Read Ebook: Le Désespéré by Bloy L On
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Ebook has 1065 lines and 105935 words, and 22 pages
Dulaurier referma les yeux et, dans la ti?deur du lit, au grondement d'un excellent feu, s'immergea dans l'exquise ignavie matutinale de ces colons de l'heureuse rive du monde, pour qui la journ?e, qui monte est toujours sans menaces, sans abjection de comptoir ni servitude de bureau, sans le dissolvant effroi du cr?ancier et la diaphragmatique tr?pidation des coliques de l'?ch?ance, sans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs de l'exp?dient ?ternel!
Ah! que le Pauvre est absent de ces r?veils d'affranchis, de ces voluptueux entreb?illements d'?mes entretenues, ? la chantante arriv?e du jour! Comme il est,--alors,--Cimm?rien, t?lescopique, aboli dans l'ult?rieure t?n?brosit? des espaces, le dolent Fam?lique, le sale et grand Pauvre, ami du Seigneur!
La fl?te pensante qu'?tait Dulaurier vibrait encore des bucoliques mondaines de la veille. L'?dredon de Norw?ge ondulait mollement, ? l'entour de son esprit, dans la grisaille lumineuse d'un demi-sommeil. Une jeune oie, venue du Cap Nord, ?pandait sur lui de chastes songes, neige psychologique sur cette flottante imagination glac?e ...
Il lut, sans aucune ?motion visible, les quatre pages de cette ?criture, droite et robuste, ? la fa?on des dolmens, dont l'?tonnante lisibilit? a fait la joie de tant d'imprimeurs. Vers la fin, cependant, une alarme soudaine apparut en lui, accompagn?e de gestes de d?tresse, aussit?t suivis de l'interpr?tative explosion d'une petite fureur nerveuse.
--Il m'emb?te, ce misanthrope, s'?cria-t-il, en rejetant la prose cruciale de son on?reux ami. Me prend-il pour un millionnaire? Je gagne ma vie, moi, il peut bien en faire autant! Eh! que diable, son p?re ne sera pas jet? ? la voirie, peut-?tre! Pourquoi pas les fun?railles d'H?phestion ? ce vieil imb?cile?
Il s'habilla, mais sans enthousiasme. Sa journ?e allait ?tre g?t?e.
--J'avais bien besoin de ?a! D?cid?ment, il n'y a de belles ?mes que les m?lancoliques et les tendres et ce Marchenoir est dur comme le diable... Ca?n! c'est la seule id?e spirituelle que son p?re ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais, que faire? Si je ne lui r?ponds pas, je m'en fais un ennemi, ce qui serait absurde et intol?rable. J'ai pu le bl?mer pour son fanatisme et ses violences dont j'ai vainement essay? de lui d?montrer l'injustice, surtout lorsqu'il s'est attaqu? d'une fa?on si sauvage ? ce pauvre L?cuyer, qu'il devrait pourtant ?pargner, ne f?t-ce que par amiti? pour moi; je me suis vu forc?, ? mon grand regret, de m'?carter de lui, ? cause de son insupportable caract?re, mais, enfin, je ne l'ai jamais attaqu?, moi, j'ai m?me dit du bien de lui, au risque de me compromettre et je lui ai laiss? voir assez clairement la piti? que m'inspirait sa situation. Il abuse aujourd'hui de ce sentiment ... Dix ou quinze louis, il va bien! C'est ? peine si je gagne deux mille francs par mois, je ne peux pourtant pas aller tout nu. D'un autre c?t?, si je lui r?ponds que je prends part ? son chagrin, mais que je ne puis faire ce qu'il me demande, il ne manquera pas de m'accuser d'avarice. Tout est dangereux avec cet enrag?. On est toujours trop bon, je l'ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude, en compagnie d'?mes charmantes et incorporelles!... Quelle lassitude est la mienne!... D?j? dix heures et cinq cents lignes d'?preuves ? corriger avant d'aller chez Des Bois qui m'attend ? d?je?ner!... Cette lettre m'exasp?re!
Il s'assit devant le feu, ses ?preuves ? la main, et se mit ? consid?rer le volubile effort d'une flamme bleu?tre autour d'une b?che humide.
--Mais, au fait, c'est bien simple, dit-il, tout ? coup, ? voix basse, r?pondant ? d'interrogantes pens?es int?rieures plus basses encore, Marchenoir est en fort bons termes avec Des Bois qui est riche, lui. Je d?ciderai sans doute le docteur ? faire quelque chose.
Le docteur Ch?rubin Des Bois habite un appartement somptueux dans le milliardaire quartier de l'Europe, au plus bel endroit de la rue de Madrid. C'est le m?decin du monde exquis, le th?rapeute des salons, l'exorciste d?licat des petites n?vroses distingu?es.
? peine au d?but de sa brillante carri?re, il a d?j? conquis des avenues et des boulevards. Ses gr?ces personnelles, faites de rien du tout, comme sa science m?me, passent g?n?ralement pour irr?sistibles. Sa petite t?te ascendante et mobile de casoar consultant, est habituellement scrutatrice ? la mani?re d'un sp?culum qui aurait d'aimables sourires. Casuiste m?dical plein de myst?res et conjecturant brochurier plein d'intentions, mais thaumaturge hypoth?tique, il serait peut-?tre le premier docteur du monde pour gu?rir les gens de mettre le pied chez lui, s'il n'avait re?u l'admirable don de tranquilliser Cypris ulc?r?e et d'attraire ainsi une vaste client?le de muqueuses aristocratiques dont il est devenu le tentaculaire confident.
Curieux d'alchimie et de traditions occultes, mais sans archa?que manipulation de substances, jobardement ?pris de toute absconse doctrine capable de travestir son n?ant, fanatique de litt?rature d?cente et d'art correct, ami respectueux de cabots puissants, tels que Paulus, ou d'avares scribes, tels que Georges Ohnet,--prototypes accomplis des relations de son choix,--il gratifie d'excellents d?ners tous les estomacs influents qu'il suppose coutumiers des reconnaissantes digestions.
On l'a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eu sa minute de c?l?brit?. On avait pu penser un moment qu'il allait s'asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussit?t, r?va de l'annexer.
Marchenoir ?tait, alors, comme il fut tant de fois, dans une de ces agonies, o? le lycanthrope le plus imprenable s'abandonne ? la moite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher f?rocement d'un coup de m?choire.
Puis, le mis?rable ?tait ainsi fait, pour sa confusion et son indicible rage, que la grimace de l'amour l'avait toujours vaincu et qu'il se trouvait toujours d?sarm? devant l'expression postiche de la plus manifestement drogu?e des bienveillances.
Des Bois s'?tant arrang? pour le rencontrer comme par hasard, sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments du pamphl?taire et emporta, presque sans effort, les sauvages r?pugnances du r?volt?. Il obtint que Marchenoir d?jeun?t chez lui, sans t?moins.
Cela fut si parfaitement dit et d'une cordialit? si s?rement d?coch?e, que le pauvre Marchenoir, ravag? d'angoisses provenant du manque d'argent, menac? d'imminentes catastrophes et croyant voir le ciel s'entr'ouvrir, accepta sans d?lib?rer, avec un enthousiasme imb?cile.
Quant ? Des Bois, il ?tait bien trop habile et complexe pour comprendre quoi que ce f?t ? la simplicit? incroyablement rudimentaire d'un tel homme et il se tint pour assur? d'avoir conclu un heureux march?.
Cette amiti?, si ?trangement assortie, fut quelque temps sans nuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commenc? de broncher dans la vivifiante estime des journaux, le Ch?rubin docteur commen?a d'?tre oraculaire.
Avec d'infinies mesures, en de circonspectes exhortations, ce dernier fit comprendre ? son h?te que le bon sens ?tait tenu de r?prouver l'absurde inflexibilit? de ses principes, que le bon go?t endurait, par ses insolences ?crites, un intol?rable gril, qu'il fallait soigneusement se garder de croire qu'une si farouche ind?pendance d'esprit f?t un rail rigide pour arriver ? l'ind?pendance par l'argent, enfin qu'on avait esp?r? beaucoup mieux de lui et qu'on ?tait navr? de tout ?a jusqu'? l'effusion des larmes.
C'?tait la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras de l'ordure et les flanqua, p?le-m?le, avec l'argent, comme un tas de tr?sors, dans une incorruptible caisse de c?dre, bard?e d'un airain vibrant, au plus profond de son coeur!
La loi des <
Ils n'avaient ? d?plorer que de s'?tre rencontr?s si tard. Ils se connaissaient, par malheur, depuis peu de temps. Quoiqu'ils fr?quentassent ? peu pr?s les m?mes salons,--l'un raffermissant et cicatrisant ce que l'autre se contentait de lubrifier,--un inconcevable guignon avait longtemps ?cart? les occasions, qui eussent d? ?tre sans nombre, d'une si d?sirable conjonction.
Cette circonstance, regrettable au point de vue de l'entrelacs de leurs esprits, avait ?t? providentielle pour Marchenoir, que le consciencieux Dulaurier n'aurait jamais permis de secourir avec un tel faste, s'il avait pu ?tre consult?.
Si maintenant, celui-ci venait, de lui-m?me, inciter Des Bois ? de nouvelles largesses, c'?tait uniquement, comme on vient de le voir, pour m?nager une amiti? dangereuse encore, bien que jug?e inutile, en pr?servant, au meilleur march?, du maculant soup?on de ladrerie, sa pure hermine d'excellent enfant.
C'est toujours une all?gresse chez le docteur quand Dulaurier s'y pr?sente. De part et d'autre, on se placarde de sourires, on se plastronne de simagr?es affectueuses, on se badigeonne au lait de chaux d'une s?pulcrale sensibilit?.
C'est un n?goce infini de filasse sentimentale, d'attendrissements hyperbor?ens, de congratulatoires frictions, de susurrements apolog?tiques, de petites confidences pointues ou fendill?es, d'anecdotes et de verdicts, une orgie de m?diocrit? ? cinquante services dans le d? ? coudre de l'insoup?onnable femelle de C?sar!
C'est peut-?tre l'effet le moins aper?u d'une d?gringolade fran?aise de quinze ann?es, d'avoir produit ces dominateurs, inconnus des ant?rieures d?cadences, qui r?gnent sur nous sans y pr?tendre et sans m?me s'en apercevoir. C'est la surhumaine oligarchie des Inconscients et le Droit Divin de la M?diocrit? absolue.
En vertu de ce principe qu'on ne d?truit bien que ce qu'on remplace, il fallait boucher l'?norme trou par lequel les anciennes aristocraties s'?taient ?vad?es comme des ordures, en attendant qu'elles refluassent comme une pestilence. Il fallait condamner ? tout prix cette dangereuse porte et les Ac?phales furent ?lus pour chevaucher un peuple de d?capit?s!
Aussi, la Fille a?n?e de l'?glise, devenue la Salope du monde, les a tri?s avec une sollicitude infinie, ces lys d'impuissance, ces n?nuphars bleus dont l'innocence ravigote sa perverse d?cr?pitude! Si l'Exterminateur arrivait enfin, il ne trouverait plus une ?me vivante dans les quartiers opulents de Paris, rien aux Champs-?lys?es, rien au Trocad?ro, rien au parc Montceau, trois fois rien au Faubourg-Saint-Germain et, sans doute, il d?daignerait ang?liquement de frapper du glaive les simulacres humains pav?s de richesses qu'il y d?couvrirait!
Dulaurier ne parla pas imm?diatement de Marchenoir. Par principe, il ne parlait jamais imm?diatement de rien et rarement, ensuite, se d?cidait-il ? parler avec nettet? de quoi que ce f?t. Il gazouillait des conjectures et s'en tenait l?, abandonnant les grossi?ret?s de l'affirmation aux esprits sans d?licatesse.
Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir l?.
--J'ai re?u une lettre de Marchenoir, commen?a-t-il. Le pauvre diable m'?crit de P?rigueux que son p?re est ? l'agonie. La mort ?tait attendue hier matin. Il me demande d'une mani?re presque imp?rieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd'hui m?me, pour les fun?railles. Il a l'air de croire que j'ai des paquets de billets de banque ? jeter ? la poste, mais il para?t afflig? et je suis fort embarrass? pour lui r?pondre.
--Je ne vois pas d'autre r?ponse que le silence, pronon?a Des Bois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu'il faut renoncer ? secourir utilement. Il m?prise et offense tout le monde, ? commencer par ses meilleurs amis. J'ai voulu le tirer d'affaire et il s'en est fallu de peu qu'il ne me m?t dans l'embarras. C'est assez comme cela. Je n'ai pas le droit de sacrifier mes int?r?ts et mes devoirs d'homme du monde ? un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.
--Il a du talent, c'est bien dommage!
--Oui, mais quelle odieuse brutalit?! Si vous saviez le ton qu'il apportait ici! Il paraissait ne faire aucune diff?rence entre ma maison et une ?curie qui e?t ?t? l'annexe d'un restaurant. Heureusement, je ne l'ai jamais re?u quand j'avais du monde. Il prenait ? t?che de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgr? mes pr?cautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, ? qui il ne peut pardonner son succ?s. Eh bien! il affecta de le consid?rer comme une ?pluchure. Vous conviendrez que ce n'est pas fort agr?able pour moi. Croiriez-vous qu'il avait pris l'habitude de manger constamment de l'ail et qu'il empestait de cette inf?me odeur mon appartement et jusqu'? mon cabinet de consultation? Je me suis vu forc? de le consigner et je crois qu'il a fini par comprendre, car il a cess? de venir depuis deux ou trois mois.
--Il est malheureux. Il faut avoir piti? de lui. Tout mon spiritualisme est l?, mon bon Des Bois. Il n'y a de divin que la piti?. Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-m?me et je pourrais faire les m?mes plaintes. Je lui ai bien souvent et combien vainement reproch? son intol?rance et son injustice! Lui-m?me, il s'accuse d'avoir fait mourir son p?re de chagrin. Il ne m'a jamais r?pondu que par le m?pris et l'injure. Une fois, ne s'est-il pas emport? jusqu'? me dire qu'il ne m'estimait pas assez pour me ha?r? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m'a laiss? entrevoir que je devais me sentir fier d'avoir ?t? sollicit? par un homme de son m?rite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous! Cet ?nergum?ne catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c'est assez pour qu'on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennit?s triomphales de l'ancienne Rome, charg? de temp?rer l'apoth?ose en insultant le triomphateur? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journ?e finie et sa hotte d'injures vid?e, il s'en va tendre humblement la main, pour l'amour de Dieu, ? ceux-l? m?mes qu'il vient d'inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu'il serait criminel de d?courager cette industrie?
Dulaurier ayant expuls? ces choses, une brise de contentement passa sur son coeur. Il se replanta sous l'arcade un instable monocle que l'?motion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast ? la Justice ?ternelle.
--Mais que voulez-vous donc que je fasse? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perp?tuelles fureurs!
La voix chantante de Dulaurier ?tait descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu'aux notes gravement onctueuses d'un baryton persuasif.
--Soit! conclut Des Bois, apr?s un assez long combat. Par consid?ration pour vous, Dulaurier, je consens ? faire encore un sacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croirais coupable si j'encourageais l'orgueil et la paresse de ce gar?on qui n'est malheureux que par sa faute, vous en convenez vous-m?me. Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vous m'obligerez en lui faisant comprendre qu'il ne doit plus rien esp?rer de moi.
En cons?quence, le po?te sigisb?en des flueurs psychologiques du grand monde jetait ? la poste, le soir m?me, un message ainsi libell?:
< < < < < < < <<--Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pas ? P?rigueux? Il y serait assur?ment beaucoup mieux qu'? Paris o? il est aussi mal que possible. Il y trouverait infailliblement des amis de sa famille, d'anciens condisciples qui seront heureux de lui procurer des moyens d'existence ...
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