Read Ebook: Zadig ou la Destinée histoire orientale by Voltaire
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Ebook has 213 lines and 31772 words, and 5 pages
Il avait un ami, nomm? Cador, qui ?tait un de ces jeunes gens ? qui sa femme trouvait plus de probit? et de m?rite qu'aux autres: il le mit dans sa confidence, et s'assura, autant qu'il le pouvait, de sa fid?lit? par un pr?sent consid?rable. Azora ayant pass? deux jours chez une de ses amies ? la campagne, revint le troisi?me jour ? la maison. Des domestiques en pleurs lui annonc?rent que son mari ?tait mort subitement, la nuit m?me, qu'on n'avait pas os? lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses p?res, au bout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleur?rent tous deux. Le lendemain ils pleur?rent moins, et d?n?rent ensemble. Cador lui confia que son ami lui avait laiss? la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il mettrait son bonheur ? partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se f?cha, s'adoucit; le souper fut plus long que le d?ner; on se parla avec plus de confiance. Azora fit l'?loge du d?funt; mais elle avoua qu'il avait des d?fauts dont Cador ?tait exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate violent; la dame, inqui?te et empress?e, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui f?t bonne pour le mal de rate; elle regretta beaucoup que le grand Herm?s ne f?t pas encore ? Babylone; elle daigna m?me toucher le c?t? o? Cador sentait de si vives douleurs. Etes-vous sujet ? cette cruelle maladie? lui dit-elle avec compassion. Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui r?pondit Cador, et il n'y a qu'un seul rem?de qui puisse me soulager: c'est de m'appliquer sur le c?t? le nez d'un homme qui soit mort la veille. Voil? un ?trange rem?de, dit Azora. Pas plus ?trange, r?pondit-il, que les sachets du sieur Arnoult contre l'apoplexie. Cette raison, jointe ? l'extr?me m?rite du jeune homme, d?termina enfin la dame. Apr?s tout, dit-elle, quand mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain sur le pont Tchinavar, l'ange Asrael lui accordera-t-il moins le passage parceque son nez sera un peu moins long dans la seconde vie que dans la premi?re? Elle prit donc un rasoir; elle alla au tombeau de son ?poux, l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper le nez ? Zadig, qu'elle trouva tout ?tendu dans la tombe. Zadig se rel?ve en tenant son nez d'une main, et arr?tant le rasoir de l'autre. Madame, lui dit-il, ne criez plus tant contre la jeune Cosrou; le projet de me couper le nez vaut bien celui de d?tourner un ruisseau.
Le chien et le cheval.
Zadig ?prouva que le premier mois du mariage, comme il est ?crit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l'absinthe. Il fut quelque temps apr?s oblig? de r?pudier Azora, qui ?tait devenue trop difficile ? vivre, et il chercha son bonheur dans l'?tude de la nature. Rien n'est plus heureux, disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les v?rit?s qu'il d?couvre sont ? lui: il nourrit et il ?l?ve son ?me, il vit tranquille; il ne craint rien des hommes, et sa tendre ?pouse ne vient point lui couper le nez.
Plein de ces id?es, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l'Euphrate. L? il ne s'occupait pas ? calculer combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire de la soie avec des toiles d'araign?e, ni de la porcelaine avec des bouteilles cass?es; mais il ?tudia surtout les propri?t?s des animaux et des plantes, et il acquit bient?t une sagacit? qui lui d?couvrait mille diff?rences o? les autres hommes ne voient rien que d'uniforme.
Un jour, se promenant aupr?s d'un petit bois, il vit accourir ? lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inqui?tude, et qui couraient ?? et l? comme des hommes ?gar?s qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus pr?cieux. Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine? Zadig r?pondit modestement, C'est une chienne, et non pas un chien. Vous avez raison, reprit le premier eunuque. C'est une ?pagneule tr?s petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des chiens; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles tr?s longues. Vous l'avez donc vue? dit le premier eunuque tout essouffl?. Non, r?pondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait une chienne.
Pr?cis?ment dans le m?me temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'?curie du roi s'?tait ?chapp? des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand-veneur et tous les autres officiers couraient apr?s lui avec autant d'inqui?tude que le premier eunuque apr?s la chienne. Le grand-veneur s'adressa ? Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. C'est, r?pondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bossettes de son mors sont d'or ? vingt-trois carats; ses fers sont d'argent ? onze deniers. Quel chemin a-t-il pris? o? est-il? demanda le grand-veneur. Je ne l'ai point vu, r?pondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler.
Le grand-veneur et le premier eunuque ne dout?rent pas que Zadig n'e?t vol? le cheval du roi et la chienne de la reine; ils le firent conduire devant l'assembl?e du grand Desterham, qui le condamna au knout, et ? passer le reste de ses jours en Sib?rie. A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse n?cessit? de r?former leur arr?t; mais ils condamn?rent Zadig ? payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende; apr?s quoi il fut permis ? Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham; il parla en ces termes:
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Tous les juges admir?rent le profond et subtil discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et ? la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le br?ler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rend?t l'amende des quatre cents onces d'or ? laquelle il avait ?t? condamn?. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demand?rent des honoraires.
Zadig vit combien il ?tait dangereux quelquefois d'?tre trop savant, et se promit bien, ? la premi?re occasion, de ne point dire ce qu'il avait vu.
Cette occasion se trouva bient?t. Un prisonnier d'?tat s'?chappa; il passa sous les fen?tres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne r?pondit rien; mais on lui prouva qu'il avait regard? par la fen?tre. Il fut condamn? pour ce crime ? cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone.
Grand Dieu! dit-il en lui-m?me, qu'on est ? plaindre quand on se prom?ne dans un bois o? la chienne de la reine et le cheval du roi ont pass?! qu'il est dangereux de se mettre ? la fen?tre! et qu'il est difficile d'?tre heureux dans cette vie!
L'envieux.
Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l'amiti?, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg de Babylone, une maison orn?e avec go?t, o? il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs dignes d'un honn?te homme. Le matin sa biblioth?que ?tait ouverte ? tous les savants; le soir, sa table l'?tait ? la bonne compagnie; mais il connut bient?t combien les savants sont dangereux; il s'?leva une grande dispute sur une loi de Zoroastre, qui d?fendait de manger du griffon. Comment d?fendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n'existe pas? Il faut bien qu'il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en mange. Zadig voulut les accorder, en leur disant, S'il y a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'y en a point, nous en mangerons encore moins; et par l? nous ob?irons tous ? Zoroastre.
Un savant qui avait compos? treize volumes sur les propri?t?s du griffon, et qui de plus ?tait grand th?urgite, se h?ta d'aller accuser Zadig devant un archimage nomm? Y?bor, le plus sot des Chald?ens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait r?cit? le br?viaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait. L'ami Cador alla trouver le vieux Y?bor, et lui dit:
Vivent le soleil et les griffons! gardez-vous bien de punir Zadig: c'est un saint; il a des griffons dans sa basse-cour, et il n'en mange point; et son accusateur est un h?r?tique qui ose soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point immondes. Eh bien! dit Y?bor en branlant sa t?te chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pens? des griffons, et l'autre pour avoir mal parl? des lapins. Cador apaisa l'affaire par le moyen d'une fille d'honneur ? laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de cr?dit dans le coll?ge des mages. Personne ne fut empal?; de quoi plusieurs docteurs murmur?rent, et en pr?sag?rent la d?cadence de Babylone. Zadig s'?cria: A quoi tient le bonheur! tout me pers?cute dans ce monde, jusqu'aux ?tres qui n'existent pas. Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu'en bonne compagnie.
Anagramme de Boyer, th?atin, confesseur de d?votes titr?es, ?v?que par leurs intrigues, qui n'avaient pu r?ussir ? le faire sup?rieur de son couvent; puis pr?cepteur du dauphin, et enfin ministre de la feuille, par le conseil du cardinal de Fleury, qui, comme tous les hommes m?diocres, aimait ? faire donner les places ? des hommes incapables de les remplir, mais aussi incapables de se rendre dangereux. Ce Boyer ?tait un fanatique imb?cile qui pers?cuta M. de Voltaire dans plus d'une occasion. K.
Il rassemblait chez lui les plus honn?tes gens de Babylone, et les dames les plus aimables; il donnait des soupers d?licats, souvent pr?c?d?s de concerts, et anim?s par des conversations charmantes dont il avait su bannir l'empressement de montrer de l'esprit, qui est la plus s?re mani?re de n'en point avoir, et de g?ter la soci?t? la plus brillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets, n'?taient faits par la vanit?; car en tout il pr?f?rait l'?tre au para?tre, et par l? il s'attirait la consid?ration v?ritable, ? laquelle il ne pr?tendait pas.
L'Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec deux amis et une dame ? laquelle il disait souvent des choses galantes, sans autre intention que celle de les dire. La conversation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer heureusement contre le prince d'Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui avait signal? son courage dans cette courte guerre, louait beaucoup le roi, et encore plus la dame. Il prit ses tablettes, et ?crivit quatre vers qu'il fit sur-le-champ, et qu'il donna ? lire ? cette belle personne. Ses amis le pri?rent de leur en faire part: la modestie, ou plut?t un amour-propre bien entendu, l'en emp?cha. Il savait que des vers impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont faits: il brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d'?crire, et jeta les deux moiti?s dans un buisson de roses, o? on les chercha inutilement. Une petite pluie survint; on regagna la maison. L'Envieux, qui resta dans le jardin, chercha tant, qu'il trouva un morceau de la feuille. Elle avait ?t? tellement rompue, que chaque moiti? de vers qui remplissait la ligne fesait un sens, et m?me un vers d'une plus petite mesure; mais, par un hasard encore plus ?trange, ces petits vers se trouvaient former un sens qui contenait les injures les plus horribles contre le roi; on y lisait:
Par les plus grands forfaits Sur le tr?ne affermi, Dans la publique paix C'est le seul ennemi.
L'Envieux fut heureux pour la premi?re fois de sa vie. Il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu'au roi cette satire ?crite de la main de Zadig: on le fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame. Son proc?s lui fut bient?t fait, sans qu'on daign?t l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence, l'Envieux se trouva sur son passage, et lui dit tout haut que ses vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'?tre bon po?te; mais il ?tait au d?sespoir d'?tre condamn? comme criminel de l?se-majest?, et de voir qu'on ret?nt en prison une belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avait pas fait. On ne lui permit pas de parler, parceque ses tablettes parlaient. Telle ?tait la loi de Babylone. On le fit donc aller au supplice ? travers une foule de curieux dont aucun n'osait le plaindre, et qui se pr?cipitaient pour examiner son visage, et pour voir s'il mourrait avec bonne gr?ce. Ses parents seulement ?taient afflig?s, car ils n'h?ritaient pas. Les trois quarts de son bien ?taient confisqu?s au profit du roi, et l'autre quart au profit de l'Envieux.
Dans le temps qu'il se pr?parait ? la mort, le perroquet du roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une p?che y avait ?t? port?e d'un arbre voisin par le vent; elle ?tait tomb?e sur un morceau de tablettes ? ?crire auquel elle s'?tait coll?e. L'oiseau enleva la p?che et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince curieux y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des fins de vers. Il aimait la po?sie, et il y a toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers: l'aventure de son perroquet le fit r?ver. La reine, qui se souvenait de ce qui avait ?t? ?crit sur une pi?ce de la tablette de Zadig, se la fit apporter.
On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits:
Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre. Sur le tr?ne affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre: C'est le seul ennemi qui soit ? redouter.
Le roi ordonna aussit?t qu'on f?t venir Zadig devant lui, et qu'on f?t sortir de prison ses deux amis et la belle dame. Zadig se jeta le visage contre terre aux pieds du roi et de la reine: il leur demanda tr?s humblement pardon d'avoir fait de mauvais vers: il parla avec tant de gr?ce, d'esprit, et de raison, que le roi et la reine voulurent le revoir. Il revint, et plut encore davantage. On lui donna tous les biens de l'Envieux, qui l'avait injustement accus?: mais Zadig les rendit tous; et l'Envieux ne fut touch? que du plaisir de ne pas perdre son bien. L'estime du roi s'accrut de jour en jour pour Zadig. Il le mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans toutes ses affaires. La reine le regarda d?s-lors avec une complaisance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste ?poux, pour Zadig, et pour le royaume. Zadig commen?ait ? croire qu'il n'est pas si difficile d'?tre heureux.
Les g?n?reux.
Le temps arriva o? l'on c?l?brait une grande f?te qui revenait tous les cinq ans. C'?tait la coutume ? Babylone de d?clarer solennellement, au bout de cinq ann?es, celui des citoyens qui avait fait l'action la plus g?n?reuse. Les grands et les mages ?taient les juges. Le premier satrape, charg? du soin de la ville, exposait les plus belles actions qui s'?taient pass?es sous son gouvernement. On allait aux voix: le roi pronon?ait le jugement. On venait ? cette solennit? des extr?mit?s de la terre. Le vainqueur recevait des mains du monarque une coupe d'or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces paroles: <
Ce jour m?morable venu, le roi parut sur son tr?ne, environn? des grands, des mages, et des d?put?s de toutes les nations, qui venaient ? ces jeux o? la gloire s'acqu?rait, non par la l?g?ret? des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta ? haute voix les actions qui pouvaient m?riter ? leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point de la grandeur d'?me avec laquelle Zadig avait rendu ? l'Envieux toute sa fortune: ce n'?tait pas une action qui m?rit?t de disputer le prix.
Il pr?senta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un proc?s consid?rable ? un citoyen, par une m?prise dont il n'?tait pas m?me responsable, lui avait donn? tout son bien, qui ?tait la valeur de ce que l'autre avait perdu.
Il produisit ensuite un jeune homme qui, ?tant ?perdument ?pris d'une fille qu'il allait ?pouser, l'avait c?d?e ? un ami pr?s d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore pay? la dot en c?dant la fille.
Ensuite il fit para?tre un soldat qui, dans la guerre d'Hyrcanie, avait donn? encore un plus grand exemple de g?n?rosit?. Des soldats ennemis lui enlevaient sa ma?tresse, et il la d?fendait contre eux: on vint lui dire que d'autres Hyrcaniens enlevaient sa m?re ? quelques pas de l?: il quitta en pleurant sa ma?tresse, et courut d?livrer sa m?re: il retourna ensuite vers celle qu'il aimait, et la trouva expirante. Il voulut se tuer; sa m?re lui remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le courage de souffrir la vie.
Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et dit: Son action et celles des autres sont belles, mais elles ne m'?tonnent point; hier Zadig en a fait une qui m'a ?tonn?. J'avais disgraci? depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb. Je plaignais de lui avec violence, et tous mes courtisans m'assuraient que j'?tais trop doux; c'?tait ? qui me dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai ? Zadig ce qu'il en pensait, et il osa en dire du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos histoires, des exemples qu'on a pay? de son bien une erreur, qu'on a c?d? sa ma?tresse qu'on a pr?f?r? une m?re ? l'objet de son amour; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parl? avantageusement d'un ministre disgraci? contre qui son souverain ?tait en col?re. Je donne vingt mille pi?ces d'or ? chacun de ceux dont on vient de r?citer les actions g?n?reuses; mais je donne la coupe ? Zadig.
Sire, lui dit-il, c'est votre majest? seule qui m?rite la coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus inou?e, puisque ?tant roi vous ne vous ?tes point f?ch? contre votre esclave, lorsqu'il contredisait votre passion. On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donn? son bien, l'amant qui avait mari? sa ma?tresse ? son ami, le soldat qui avait pr?f?r? le salut de sa m?re ? celui de sa ma?tresse, re?urent les pr?sents du monarque: ils virent leurs noms ?crits dans le livre des g?n?reux. Zadig eut la coupe. Le roi acquit la r?putation d'un bon prince, qu'il ne garda pas long-temps. Ce jour fut consacr? par des f?tes plus longues que la loi ne le portait. La m?moire s'en conserve encore dans l'Asie. Zadig disait: Je suis donc enfin heureux! Mais il se trompait.
Le ministre.
Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent ? ce choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent f?ch?s; l'Envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieusement. Zadig ayant remerci? le roi et la reine, alla remercier aussi le perroquet: Bel oiseau, lui dit-il, c'est vous qui m'avez sauv? la vie, et qui m'avez fait premier ministre: la chienne et le cheval de leurs majest?s m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait du bien. Voil? donc de quoi d?pendent les destins des hommes! Mais, ajouta-t-il, un bonheur si ?trange sera peut-?tre bient?t ?vanoui. Le perroquet r?pondit, Oui. Ce mot frappe Zadig. Cependant, comme il ?tait bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent proph?tes, il se rassura bient?t; il se mit ? exercer son minist?re de son mieux.
Il fit sentir ? tout le monde le pouvoir sacr? des lois, et ne fit sentir ? personne le poids de sa dignit?. Il ne g?na point les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui d?plaire. Quand il jugeait une affaire, ce n'?tait pas lui qui jugeait, c'?tait la loi; mais quand elle ?tait trop s?v?re, il la temp?rait; et quand on manquait de lois, son ?quit? en fesait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre.
C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe, Qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois ?taient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent ?tait de d?m?ler la v?rit?, que tous les hommes cherchent ? obscurcir. D?s les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux n?gociant de Babylone ?tait mort aux Indes; il avait fait ses h?ritiers ses deux fils par portions ?gales, apr?s avoir mari? leur soeur, et il laissait un pr?sent de trente mille pi?ces d'or ? celui de ses deux fils qui serait jug? l'aimer davantage. L'a?n? lui b?tit un tombeau, le second augmenta d'une partie de son h?ritage la dot de sa soeur; chacun disait: C'est l'a?n? qui aime le mieux son p?re, le cadet aime mieux sa soeur; c'est ? l'a?n? qu'appartiennent les trente mille pi?ces.
Zadig les fit venir tous deux l'un apr?s l'autre. Il dit ? l'a?n?: Votre p?re n'est point mort, il est gu?ri de sa derni?re maladie, il revient ? Babylone. Dieu soit lou?, r?pondit le jeune homme; mais voil? un tombeau qui m'a co?t? bien cher! Zadig dit ensuite la m?me chose au cadet. Dieu soit lou?! r?pondit-il, je vais rendre ? mon p?re tout ce que j'ai; mais je voudrais qu'il laiss?t ? ma soeur ce que je lui ai donn?. Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pi?ces; c'est vous qui aimez le mieux votre p?re.
Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage ? deux mages, et, apr?s avoir re?u quelques mois des instructions de l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux l'?pouser. Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des deux qui m'a mise en ?tat de donner un citoyen ? l'empire. C'est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l'un. C'est moi qui ai eu cet avantage, dit l'autre. Eh bien! r?pondit-elle, je reconnais pour p?re de l'enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure ?ducation. Elle accoucha d'un fils. Chacun des mages veut l'?lever. La cause est port?e devant Zadig. Il fait venir les deux mages. Qu'enseigneras-tu ? ton pupille? dit-il au premier. Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la d?monomanie; ce que c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les monades et l'harmonie pr??tablie. Moi, dit le second, je t?cherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis. Zadig pronon?a: Que tu sois son p?re ou non, tu ?pouseras sa m?re.
Toute la fin de ce chapitre a paru, pour la premi?re fois dans les ?ditions de Kehl. B.
Il lui envoya de la part du roi un ma?tre de musique avec douze voix et vingt-quatre violons, un ma?tre-d'h?tel avec six cuisiniers et quatre chambellans, qui ne devaient pas le quitter. L'ordre du roi portait que l'?tiquette suivante serait inviolablement observ?e; et voici comme les choses se pass?rent.
Le premier jour, d?s que le voluptueux Irax fut ?veill?, le ma?tre de musique entra, suivi des voix et des violons: on chanta une cantate qui dura deux heures, et, de trois minutes en trois minutes, le refrain ?tait:
Que son m?rite est extr?me! Que de gr?ces! que de grandeur! Ah! combien monseigneur Doit ?tre content de lui-m?me!
Apr?s l'ex?cution de la cantate un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d'heure, dans laquelle on le louait express?ment de toutes les bonnes qualit?s qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit ? table au son des instruments. Le d?ner dura trois heures; d?s qu'il ouvrit la bouche pour parler, le premier chambellan dit: II aura raison. A peine eut-il prononc? quatre paroles que le second chambellan s'?cria: II a raison! Les deux autres chambellans firent de grands ?clats de rire des bons mots qu'Irax avait dits ou qu'il avait d? dire. Apr?s d?ner on lui r?p?ta la cantate.
Cette premi?re journ?e lui parut d?licieuse, il crut que le roi des rois l'honorait selon ses m?rites; la seconde lui parut moins agr?able; la troisi?me fut g?nante; la quatri?me-f?t insupportable; la cinqui?me fut un supplice: enfin, outr? d'entendre toujours cbanter,
Ah! combien monseigneur Doit ?tre content de lui-m?me!
d'entendre toujours dire qu'il avait raison, et d'?tre harangu? chaque jour ? la m?me heure, il ?crivit en cour pour supplier le roi qu'il daign?t rappeler ses chambellans, ses musiciens, son ma?tre-d'h?tel; il promit d'?tre d?sormais moins vain et plus appliqu?; il se fit moins encenser, eut moins de f?tes, et fut plus heureux; car, comme dit le Sadder, toujours du plaisir n'est pas du plaisir.
Les disputes et les audiences.
C'est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilit? de son g?nie et la bont? de son ?me; on l'admirait, et cependant on l'aimait. Il passait pour le plus fortun? de tous les hommes, tout l'empire ?tait rempli de son nom; toutes les femmes le lorgnaient; tous les citoyens c?l?braient sa justice; les savants le regardaient comme leur oracle; les pr?tres m?me avouaient qu'il en savait plus que le vieux archimage Y?bor. On ?tait bien loin alors de lui faire des proc?s sur les griffons; on ne croyait que ce qui lui semblait croyable.
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