Read Ebook: Les heures longues 1914-1917 by Colette
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Ebook has 640 lines and 37720 words, and 13 pages
Il y mit beaucoup d'adresse et de patience, et le point marguerite, la demi-barrette et le tricot tunisien n'ont plus de secret pour lui.
--Je ne mets plus les pieds ? mon cercle, nous avoue-t-il. J'ai enfin trouv? un motif honorable pour fuir les vieilles barbes comme moi qui y sont rest?es, et dont l'optimisme m?me est lugubre. Je trouve un foyer, moi qui n'ai plus de famille. Je d?couvre que les femmes causent, qu'elles pensent, qu'elles souffrent avec gr?ce, et que la conversation, douairi?re am?ne qu'on croyait morte, ressuscite.... Je d?couvre qu'un vieil homme inutile tient, sans ridicule, un crochet aussi bien qu'un ?ventail de cartes.... Je m?dite, je constate les lacunes de l'?ducation masculine,--car il n'y a pas d'?cole o? l'on apprenne ? coudre aux jeunes gar?ons, ? part l'arm?e! Un ?tudiant pauvre saura tout faire, s'il est intelligent, sauf ajuster une pi?ce ? son pantalon ou ravauder une chaussette.... Tenez, ma ch?re amie, dites-moi donc s'il faut que je commence ici les diminu?s de l'emmanchure, et je vous raconterai tout bas comment, petit provincial timide, pauvre et gourm?, je suis rest? pendant dix ans la proie d'une servante avis?e, parce qu'elle savait coudre, et que moi je ne savais pas....
D?cembre 1914.
Mon amie Valentine est de celles dont on dit: <
Mon amie Valentine t?moigne d'une grande discr?tion dans l'anxi?t?, et n'en donne rien ? remarquer, sauf qu'elle ?clate de rire trop facilement, malgr? elle, et se le reproche avec deux promptes larmes dans les yeux. Elle a subi deux rudes surprises, depuis quatre mois: la guerre, d'abord, puis celle de d?couvrir, apr?s une ti?de union de dix ann?es, qu'elle aime son mari. Elle songe ? lui ? toute heure, esp?re ses lettres, les lit, les prom?ne dans un grand sac parmi des pelotons de laine, les relit jusqu'entre les lignes--et la voici justement tout inqui?te, dans un fauteuil en face de moi:
--Je ne comprends rien au ton des lettres de Jacques, me confie-t-elle. Et lui, de son c?t?, me parle des miennes comme s'il n'en ?tait pas tout ? fait content. Ainsi, dans l'avant-derni?re , il ?crit: <
Et mon amie Valentine se toucha le front d'un geste significatif. Je la rassurai de mon mieux, bri?vement, en ?vitant les paroles trop affectueuses, les fraternels baisers qui invitent aux larmes, et nous parl?mes d'autre chose, tandis que j'aurais voulu lui dire:
--Mon amie Valentine, ce qu'a votre mari, non, ce n'est pas de la folie, c'est simplement de l'amour. Pendant qu'il ?carte l'ennemi de son terrier, de son m?tre de remblai, de sa haie d?pouill?e, il voit le pr?cieux et minuscule noyau de sa patrie: la chambre conjugale, la lampe, la commode ventrue--et le tapis tach?.
<
D?cembre 1914.
La chasse ... oui, mais pas comme vous l'entendez. Il y a hausse, hausse secr?te naturellement, sur certains produits allemands, depuis la guerre. Cela est aussi vrai que peu croyable, et difficile ? prouver. Certains comprim?s d'aspirine sont devenus introuvables, non pour cause de juste boycottage, mais parce que les clients maniaques les trustent. J'ai entendu un m?decin d'h?pital militaire r?clamer, pour un pansement, une bobine d'un empl?tre <
Mais voici le plus beau: J'achetais l'autre jour un savon quelconque dans l'une de ces halles ? parfumerie que Berlin pourvoyait, par tonnes, de maquillage en b?tons, en p?te, en poudre, et je demandais au propri?taire:
--Eh bien! on a prohib? tous les produits Leichner? Quel tracas pour vous!
--Ne m'en parlez pas, me r?pondit-il, je ne sais plus o? donner de la t?te.
--C'est une grosse perte d'argent pour votre maison?
Il me regarda, ?tonn?:
D?cembre-Janvier 1915.
Il est fini, ce beau voyage ?pouvant?. Me voici--pour combien de jours?--cach?e dans Verdun. Un faux nom, des papiers d'emprunt, ce n'?tait pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du gendarme nouveau-style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret, ni de ton commissaire imp?rieux, gare de Ch?lons! En chemin, j'ai rencontr? tous les p?rils: l'amie infirmi?re commise ? l'arriv?e des trains de bless?s et qui s'?crie: <
Un somptueux tonnerre raccompagne, continu, nourri, qui ne d?chire pas l'oreille mais sonne dans tous les membres, dans le ventre et la t?te, et parfois la chute florale des fus?es ?clairantes, qui cr?vent la nuit.
Personne n'a dormi, personne n'a parl? jusqu'? l'?closion de l'aube d'hiver, jusqu'? l'arriv?e ? Verdun, et combien j'enviais, d?guis?e, ces commer?ants verdunois qui passaient devant le gendarme avec un <> et une poign?e de main....
Je br?le d'apprendre tout, de fr?mir, d'esp?rer. Je questionne:
--Qu'y a-t-il de nouveau?
Le sous-officier ravitailleur fronce les sourcils, tire sa moustache de Vercing?torix:
--De nouveau? Il y a que le tapissier est un cochon!
--Le....
--Le tapissier, parfaitement. Le beurre que vend le tapissier, c'est de la margarine!
--Oui ... et puis?
--Et puis, il y a que le marchand de pianos vient de recevoir un arrivage de sardines ?patant. J'y cours en allant voir ? nos chevaux....
--Oui, oui ... et puis?
--Et puis, s'?crie la jeune femme brune, il y a que c'est une honte de nous faire payer trois sous un poireau! D'ailleurs le sous-pr?fet en a assez, il va rassembler ? la sous-pr?fecture du riz, du macaroni, des pommes de terre, et nous verrons si les ?piciers auront encore l'audace de....
--Oui, oui, oui! ... Mais, je vous en prie, la guerre?
--La guerre?
Vercing?torix me contemple, ses yeux bleus ing?nus tout larges ouverts. Je perds patience:
--La guerre, enfin, sapristi! ?a qu'on entend, ?a qu'on lit, ?a que vous faites!
Les yeux bleus deviennent, de rire, tout petits:
--Ah! oui, pardon, la guerre... Eh bien mais, ?a va, ?a va.... ?a va tr?s bien. Ne vous tourmentez pas.
Je m?ritais cette r?ponse de tranquille brave homme. Et il ne m'a pas fallu huit jours pour comprendre qu'ici, dans ce Verdun engorg? de troupes, ravitaill? par une seule voie ferr?e, la guerre, c'est l'habitude, le cataclysme ins?parable de la vie comme la foudre ou l'averse;--mais le danger, le vrai, c'est de ne plus manger. Tout commerce c?de le pas et la place ? celui des comestibles: le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile, sur les gaveaux et les pleyels fatigu?s qu'il louait nagu?re, mille bo?tes de sardines et de maquereaux; mais le beurre est une raret? de luxe, le lait concentr? un objet de vitrine, et le l?gume n'existe que pour les fortun?s de ce monde. Bizarres menus que ceux que nous cuisinons, mon h?tesse et moi. Le boeuf de l'intendance luit pour tout le monde, et son arriv?e quotidienne est salu?e par un quotidien murmure d'impr?cations. Pot-au-feu, miroton sans oignons, r?ti, bifteck russe hach?, entrec?tes minute,--h?las, il est et reste pourtant boeuf. Que pensez-vous d'une salade de sardines et de macaroni froid? Que vous semble d'un riz-au-lait sans lait, chapelur? de chocolat en poudre et de noix concass?es? Mais nous avions compt? sans un panier, scandaleux, magnifique, de truffes, apport? par un permissionnaire du Lot, et qui parfuma, pendant dix jours, la maison enti?re. Il y eut aussi le jour m?morable du fromage ? la cr?me, don d'un farinier de Verdun qui gardait une vache dans son jardin.... Il y eut les d?ners d'un restaurant clandestin, o? l'on pouvait, par des petites rues noires, aller manger ? la nuit close....
Manger, manger, manger.... Eh oui! Il faut bien. Le gel pince, la bise d'est creuse la faim de ceux qui passent les nuits dehors. Il s'agit de garder chaud dans les veines un sang qu'ici tous sont pr?ts ? r?pandre en ruisseaux, ? prodiguer sans mesure. A grand courage, grand app?tit, et les estomacs des gens de Verdun ne sont pas de ceux que le danger resserre.
Des prisonniers allemands ont pass? rue d'Anthouard. Je les ai vus, entre les lames de mes jalousies toujours baiss?es. Quelques civils regardaient, sur le pas de leur porte, d'un oeil habitu?. Figures jaunies de fatigue et de crasse, les prisonniers marchaient mollement, beaucoup d'entre eux ne montraient que l'insouciance et la d?tente: <
Sa femme me donne l'exemple d'une imprudence parfaite, et rentre aujourd'hui sous une gr?le d'?clats qui ne Font pas touch?e:
Le soir, vers neuf ou dix heures, je risque une furtive promenade hygi?nique, ? pas peureux,--entendez par ce mot que je tremble de rencontrer une patrouille. Pas un r?verb?re, pas un bruit, pas une lumi?re aux volets ferm?s, entre les rideaux crois?s. Mais parfois un cri ?touff?, une fuite de petits pieds feutr?s, un souffle haletant: j'ai heurt?, sans la voir, une des prisonni?res volontaires que cache Verdun, une de ces ?pouses clo?tr?es, voil?es, qui respirait l'air de la nuit. On conna?t ici ces amoureuses, retourn?es ? une vie orientale; si on les nomme tout bas, on ne les trahit gu?re. On en cite une qui depuis sept mois n'a pas franchi le seuil de sa ge?le, ni vu un visage humain, hormis celui qu'elle aime. On dit qu'elle ?crit, au loin, qu'elle est la plus heureuse des femmes....
Une route assez m?lancolique et plate, au long de l'eau. Mais un soleil de d?gel et le ciel sans un nuage, font roses la citadelle, l'archev?ch?, et bleu le canal. Nous risquons cette promenade en plein jour, au m?pris de toutes interdictions maritales et de ce que mon h?tesse nomme <
La route de halage est jalonn?e de sentinelles, de peupliers nus, et sur des p?niches belges, amarr?es, jouent des enfants aux cheveux p?les. Les pr?s spongieux fument, le d?gel a gonfl? les ruisseaux. Un tonnerre r?gulier rythme nos pas; c'est un de ces jours o? Verdun dit sobrement que <> ....
--Ces guinguettes tristes, plant?es l? ? m?me le pr?, dit ma compagne, si vous saviez comme on y riait l'?t? dernier....
Une s?che d?tonation, dont le fracas amorti descend du haut des airs, l'interrompt:
Tandis que je n'entendais encore que le ronronnement du moteur, les yeux per?ants de mon h?tesse ont d?j? trouv?, sur le bleu net du ciel, le pigeon minuscule, qui grandit et quitte l'horizon; le voici, port? par deux ailes cambr?es, neuf, verniss?; il tourne autour de la ville, s'?l?ve, semble m?diter, h?siter.... Cinq bouquets blancs viennent d'?clore en couronne autour de lui, cinq pompons de fum?e immacul?e qui marquent, suspendus dans le ciel sans brise, le point o? ?clatent nos projectiles;--cinq, puis sept, et leur septuple p?tarade nous parvient plus tard....
--Ah! voici les n?tres! s'?crie ma compagne.
D'un poste voisin, s'?l?vent, avec un bourdonnement de frelon furibond, deux biplans; deux autres accourent par-dessus la ville. Ils gravissent le ciel en spirales, montrent au soleil leurs ventres clairs, les trois couleurs de leur queue, leurs plans aux lignes droites.... Ils sont vautours, tiercelets, hirondelles d?li?es, enfin mouches....
--Un allemand encore!
--Oui! et un autre! et un autre encore!
Il n'a fallu que quelques secondes pour emplir ce ciel, vaste et vide tout ? l'heure, d'un vol d'ailes ennemies. Combien l'est, noir de sapins et de collines ondul?es, va-t-il en darder vers nous? On dirait que l'espace vertigineux et bleu leur suffit ? peine; ils tournent, semblent fuir, reviennent soudain comme l'oiseau heurtant la vitre, et nos canons fleurissent l'azur de roses blanches....
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