Read Ebook: Eaux printanières by Turgenev Ivan Sergeevich Delines Michel Translator
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Ebook has 1863 lines and 49834 words, and 38 pages
Translator: Michel Delines
EAUX PRINTANI?RES
IVAN TOURGUENEFF
Nouvelle traduction in?dite de MICHEL DELINES
PARIS
ERNEST FLAMMARION, LIBRAIRE-?DITEUR
AVERTISSEMENT
Plus de dix ann?es ont d?j? pass? sur la tombe du grand romancier russe, Ivan Tourgueneff. De son vivant, ses romans avaient ?t? connus et appr?ci?s par les lettr?s, mais sans p?n?trer jusqu'au grand public.
Le moment est venu de r?unir les oeuvres du plus parfait ?crivain de ces derniers temps en une collection compl?te, que son prix modique rendra accessible ? toutes les bourses m?me les plus modestes.
La traduction de l'oeuvre de Tourgueneff a ?t? confi?e ? M. Michel Delines, dont les travaux sur la litt?rature russe sont depuis longtemps appr?cies par le public.
Les ouvrages para?tront dans l'ordre annonc? en t?te de ce volume.
EAUX PRINTANI?RES
... Joyeuses ann?es, Heureuses journ?es, Vous avez pass? Comme des eaux printani?res.
Vers deux heures du matin, Sanine rentra dans sa chambre. D?s que son domestique eut allum? les bougies, il le cong?dia--et se jetant dans un fauteuil, au coin de la chemin?e, il enfouit son visage dans ses mains.
Jamais il n'avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale.
S'il avait ?t? un peu plus jeune, il aurait pleur? d'angoisse, d'ennui, de surexcitation; une incisive et cuisante amertume, une saveur d'absinthe p?n?trait toute son ?me. Un sentiment de d?go?t, de douleur l'oppressait, l'enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuit d'automne;--et il ne savait comment se d?livrer de cette obscurit? ni de cette amertume.
Il ne pouvait pas attendre l'apaisement du sommeil; il savait qu'il ne dormirait pas.
Il se mit ? r?fl?chir,... avec paresse, lourdement, m?chamment.
Il songea ? la vanit?, ? l'inutilit?, ? la banale fausset? de tout ce qui est humain.
Il passa en revue tous les ?ges,--lui-m?me venait d'entrer dans sa cinquante-deuxi?me ann?e--et il n'en ?pargna aucun. Toujours le m?me effort dans le vide, toujours fouetter l'eau avec des b?tons, toujours se mentir ? soi-m?me, ? demi-sinc?re, ? demi-conscient.--Puis, tout ? coup, sur la t?te tombe la vieillesse, comme la neige... et avec la vieillesse la crainte de la mort qui va toujours en augmentant, qui d?vore et qui ronge... et apr?s, le saut dans l'ab?me!
Et c'est pour les privil?gi?s que la vie s'arrange ainsi!... Heureux qui ne voit pas avant la fin s'?tendre sur lui, comme la rouille sur le fer, les maladies, les souffrances...
La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi que les po?tes la d?crivent, mais comme un oc?an imperturbablement calme, immobile et transparent jusque dans ses profondeurs les plus obscures; lui-m?me il est assis dans une barque vacillante,--tandis que l?-bas, sur ce fond sombre et vaseux, on aper?oit comme d'?normes poissons, des monstres difformes: tous les maux de la vie, les maladies, les douleurs, la folie, la mis?re, la c?cit?...
Il regarde et voit un de ces monstres surgir des profondeurs, monter ? la surface, devenir plus net et en m?me temps plus horrible. Encore une minute et la barque soulev?e par le monstre va chavirer!...
Mais le monstre s'efface, il s'?loigne, il retourne au fond de la mer... il s'y tapit, et l'eau forme un remous autour de lui... Pourtant son heure viendra... il fera chavirer la barque...
Sanine secoua la t?te, et s'?lan?ant hors de son fauteuil, arpenta deux fois la chambre, puis il s'assit ? sa table ? ?crire, et ouvrant les tiroirs l'un apr?s l'autre, il se mit ? fouiller dans ses papiers, surtout parmi ses vieilles lettres de femmes.
Il ne savait pas lui-m?me pourquoi il remuait ces tiroirs, il ne cherchait rien, il voulait seulement, par une occupation quelconque, se d?livrer des pens?es qui le tourmentaient.
Apr?s avoir au hasard ouvert quelques lettres,--dans l'une, il trouva une fleur s?ch?e, retenue par une faveur dont la couleur ?tait pass?e,--il haussa les ?paules et, regardant le foyer, mit les lettres de c?t? avec l'intention ?vidente de br?ler t?t ou tard toute cette paperasse inutile.
Passant ? la h?te les mains dans tous les tiroirs, il ouvrit tout ? coup largement les yeux; il sortit lentement un petit coffret octogonal, de forme ancienne, et lentement souleva le couvercle. Dans la bo?te, sur une double couche d'ouate jaunie se trouvait une petite croix de grenat.
Il consid?ra quelques instants avec surprise cette croix, puis, tout ? coup, il poussa un faible cri.
Ses traits exprim?rent du regret et de la joie.
C'?tait l'expression d'un homme qui rencontre subitement un ami, qu'il a longtemps perdu de vue, mais qu'il a tendrement aim?, et qui tout ? coup lui appara?t, toujours le m?me, mais chang? par l'?ge.
Sanine se leva et, revenant ? la chemin?e, s'assit de nouveau dans le fauteuil, et pour la seconde fois se couvrit le visage de ses deux mains.
<
Et il se rappela des choses depuis longtemps pass?es.
Voici les souvenirs ?voqu?s par Sanine.
Pendant l'?t? de 1840, Sanine, qui venait d'atteindre sa vingt-deuxi?me ann?e, se trouvait ? Francfort, revenant d'Italie, pour retourner en Russie.
Il ne poss?dait pas une grande fortune, mais il ?tait ind?pendant et presque sans famille.
? la mort d'un parent ?loign?, il avait h?rit? de quelques milliers de roubles, et il se d?cida ? les d?penser ? l'?tranger, avant de devenir un fonctionnaire, avant de s'atteler d?finitivement ? ce service de l'?tat, sans lequel l'existence ne lui semblait pas possible.
Sur une des maisons espac?es il aper?ut l'enseigne: <
Sanine entra pour prendre un verre de limonade, mais dans la premi?re boutique il ne trouva personne. Derri?re le modeste comptoir, sur les rayons d'une armoire vernie, ?taient align?es, comme dans une pharmacie, des bouteilles portant des ?tiquettes dor?es, et surtout des bocaux renfermant des biscuits, des pastilles de chocolat, du sucre candi, mais le magasin ?tait vide; seul un chat gris, sur une chaise haute, plac?e pr?s de la fen?tre, clignait des yeux et ronronnait, remuant les pattes, teint? de rouge ?clatant par le rayon oblique du soleil couchant; sur le plancher un grand peloton de soie ?carlate avait roul? ? c?t? du panier de bois sculpt? qui ?tait renvers?.
Un bruit confus venait de la pi?ce voisine.
Sanine resta immobile, tant que tinta la sonnette de la porte d'entr?e, puis haussant la voix, il cria:
--Il n'y a personne?
Au m?me instant la porte de la pi?ce voisine s'ouvrit, et Sanine resta frapp? d'admiration...
Une jeune fille de dix-neuf ans, avec ses cheveux bruns d?roul?s sur ses ?paules nues, et les bras tendus en avant, s'?lan?a dans la confiserie; ayant aper?u Sanine, elle courut ? lui, le saisit par la main et l'entra?na, criant d'une voix haletante:
--Venez vite, par ici, venez ? son secours!
Le saisissement de Sanine ne lui permit pas de r?pondre aussit?t ? cet appel, il resta clou? ? la m?me place.
Il n'avait jamais vu une telle beaut?.
La jeune fille se tourna de nouveau vers lui et lui dit:
--Mais venez donc, venez!
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