Read Ebook: L'Illustration No. 3247 20 Mai 1905 by Various
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Ebook has 162 lines and 14222 words, and 4 pages
Au bout d'une petite heure Furrer d?niche un trou o? nous pourrons dormir. Mais quel trou I A quelques m?tres en dessous de la petite pointe, dans la d?gringolade des blocs qui se pr?cipitent en se bousculant vers le fond de la vall?e de Saas, il a avis? un pan de paroi assez raide supportant une ?norme table de gneiss. Celle-ci est tomb?e ? l'endroit o? la pente pr?sente comme deux gradins, de sorte qu'elle recouvre le di?dre droit qu'ils forment ? eux deux. Le r?sultat est un trou triangulaire, sorte de boyau horizontal tr?s ?troit et dont le sol est capitonn? de moellons.
Jamais un troglodyte n'aurait admis pareil repaire, mais chacun sait que les troglodytes n'?taient pas des alpinistes que le feu sacr? r?chauffe.
Nous ne pouvons, bien entendu, tenir l?-dedans qu'en prolongement les uns des autres, et le dernier a m?me l'agr?ment d'avoir dehors toute la moiti? inf?rieure du corps. A peine entr?, un petit vent coulis m'apprend que notre fourreau est ouvert aux deux bouts, et le temps est devenu tr?s froid... Je suis sur le dos, comprim? lat?ralement; c'est tout juste si je puis tenir. La table qui nous fait plafond est tellement pr?s qu'il m'est impossible de prendre mes gants dans ma poche, et impossible de fermer mon veston! Je dois sortir pour le faire. Pour mes amis, c'est encore pis. Plus larges d'?paules que moi, ils ne peuvent se coucher que sur le flanc. Lorsque, bient?t courbatur?s et meurtris par les pierres de la couche, ils veulent se retourner, impossible encore, l'exigu?t? du r?duit ne le permet pas! Ils sont forc?s de sortir et de rentrer chaque fois. On imaginera sans peine ce que peut ?tre une nuit pass?e dans ces conditions, ? plus de 3.000 m?tres d'altitude, et par la gel?e. Nous avons ? peine dormi et abondamment grelott?.
Cependant l'homme est ainsi fait que, d?s le lendemain, nous n'aurions voulu pour rien au monde n'avoir point pass? par l?, et que l'?ventualit? d'autres nuits semblables fut envisag?e avec beaucoup de bonne humeur. Ne ch?rit-on pas jusqu'aux d?fauts de qui l'on aime?
Pendant la nuit le temps se leva et notre r?veil vit avec satisfaction un soleil ?blouissant dans un ciel sans nuage.
Nous nous mettons aussit?t ? l'oeuvre.
Le mur cyclop?en qui forme col entre les deux pointes a entre 30 et 40 m?tres de long. La petite pointe le domine de 17 ? 18 m?tres, et la grande pointe de 24 ? 25 m?tres. Au bout du mur, s?par? de la grande pointe par une crevasse de roc, on voit d?j? le vide de tous c?t?s. De plus, la cr?te du mur, avec ses gros blocs ? cassures aigu?s, est si incommode que, si l'on tombait pendant l'escalade, m?me si l'on n'?tait pas happ? par la crevasse, on ne saurait ?tre arr?t? par cette cr?te, et l'on irait achever de se fracasser au fond du pr?cipice...
Le seul moyen qui permette de grimper sur la grande pointe est d'y placer une corde, et, pour cela, d'y envoyer au pr?alable une pierre attach?e ? une cordelette.
En outre, l'autre c?t? de l'Edelspitze ne s'arr?tait nullement au niveau du petit col, mais descendait dans un ab?me de pr?s de 100 m?tres. Comme il ne fallait pas esp?rer pouvoir envoyer d'un seul coup plus de 100 m?tres de cordelette au del? du sommet, nous devions pr?voir qu'il y aurait d'abord ? la faire descendre au fond du pr?cipice, puis que l'un de nous devrait aller l'y saisir et, pendant qu'on lui imprimerait des oscillations transversales, la tirer tout enti?re jusqu'? ce qu'il ait en main la premi?re corde de Manille attach?e ? sa suite. Sur ce gneiss granito?de, le frottement serait ?norme et risquerait de compromettre tout le succ?s de l'op?ration. Si la cordelette pouvait partir de haut, au lieu de partir de bas, ce risque serait beaucoup diminu?.
Nous d?cidons, en cons?quence, d'?tablir notre quartier g?n?ral sur le sommet de la tour carr?e.
L'escalade de cette petite pointe est l'une des courses classiques qui se font depuis Saint-Nicolas, ? cause de la belle vue qu'elle procure et de la jolie varappe qu'elle offre sur une paroi verticale munie de petites prises.
Nous e?mes ? la monter et ? la descendre une douzaine de fois au cours de nos multiples assauts.
Son sommet est une plate-forme inclin?e dont la partie nord se rel?ve en une table horizontale et branlante, d'un demi-m?tre carr? de surface, environ. Son profil se d?tache tr?s visiblement sur la photographie, prise dans le versant de Saas, d'un peu trop bas, ce qui raccourcit les hauteurs et fait cacher la v?ritable cr?te du mur par des blocs situ?s en avant de lui pr?s de l'objectif.
Nous commen?ons de l?-haut les exercices de tir, mais avec un pi?tre r?sultat. Le but ? d?passer est tr?s loin. Les pierres auxquelles nous faisons franchir le sommet sont beaucoup trop l?g?res pour entra?ner la moindre cordelette, et nous ne sommes pas assez forts pour lancer celles qui seraient suffisamment lourdes.
Que faire? Je me rappelle heureusement qu'?tant gamin j'avais acquis une certaine adresse ? la fronde, et m?me, autour de ce souvenir, volettent ceux de tr?s nombreuses remontrances familiales... Si j'essayais une r?habilitation?
On apporte les ?cheveaux que nous avions pass? une couple d'heures ? d?m?ler au commencement de la matin?e, on en d?vide soigneusement 60 ? 70 m?tres, et on les dispose sur la table de pierre de mani?re ? ce qu'ils puissent ?tre facilement entra?n?s par le projectile, sans g?ner son essor. Je saisis la ficelle ? environ 50 centim?tres de la pierre, et... je sens que cela n'ira pas. Il n'y a pas assez de longueur pour une pierre aussi lourde et, si j'en prends davantage, la pierre touche par terre ? chaque tour et l'?lan est bris?.
Mais nous sommes sur une plate forme dominant des parois tout ? fait verticales, et l? va ?tre le salut. Je me place tout au bord de la plate-forme, retenu de la main gauche ? la table branlante, le buste pench? ? droite et surplombant en dehors, la pierre se balan?ant dans Je vide plus bas que mes pieds, ? un m?tre cinquante de ma main.
Dans cette position d?licate, je commence ? gymnastiquer pour mettre l'appareil en mouvement--la fronde est lanc?e, elle tourne de plus en plus fort.--Hop! Je l?che tout, la pierre file comme une fl?che, monte et dispara?t ensuite derri?re l'Edelspitze...: la cordelette est d?pos?e sur la petite ?paule, juste ? l'endroit d?sign?!
Nous sommes tr?s excit?s: Furrer se h?te de descendre pour aller au pied de la grande pointe, au fond du pr?cipice. Kern va prendre un poste interm?diaire. Par lui nous pourrons communiquer.
Le temps que tout cela n?cessite me met dans une agitation violente; je bous sur place. Enfin, j'entends l'appel et je puis laisser filer la ficelle... Quelques minutes anxieuses s'?coulent, puis je sens Furrer qui a saisi la pierre et qui tire. Cela va tout seul; voil? le premier noud, il passera comme une lettre ? la poste... Crac: il ne passe pas..., tout est perdu!
Je bondis sur la table et je scrute la petite ?paule... H?las! Je devine, plut?t que je ne vois, une protub?rance qui J'agr?mente, orn?e d'une fente ? peine visible, o? la cordelette a ?t? se loger par une guigne inou?e.
Pendant plus d'une heure, sur cette table tremblante et si exigu? que je ne pouvais avoir les pieds assez ?cart?s pour ?tre solide, j'imprime ? la cordelette les soubresauts les plus violents. Tout est inutile; il est impossible de la d?gager.--Finalement, rompu et ext?nu?, je dois me r?soudre ? ramener ? moi le tout, pour recommencer dans l'apr?s-midi...
Le d?jeuner qui nous r?unit en bas fut silencieux.
Le malheur s'acharne apr?s nous: avec midi se lev? un vent d'ouest furieux. Des regards s'?changent, inquiets et assombris.
Remont?s sur notre belv?d?re, nous avons la contrari?t? de voir cinq ou six tentatives ?chouer les unes apr?s les autres. La pierre franchissait bien le sommet ? l'endroit voulu, mais le vent d?jetait toute la cordelette ? l'est et elle retombait comme le fil d'une gigantesque faucille, sans m?me toucher le rocher.
Plusieurs heures se passent ainsi, ?nervantes au possible.
Mais, loin de nous enlever notre courage, ces d?faites nous fouettent et nous d?clarons que nous resterons ici autant de jours et m?me autant de semaines qu'il en faudra pour vaincre. L'excellent Furrer, d'une complaisance in?puisable, s'offre ? descendre dans la vall?e de Saas pour aller ? Huteggen chercher deux cordes encore et des vivres.
Soudain une accalmie se fait. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'ai saut? ? mon poste; la pierre tourne, ronfle, ronfle..., s'?lance en un jet d?sesp?r?... Nous retenons le souffle... C'est la victoire! la cordelette est plac?e juste ? l'endroit pr?cis, large de quelques mains ? peine, laiss? ? c?t? de la maudite fissure!
Nous sommes incapables d'articuler une parole. Je laisse filer une quarantaine de brasses... et nous voil? de nouveau assaillis par une rafale endiabl?e... <
A moi maintenant d'aller dans le pr?cipice cueillir le pr?cieux filin.--Il ?tait cinq heures.--Nous e?mes toutes les peines du monde ? nous entendre et ? mettre nos mouvements d'accord. Mais le mal?fice ?tait rompu et, vers sept heures, j'eus assez de corde pour entourer solidement un gros bloc, Kern amarrait de m?me le paquet restant au sommet de la tour carr?e et nous nous retrouvions bient?t ? son pied.
Une immense d?tente nous d?lassait tout l'?tre. Le vent avait fini par comprendre et s'?tait tu. Le soleil, avant de se coucher l?-bas, derri?re le Weisshorn et le Cervin, mettait au front de la vierge surprise toutes les rougeurs de l'?moi. La corde entre les deux tours faisait flotter dans les airs la gr?ce exquise d'une adorable cha?nette. Une soir?e parfaite se pr?parait.
Revenus au bivouac, nous voyions monter du fond des vall?es des ombres violettes, et s'?loigner l'horizon... Au nord-est, la Jungfrau, le Finsteraorhorn et toutes les blanches Alpes bernoises, balafr?es de noir, transparaissaient sous une bu?e mauve et grise, tandis qu'en face de nous le Monte-Leone, le Weissmies et toute la cha?ne du Fletsehhorn se nuan?aient de rose et de vert tendre; des vapeurs invisibles retenaient dans le ciel les derniers rayons du soleil; et c'?tait comme un doux chant du soir... La mar?e des ombres violettes montait avec le silence merveilleux de la nature apais?e. Puis toutes les teintes et des montagnes et du ciel sembl?rent palpiter plus fort et h?siter un instant, mais se fondirent en une seule, et ce fut la nuit.
Nous l?zardions au soleil, le lendemain matin, lorsque, vers huit heures et demie, parut Furrer, escort? de son fils a?n?, un sympathique gamin de quatorze ans.
La vue du <
Nous pensions pouvoir terminer rapidement les derniers pr?paratifs; mais la matin?e enti?re fut n?cessaire pour faire passer sur la grande pointe le restant de la corde et pour l'arrimer au fond du pr?cipice.
L'autre bout est alors descendu de la tour carr?e et attach? ? un gros bloc contre la paroi m?me de la vierge. Il pendait ainsi de notre c?t?, depuis la petite ?paule, tout droit.
Enfin, voici l'heure... je m'encorde: il faut, en effet, que je monte l?-haut un filin suppl?mentaire, et c'est en le laissant pendre dans mon dos qu'il me g?nera le moins. Je me serais d'ailleurs pass? volontiers de cet ornement de 30 m?tres qui ne m'apportait aucune aide, m?me morale, et qui venait augmenter d?sagr?ablement le poids que mes bras allaient avoir ? hisser jusqu'? la petite ?paule, soit pendant 18 ? 19 m?tres.
N'ayant pas d'entra?nement particulier, la fatigue ?tait, en effet, la seule inconnue ? redouter. Il y avait bien l'ignorance o? nous ?tions de la forme de l'?paule. Mais, m?me si celle-ci ?tait en lame de rasoir, j'avais toutes les chances d'arriver en haut avant que la corde ne se soit coup?e.
La crevasse qui termine ce mur cyclop?en est franchie et je me d?chausse. On doit, en effet, monter en tirant sur les bras, le buste droit, les jambes en ?querre avec lui, l?g?rement fl?chies, les pieds appuy?s bien ? plat sur la paroi, et les souliers ne donneraient pas assez d'adh?rence.
J'entendais distinctement chaque battement du cour, non que je fusse en proie ? une appr?hension quelconque, mais, au contraire, ? une excitation folle... puis, ? peine eus-je touch? le rocher que toute ?motion disparut comme par enchantement...
D'un trait, je suis au milieu de ma course. L? est une niche minuscule, juste de quoi y mettre les deux talons. Je ne r?siste pas au plaisir de m'y arr?ter, adoss? au roc, la vie tout enti?re tenue dans la main... C'est l? une minute exquise, que je prolonge avec une volupt? singuli?re, tout l'?tre fr?missant et heureux comme un instrument qu'on fait chanter...
Quelques brass?es encore et j'arrive ? l'?paule. Un r?tablissement, et m'y voici camp?. Elle est plate. Je quitte et range, comme en un r?ve, le filin suppl?mentaire. 5 ? 6 m?tres me s?parent du sommet. Je ne sais s'ils sont faciles ou difficiles, j'ai l'esprit tellement ravi que mes membres se sont ?vad?s de la pesanteur et, dans un ?blouissement, j'arrive en haut...
Revenu ? la petite ?paule, je r?clame notre ?tendard.--Il nous avait ?t? impossible de trouver ? Zermatt un drapeau fran?ais. Kern aurait voulu emporter un parapluie, mais cette id?e ne m'avait pas enthousiasm?. Sur ces entrefaites, M. Gindraux, l'aimable directeur du Grand Bazar, ?tait verni tr?s gracieusement nous offrir une charmante ombrelle. Et elle avait un petit air si f?minin, avec ses fra?ches couleurs, sa jolie robe, sa taille toute fine et son petit pied verni, que je fus s?duit... Durant le voyage, elle eut toujours la meilleure place et chacun s'ing?nia ? la garantir de la pluie, ? lui ?pargner les cahots de la route, ? la combler de pr?venances. Et c'est ainsi que, plus pimpante que jamais, elle vint, avec son sourire mutin, me rejoindre au sommet.
Apr?s elle monta Furrer, puis Kern. Un apr?s-midi radieux nous donnait une vue d'une rare beaut? et deux heures s'?coul?rent dans l'enchantement...
Puis il fallut partir et nos e?mes la cruaut? d'abandonner notre gentille compagne, bien fix?e au sommet d'un cairn. Ce sacrifice ?tait n?cessaire. Les guides, ? Zermatt, s'?taient trop moqu?s de nous pour ne pas devoir ?tre tr?s vex?s de notre succ?s. Ils eussent certainement essay? de revendiquer la paternit? d'un cairn. L'ombrelle ?tait notre signature.
La nuit ?tait noire lorsque nous arriv?mes ? Saint-Nicolas. Mais dans nos cours ?tait le rayonnement lumineux d'une chaude clart?, infiniment douce. EDOUARD MONOD-HEKZEN
NOTES ET IMPRESSIONS
C'est une loi primordiale, absolue, que la loi du progr?s: tout s'?l?ve dans l'infini, nos fautes sont des chutes. CAMILLE FLAMMARION.
Riches et pauvres, mauvaise classification; d?pendants et ind?pendants, voil? la v?ritable. EMILE AUGIER.
Quelle ironie! des guerres de religion dans un pays qui n'a pas de Religion. ERNEST LEGOUV?.
L'esp?rance: la richesse de l'?me dont les vaincus ne doivent jamais se Dessaisir. PHILIBERT AUDEBRAND.
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