Read Ebook: Le baiser au lépreux by Mauriac Fran Ois
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LE BAISER AU L?PREUX
LES CAHIERS VERTS
PUBLI?S SOUS LA DIRECTION DE
DANIEL HAL?VY
LE BAISER
AU L?PREUX
PAR
FRAN?OIS MAURIAC
PR?C?D? D'UNE LETTRE DE DANIEL HAL?VY A FRAN?OIS MAURIAC ET D'UN HOMMAGE DE J.-J. THARAUD A HENRI GEN?T
PARIS
BERNARD GRASSET, ?DITEUR
Vous m'avez demand?, mon cher Mauriac, une pr?face pour votre conte. Non, vous ai-je r?pondu, ? quoi bon? Un conte se lit, se donne ? lire; on le rejette ou l'appr?cie, et cela dit tout. Si des consid?rations critiques l'accompagnent, elles ne pourront qu'encombrer, qu'indisposer le lecteur. Sur moi du moins elles feraient cet effet.
Mais ?coutez; puisque vous avez eu cette id?e d'une sorte de pr?liminaire ? votre r?cit, laissez-moi vous faire une proposition: elle est un peu s?v?re, je crois que vous l'agr?erez pourtant.
Nous venons de perdre un ami que nous estimions tous pour son amour des lettres. Il n'avait jamais beaucoup ?crit, il ?crivait de moins en moins. Mais il lisait de plus en plus, il lisait admirablement. Il avait la s?v?rit?, la bienveillance, les qualit?s exquises. S'il vivait aujourd'hui, je me ferais une f?te de lui porter votre conte et de lui dire: <
Vous ne le connaissiez pas. Il ?tait votre a?n?, et menait une vie fort discr?te. Mais je vous l'ai d?crit tout entier en vous le qualifiant d'un mot: il ?tait un lecteur. Un lecteur: il faut sans doute ?tre du m?tier pour savoir ce que signifie pour l'homme qui ?crit le comparse invisible qui va le lire et l'?couter; un lecteur: c'est un peu notre affaire de chercher, de rassembler ici tous ceux de cette race... L?-dessus, et sur Henri Genet lui-m?me, j'en dirais long, si je ne m'en trouvais par ailleurs dispens?. Tharaud, pr?s de son corps, dans cette chambre studieuse aux murs charg?s de livres et d?cor?s d'estampes d'o? on allait l'emporter devant nous, Tharaud, son ami de toujours, a dit les meilleures paroles. Je les lui ai demand?es, il me les a donn?es. Les voici, vous les lirez.
Je vous demande donc, mon cher Mauriac, que vous me laissiez ?crire en t?te de ce Cahier le nom d'Henri Genet, lettr? parfait, lecteur parfait, ami parfait. Je ne saurais, en v?rit?, vous mieux t?moigner le cas que je fais de votre jeune talent.
DANIEL HAL?VY.
? Madame HENRI GENET.
J.-J. THARAUD.
F. M.
Jean P?loueyre, ?tendu sur son lit, ouvrit les yeux. Les cigales autour de la maison cr?pitaient. Comme un liquide m?tal la lumi?re coulait ? travers les persiennes. Jean P?loueyre, la bouche am?re, se leva. Il ?tait si petit que la basse glace du trumeau refl?ta sa pauvre mine, ses joues creuses, un nez long, au bout pointu, rouge et comme us?, pareil ? ces sucres d'orge qu'amincissent, en les su?ant, de patients gar?ons. Les cheveux ras s'avan?aient en angle aigu sur son front d?j? rid?: une grimace d?couvrit ses gencives, des dents mauvaises. Bien que jamais il ne se f?t tant ha?, il s'adressa ? lui-m?me de pitoyables paroles: <
En d?pit de la sieste paternelle, la fournaise ext?rieure attira Jean P?loueyre; d'abord elle l'assurait d'une solitude: au long de la mince ligne d'ombre des maisons, il glisserait sans qu'aucun rire fus?t des seuils o? les filles cousent. Sa fuite mis?rable suscitait la moquerie des femmes; mais elles dorment encore environ la deuxi?me heure apr?s midi, suantes et geignantes ? cause des mouches. Il ouvrit, sans qu'elle grin??t, la porte huil?e, traversa le vestibule o? les placards d?versent leur odeur de confitures et de moisissure, la cuisine ses relents de graisse. Ses espadrilles, on e?t dit qu'elles ajoutaient au silence. Il d?crocha sous une t?te de sanglier son calibre 24 connu de toutes les pies du canton: Jean P?loueyre ?tait un ennemi jur? des pies. Plusieurs g?n?rations avaient laiss? des cannes dans le porte-cannes: la canne-fusil du grand-oncle Ousilanne, la canne ? p?che et la canne ? ?p?e du grand-p?re Lapeignine et celles dont les bouts ferr?s rappelaient des vill?giatures ? Bagn?res-de-Bigorre. Un h?ron empaill? ornait une cr?dence.
Jean sortit. Comme l'eau d'une piscine, la chaleur s'ouvrit et se referma sur lui. Il fut au moment d'aller ? l'endroit o? le ruisseau, pr?s de traverser le village, concentre sous un bois d'aulnes son haleine glac?e, l'odeur des sources. Mais des moustiques, la veille, l'y avaient harcel?; puis son d?sir ?tait d'adresser une parole ? quelque ?tre vivant. Alors il se dirigea vers le logis du Docteur Pieuchon de qui le fils Robert, ?tudiant en m?decine, ?tait revenu ce matin m?me pour les vacances.
Rien ne vivait, rien ne semblait vivre; mais ? travers les volets mi-clos, parfois le soleil allumait des besicles relev?es sur un front de vieille. Jean P?loueyre marcha entre deux murs aveugles de jardins. Ce passage lui ?tait cher parce qu'aucun oeil ne s'y embusquait et qu'il s'y pouvait livrer ? ses m?ditations. M?diter, chez lui, n'allait pas sans contractions du front, gestes, rires, vers d?clam?s--toute une pantomime dont le bourg se gaussait. Ici, les arbres indulgents se refermaient sur ses solitaires colloques. Ah! pourtant qu'il e?t pr?f?r? l'enchev?trement des rues d'une grande ville o?, sans que se retournent les passants, on peut se parler ? soi-m?me! Du moins, Daniel Trasis, dans ses lettres, l'assurait ? Jean P?loueyre. Ce camarade, contre le gr? de sa famille, s'?tait, ? Paris, <
Jean P?loueyre posa le livre; ces paroles entraient en lui comme dans une chambre, dont on pousse les volets, l'embrasement d'une apr?s-midi. D'instinct il alla en effet ? la fen?tre, livra la chambre de son camarade au feu du ciel, puis relut la phrase atroce. Il ferma les yeux, les rouvrit, contempla son visage dans la glace: Ah! pauvre figure de landais chafouin, de <
Rampant et faible devant l'ennemi, M. J?r?me dans le secret nourrissait sa rancoeur. Si souvent il grommelait qu'il r?servait aux Cazenave <
D?s l'aube, les d?chirantes plaintes des porcelets ?veill?rent Jean. Comme chaque jeudi, il ?vita de pousser les volets, afin que le march? ne le v?t pas. Sur le trottoir, tout contre la fen?tre, Madame Bourideys, la merci?re, arr?ta No?mi d'Artiailh pour lui demander si elle avait d?jeun?. Goul?ment Jean P?loueyre regardait cette No?mi qui avait dix-sept ans. Sa t?te brune et boucl?e d'ange espagnol n'?tait point faite pour un corps si ramass?; mais Jean adorait le contraste d'un jeune corps dru, mal ?quarri et d'un s?raphique visage qui faisait dire aux dames que No?mi d'Artiailh ?tait jolie comme un tableau. Vierge de Rapha?l qui e?t ?t? ragote, elle ?mouvait chez Jean le meilleur et le pire, l'incitait aux hautes pens?es comme aux basses d?lectations. D?j? son cou, sa douce gorge luisaient de moiteur. Des cils ind?finis ajoutaient ? la chastet? des longues paupi?res sombres: visage encore baign? de vague enfance, virginit? des l?vres pu?riles--et soudain ces fortes mains de gar?on, ces mollets qu'au ras du talon, comprim?s de lacets, il fallait bien appeler chevilles! Jean P?loueyre regardait sournoisement cet ange; le petit-fils de Cadette, lui, la pouvait regarder en face: les beaux gar?ons, m?me du peuple, ont le droit de regard sur toutes les filles. C'est ? peine, ? la grand'messe, quand elle avait travers? la nef et fr?l? la chaise de Jean P?loueyre, s'il osait renifler l'air remu? par sa robe de percale, son odeur de savonnette et de linge propre. Jean P?loueyre soupira, mit sa chemise de la veille qui ?tait aussi de l'avant-veille. Son corps ne m?ritait aucun soin; il usait d'un pot ? eau recroquevill? dans une minuscule cuvette pour que, sans le briser, se p?t rabattre le couvercle de la commode. Sous le tilleul du jardin, il ne r?cita pas sa pri?re mais lut le journal de fa?on que le papier cach?t sa figure au petit-fils de Cadette. Il sifflotait, ce mis?rable! Un oeillet rouge ? l'oreille, il ?tait brillant et verniss? comme un jeune coq. Une ceinture serrait ? la taille son pantalon indigo. Jean P?loueyre le ha?ssait bassement et se faisait horreur de le ha?r. La pens?e ne le consolait pas que ce gar?on deviendrait un paysan hideux, puisqu'un autre gar?on aussi fort, aussi bien d?coupl? alors arroserait les laitues--de m?me que palpiteraient d'autres papillons blancs pareils ? ceux de cette matin?e. <
Il reconnut dans la maison la voix de fl?te du cur?. Que venait-il manigancer ? cette heure qui n'?tait pas celle de sa visite quotidienne? Ce jour-l? surtout, comment osait-il risquer une rencontre avec Fernand Cazenave que la vue d'un eccl?siastique rendait furieux? Dissimul? derri?re le tilleul, Jean P?loueyre vit passer Fernand au pas de course, ainsi qu'il faisait toujours cinq minutes avant ses repas. Sa m?re le suivait, soufflante. Son grand corps tout en jambes, son buste sph?rique, sa t?te de vieille Junon attach?e ? ses seins,--toute cette forte machine d?traqu?e, us?e, ob?issait aux injonctions du fils bien-aim?, comme s'il e?t, en pressant un bouton, mis en branle un m?canisme. Le conseiller voulut bien s'arr?ter pour l'attendre; il essuya avec son mouchoir un front ruisselant et le cuir int?rieur de son canotier. Divinit? renfrogn?e, il suait sous l'alpaga. Derri?re le binocle, ses m?talliques yeux ne refl?taient rien du monde. Sa m?re lui frayait la route, brisant les ?tres comme des branches. On racontait qu'elle avait dit un jour: <
Il ne se glissa ? table que lorsque d?j? y tr?naient sa tante et Fernand cravat?s de serviettes. M. J?r?me en retard s'assit, le dos rond et peureux, mais l'oeil vif et il osa avouer que le cur? l'avait retenu. La t?te dans les ?paules, les P?loueyre attendirent l'orage qui n'?clata qu'au gigot. Servi le premier, Fernand Cazenave, sa fourchette en l'air, interrogeait le visage maternel. F?licit? flaira le morceau, le retourna, puis laissa tomber cette sentence: <
Inquiet, mais ne voulant point douter que toute cette histoire de mariage f?t une invention sournoise de M. J?r?me, Jean, isol? en esprit, se souvint, en effet, de ces soirs du 2 octobre, lorsque attendait sous la pluie l'antique landau qui devait le conduire ? travers le Bazadais, jusqu'? la pieuse maison o? les enfants de la Lande r?vent de chasse sur leurs lexiques. Des lambeaux d'un papier ? fleurs ?taient coll?s encore ? sa malle qui avait ?t? celle d'un grand-oncle. M. J?r?me sanglotait, feignait une attaque, tant il ?tait l?che devant la minute d'angoisse d'une s?paration! Sans doute, d?s cette ?poque, le pauvre homme exigeait-il du silence, mais un silence un peu troubl? par cette petite vie souffrante de Jean ? ses c?t?s. Ainsi Jean P?loueyre avait travaill? avec le cur? jusqu'? quinze ans et ne fut au coll?ge que pour le baccalaur?at... Quelle ?tait cette soudaine fantaisie de le marier? Jean se souvint des paroles ?tranges de son p?re, la veille, dans le jardin ... mais de quoi se troublait-il? Il se r?p?tait qu'un Jean P?loueyre n'est pas <
Au bruit du d?marrage qui signalait leur d?part, le malade s'?veilla, et d?s que Jean eut reconnu le tra?nement des pantoufles paternelles, il entra dans l'odeur de rem?des qui saturait la chambre. En cette m?phitique officine, il lui fut r?v?l? que l'on songeait sans rire ? lui donner une femme, une femme qui ?tait No?mi d'Artiailh. La psych? refl?te le corps de Jean, plus sec que les brandes des landes incendi?es. Il balbutie: <
Le temps de descendre l'escalier et Jean P?loueyre d?j? s'accoutumait au prodige, se sentait imperceptiblement moins chaste. Vierge, il lui ?tait r?v?l? que sa virginit? ne serait peut-?tre pas ?ternelle. En lui, il osa ?veiller une image, il en fixait avec hardiesse les yeux sombres; ah! c'?tait assez pour d?faillir! Jean P?loueyre ?prouva le d?sir de se baigner. Comme il arrive ? beaucoup de baignoires du pays girondin, celle des P?loueyre ?tait pleine de pommes de terre, et il fallut que Cadette la d?barrass?t.
Jean P?loueyre redoute que la conversation tombe: la peur du silence incite le cur? et Madame d'Artiailh ? effleurer tous les sujets, ? les dissiper follement; ils ne trouveront bient?t plus rien ? dire. Comme dilat?e hors du vase une fleur de magnolia, la robe de No?mi d?borde sa chaise. Ce parloir pauvre o? Dieu est partout, sur tous les murs et sur la chemin?e, elle l'impr?gne de son odeur de jeune fille, un jour fauve de juillet--pareille ? ces trop capiteuses fleurs qu'on ne saurait prudemment laisser dans sa chambre, la nuit. Jean tourne non la t?te mais les yeux; il inspecte No?mi descendue de sa colonne et qui, vue d'aussi pr?s, lui appara?t telle que sous une loupe. Il cherche avidement les d?fauts, les <
Jamais Jean n'avait remarqu? comme les femmes respirent haut: en se gonflant, la gorge de No?mi touchait presque son menton. Sans plus essayer de feindre, le cur? se leva, disant que ces chers enfants voulaient peut-?tre ?changer des confidences; et il invita Madame d'Artiailh ? admirer au jardin des promesses de Reines-Claude.
Il n'y a plus maintenant dans la pi?ce obscure, comme pour une exp?rience d'entomologie, que ce petit m?le noir et apeur? devant la femelle merveilleuse. Jean P?loueyre ne bouge plus, ne l?ve plus les yeux: c'est inutile d?sormais; le voil? prisonnier des regards arr?t?s sur lui. La vierge mesure de l'oeil cette larve qui est son destin. Le beau jeune homme aux interchangeables visages, le compagnon du r?ve de toutes les jeunes filles,--celui qui offre ? leurs insomnies sa dure poitrine et la courroie serr?e de deux bras,--il se dilue dans le cr?puscule de cette cure, il se fond jusqu'? n'?tre plus, au coin le plus obscur du parloir, que ce grillon ?perdu. Elle regarde son destin, le sachant in?luctable: on ne refuse pas le fils P?loueyre. Les parents de No?mi, s'ils vivent dans l'angoisse que le jeune homme se d?robe, n'imaginent m?me pas qu'aucune objection vienne de leur fille; elle n'y songe pas non plus. Depuis un quart d'heure, tout ce que doit lui donner la vie est l?, se rongeant les ongles, se tortillant sur une chaise. Il se l?ve, il est encore plus petit lev? qu'assis, et il parle, balbutie une phrase qu'elle n'entend pas et qu'il r?p?te: <
No?mi regardait la porte et ne s'?tonnait pas; toujours elle avait ou? dire de Jean P?loueyre: <
Ce gar?on sauvage, accoutum? ? se tapir loin du monde et de qui c'?tait l'unique souci de n'?tre pas vu, demeura plusieurs jours ahuri et stupide ? cause de cette rumeur autour de lui. Le destin le tirait de ses t?n?bres; comme une formule de magie, les mots de Nietzsche avaient renvers? les murs de sa cellule; le cou dans les ?paules et les yeux clignotants, on e?t dit d'un oiseau nocturne l?ch? dans le grand jour. Les gens, ? son entour, changeaient aussi: M. J?r?me n?gligeait ses r?gimes, prenait sur le temps de sa sieste pour relancer le cur? jusqu'? la sacristie; les Cazenave ne parurent plus le jeudi, et ne manifest?rent leur existence que par mille bruits inf?mes touchant le temp?rament de Jean P?loueyre et certaines particularit?s qui le rendaient, disait-on, impropre ? l'?tat de mariage.
Du fond de son humilit?, Jean P?loueyre admirait que les d'Artiailh pussent ?tre, ? cause de lui, envi?s. On r?p?tait partout que certes, No?mi m?ritait bien son bonheur. Cette tr?s ancienne famille ?tait ? la c?te. Le laborieux M. d'Artiailh avait laiss? des plumes dans diverses entreprises et ne rougissait pas de tenir un emploi ? la mairie; ce n'?tait plus un secret qu'? P?ques, les d'Artiailh avaient d? cong?dier leur bonne ? tout faire. Jean P?loueyre se regardait dans la glace et ne se trouvait plus si hideux. M. le cur? allait partout r?p?tant que le fils P?loueyre, s'il manquait un peu d'apparence, ?tait un esprit des plus distingu?s. Le respectueux silence de No?mi, chaque soir, tandis que sur un canap? du salon, Jean P?loueyre s'?coutait parler, inclinait ce gar?on ? croire que, comme le disait M. le cur?, une jeune fille s?rieuse prise surtout chez son fianc? les avantages de l'esprit. Il s'abandonnait devant elle comme autrefois dans ses soliloques, grima?ait, gesticulait, citait, sans les annoncer, des vers,--et cette belle fille blottie au coin du canap? lui parut aussi indulgente ? ses discours que nagu?re les arbres sur la route vide. Il alla loin dans les confidences, et jusqu'? l'entretenir de ce Nietzsche qui peut-?tre l'obligerait ? r?viser les bases de sa vie morale; No?mi essuyait ses mains moites avec un petit mouchoir en boule et regardait la porte derri?re laquelle ses parents chuchotaient sans que, Dieu merci! elle p?t saisir le sens de leurs paroles: les ragots touchant son futur gendre troublaient le p?re d'Artiailh qui, roul? et vol? ? tous les tournants de sa vie, ne doutait point que cet apparent retour de fortune cach?t un d?sastre. Mais, selon Madame d'Artiailh, on ne connaissait d'autre fondement ? ces calomnies que la malveillance des Cazenave et l'?loignement des femmes o?--soit religion, soit timidit?--s'?tait tenu Jean P?loueyre. Onze heures sonnaient dans le clair de lune; Madame d'Artiailh ouvrait la porte, sans tousser ni frapper, et d?sesp?rait de surprendre les jeunes gens dans une attitude qui donn?t ? penser. Elle s'excusait de d?ranger <
M. J?r?me d?masqua ses batteries: il resterait au lit. C'?tait sa mani?re d'ignorer les obs?ques et les noces de son entourage. En ces conjonctures solennelles, il avalait un cachet de chloral et tirait ses rideaux. On rappelait que durant l'agonie de sa femme, il se coucha au plus haut ?tage de la maison et, le nez au mur, ne consentit ? ouvrir un oeil que lorsqu'il fut assur? que la derni?re pellet?e de terre avait recouvert le cercueil; que le train emportait le dernier invit?. Le jour du mariage de son fils, il ne voulut pas que Cadette rabatt?t les volets lorsque Jean P?loueyre, vert et r?duit ? rien dans son habit, lui demanda de le b?nir.
Jour terrible! Toute la honte de Jean P?loueyre lui ?tait revenue d'un coup. Bien que le cort?ge d?fil?t dans le vacarme des cloches, sa fine oreille de chasseur ne perdit rien des apitoiements de la foule. Il entendit un jeune homme murmurer: Quel dommage! Des jeunes filles, grimp?es sur les chaises, pouffaient. Entre l'autel incendi? et la foule en rumeur, il vacillait, accrochait ses mains au velours du prie-Dieu. Il ne regardait pas, mais sentait fr?mir ? ses c?t?s le corps myst?rieux d'une femme... Le cur? lisait, lisait. Ah! si son discours avait pu ne jamais finir! Mais le soleil, criblant de confettis les vieilles dalles, d?clinerait,--puis s'ouvrirait le r?gne de la nuit r?v?latrice.
La chaleur avait g?t? le repas; l'une des langoustes sentait fort. La bombe glac?e se mua en une cr?me jaune. Plut?t que de fuir, les mouches se seraient laiss?es ?craser sur les petits fours, et les femmes fortes souffraient d'?tre harnach?es: d'actives sudations br?l?rent sans recours les corsages. Seule la table des enfants criait de joie. Du fond de son ab?me, Jean P?loueyre ?piait les visages: que chuchotait Fernand Cazenave ? un oncle de No?mi? Comme un sourd-muet, Jean devinait la phrase aux mouvements des l?vres: <
La chambre de cette maison de famille d'Arcachon ?tait meubl?e de faux bambou. Nulle ?toffe ne dissimulait les ustensiles sous la toilette, et des moustiques ?cras?s souillaient le papier de tenture. Par la fen?tre ouverte, l'haleine du bassin sentait le poisson, le varech et le sel. Le ronronnement d'un moteur s'?loignait vers les passes. Dans les rideaux de cretonne, deux anges gardiens voilaient leurs faces honteuses. Jean P?loueyre dut se battre longtemps, d'abord contre sa propre glace, puis contre une morte. A l'aube un g?missement faible marqua la fin d'une lutte qui avait dur? six heures. Tremp? de sueur, Jean P?loueyre n'osait bouger,--plus hideux qu'un ver aupr?s de ce cadavre enfin abandonn?.
Elle ?tait pareille ? une martyre endormie. Les cheveux coll?s au front, comme dans l'agonie, rendaient plus mince son visage d'enfant battu. Les mains en croix contre sa gorge innocente, serraient le scapulaire un peu d?teint et les m?dailles b?nites. Il aurait fallu baiser ses pieds, saisir ce tendre corps, sans l'?veiller, courir, le tenant ainsi, vers la haute mer, le livrer ? la chaste ?cume.
Bien qu'un billet circulaire oblige?t le couple ? demeurer absent trois semaines, dix jours apr?s la noce, il revint s'abattre dans la maison P?loueyre. Le bourg fut en rumeur et les Cazenave, sans attendre le jeudi, accoururent et scrut?rent le visage de No?mi. Mais la jeune femme ne livra rien de son coeur. Les d'Artiailh et le cur? arr?t?rent d'ailleurs les comm?rages: les tourtereaux avaient pr?f?r?--disaient-ils--le calme du foyer au tumulte des h?tels et des gares. A la sortie de la grand'messe, No?mi, tr?s par?e, serra les mains, en souriant: elle riait, elle ?tait donc heureuse. Son assiduit? ? la messe quotidienne pourtant ne laissa pas d'?tonner. Des dames not?rent que ses mains, bien apr?s la communion, ne s'?cartaient pas d'une figure amincie et dolente. On inf?ra de cette mine abattue que No?mi ?tait grosse. Tante F?licit? parut un jour pour mesurer d'un oeil furtif la ceinture de la jeune femme. Mais un secret colloque avec Cadette,--vieille augure qui pr?sidait aux lessives,--la rassura. D?s lors elle crut politique de se tenir ? l'?cart, ne voulant, disait-elle, feindre d'approuver par sa pr?sence une union monstrueuse, maniganc?e par les pr?tres. Elle m?nageait sa rentr?e aux premiers ?clats d'un in?vitable drame.
Cependant M. J?r?me s'?tonnait que sa bru le soign?t avec la passion d'une Soeur de Saint-Vincent-de-Paul. A l'heure prescrite, elle portait chaque rem?de, ordonnait le repas selon un rigoureux r?gime et, avec une douce autorit?, imposait ? tous le silence durant la sieste. Comme autrefois, Jean P?loueyre s'?vadait de la maison partenelle, longeait les murs des ruelles d?tourn?es. A l'aff?t derri?re un pin, en lisi?re d'un champ de millade, il guettait les pies. Il e?t voulu retenir chaque minute et que le soir ne v?nt jamais. Mais d?j? plus vite naissait l'ombre. Les pins, en proie aux vents d'?quinoxe, reprenaient en sourdine la plainte que leur enseigne l'Atlantique dans les sables de Mimizan et de Biscarosse. De l'?paisseur des foug?res, s'?lev?rent les cabanes de brande o? les Landais, en octobre, chassent les palombes. L'odeur du pain de seigle parfumait le cr?puscule autour des m?tairies. Au soleil couchant, Jean P?loueyre tirait les derni?res alouettes. A mesure qu'il se rapprochait du bourg son pas devenait plus lent. Un peu de temps encore! encore un peu de temps, avant que No?mi souffre de le sentir dans la maison! Il traversait le vestibule ? pas de loup; elle le guettait, la lampe haute et venait ? lui avec un sourire d'accueil, lui tendait son front, soupesait la carnassi?re, faisait enfin les gestes de l'?pouse, heureuse parce que le bien-aim? est revenu. Mais elle ne soutenait son r?le que quelques minutes et pas une seconde ne put se flatter de faire illusion. Pendant le repas, M. J?r?me les d?livrait du silence: depuis qu'une jeune garde-malade s'inqui?tait de lui, il ne se lassait de d?crire ses sensations. Comme elle se chargeait de recevoir les m?tayers, No?mi devait l'entretenir du domaine. M. J?r?me admirait que cette petite fille f?t la seule dans la maison ? savoir v?rifier les comptes du r?gisseur, et surveiller la vente des poteaux de mines. Il lui attribuait aussi le m?rite des deux kilos qu'il avait gagn?s depuis le mariage de son fils.
La chasse ? la palombe servit ? Jean P?loueyre de pr?texte pour passer les journ?es loin de celle que, par sa seule pr?sence, il assassinait. Il se levait avec tant de silence que No?mi ne s'?veillait pas. Quand elle ouvrait les yeux, il ?tait loin d?j?: une carriole l'emportait sur les routes boueuses. Il d?telait dans une m?tairie et aux abords de la cabane se cachait et sifflait de peur qu'un vol de palombes f?t en vue. Le petit-fils de Cadette criait qu'il pouvait approcher, et l'aff?t commen?ait: longues heures de brume et de songe berc?es de cloches de troupeaux, d'appels de bergers, de croassements. D?s quatre heures, il devait quitter la chasse; mais pour ne rentrer que le plus tard possible, Jean se glissait dans l'?glise; il n'y r?citait aucune pri?re; il saignait devant quelqu'un. Souvent les larmes venaient; il lui semblait que sa t?te reposait sur des genoux. Puis Jean P?loueyre jetait sur la table de la cuisine des palombes ardois?es, au cou encore gonfl? de glands. Ses souliers fumaient devant le feu; il sentait sur sa main la langue ti?de d'une chienne. Cadette trempait la soupe; derri?re elle, Jean p?n?trait dans la salle. No?mi lui disait: <
Seul M. J?r?me s'?panouissait. A ce doux, toute souffrance ?tait invisible qui n'?tait pas la sienne. On eut la stupeur de l'entendre se r?jouir d'une s?rieuse am?lioration dans son ?tat. L'asthme lui laissait du r?pit. Il sommeillait jusqu'au petit jour sans le secours d'aucun narcotique. Cela lui avait port? bonheur, disait-il, de d?fendre sa porte au docteur Pieuchon de qui le fils avait eu un crachement de sang et demeurait en traitement chez son p?re. M. J?r?me, par peur de la contagion, avait rompu avec son vieux camarade. Il jurait que sa bru suffisait ? tout et qu'elle avait plus d'exp?rience que les m?decins. Rien ne la rebutait: pas m?me ce qui touche ? la garde-robe. Elle avait su rendre d?licieux le plus fade r?gime. Des jus de citron et d'orange, parfois un doigt de vieil armagnac, rempla?aient les condiments d?fendus, excitaient l'app?tit que M. J?r?me assurait avoir perdu depuis quinze ans. Apr?s de timides essais, No?mi voulut bien aider ? la digestion de son beau-p?re par une lecture ? haute voix. Elle ?tait inlassable, ne s'arr?tait plus, faisait semblant de ne pas s'apercevoir que M. J?r?me pr?ludait au sommeil par un petit souffle r?gulier. Une heure sonnait--une heure de moins ? trembler de d?go?t dans la t?n?bre de la chambre nuptiale, ? ?pier les mouvements de l'affreux corps ?tendu contre le sien et qui, par piti? pour elle, feindrait de dormir. Parfois le contact d'une jambe la r?veillait; alors elle se coulait tout enti?re entre le mur et le lit; ou un l?ger attouchement la faisait tressaillir: l'autre, la croyant endormie, osait une caresse furtive. C'?tait au tour de No?mi de prendre l'aspect du sommeil, de peur que Jean P?loueyre f?t tent? d'aller plus avant.
Jamais entre eux de ces disputes qui s?parent les amants. Ils se savaient trop bless?s pour se porter des coups; la moindre offense se f?t envenim?e, e?t ?t? ingu?rissable. Chacun veillait ? ne pas toucher la blessure de l'autre. Leurs gestes furent mesur?s pour se faire moins souffrir: quand No?mi se d?shabillait, il regardait ailleurs et n'entrait jamais dans le cabinet de toilette quand elle s'y lavait. Il prit des habitudes de propret?, fit venir de l'eau de Lubin dont il s'inondait, et, grelottant, inaugura un tub. Jean se croyait l'unique coupable; elle se ha?ssait de n'?tre pas une ?pouse selon Dieu. Jamais ils n'?chang?rent un reproche m?me muet, mais d'un regard se demandaient l'un ? l'autre pardon. Ils d?cid?rent de r?citer ensemble leur pri?re: ennemis dans la chair, ils s'unissaient dans cette imploration du soir; leurs voix au moins pouvaient se confondre; c?te ? c?te et s?par?s, ils se rejoignaient ? l'infini. Un matin, comme sans s'?tre donn?s le mot, ils s'?taient rencontr?s au chevet d'un vieillard infirme, avidement ils us?rent de ce nouveau lien et d?sormais, une fois dans la semaine, firent leur tourn?e de malades, en attribuant l'un ? l'autre le m?rite. Hors ces courses, No?mi fuyait Jean, ou plut?t le corps de No?mi fuyait le corps de Jean,--et Jean fuyait le d?go?t de No?mi. En vain voulut-elle r?agir contre cette r?pulsion de sa chair: un jour morne de novembre, elle qui ha?ssait la marche, se for?a ? suivre Jean P?loueyre dans la lande et jusqu'aux confins de ces marais d?serts o? le silence est tel qu'aux veilles de temp?te, on y entend les coups sourds de l'Atlantique dans les sables. Les gentianes, d'un bleu de regard, ne les fleurissaient plus. Elle allait devant, comme on s'?chappe, et il la suivait de loin. Les pasteurs du B?arn dont ?tait issu Jean P?loueyre, et qui dans ce d?sert jouirent du droit de pacage, y avaient, bien des si?cles auparavant, creus? pour leurs troupeaux un puits; au bord de sa bouche fangeuse, les deux ?poux se rejoignirent. Et Jean pensait ? ces vieux bergers atteints du mal myst?rieux de la lande, la pelagre, et qu'on retrouve toujours au fond d'un puits ou la t?te enfonc?e dans la vase d'une lagune. Ah! lui aussi, lui aussi, aurait voulu ?treindre cette terre avare qui l'avait p?tri ? sa ressemblance et finir ?touff? par ce baiser.
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