Read Ebook: Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence by Anglade Joseph
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Ebook has 624 lines and 66505 words, and 13 pages
e ses plaintes.
Semblable au poisson qui se lance sur l'app?t et qui ne s'aper?oit de rien jusqu'? ce qu'il s'est pris ? l'hame?on, je me laissai aller un jour ? trop aimer, et je ne m'aper?us que quand je fus au milieu des flammes qui me br?lent plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans les liens de cet amour que je ne puis secouer ses cha?nes.
Je ne m'?tonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle, blanche, fra?che, gaie et joyeuse, tout ? fait semblable ? mon id?al; je ne puis en dire aucun d?faut...
Aussi ne peut-il pas rompre la cha?ne myst?rieuse qui l'attache ? elle.
Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que cela lui plaise ou non, car on ne peut ma?triser son coeur sans le tuer.
Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa pendant cette deuxi?me p?riode de sa vie. Est-ce parce qu'il ne connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait Agn?s de Montlu?on? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il semble que dans les chansons de cette p?riode il se montre plus r?serv? et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amiti? que la duchesse de Normandie lui t?moigne.
Voici une des chansons qu'il a compos?es en son honneur.
Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille, avant que la froidure se r?pande et que le beau temps se cache, il me pla?t qu'on entende mon chant: je suis rest? plus de deux ans sans chanter, il faut que je r?pare .
Il m'est dur d'adorer celle qui me t?moigne tant d'orgueil: car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me r?pondre un seul mot. Mon sot d?sir cause ma mort; car il s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer qu'amour le lui rende.
Elle est dou?e de tant de ruse et d'adresse que je pense bien qu'elle voudra m'aimer bient?t tout doucement et me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous, s'il arrive quelque mal ? votre homme-lige.
Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au coeur la volont? de m'accueillir pr?s d'elle. Je ne jouis d'aucun bien, tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets ? sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir.
Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir pr?s d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enl?ve ses souliers bien <
Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant que l'hiver nous surprenne.
Le lien ?troit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la chevalerie appara?t dans plusieurs passages de cette chanson. Le po?te est ? la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle voudra. Au point de vue du droit f?odal si le vassal subit quelque dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de Ventadour est un des premiers ? rappeler ce principe et d'autres troubadours le rappelleront apr?s lui. Enfin on a pu noter la strophe o? il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, ? genoux; c'est encore un trait de moeurs chevaleresques.
J'ai le coeur si plein de joie que tout me para?t changer de nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie cro?t mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'?lance et s'?l?ve et mon m?rite grandit. Car j'ai au coeur tant d'amour, de joie et de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la neige m'appara?t comme un tapis de verdure.
Je puis aller sans v?tements, car l'amour parfait me prot?ge contre la froide bise. Celui-l? est fou qui s'emporte et ne garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveill? depuis que j'ai recherch? l'amour de la plus belle...
J'ai plac? si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je suis balanc? comme le navire sur l'onde.
Je ne sais o? fuir pour ?viter les malheurs qui m'accablent. D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas d'aussi grande d'Iseut la blonde.
Ah! Dieu, si je pouvais ressembler ? l'hirondelle et venir dans la nuit profonde l?-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre amant a bien peur que son coeur ne se fonde, si ce tourment dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie...
Il n'est au monde nulle chose ? laquelle je pense autant. J'aime tant ? me repr?senter ses traits qu'aussit?t qu'on en parle je me retourne et mon visage s'?claire de joie: je suis alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus de saveur.
Messager, cours et va dire ? la plus belle ma peine, ma douleur, mon martyre.
Mais il ?tait ?crit que l'?clat de sa renomm?e po?tique nuirait ? la tranquillit? de notre troubadour. Apr?s quelques ann?es de s?jour aupr?s d'?l?onore il fut oblig? de partir--et probablement pour les m?mes raisons qui l'avaient fait quitter quelques ann?es auparavant le ch?teau de Ventadour. Les m?disants, dont il se plaignit toute sa vie, eurent sans doute quelque part dans cette disgr?ce. C'est du moins ce que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y loue avec l'exag?ration habituelle des troubadours la beaut? et les charmes de la gaie souveraine qu'il est oblig? de quitter--et il y exprime ses sentiments amoureux avec sa gr?ce et aussi son aff?terie coutumi?res.
Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis endormi, je me r?veille tout ?perdu de joie, l'?me pleine de r?ves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants.
Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de la mienne. Tel se vante de la sienne et croit ?tre riche et sup?rieur en amour parfait qui n'en a pas la moiti? comme moi.
Je contemple souvent par la pens?e le corps gracieux et bien fait de ma dame, si distingu?e par sa courtoisie et qui sait si bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire toutes ses qualit?s, tellement elle a de courtoisie et de distinction.
Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours pr?t ? votre service--je suis votre chevalier par serment; vous ?tes ma premi?re joie et vous serez la derni?re, tant que ma vie durera.
Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin; sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la pens?e, qui me rappelle sa beaut?.
Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous reverrai. C'est pour vous que j'ai quitt? le roi; par gr?ce, faites que je n'aie pas ? souffrir de cette s?paration, quand je me pr?senterai courtoisement dans une cour au milieu des dames et des chevaliers.
Est-ce la n?cessit? de vivre qui inspire cette derni?re pens?e? On dirait que Bernard demande ? ?l?onore une sorte de recommandation, de <
Nous ne savons rien de l'activit? po?tique de Bernard de Ventadour ? la cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux troubadours: il dut y conna?tre en particulier Peire Rogier, Peire Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui apr?s avoir v?cu aupr?s du roi d'Aragon revint ? Toulouse comme po?te de cour; peut-?tre y connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup d'autres. Il ?tait alors en pleine gloire et bien sup?rieur ? tous ses rivaux. Mais pour nous cette p?riode de sa vie est la plus obscure, ? cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons.
C'est sans doute pendant son s?jour aupr?s de Raimond V de Toulouse qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne. Cette princesse, qui administra sa vicomt? pendant plus de cinquante ans et qui se distingua par des qualit?s politiques et m?me militaires de premier ordre, avait r?uni autour d'elle les troubadours les plus c?l?bres du temps. Elle eut m?me son po?te attitr?, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu ? Narbonne, s'?prit d'elle et resta ? sa cour jusqu'? ce que <
Bernard de Ventadour, s'adressant ? Ermengarde, se plaint lui aussi que les <
J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entr?e au coeur; elle all?ge les soucis et les chagrins qui me viennent d'amour...
Celui-l? m?ne une vie bien mis?rable qui ne guide pas vers la joie et l'amour son coeur et ses d?sirs; car la nature d?borde de joie, les ?chos en r?sonnent partout, pr?s, jardins et vergers, vall?es, plaines et bois.
Moi h?las! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais la tristesse me trouble et je ne sais o? me reposer... Ne me tenez pas pour l?ger si j'en dis quelque mal.
Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a trahi; mais elle est trahie ? son tour et cueille le rameau avec lequel elle se bat elle-m?me...
Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son coeur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais bien fou de la servir; car un service qui n'est pas r?compens? et une attente bretonne font du seigneur un ?cuyer.
Que Dieu donne une mauvaise destin?e ? qui porte mauvais message; sans les m?disants, j'aurais joui de son amour; c'est folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me pardonne, et tous ceux-l? sont menteurs qui m'en ont fait dire du mal.
C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu po?te et il ne con?oit pas d'autre inspiration po?tique que celle qui lui vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un d?veloppement de ce th?me; nous en citerons un simple extrait en terminant.
La po?sie n'a gu?re pour moi de valeur, si elle ne vient du fond du coeur--mais elle ne peut venir de cette source que s'il y r?gne un parfait amour--c'est pour cette raison que mes chants sont sup?rieurs ? ceux des autres; car la joie d'amour remplit tout mon ?tre, bouche, yeux, coeur et sentiment.
Que Dieu s'abstienne de m'enlever le d?sir d'aimer; quand je ne devrais rien poss?der, quand chaque jour m'apporterait de nouveaux maux, j'aurai toujours le coeur pr?t ? l'amour.
Par ignorance, la foule grossi?re bl?me l'amour; cela ne lui cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour...
L'amour de deux parfaits amants consiste ? plaire et ? avoir m?mes d?sirs; on n'obtient rien si les d?sirs ne sont pas semblables; celui-l? est vraiment fou qui reproche ? l'amour ce qu'Amour d?sire et qui lui vante ce qui ne lui pla?t pas.
Ce n'est pas ?tonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que les autres troubadours, car je suis plus port? qu'eux vers l'amour et je suis mieux fait ? ses commandements; j'ai mis en lui mon corps et mon coeur, mon savoir et mon intelligence, ma force et mon espoir; je suis tellement entra?n? vers l'amour que rien plus au monde ne m'int?resse.
Nous pouvons nous arr?ter sur ces d?clarations; aussi bien on les retrouve partout dans l'oeuvre de notre po?te.
Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprim? le pouvoir ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement il ?tait difficile de varier ? l'infini le d?veloppement de ce th?me; on l'?puisa de bonne heure et il y eut--trop t?t pour la po?sie proven?ale--trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de cette th?orie.
Ce sont bien l? des accents de po?te lyrique; ils sont moins profonds ou moins ?clatants que ceux auxquels nous ont habitu?s les po?tes contemporains; mais ils proviennent de la m?me source: du coeur plut?t que de l'esprit. Cette sinc?rit? dans l'inspiration, sa conception de la vie, son imagination na?ve et gracieuse, tout contribue ? donner ? Bernard de Ventadour une place privil?gi?e dans la litt?rature proven?ale.
CHAPITRE VI
LA P?RIODE CLASSIQUE
La p?riode <