas.

Ce que je viens de vous dire, vous le prendrez pour une id?e philosophique ou pour un paradoxe, cela m'est certes bien ?gal. Mais je vous prie au moins de l'agr?er comme une pr?face; car je ne saurais vous en faire une meilleure ni qui convienne mieux ? la triste et lamentable histoire que je vais avoir l'honneur de vous raconter.

Vous me permettrez de faire remonter mon histoire jusqu'? la deuxi?me g?n?ration, comme celle d'un prince ou d'un h?ros dont on fait l'oraison fun?bre. Vous n'y perdrez peut-?tre pas. Les moeurs de ce temps-l? valaient bien les n?tres: le peuple portait des fers, mais il dansait avec, et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.

Car, faites-y attention, la ga?t? s'accoste toujours de la servitude. C'est un bien que Dieu, le grand faiseur de compensations, a cr?? sp?cialement pour ceux qui sont sous la d?pendance d'un ma?tre ou sous la dure et lourde main de la pauvret?. Ce bien, il l'a fait pour les consoler de leurs mis?res, comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre les pav?s qu'on foule aux pieds, certains oiseaux, pour chanter sur les vieilles tours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour sourire sur les masures qui font la grimace.

La ga?t? passe, ainsi que l'hirondelle, par-dessus les grands toits qui resplendissent. Elle s'arr?te dans les cours des coll?ges, ? la porte des casernes, sur les dalles moisies des prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume de l'?colier qui griffonne ses pensums. Elle trinque ? la cantine avec les vieux grenadiers; et jamais elle ne chante si haut--quand on la laisse chanter toutefois--qu'entre les noires murailles o? l'on renferme des malheureux.

Du reste, la ga?t? du pauvre est une esp?ce d'orgueil. J'ai ?t? pauvre entre les plus pauvres; eh bien! je trouvais du plaisir ? dire ? la Fortune: Je ne me courberai pas sous ta main; je mangerai mon pain dur aussi fi?rement que le dictateur Fabricius mangeait ses raves; je porterai ma mis?re comme les rois portent leur diad?me; frappe tant que tu voudras, frappe encore: je r?pondrai ? tes flagellations par des sarcasmes! je serai comme l'arbre qui fleurit quand on le coupe par le pied; comme la colonne dont l'aigle de m?tal reluit au soleil tandis que la pioche est ? sa base!

Chers lecteurs, soyez contents de ces explications, je ne saurais vous en fournir de plus raisonnables.

Quelle diff?rence de cet ?ge avec le n?tre! l'homme constitutionnel n'est pas rieur, tant s'en faut.

Il est hypocrite, avare et profond?ment ?go?ste; ? quelque question qu'il se heurte le front, son front sonne comme un tiroir plein de gros sous.

Il est pr?tentieux et bouffi de vanit?; l'?picier appelle le confiseur, son voisin, son honorable ami, et le confiseur prie l'?picier d'agr?er l'assurance de la consid?ration distingu?e avec laquelle il a l'honneur d'?tre, etc., etc.

L'homme constitutionnel a la manie de vouloir se distinguer du peuple. Le peuple est en blouse de coton bleu, et le fils en manteau d'Elbeuf. Aucun sacrifice ne co?te ? l'homme constitutionnel pour assouvir sa manie de para?tre quelque chose. Il veut ressembler aux b?tons flottants. Il vit de pain et d'eau; il se passe de feu en hiver, de bi?re en ?t?, pour avoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des gants jaunes. Quand on le regarde comme un homme comme il faut, il se regarde, lui, comme un grand homme.

Il est guind? et compass?, il ne crie point, il ne rit pas tout haut, il ne sait o? cracher, il ne fait pas un geste qui d?passe l'autre. Il dit tr?s-bien bonjour monsieur, bonjour madame. Cela c'est de la bonne tenue; or, qu'est-ce que la bonne tenue? Un vernis menteur qu'on ?tale sur un morceau de bois, afin de le faire passer pour un jonc. On se tient ainsi devant les dames, soit, mais devant Dieu, comment faudra-t-il se tenir?

Il est p?dant; il suppl?e ? l'esprit qu'il n'a pas par le purisme du langage, comme une bonne m?nag?re suppl?e aux meubles qui lui manquent par l'ordre et la propret?.

Il est toujours au r?gime. S'il assiste ? un banquet, il est muet et pr?occup?; il avale un bouchon pour un morceau de pain, et se sert de la cr?me pour de la sauce blanche. Il attend, pour boire, que l'on porte un toast. Il a toujours un journal dans sa poche; il ne parle que de trait?s de commerce et de lignes de chemins de fer, et il ne rit qu'? la Chambre.

Mais, ? l'?poque o? je vous ram?ne, les moeurs des petites villes n'?taient pas encore fard?es d'?l?gance; elles ?taient pleines d'un charmant laisser-aller et d'une simplicit? tout aimable. Le caract?re de cet heureux ?ge, c'?tait l'insouciance. Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix, s'abandonnaient, les yeux ferm?s, au courant de la vie, sans s'inqui?ter o? ils aborderaient.

Les bourgeois ne sollicitaient pas d'emplois; ils ne th?saurisaient pas; ils vivaient chez eux dans une joyeuse abondance, et d?pensaient leurs revenus jusqu'au dernier louis. Les marchands, rares alors, s'enrichissaient lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et par la seule force des choses; les ouvriers travaillaient, non pour amasser, mais pour mettre les deux bouts l'un ? c?t? de l'autre; ils n'avaient point sur leurs talons cette terrible concurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse: Allons donc! Aussi, ne s'en donnaient-ils qu'? leur aise; ils avaient nourri leurs p?res, et quand ils ?taient vieux, leurs enfants devaient les nourrir ? leur tour.

Tel ?tait le sans-fa?on de cette soci?t? en goguette, que tout le barreau et que les membres du tribunal eux-m?mes allaient au cabaret et y faisaient publiquement des orgies: de peur qu'on en ignor?t, ils auraient volontiers appendu leur bonnet carr? aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grands comme petits, semblaient n'avoir d'autres affaires que de s'amuser; ils ne s'ing?niaient qu'? mettre une bonne farce ? ex?cution, ou ? imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors de l'esprit, au lieu de le d?penser en intrigues, le d?pensaient en plaisanteries.

Les oisifs, et ils ?taient en grand nombre, se rassemblaient sur la place publique; le jour de march? ?tait pour eux un jour de com?die. Les paysans qui venaient apporter leurs provisions ? la ville ?taient leurs martyrs; ils leur faisaient les cruaut?s les plus bouffonnes et les plus spirituelles; tous les voisins accouraient pour avoir leur part du spectacle. La police correctionnelle d'aujourd'hui prendrait les choses sur le ton du r?quisitoire; mais la justice d'alors s'amusait comme les autres de ces sc?nes burlesques, et bien souvent elle y prenait un r?le.

Mon grand-p?re, donc, ?tait porteur de contraintes; ma grand'm?re ?tait une petite femme ? laquelle on reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait ? l'?glise, si le b?nitier ?tait plein. Elle est rest?e dans ma m?moire comme une petite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elle avait d?j? cinq enfants, tant gar?ons que filles; tout cela vivait avec le ch?tif b?n?fice de mon grand-p?re, et se portait ? merveille. On d?nait sept avec trois harengs, mais on avait le pain et le vin ? discr?tion, car mon grand-p?re avait une petite vigne qui ?tait une source intarissable de vin blanc. Tous ces enfants ?taient utilis?s par ma grand'm?re selon leur ?ge et leurs forces. L'a?n?, qui ?tait mon p?re, s'appelait Gaspard; il lavait la vaisselle et allait ? la boucherie: il n'y avait pas de caniche dans la ville mieux apprivois? que lui; le cadet balayait la chambre; le troisi?me tenait le quatri?me sur ses bras, et le cinqui?me se roulait dans son berceau. Pendant ce temps-l?, ma grand'm?re ?tait ? l'?glise, ou causait chez la voisine. Au demeurant, tout allait bien; on arrivait cahin-caha, sans faire de dettes, jusqu'au bout de l'ann?e. Les gar?ons ?taient forts, les filles n'?taient pas mal, et le p?re et la m?re ?taient heureux.

Mon oncle Benjamin ?tait domicili? chez sa soeur; il avait cinq pieds dix pouces, portait une grande ?p?e au c?t?, avait un habit de ratine ?carlate, une culotte de m?me couleur et de m?me ?toffe, des bas de soie gris de perle, et des souliers ? boucles d'argent; sur son habit fr?tillait une grande queue noire, presque aussi longue que son ?p?e, qui, allant et venant sans cesse, l'avait badigeonn? de poudre, de sorte que l'habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses et blanches, ? une brique sur champ ?caill?e. Mon oncle ?tait m?decin, voil? pourquoi il avait une ?p?e. Je ne sais si les malades avaient grande confiance en lui; mais lui, Benjamin, avait peu de confiance dans la m?decine: il disait souvent qu'un m?decin avait assez fait quand il n'avait pas tu? son malade. Quand mon oncle Benjamin avait re?u quelque pi?ce de trente sous, il allait acheter une grosse carpe, et la donnait ? sa soeur pour lui faire une matelotte dont se r?galait toute la famille. Mon oncle Benjamin, au dire de tous ceux qui l'ont connu, ?tait l'homme le plus gai, le plus dr?le, le plus spirituel du pays, et il en e?t ?t? le plus... Comment dirais-je pour ne pas manquer de respect ? la m?moire de mon grand-oncle?... il en e?t ?t? le moins sobre, si le tambour de la ville, le nomm? Cic?ron, n'e?t partag? sa gloire.

Toutefois, mon oncle Benjamin n'?tait pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C'?tait un ?picurien qui poussait la philosophie jusqu'? l'ivresse, et voil? tout. Il avait un estomac plein d'?l?vation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-m?me, mais pour cette folie de quelques heures qu'il procure, folie qui d?raisonne chez l'homme d'esprit d'une mani?re si na?ve, si piquante, si originale, qu'on voudrait toujours raisonner ainsi. S'il e?t pu s'enivrer en lisant la messe, il e?t lu la messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des principes: il pr?tendait qu'un homme ? jeun ?tait un homme encore endormi; que l'ivresse e?t ?t? un des plus grands bienfaits du Cr?ateur, si elle n'e?t fait mal ? la t?te; et que la seule chose qui donn?t ? l'homme la sup?riorit? sur la brute, c'?tait la facult? de s'enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n'est rien; c'est la puissance de sentir les maux pr?sents, de se souvenir des maux pass?s, et de pr?voir les maux ? venir. Le privil?ge d'abdiquer sa raison est seul quelque chose. Vous dites que l'homme qui noie sa raison dans le vin s'abrutit: c'est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos. Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que la v?tre? Quand vous ?tes tourment? par la faim, vous voudriez bien ?tre ce boeuf qui pa?t dans l'herbe jusqu'au ventre; quand vous ?tes en prison, vous voudriez bien ?tre l'oiseau qui fend d'une aile libre l'azur des cieux; quand vous ?tes sur le point d'?tre expropri?, vous voudriez bien ?tre ce vilain lima?on auquel personne ne dispute sa coquille.

L'?galit? que vous r?vez, la brute en est en possession. Il n'y a, dans les for?ts, ni rois, ni nobles, ni tiers-?tat. Le probl?me de la vie commune que cherchent en vain vos philosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles, l'ont r?solu depuis des milliers de si?cles. Les animaux n'ont point de m?decins; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, ni bancals, et ils n'ont pas peur de l'enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois ans qu'il exer?ait la m?decine; mais la m?decine ne lui avait pas fait des rentes, bien loin de l?: il devait trois habits d'?carlate ? son marchand de drap, trois ann?es d'accommodage ? son perruquier, et il avait dans chacune des auberges les plus renomm?es de la ville un joli petit m?moire, sur lequel il n'y avait que quelques m?decines de pr?cautions ? d?duire.

Ma grand'm?re avait trois ans de plus que Benjamin; elle l'avait berc? sur ses genoux, port? dans ses bras, et elle se regardait comme son mentor. Elle lui achetait ses cravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemises et lui donnait de bons conseils qu'il ?coutait fort attentivement, il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas le moindre usage.

Tous les soirs, r?guli?rement apr?s souper, elle l'engageait ? prendre femme.

--Fi! disait Benjamin, pour avoir six enfants comme Machecourt--c'est ainsi qu'il appelait mon grand-p?re--et d?ner avec les nageoires d'un hareng!

--Mais, malheureux, tu auras au moins du pain!

--Oui, du pain qui sera trop lev? aujourd'hui, demain pas assez, et qui apr?s-demain aura la rougeole! Du pain! qu'est-ce que c'est que cela? C'est bon pour emp?cher de mourir, mais ce n'est pas bon pour faire vivre. Je serai, ma foi, bien avanc? quand j'aurai une femme qui trouvera que je mets trop de sucre dans mes fioles et trop de poudre dans ma queue; qui viendra me chercher ? l'auberge, qui me fouillera quand je serai couch?, et qui s'ach?tera trois mantelets pendant que moi un habit.

--Mais tes cr?anciers, Benjamin, comment feras-tu pour les payer?

--D'abord, tant qu'on a du cr?dit, c'est comme si on ?tait riche, et quand vos cr?anciers sont p?tris d'une bonne p?te de cr?anciers, qu'ils sont patients, c'est comme si on n'en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre au courant? Une bonne maladie ?pid?mique. Dieu est bon, ma ch?re soeur, et ne laissera pas dans l'embarras celui qui raccommode son plus bel ouvrage.

--Oui, disait mon grand-p?re, et qui le met si bien hors de service qu'il faut le porter en terre.

--Eh bien! r?pondait mon oncle, c'est l? l'utilit? des m?decins; sans eux le monde serait trop peupl?.

? quoi servirait-il que Dieu se donn?t la peine de nous envoyer des maladies, s'il se trouvait des hommes qui pussent les gu?rir?

--? ce compte, tu es un malhonn?te homme; tu voles leur argent ? ceux qui t'appellent.

--Non, je ne le leur vole pas, parce que je les rassure, que je leur donne l'espoir, et que je trouve toujours moyen de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.

Ma grand'm?re, voyant que la conversation avait chang? d'objet, prenait le parti de s'endormir.

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