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Read Ebook: Le Peuple / Nos Fils by Michelet Jules

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Ebook has 1526 lines and 137491 words, and 31 pages

N'est-ce pas l? une chose bien dure ? dire, et presque impie?... Songeons-y bien avant de d?cider. <>, cela veut dire: <> Libre! grande parole, qui contient en effet toute dignit? humaine: nulle vertu sans la libert?.

Prendra-t-il cet argent funeste? Rarement sa femme en est d'avis. Son grand-p?re, s'il le consultait, ne le lui conseillerait pas. Ses a?eux, nos vieux paysans de France, ? coup s?r, ne l'auraient pas fait. Race humble et patiente, ils ne comptaient jamais que sur leur ?pargne personnelle, sur un sou qu'ils ?taient ? leur nourriture, sur la petite pi?ce que parfois ils sauvaient, au retour du march?, et qui la m?me nuit allait dormir avec ses soeurs au fond d'un pot, enterr? dans la cave.

S'il a combattu d'un grand coeur, quand il n'y avait ? gagner que des balles, croyez-vous qu'il y aille mollement ici, dans ce combat contre la terre? Suivez-le: avant jour, vous trouverez votre homme au travail, lui, les siens, sa femme qui vient d'accoucher, qui se tra?ne sur la terre humide. ? midi, lorsque les rocs se fendent, lorsque le planteur fait reposer son n?gre, le n?gre volontaire ne se repose pas... Voyez sa nourriture, et comparez-la ? celle de l'ouvrier; celui-ci a mieux tous les jours que le paysan le dimanche.

Cet homme h?ro?que a cru, par la grandeur de sa volont?, pouvoir tout, jusqu'? supprimer le temps. Mais ici ce n'est pas comme en guerre; le temps ne se supprime pas; il p?se, la lutte dure et se prolonge entre l'usure que le temps accumule, et la force de l'homme qui baisse. La terre lui rapporte deux, l'usure demande huit, c'est-?-dire que l'usure combat contre lui comme quatre hommes contre un. Chaque ann?e d'int?r?t enl?ve quatre ann?es de travail.

?tonnez-vous maintenant si ce Fran?ais, ce rieur, ce chanteur d'autrefois, ne rit plus aujourd'hui! ?tonnez-vous, si, le rencontrant sur cette terre qui le d?vore, vous le trouvez si sombre... Vous passez, vous le saluez cordialement; il ne veut pas vous voir, il enfonce son chapeau. Ne lui demandez pas le chemin; il pourrait bien, s'il vous r?pond, vous faire tourner le dos au lieu o? vous allez.

Ainsi le paysan s'isole, s'aigrit de plus en plus. Il a le coeur trop serr? pour l'ouvrir ? aucun sentiment de bienveillance. Il hait le riche, il hait son voisin, et le monde. Seul, dans cette mis?rable propri?t?, comme dans une ?le d?serte, il devient un sauvage. Son insociabilit?, n?e du sentiment de sa mis?re, la rend irr?m?diable; elle l'emp?che de s'entendre avec ceux qui devraient ?tre ses aides et amis naturels, les autres paysans; il mourrait plut?t que de faire un pas vers eux. D'autre part, l'habitant des villes n'a garde d'approcher de cet homme farouche; il en a presque peur: <> Ainsi, de plus en plus les gens ais?s s'?loignent, ils passent quelque temps ? la campagne, mais ils n'y habitent pas d'une mani?re fixe; leur domicile est ? la ville. Ils laissent le champ libre au banquier de village, ? l'homme de loi, confesseur occulte de tous et qui gagne sur tous. <> Le notaire, dans plusieurs endroits, devient ainsi le seul fermier, l'unique interm?diaire entre le propri?taire riche et le laboureur. Grand malheur pour le paysan. Pour ?chapper au servage du propri?taire qui, g?n?ralement, savait attendre, et se laissait payer tr?s longtemps de paroles, il a pris pour ma?tre l'homme de loi, l'homme d'argent, qui ne conna?t que l'?ch?ance.

Hommes du pass?, qui vous dites les hommes de la foi, si vous l'?tes vraiment, reconnaissez que ce fut une foi celle qui, de nos jours, par le bras de ce peuple, d?fendit la libert? du monde contre le monde m?me. Ne parlez pas toujours, je vous prie, de chevalerie. Ce fut une chevalerie, et la plus fi?re, celle de nos paysans-soldats... On dit que la R?volution a supprim? la noblesse; mais c'est tout le contraire, elle a fait trente-quatre millions de nobles... Un ?migr? opposait la gloire de ses anc?tres; un paysan, qui avait gagn? des batailles, r?pondit: <>

Ce peuple est noble, apr?s ces grandes choses; l'Europe est rest?e roturi?re. Mais cette noblesse, il faut que nous la d?fendions s?rieusement: elle est en p?ril. Le paysan, devenant le serf de l'usurier, ne serait pas mis?rable seulement, il baisserait de coeur. Un triste d?biteur, inquiet, tremblant, qui a peur de rencontrer son cr?ancier et qui se cache, croyez-vous que cet homme-l? garde beaucoup de courage? Que serait-ce d'une race ?lev?e ainsi, sous la terreur des juifs, et dont les ?motions seraient celles de la contrainte, de la saisie, de l'expropriation?

Il faut que les lois changent; il faut que le droit subisse cette haute n?cessit? politique et morale.

Si vous ?tiez des Allemands, des Italiens, je vous dirais: <>--Mais vous ?tes la France; vous n'?tes pas une nation seulement, vous ?tes un principe, un grand principe politique. Il faut le d?fendre ? tout prix. Comme principe, il vous faut vivre. Vivez pour le salut du monde!

Au second rang par l'industrie, vous ?tes au premier dans l'Europe par cette vaste et profonde l?gion de paysans-propri?taires-soldats, la plus forte base qu'aucune nation ait eue depuis l'Empire romain. C'est par l? que la France est formidable au monde, et secourable aussi; c'est l?, ce qu'il regarde avec crainte et espoir. Qu'est-ce en effet? l'arm?e de l'avenir, au jour o? viendront les Barbares.

Une chose rassure nos ennemis; c'est que cette grande France muette qui est dessous, est depuis longtemps domin?e par une petite France, bruyante et remuante. Nul gouvernement, depuis la R?volution, ne s'est pr?occup? de l'int?r?t agricole. L'industrie, soeur cadette de l'agriculture, a fait oublier son a?n?e. La Restauration favorisa la propri?t?, mais la grande propri?t?. Napol?on m?me, si cher au paysan et qui le comprit bien, commen?a par supprimer l'imp?t du revenu qui atteignait le capitaliste et soulageait la terre; il effa?a les lois hypoth?caires que la R?volution avait faites pour rapprocher l'argent du laboureur.

Et cependant le paysan n'est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c'est la plus forte, la plus saine, et, en balan?ant bien le physique et le moral, au total la meilleure. Dans l'affaiblissement des croyances qui le soutinrent jadis, abandonn? ? lui-m?me, entre la foi ancienne qu'il n'a plus et la lumi?re moderne qu'on ne lui donne pas, il garde pour soutien le sentiment national, la grande tradition militaire, quelque chose de l'honneur du soldat. Il est int?ress?, ?pre en affaires sans doute; qui peut y trouver ? dire, quand on sait ce qu'il souffre?... Tel qu'il est, quoi qu'on puisse lui reprocher parfois, comparez-le, je vous en prie, dans la vie habituelle, ? vos marchands qui mentent tout le jour, ? la tourbe des manufactures.

Homme de la terre, et vivant tout en elle, il semble fait ? son image. Comme elle, il est avide; la terre ne dit jamais: Assez. Il est obstin?, autant qu'elle est ferme et persistante; il est patient, ? son exemple, et, non moins qu'elle, indestructible; tout passe, et lui, il reste... Appelez-vous cela des d?fauts? Eh! s'il ne les avait pas, depuis longtemps vous n'auriez plus de France.

Voulez-vous juger nos paysans? Regardez-les, au retour du service militaire! vous voyez ces soldats terribles, les premiers du monde, qui, revenant ? peine d'Afrique, de la guerre des lions, se mettent doucement ? travailler, entre leur soeur et leur m?re, reprennent la vie paternelle d'?pargne et de je?ne, ne font plus de guerre qu'? eux-m?mes. Vous les voyez, sans plainte, sans violence, chercher par les moyens les plus honorables l'accomplissement de l'oeuvre sainte qui fait la force de la France: je veux dire le mariage de l'homme et de la terre.

La France tout enti?re, si elle avait le vrai sentiment de sa mission, aiderait ? ceux qui continuent cette oeuvre. Par quelle fatalit? faut-il qu'elle s'arr?te aujourd'hui dans leurs mains!... Si la situation pr?sente continuait, le paysan, loin d'acqu?rir, vendrait, comme il fit au milieu du dix-septi?me si?cle, et redeviendrait mercenaire. Deux cents ans de perdus!... Ce ne serait pas l? la chute d'une classe d'hommes, mais celle de la patrie.

Ils paient plus d'un demi-milliard ? l'?tat chaque ann?e! un milliard ? l'usure! Est-ce tout? Non, la charge indirecte est peut-?tre aussi forte, celle que l'industrie impose au paysan par ses douanes, qui, repoussant les produits ?trangers, emp?chent aussi nos denr?es de sortir.

L'industrie de nos villes a obtenu r?cemment un soulagement consid?rable, dont le poids retombe sur la terre, au moment o? la petite industrie des campagnes, l'humble travail de la fileuse, est tu? par la machine ? lin.

Le paysan, perdant ainsi, une ? une, ses industries, aujourd'hui le lin, demain la soie peut-?tre, a grand'peine ? garder la terre; elle lui ?chappe, et elle emporte avec elle tout ce qu'il y a mis d'ann?es laborieuses, d'?pargne, de sacrifices. C'est de sa vie elle-m?me qu'il est expropri?. S'il reste quelque chose, les sp?culateurs l'en d?barrassent; il ?coute, avec la cr?dulit? du malheur, toutes les fables qu'ils d?bitent; Alger produit le sucre et le caf?; tout homme en Am?rique gagne dix francs par jour; il faut passer la mer; qu'importe? L'Alsacien croit, sur leur parole, que l'Oc?an n'est gu?re plus large que le Rhin.

Avant d'en venir l?, avant de quitter la France, toute ressource sera employ?e. Le fils se vendra. La fille se fera domestique. Le jeune enfant entrera dans la manufacture voisine. La femme se placera comme nourrice dans la maison du bourgeois, ou prendra chez elle l'enfant du petit marchand, de l'ouvrier m?me.

L'ouvrier, pour peu qu'il gagne bien sa vie, est l'objet de l'envie du paysan. Lui qui appelle bourgeois le fabricant, il est un bourgeois pour l'homme de campagne. Celui-ci le voit le dimanche se promener v?tu comme un Monsieur. Attach? ? la terre, il croit qu'un homme qui porte avec lui son m?tier, qui travaille sans s'inqui?ter des saisons, de la gel?e ni de la gr?le, est libre comme l'oiseau. Il ignore et ne veut point voir les servitudes de l'homme d'industrie. Il en juge d'apr?s le jeune ouvrier voyageur qu'il rencontre sur les routes, faisant son tour de France, qui gagne ? chaque halte pour le s?jour et le voyage, puis, reprenant sa longue canne de compagnonnage et le petit paquet, s'achemine vers une autre ville en chantant ses chansons.

CHAPITRE II

Servitudes de l'ouvrier d?pendant des machines.

Regardez, le dimanche, aux barri?res ces deux foules qui vont en sens inverse, l'ouvrier vers la campagne, le paysan vers la ville. Entre ces deux mouvements qui semblent analogues, la diff?rence est grande. Celui du paysan n'est pas une simple promenade: il admire tout ? la ville, il d?sire tout, il y restera, s'il le peut.

Qu'il y regarde. La campagne, une fois quitt?e, on n'y retourne gu?re. Ceux qui viennent comme domestiques et qui partagent la plupart des jouissances des ma?tres, ne se soucient nullement de revenir ? leur vie d'abstinence. Ceux qui se font ouvriers des manufactures voudraient retourner aux champs qu'ils ne le pourraient; ils sont en peu de temps ?nerv?s, incapables de supporter les rudes travaux, les variations rapides du chaud, du froid: le grand air les tuerait.

Si la ville est tellement absorbante, il ne faut pas trop l'en accuser, ce semble; elle repousse le paysan autant qu'il est en elle, par des octrois terribles, par l'?norme chert? du prix des vivres. Assi?g?e par ces foules, elle essaie ainsi de chasser l'assaillant. Mais rien ne le rebute; nulle condition n'est assez dure. Il entrera comme on voudra, domestique, ouvrier, simple aide des machines et machine lui-m?me. On se rappelle ces anciennes populations italiques qui, dans leur fr?n?tique d?sir d'entrer dans Rome, se vendaient comme esclaves, pour y devenir plus tard affranchis, citoyens.

Le paysan ne se laisse pas effrayer par les plaintes de l'ouvrier, par les peintures terribles qu'on lui fait de sa situation. Il ne comprend pas, lui qui gagne un franc ou deux, qu'avec des salaires de trois, quatre ou cinq francs, on puisse ?tre mis?rable. <> Qu'importe? Il ?conomisait sur ses faibles journ?es, combien plus ais?ment sur un si gros salaire il ?pargnera pour le mauvais temps!

M?me en mettant le gain ? part, la vie est plus douce ? la ville. On y travaille g?n?ralement ? couvert; cela seul, d'avoir un toit sur la t?te, semble une grande am?lioration. Sans parler de la chaleur, le froid dans nos climats est une souffrance, pour ceux m?me qui y semblent le plus habitu?s. J'ai pass? pour ma part bien des hivers sans feu, sans ?tre moins sensible au froid. Quand la gel?e cessait, j'?prouvais un bonheur auquel peu de jouissances sont comparables. Au printemps, c'?tait un ravissement. Ces changements de saisons, si indiff?rents pour les riches, font le fonds de la vie du pauvre, ses vrais ?v?nements.

Le paysan gagne encore, en entrant ? la ville, sous le rapport de la nourriture; elle est, sinon plus saine, au moins plus savoureuse. Il n'est pas rare, dans les premiers mois du s?jour, de le voir engraisser. En r?compense, son teint change, et ce n'est pas en bien. C'est qu'il a perdu, dans sa transplantation, une chose tr?s vitale, et m?me nutritive, qui seule explique comment les travailleurs de la campagne restent forts avec des aliments tr?s peu r?parateurs; cette chose, c'est l'air libre, l'air pur, rafra?chi sans cesse, renouvel? des parfums v?g?taux. L'air des villes est-il aussi malsain qu'on le dit, je ne le crois pas; mais il l'est ? coup s?r dans les mis?rables logis o? s'entassent la nuit un si grand nombre de pauvres ouvriers, entre les filles et les voleurs.

Le paysan n'a pas compt? cela. Il n'a pas compt? davantage qu'en gagnant plus d'argent ? la ville, il perdait son tr?sor,--la sobri?t?, l'?pargne, l'avarice, s'il faut trancher le mot. Il est facile d'?pargner, loin des tentations de d?pense, lorsqu'un seul plaisir se pr?sente, celui d'?pargner. Mais combien est-ce difficile, quelle force faut-il, quelle domination de soi-m?me, pour tenir l'argent captif et la poche scell?e, quand tout sollicite ? l'ouvrir! Ajoutez que la Caisse d'?pargne, qui garde un argent invisible, ne donne nullement les ?motions du tr?sor que le paysan enterre et d?terre avec tant de plaisir, de myst?re et de peur; encore moins, y a-t-il l? le charme d'une jolie pi?ce de terre qu'on voit toujours, qu'on remue toujours, qu'on veut toujours ?tendre.

Certes, l'ouvrier a besoin d'une grande vertu pour ?pargner. S'il est facile, bon enfant et se laisse aller aux camarades, mille d?penses variables emportent tout, le cabaret, le caf? et le reste. S'il est s?rieux, honn?te, il se marie dans quelque bon moment, o? l'ouvrage va bien; la femme gagne peu, puis rien, quand elle a des enfants; l'homme, ? l'aise quand il ?tait gar?on, ne sait comment faire face ? cette d?pense, fixe, accablante, qui revient tous les jours.

Il y avait jadis, outre les droits d'entr?e, une autre barri?re qui repoussait le paysan des villes et l'emp?chait de se faire ouvrier; cette barri?re ?tait la difficult? d'entrer dans un m?tier, la longueur de l'apprentissage, l'esprit d'exclusion des confr?ries et corporations. Les familles industrielles prenaient peu d'apprentis, le plus souvent leurs enfants qu'elles ?changeaient entre elles. Aujourd'hui de nouveaux m?tiers se sont cr??s, qui ne demandent gu?re d'apprentissage et re?oivent un homme quelconque. Le v?ritable ouvrier, dans ces m?tiers, c'est la machine; l'homme n'a pas besoin de beaucoup de force, ni d'adresse; il est l? seulement pour surveiller, aider cet ouvrier de fer.

Cette malheureuse population asservie aux machines comprend quatre cent mille ?mes, ou un peu plus. C'est environ la quinzi?me partie de nos ouvriers. Tout ce qui ne sait rien faire, vient s'offrir aux manufactures pour servir les machines. Plus il en vient, plus le salaire baisse, plus ils sont mis?rables. D'autre part, la marchandise, fabriqu?e ainsi ? vil prix, descend ? la port?e des pauvres, en sorte que la mis?re de l'ouvrier-machine diminue quelque peu la mis?re des ouvriers et paysans, qui tr?s probablement sont soixante-dix fois plus nombreux.

On le comprend assez, sans autre exemple: la machine, qui semble une force tout aristocratique par la centralisation de capitaux qu'elle suppose, n'en est pas moins, par le bon march? et la vulgarisation de ses produits, un tr?s puissant agent du progr?s d?mocratique; elle met ? la port?e des plus pauvres une foule d'objets d'utilit?, de luxe m?me et d'art, dont ils ne pouvaient approcher. La laine, gr?ce ? Dieu, a descendu partout au peuple, et le r?chauffe. La soie commence ? le parer. Mais la grande et capitale r?volution a ?t? l'indienne. Il a fallu l'effort combin? de la science et de l'art pour forcer un tissu rebelle, ingrat, le coton, ? subir chaque jour tant de transformations brillantes, puis transform? ainsi, le r?pandre partout, le mettre ? la port?e des pauvres. Toute femme portait jadis une robe bleue ou noire qu'elle gardait dix ans sans la laver, de peur qu'elle ne s'en all?t en lambeaux. Aujourd'hui, son mari, pauvre ouvrier, au prix d'une journ?e de travail, la couvre d'un v?tement de fleurs. Tout ce peuple de femmes qui pr?sente sur nos promenades une ?blouissante iris de mille couleurs, nagu?re ?tait en deuil.

Il ne faut pas moins, en v?rit?, que ce progr?s de tous, l'avantage ?vident des masses, pour nous faire accepter la dure condition dont il faut l'acheter, celle d'avoir, au milieu d'un peuple d'hommes, un mis?rable petit peuple d'hommes-machines qui vivent ? moiti?, qui produisent des choses merveilleuses, et qui ne se reproduisent pas eux-m?mes, qui n'engendrent que pour la mort, et ne se perp?tuent qu'en absorbant sans cesse d'autres populations qui se perdent l? pour toujours.

Avoir, dans les machines, cr?? des cr?ateurs, de puissants ouvriers qui poursuivent invariablement l'oeuvre qui leur fut impos?e une fois, certes, c'est une grande tentation d'orgueil. Mais ? c?t?, quelle humiliation de voir, en face de la machine, l'homme tomb? si bas!... La t?te tourne, et le coeur se serre, quand, pour la premi?re fois, on parcourt ces maisons f?es o? le fer et le cuivre ?blouissants, polis, semblent aller d'eux-m?mes, ont l'air de penser, de vouloir, tandis que l'homme faible et p?le est l'humble serviteur de ces g?ants d'acier. <> J'admirais tristement; il m'?tait impossible de ne pas voir en m?me temps ces pitoyables visages d'hommes, ces jeunes filles fan?es, ces enfants tortus ou bouffis.

Beaucoup de gens sensibles, pour ne pas trop souffrir de leur compassion, la font taire, en disant bien vite que cette population n'a une si triste apparence que parce qu'elle est mauvaise, g?t?e, fonci?rement corrompue. Ils la jugent ordinairement sur le moment o? elle est le plus choquante ? voir, sur l'aspect qu'elle pr?sente ? la sortie de la manufacture, lorsque la cloche la jette tout ? coup dans la rue. Cette sortie est toujours bruyante. Les hommes parlent tr?s-haut, vous diriez qu'ils disputent; les filles s'appellent d'une voix criarde ou enrou?e; les enfants se battent et jettent des pierres, ils s'agitent avec violence. Ce spectacle n'est pas beau ? voir; le passant se d?tourne; la dame a peur, elle croit qu'une ?meute commence, et prend une autre rue.

Le travail solitaire du tisserand ?tait bien moins p?nible. Pourquoi? C'est qu'il pouvait r?ver. La machine ne comporte aucune r?verie, nulle distraction. Vous voudriez un moment ralentir le mouvement, sauf ? le presser plus tard, vous ne le pourriez pas. L'infatigable chariot aux cent broches est ? peine repouss?, qu'il revient ? vous. Le tisserand ? la main tisse vite ou lentement selon qu'il respire lentement ou vite; il agit comme il vit; le m?tier se conforme ? l'homme. L?, au contraire, il faut bien que l'homme se conforme au m?tier, que l'?tre de sang et de chair o? la vie varie selon les heures, subisse l'invariabilit? de cet ?tre d'acier.

Malheureusement, l'ennui, la monotonie ? laquelle ces captifs ?prouvent le besoin d'?chapper, les rendent, dans ce que leur vie a de libre, incapables de fixit?, amis du changement. L'amour changeant toujours d'objet, n'est plus l'amour, ce n'est plus que d?bauche. Le rem?de est pire que le mal; ?nerv?s par l'asservissement du travail, ils le sont encore plus par l'abus de la libert?.

Les n?tres ne se r?signent pas si ais?ment. Sortis de races militaires, ils font sans cesse effort pour se relever, ils voudraient rester hommes. Ils cherchent, autant qu'ils peuvent, une fausse ?nergie dans le vin. En faut-il beaucoup pour ?tre ivre? Observez au cabaret m?me, si vous pouvez surmonter ce d?go?t: vous verrez qu'un homme en ?tat ordinaire, buvant du vin non frelat?, boirait bien davantage sans inconv?nient. Mais pour celui qui ne boit pas de vin tous les jours, qui sort ?nerv?, affadi par l'atmosph?re de l'atelier, qui ne boit, sous le nom de vin, qu'un mis?rable m?lange alcoolique, l'ivresse est infaillible.

Extr?me d?pendance physique, r?clamations de la vie instinctive qui tournent encore en d?pendance, impuissance morale et vide de l'esprit, voil? les causes de leurs vices. Ne la cherchez pas tant, comme on fait aujourd'hui, dans les causes ext?rieures, par exemple, dans l'inconv?nient que pr?sente la r?union d'une foule en un m?me lieu: comme si la nature humaine ?tait si mauvaise que pour se g?ter tout ? fait, il suffit de se r?unir. Voil? nos philanthropes, sur cette belle id?e, qui travaillent ? isoler les hommes, ? les murer, s'ils peuvent; ils ne croient pouvoir pr?server ou gu?rir l'homme moral qu'en lui b?tissant des s?pulcres.

Cette foule n'est pas mauvaise en soi. Ses d?sordres d?rivent en grande partie de sa condition, de son assujettissement ? l'ordre m?canique qui, pour les corps vivants, est lui-m?me un d?sordre, une mort, et qui par cela provoque, dans les rares moments de libert?, de violents retours ? la vie. Si quelque chose ressemble ? la fatalit?, c'est bien ceci. Comme elle p?se durement, presque invinciblement, cette fatalit?, sur l'enfant et la femme! Celle-ci qu'on plaint moins, est peut-?tre encore plus ? plaindre; elle a double servage; esclave du travail, elle gagne si peu de ses mains qu'il faut que la malheureuse gagne aussi de sa jeunesse, du plaisir qu'elle donne. Vieille, que devient-elle?... La nature a port? une loi sur la femme, que la vie lui f?t impossible, ? moins d'?tre appuy?e sur l'homme.

Profitons de cette le?on. Il s'agit de l'avenir; la loi doit ?tre ici plus pr?voyante que le p?re; l'enfant doit trouver, au d?faut de sa m?re, une m?re dans la patrie. Elle lui ouvrira l'?cole comme asile, comme repos, comme protection contre l'atelier.

Le vide de l'esprit, nous l'avons dit, l'absence de tout int?r?t intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ouvrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force ni adresse, qui ne sollicite jamais la pens?e! Rien, rien, et toujours rien!... Nulle force morale ne tiendrait ? cela! L'?cole doit donner au jeune esprit qu'un tel travail ne rel?vera pas, quelque id?e haute et g?n?reuse qui lui revienne dans ces grandes journ?es vides, le soutienne dans l'ennui des longues heures.

Dans le pr?sent ?tat des choses, les ?coles, organis?es pour l'ennui, ne font gu?re qu'ajouter la fatigue ? la fatigue. Celles du soir sont, pour la plupart, une d?rision. Imaginez ces pauvres petits qui, partis avant jour, reviennent las et mouill?s, ? une lieue, deux lieues de Mulhouse; qui, la lanterne ? la main, glissent, tr?buchent le soir par les sentiers boueux de D?ville, appelez-les alors pour commencer l'?tude et entrer ? l'?cole!

Quelles que soient les mis?res du paysan, il y a, en les comparant ? celles dont nous nous occupons ici, une terrible diff?rence, qui n'influe pas accidentellement sur l'individu, mais profond?ment, g?n?ralement, sur la race m?me. On peut la dire d'un mot: ? la campagne, l'enfant est heureux.

Presque nu, sans sabots, avec un morceau de pain noir, il garde une vache ou des oies, il vit ? l'air, il joue. Les travaux agricoles auxquels on l'associe peu ? peu, ne font que le fortifier. Les pr?cieuses ann?es pendant lesquelles l'homme fait son corps, sa force, pour toujours, se passent ainsi pour lui dans une grande libert?, dans la douceur de la famille. Va maintenant, te voil? fort, quoi que tu souffres ou fasses, tu peux tenir t?te ? la vie!

Le paysan sera plus tard mis?rable, d?pendant peut-?tre; mais il a, tout d'abord, gagn? douze ans, quinze ans de libert?. Cela seul met pour lui une diff?rence immense dans la balance du bonheur.

L'ouvrier des manufactures porte toute la vie un poids tr?s lourd, le poids d'une enfance qui l'a affaibli de bonne heure, bien souvent corrompu. Il est inf?rieur au paysan pour la force physique, inf?rieur pour la r?gularit? des moeurs. Et avec tout cela, il a une chose qui r?clame pour lui: il est plus sociable et plus doux. Les plus mis?rables d'entre eux, dans leurs plus extr?mes besoins, se sont abstenus de tout acte de violence; ils ont attendu, mourant de faim, et se sont r?sign?s.

Servitudes de l'ouvrier.

L'enfant qui laisse la manufacture et le service de la machine pour entrer apprenti chez un ma?tre, monte certainement dans l'?chelle industrielle; on exige davantage de ses mains et de son esprit. Sa vie ne sera pas l'accessoire d'un mouvement sans vie, il agira lui-m?me, il sera vraiment ouvrier.

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