Read Ebook: Le baiser au lépreux by Mauriac Fran Ois
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Ebook has 79 lines and 24219 words, and 2 pages
Jamais entre eux de ces disputes qui s?parent les amants. Ils se savaient trop bless?s pour se porter des coups; la moindre offense se f?t envenim?e, e?t ?t? ingu?rissable. Chacun veillait ? ne pas toucher la blessure de l'autre. Leurs gestes furent mesur?s pour se faire moins souffrir: quand No?mi se d?shabillait, il regardait ailleurs et n'entrait jamais dans le cabinet de toilette quand elle s'y lavait. Il prit des habitudes de propret?, fit venir de l'eau de Lubin dont il s'inondait, et, grelottant, inaugura un tub. Jean se croyait l'unique coupable; elle se ha?ssait de n'?tre pas une ?pouse selon Dieu. Jamais ils n'?chang?rent un reproche m?me muet, mais d'un regard se demandaient l'un ? l'autre pardon. Ils d?cid?rent de r?citer ensemble leur pri?re: ennemis dans la chair, ils s'unissaient dans cette imploration du soir; leurs voix au moins pouvaient se confondre; c?te ? c?te et s?par?s, ils se rejoignaient ? l'infini. Un matin, comme sans s'?tre donn?s le mot, ils s'?taient rencontr?s au chevet d'un vieillard infirme, avidement ils us?rent de ce nouveau lien et d?sormais, une fois dans la semaine, firent leur tourn?e de malades, en attribuant l'un ? l'autre le m?rite. Hors ces courses, No?mi fuyait Jean, ou plut?t le corps de No?mi fuyait le corps de Jean,--et Jean fuyait le d?go?t de No?mi. En vain voulut-elle r?agir contre cette r?pulsion de sa chair: un jour morne de novembre, elle qui ha?ssait la marche, se for?a ? suivre Jean P?loueyre dans la lande et jusqu'aux confins de ces marais d?serts o? le silence est tel qu'aux veilles de temp?te, on y entend les coups sourds de l'Atlantique dans les sables. Les gentianes, d'un bleu de regard, ne les fleurissaient plus. Elle allait devant, comme on s'?chappe, et il la suivait de loin. Les pasteurs du B?arn dont ?tait issu Jean P?loueyre, et qui dans ce d?sert jouirent du droit de pacage, y avaient, bien des si?cles auparavant, creus? pour leurs troupeaux un puits; au bord de sa bouche fangeuse, les deux ?poux se rejoignirent. Et Jean pensait ? ces vieux bergers atteints du mal myst?rieux de la lande, la pelagre, et qu'on retrouve toujours au fond d'un puits ou la t?te enfonc?e dans la vase d'une lagune. Ah! lui aussi, lui aussi, aurait voulu ?treindre cette terre avare qui l'avait p?tri ? sa ressemblance et finir ?touff? par ce baiser.
Jean P?loueyre, ayant baiss? la glace souill?e du wagon, regarda le plus longtemps possible s'agiter le mouchoir de No?mi. Comme il flottait, ce signal d'adieu et de joie! Pendant cette derni?re semaine, elle avait sao?l? le voyageur d'une feinte tendresse, et ardente l'avait provoqu? jusqu'? lui faire murmurer, une nuit o? il avait cru la sentir vivre sous son souffle: <
Jean P?loueyre regarda d?filer les pins familiers que traversait le petit train; il reconnut ce fourr? o? il avait manqu? une b?casse. La voie longeait la route qu'il avait si souvent parcourue en carriole. Cette m?tairie couch?e dans la fum?e et dans la brume, au bord d'un champ vide, serrant contre elle le four ? pain, l'?table, le puits, il la salua par son nom, il en connaissait le propri?taire. Puis un nouveau train l'emporta ? travers des landes o? il n'avait jamais chass?. A Langon, il dit adieu aux derniers pins comme ? des amis qui l'eussent accompagn? le plus loin possible et s'arr?taient enfin, et de leurs branches ?tendues le b?nissaient.
Il se logea dans le premier h?tel qu'il rencontra quai Voltaire. Le matin, il regardait pleuvoir sur la Seine qu'il n'avait encore os? franchir, puis, ? midi, se glissait jusqu'au caf? de la gare d'Orl?ans o? il somnolait, dans le grondement des trains qui emportaient vers le Sud-Ouest des voyageurs bienheureux. N'osant s'attarder, son repas fini, sans consommer, il buvait apr?s sa bouteille de vin blanc, deux verres de liqueur, et son agile esprit se mouvait dans l'absolu. Ses tics, des mots entrecoup?s, parfois faisaient sourire les voisins et les gar?ons; mais tapi entre le tambour de la porte et une colonne, il demeurait le plus souvent inaper?u. Jusqu'aux r?clames, il lisait les journaux: meurtres, suicides, drames de la jalousie et de la folie, tout ?tait bon ? Jean P?loueyre qui se repaissait du mal universel. Apr?s le d?ner, un ticket de deux sous lui donnait acc?s aux quais: il cherchait le wagon o? ?tait ?crit le nom d'Irun et dont les larges vitres, le lendemain matin, refl?teraient les landes monotones. Il avait calcul? que ce train passait ? moins de quatre-vingts kilom?tres ? vol d'oiseau de la maison P?loueyre. Il posait sa main sur la paroi du wagon et lorsque le convoi s'?branlait, on eut dit un homme qui voit dispara?tre ? jamais la moiti? de son ?me. Dans le caf?, o? de nouveau il s'attablait, c'?tait l'heure d'un orchestre et Jean P?loueyre subissait jusqu'au d?sespoir la toute-puissance de la musique sur son coeur. Elle le livrait sans recours au fant?me de No?mi. Il voyageait par la pens?e sur ce corps que jamais il n'avait contempl? qu'endormi. Dans le sommeil, au long des nuits de septembre et quand le clair de lune coulait sur le lit, le triste faune avait mieux appris ? conna?tre ce corps que si, amant heureux, il l'e?t poss?d? dans un mutuel d?lire. Il n'avait jamais tenu entre ses bras qu'un cadavre mais il l'avait r?ellement p?n?tr? avec ses yeux. Peut-?tre connaissons-nous mieux qu'aucune autre, la femme qui ne nous a pas aim?s. A cette heure, No?mi dormait dans la vaste chambre froide, elle dormait bienheureuse, d?livr?e d'une repoussante pr?sence, toute ? la volupt? du lit d?sert. A travers l'espace, il sentait la joie de sa bien-aim?e, sa joie parce qu'il n'?tait plus contre elle couch?. La t?te entre les mains, Jean P?loueyre s'excitait ? la col?re: il reviendrait au pays, s'imposerait ? cette femme, jouirait d'elle, d?t-elle en crever! Il en ferait un objet ? son usage... Alors, en lui, elle surgissait muette, soumise, avec cette douce gorge lourde, comme un arbre qui tend son fruit. Il se rappelait ses consentements ? mourir d'horreur et sans un cri... Jean P?loueyre payait les consommations, suivait le quai jusqu'? l'h?tel, se d?shabillait ? t?tons pour ne pas se voir dans la glace.
Tous les trois jours, on lui portait avec son chocolat une enveloppe qu'il n'ouvrait quelquefois que le soir. Ah! que lui importaient ces hypocrites voeux pour son retour! Le seul plaisir de Jean P?loueyre ?tait de penser que la main de No?mi ? ce papier s'appuya,--que l'ongle de son petit doigt avait creus? cette ligne sous chaque mot. Vers la fin de mars, il crut sentir quelque sinc?rit? dans l'appel de No?mi: <<... Je suis s?re que vous ne croyez pas ? mon d?sir de vous revoir. C'est mal conna?tre votre femme...>> Elle ?crivait encore: <
Quand vinrent les premiers beaux jours, Jean P?loueyre osa enfin passer les ponts. Dans un cr?puscule d'or, il regarda la Seine et ses mains touchaient le parapet ti?de, le caressaient comme un ?tre vivant. Alors une voix derri?re lui chuchota; elle l'appelait: ch?ri; elle lui disait: viens. Tout pr?s du sien, un jeune visage ?tait exsangue sous le fard. Une main gonfl?e et sans ongles cherchait sa main. Il prit la fuite, ne s'arr?ta qu'aux guichets du Louvre, soufflant un peu. M?me de telles cr?atures, aurait-il jamais os? attendre un appel? Une autre femme que No?mi?... Il voulut, pour la premi?re fois, se d?lecter en pens?e d'une complice, sinon bienheureuse, du moins indiff?rente et sans d?go?t; mais un si pauvre bonheur lui demeurait inconcevable; il re?ut l'?cre connaissance de ce comble d'infortune, en ?prouva un retour de col?re. Ah! pourquoi ne pas consentir, ce soir, ? l'an?antissement dans des bras indulgents et soumis? Sont-elles au monde pour d'autres que les P?loueyre, ces dispensatrices de caresses? Il vit trembler le ciel de huit heures dans le bassin des Tuileries; des enfants s'attroupaient ? cause de ses gestes. Il fila, le dos rond, contourna la place, atteignit la rue Royale et, comme c'?tait l'heure de d?ner, osa franchir le seuil d'un cabaret fameux.
Tapi contre la porte, face au bar o?, comme ? une mangeoire d'acajou, des perruches ? aigrettes s'accrochent, il ?prouvait avec d?lices que son aspect ici n'?tonnait ni les femelles, ni les ma?tres d'h?tel, noirs et gras--rats d'?gouts de restaurants chers. Ce boyau ?tincelant attire trop de sauvages des Am?riques, trop de fermiers et de notaires provinciaux pour qu'y fasse rire un Jean P?loueyre. Le Vouvray colorait ses pommettes et il souriait au b?tail qu'attirait l'auge d'acajou. Une blonde charnue glissa de son tabouret, lui demanda du feu, but dans son verre, ? mi-voix lui promit pour cinq louis de bonheur, puis de nouveau, se percha, expectante. Bien que le vieux monsieur d'une table voisine lui conseill?t d'attendre la fermeture de l'?tablissement <
Le bruit des ?pingles ? cheveux sur du marbre, ?veilla Jean de sa l?thargie. Il vit des bras d?mesur?ment larges ? l'endroit o? ils s'attachent aux ?paules. Des faveurs roses enjolivaient cette chair tremblante. Elle l'appela son loup tandis qu'avec un soin infini, elle enlevait des bas de soie v?g?tale. Cette h?te de se donner, ce consentement, cette soumission sans d?go?t, Jean P?loueyre en ?prouvait une pire douleur que lorsque, de toute sa chair, No?mi lui criait: Non! Stupide, la fille le vit jeter un billet sur la table, et avant qu'elle ait pu faire un geste, il ?tait d?j? dehors, enfilait une rue comme un voleur. Il go?ta, dans la cohue des boulevards, cette b?atitude apr?s un grand p?ril conjur?. Les marronniers nus des Champs-Elys?es l'attir?rent. Un banc ?tait libre; il s'y reposa, essouffl? toussant un peu. Cette lune tronqu?e qu'?clipsaient les lampes ? arc, il songea qu'elle ?pandait sa lueur calme sur le troupeau des sombres cimes entre les Pyr?n?es et l'Oc?an. Il ne souffrait plus, tout ?tait pur en lui. Il se d?lectait de sa mis?re sans souillure. No?mi et Jean s'aimeraient dans un jour d'?t? sans d?clin. D'avance il go?ta l'accord de leur chair glorifi?e. O lumi?re o? s'appelleront leurs corps immortels, leurs corps incorruptibles! Jean P?loueyre dit ? haute voix: <
Peut-?tre e?t-il ainsi v?cu jusqu'? la mort, si un matin une lettre du cur? ne l'avait rappel? au bercail. Les termes en ?taient pressants, bien qu'elle donn?t de M. J?r?me et de No?mi les meilleures nouvelles. Avec une grande angoisse, Jean P?loueyre monta dans cet express dont si souvent il avait senti se d?tacher de lui, glisser doucement, puis plus vite vers le Sud-Ouest, le wagon qui porte le nom d'Irun.
Cette lettre d'appel, nul ?v?nement n'avait d?cid? M. le cur? ? l'?crire: il s'y ?tait r?solu apr?s une confession o? No?mi n'avait accus? que ses v?nielles fautes de chaque samedi. Mais elle avait requis l'aide spirituelle de son directeur contre des tentations, des troubles dont elle ne pr?cisa pas la nature.
A l'?loignement de Jean P?loueyre, elle avait d? d'abord un peu de cette lassitude heureuse des convalescences. La solitude lui ?tait une volupt? continue; alanguie, elle se complaisait en soi-m?me. Bien qu'elle f?t incapable d'aucune analyse, elle se sentait autre et, rendue ? la vie de jeune fille, connaissait dans sa chair qu'elle n'?tait plus une jeune fille. Le d?go?t l'avait d?tourn?e d'assister ? l'?closion en elle d'une femme; mais cette ?trang?re exigeait d'elle une satisfaction myst?rieuse. Inqui?te de n'?prouver plus la paix d'avant que cet homme la poss?d?t, comment e?t-elle discern? ce d?saccord entre son coeur toujours endormi et sa chair ? demi ?veill?e? Elle avait ressenti le d?chirement de son ?tre, avec horreur, certes, mais la chair est fid?le ? ne rien oublier de ce qu'elle subit. Comme la jeune femme n'ouvrait d'autre livre que son paroissien et que son ?tat de jeune fille bien n?e et pauvre l'avait tenue ? l'?cart de toute intime compagnie, aucune fiction, nulle confidence ne l'aurait ?clair?e sur cette secr?te exigence en elle. Alors le destin lui fournit un visage.
Le soleil de mars faisait luire les flaques sur la place. La sieste de J?r?me P?loueyre enchantait la maison au point que pas un meuble n'y craquait. Comme toutes les femmes du bourg, No?mi cousait au rez-de-chauss?e, dans l'embrasure d'une fen?tre dont les volets demeuraient mi-clos. De la table ? ouvrage, le linge ? repriser coulait. Elle entendit un bruit de roues, vit s'arr?ter ? quelques pas de la fen?tre une charrette anglaise. Un jeune homme tenait les r?nes et regardait autour de lui en qu?te d'un renseignement, mais la place ?tait d?serte. Comme No?mi, curieuse, poussait les volets, l'?tranger tourna la t?te, se d?couvrit et demanda o? habitait le docteur Pieuchon. Apr?s que No?mi lui e?t indiqu? la route, il salua, toucha du fouet la croupe de son cheval et disparut. No?mi recommen?a de coudre et tout le jour tira l'aiguille, la pens?e vague, inconsciente de ce visage dont elle avait re?u l'empreinte. Le lendemain, ? la m?me heure, l'inconnu passa encore mais ne s'arr?ta pas. Pourtant, devant la maison P?loueyre, il retint un peu son cheval et ses regards cherchaient la jeune femme entre les volets rapproch?s. A tout hasard, il salua. Au repas du soir, M. J?r?me pr?tendit tenir du cur? que le fils Pieuchon allait de mal en pis et que son p?re avait fait appel ? un jeune m?decin de la sous-pr?fecture dont on vantait la m?thode: il traitait la tuberculose par la teinture d'iode ? <
No?mi, toute instinct, mais dress?e ? l'examen de conscience, fut vite mise en alerte: sa premi?re alarme vint, pendant sa pri?re, de ce qu'il fallut recommencer chaque oraison: entre Dieu et elle, souriait une figure brune. Au lit, elle en fut obs?d?e et au r?veil, encore toute brouill?e de r?ves, elle pensa d'abord qu'elle allait le revoir. Durant la messe de ce matin-l?, les mains de No?mi ne quitt?rent pas son visage. A l'heure de la sieste, lorsque le tilbury ralentit devant la maison P?loueyre, tous les volets du rez-de-chauss?e ?taient herm?tiquement clos.
Ce fut alors que l'exil? re?ut ? Paris des lettres qui l'?tonn?rent, celles o? No?mi lui disait: <
Elle mena une vie plus active; ses couv?es r?ussirent. Endimanch?e, elle fit les visites annuelles que les dames du bourg ?changent avec solennit?. Enfin elle entreprit la tourn?e des m?tairies. Elle aimait les courses en carriole dans les chemins forestiers que d?foncent les charrois. Aux c?t?s de la jeune femme, le petit-fils de Cadette conduisait le cheval. Les ajoncs tachaient de jaune les fourr?s de foug?res s?ches. Aux ch?nes, les feuilles mortes fr?missaient, r?sistaient encore ? un souffle chaud du Sud. L'exact miroir rond d'une lagune refl?tait les f?ts allong?s des pins, et leurs cimes et l'azur. Aux troncs innombrables, de fra?ches blessures saignaient et, br?lantes, embaumaient cette journ?e. Le chant du coucou rappelait d'autres printemps. Des cahots rejetaient le petit-fils de Cadette contre No?mi et ces deux enfants riaient. Le lendemain la jeune femme se plaignit de courbatures et le r?gisseur fut pri? d'achever la tourn?e des m?tairies. Hors la messe, on ne la vit plus jusqu'? ce matin o? revint Jean P?loueyre.
Elle l'attendit ? la gare: sa robe d'organdi s'?panouissait au soleil. Elle portait des mitaines de fil et, ? son cou nu, un m?daillon o? ?taient peints deux amours luttant avec un bouc. Des enfants jouaient ? marcher sur un rail. Le petit train siffla bien avant de para?tre. No?mi voulait que son ?motion f?t de la joie. L'absence ayant adouci dans son souvenir les traits de Jean P?loueyre, elle avait comme recr?? son ?poux afin qu'il ne f?t plus repoussant et ne gardait de lui qu'une image insidieuse et retouch?e. Tel ?tait son d?sir de l'aimer, qu'elle se crut impatiente d'embrasser ce Jean P?loueyre irr?el. Si autour de son doux corps ?panoui, le d?sir avait flott?, caressant en d?pit d'elle d'autres visages, Dieu savait que pas une fois elle n'avait consenti m?me ? une pens?e trouble. En revanche, elle ne doutait pas que cette gr?ce lui d?t ?tre accord?e de voir descendre du train un ?poux diff?rent de celui dont, le coeur d?livr?, elle avait salu? le d?part.
Sur le marchepied d'un wagon de deuxi?me classe, Jean P?loueyre parut. Non, non, il n'?tait plus le m?me. Ses mains affaiblies soutenaient ? peine une valise dont le petit-fils de Cadette lestement le d?barrassa. Au bras de No?mi, il titubait un peu: <
Quand No?mi revint ? sa chambre, la bonne y d?ployait un lit-cage. Jean P?loueyre dont on ne voyait, au centre du traversin, que les yeux brillants de rongeur, les pommettes trop rouges, le nez aigu, balbutia qu'il avait froid dans le grand lit, que toujours il avait pr?f?r? dormir ? l'?troit, enfin qu'avant qu'un m?decin l'ait auscult?, il jugeait imprudent de partager la couche de No?mi. Elle aurait voulu protester, feindre d'?tre d??ue. Elle ne trouva aucun mot, et posa ses l?vres sur le front mouill? de Jean P?loueyre; mais il d?tourna la t?te, ne pouvant supporter la gratitude horrible de ce baiser. La journ?e ainsi passa calme et triste. Etendu dans sa muette province, il somnolait, ne s'?veillait qu'au tintement d'une petite cuiller contre une soucoupe. Bien qu'il ne f?t pas tr?s malade, No?mi le soutenait pendant qu'il buvait et il buvait ? lentes gorg?es pour sentir plus longtemps ce bras ti?de contre son cou. Vint le cr?puscule; la cloche de l'?glise tinta. Ils entendirent dans la cour les hue! dia! du petit-fils de Cadette qui attelait. La porte fut entreb?ill?e par M. J?r?me, les pieds nus dans des pantoufles, v?tu d'une robe de chambre souill?e de rem?des. Honteux de sa col?re, il venait se faire pardonner et, affectant de l'inqui?tude, pr?tendit ne pouvoir attendre plus longtemps pour ?tre rassur?: sur son ordre, le petit-fils de Cadette allait qu?rir le jeune <
Assise dans l'ombre, No?mi ne pronon?ait aucune parole, ?coutait le bruit des roues d?cro?tre et, sans un tressaillement, sans un sanglot, pleurait. Une giboul?e fouetta les vitres, h?ta la venue de la nuit et aucun des ?poux ne demandait la lampe. Cadette vint enfin avec de la lumi?re et mit le couvert pr?s du lit de Jean. Pendant qu'ils mangeaient, No?mi lui demanda si son travail d'histoire ?tait achev?; il secoua la t?te et elle ne lui posa plus de questions. La carriole roula de nouveau dans la cour. Jean P?loueyre dit: <
Jean P?loueyre, d?s le surlendemain, reprit ses habitudes. Il sortait ? pas de loup, pendant la sieste de son p?re, guettait les pies, et, apr?s une station ? l'?glise, rentrait le plus tard possible au g?te. No?mi d?j? perdait de son ?clat. Jean P?loueyre mesurait ce cerne autour des yeux si tristes et qui ne le regardaient qu'avec une humble douceur. Il avait esp?r? que son exil du lit nuptial suffirait pour que No?mi p?t s'acclimater aupr?s de lui. Mais l'?pouse luttait en d?sesp?r?e contre son d?go?t et cette lutte l'ext?nuait. Plusieurs fois elle appela Jean P?loueyre la nuit afin qu'il v?nt pr?s d'elle, et comme il faisait semblant de dormir, elle se levait, lui donnait des baisers--ces baisers qu'autrefois des l?vres de saints imposaient aux l?preux. Nul ne sait s'ils se r?jouirent de sentir sur leurs ulc?res ce souffle des bienheureux. Mais Jean P?loueyre, lui, en vint ? s'arracher de ces embrassements et c'?tait lui qui avec horreur criait: <
Les hauts murs des jardins s'?chevel?rent de lilas sombres. Les cr?puscules eurent l'odeur des seringuas. Dans la lumi?re d?clinante, les hannetons bourdonnaient. Au mois de Marie, le soir, apr?s le chant des litanies, le cur? disait: <
Le lendemain matin, il n'avait pas de fi?vre; sa temp?rature ?tait m?me trop basse. No?mi se rassura; elle aurait voulu qu'il ne sort?t pas apr?s le d?jeuner mais ne put le retenir. L'insistance de No?mi parut d?plaire ? Jean qui regardait sa montre comme s'il redoutait d'?tre en retard. M. J?r?me plaisanta: <
Cependant, chaque soir, sur la route gel?e, une carriole emportait le jeune docteur. A travers les cimes serr?es des pins, le clair de lune filtrait, mal retenu par les branches jointes. Les t?tes rondes et sombres planaient dans le ciel comme un vol immobile. Plusieurs fois, ? quelques cents m?tres du cheval, de courtes ombres de sangliers, d'un talus ? l'autre, travers?rent. Les pins s'?cartaient autour d'un nuage au ras du sol qui rec?lait une prairie. La route fl?chissait et l'on entrait dans l'haleine glac?e d'un ruisseau. Le jeune homme, sous sa peau de bique, isol? dans l'odeur du brouillard et de sa pipe, ne savait pas qu'il y e?t, au-dessus des pins, les astres. Son nez ne se levait pas plus de la cro?te terrestre que le museau d'un chien. Et quand il ne songeait pas au feu de la cuisine o? tout ? l'heure il se s?cherait, et ? la soupe dans quoi il verserait du vin, sa pens?e s'attachait ? cette No?mi si proche de sa main et qu'il n'avait jamais touch?e. <
Vers ce temps-l?, les personnes pieuses du bourg qui, au milieu du jour, entraient ? l'?glise et s'y croyaient seules, tressaillaient au bruit d'un soupir dans le choeur: presque tous ses instants de libert?, le cur? les vivait dans cette ombre, devant son juge. L? seulement il go?tait la paix, non pas celle que donne le silence des ?glises de campagne t?n?breuses et comme immerg?es, mais cette paix que rien au monde ne donne. Le pr?tre concevait qu'il y avait loin du petit ?tre ch?tif, de ce Jean P?loueyre ? peine capable, aux veilles de grandes f?tes, de frotter les cristaux des lustres et de ramasser les longues mousses dont les dames faisaient des guirlandes,--qu'il y avait loin du tueur de pies ? ce mourant qui donnait sa vie pour le salut de plusieurs. Le cur? s'ab?mait devant Celui dont le secret est de rendre semblables ? Dieu, des esclaves.
Pour Jean P?loueyre suffoquant, l'?t? s'?tait adouci. En septembre, de fr?quents orages roussirent les feuilles. Le petit-fils de Cadette portait au malade les premiers c?pes et leur odeur de terre sylvestre, le distrayait avec les ortolans captur?s au petit jour: il les engraisserait dans le noir et les servirait ? moussu Jean apr?s les avoir ?touff?s dans un vieil armagnac. Des vols de ramiers pr?sageaient un hiver pr?coce: bient?t on monterait les appeaux ? la palombi?re... Toujours Jean P?loueyre avait aim? l'approche de l'arri?re-saison, cet accord secret avec son coeur des champs de millade moissonn?s, des landes fauves connues des seules palombes, des troupeaux et du vent. Il reconnaissait quand, ? l'aube, on ouvrait la fen?tre pour qu'il respir?t mieux, le parfum de ses tristes retours de chasse aux cr?puscules d'octobre. Mais il ne lui fut pas donn? d'attendre en paix le passage: No?mi ne savait pas que l'on doit le silence aux mourants; et de m?me qu'autrefois elle n'avait pu lui c?ler son d?go?t, elle ne savait aujourd'hui lui faire gr?ce de ses remords. Elle mouillait de larmes sa main, insatiable de pardon. Vainement lui disait-il: <
Comme si l'arri?re-saison l'e?t retenu dans un embrassement, dans ses voiles et dans son odeur de larmes, il ?touffa moins, se nourrit un peu: ce furent pourtant ses jours de plus grande souffrance. Au bord de la mort, mais vivant, s'il ne doutait pas de No?mi,--lorsqu'il entrerait dans la t?n?bre, avec quoi se d?fendrait-il contre ce jeune homme qui ?tait beau? L'ombre mis?rable d'un mort ne s?pare pas ceux qui furent pr?destin?s ? s'aimer. Rien ne parut de ses affres; il serrait la main du docteur, lui souriait. Ah! qu'il aurait voulu vivre pourtant afin de le vaincre et d'?tre pr?f?r?! Quelle sombre folie lui avait donc inspir? le d?sir de la mort? M?me sans No?mi, m?me sans femme, il fait si bon boire l'air et la caresse du vent de l'aube l'emporte sur toutes caresses... Tremp? de sueur, et dans le d?go?t de son odeur de malade, il regardait le petit-fils de Cadette qui, par la fen?tre ouverte, lui tendait la premi?re b?casse de la saison... O matin?es de chasse! B?atitude des pins aux cimes ternes et grises dans l'azur, pareils aux humbles qui seront glorifi?s! Alors, au plus ?pais de la for?t, une coul?e verte d'herbages, d'aulnes et de brume d?non?ait l'eau vive que l'alios colore d'ocre. Les pins de Jean P?loueyre forment le front de l'immense arm?e qui saigne entre l'Oc?an et les Pyr?n?es; ils dominent Sauternes et la vall?e br?lante o? le soleil est r?ellement pr?sent dans chaque graine de chaque grappe... Avec le temps, Jean P?loueyre eut ?t? moins soucieux de son coeur parce que toute laideur comme toute beaut? se perd dans la vieillesse; et il aurait eu cela, du moins, les retours de la chasse, les champignons ramass?s. Les ?t?s d'autrefois br?lent dans les bouteilles d'Yquem et les couchants des ann?es finies rougissent le Gruau-Larose. On lit devant le grand feu de la cuisine, entour? de landes pluvieuses... Cependant No?mi disait au docteur: <
M. J?r?me se coucha. Les miroirs o? si souvent Jean P?loueyre avait contempl? sa pauvre mine, furent voil?s de linge. On habilla son corps comme pour la grand'messe: Cadette le coiffa m?me d'un feutre et lui mit un paroissien entre les mains. La cuisine se remplit d'une rumeur de f?te parce qu'il y aurait quarante personnes ? la salle ? manger. Des m?tay?res hurl?rent autour du char, pareilles aux antiques pleureuses. C'?tait la premi?re fois que le cur? faisait une seconde classe. On distribua une paire de gants et un sou envelopp? de papier ? tous les invit?s. Il plut pendant le service, mais une ?claircie dura jusqu'au retour du cimeti?re. Jean P?loueyre attendit dans la terre la r?surrection des morts, dans ce sable sec et qui momifie et embaume les cadavres; No?mi P?loueyre s'ensevelit dans le cr?pe pour trois ans. Son grand deuil la rendit, ? la lettre, invisible. Elle ne sortait qu'? l'heure de la messe et s'assurait, avant de traverser la place, qu'il n'y e?t personne. M?me quand vinrent les premi?res chaleurs, un col liser? de blanc serra son cou. Certaines critiques l'oblig?rent ? refuser une robe d'un noir trop soyeux, trop brillant. Vers ce temps-l? le bruit se r?pandit de la conversion du jeune docteur: on le signala ? la messe, dans la semaine. Il y paraissait entre deux visites. Le cur?, si on sollicitait son avis sur un ?v?nement si consolant pour un pasteur, souriait de sa bouche sans l?vres et comme cousue, mais ne disait mot. Peut-?tre avait-il perdu de son autorit? et de sa force de persuasion, car il ne put obtenir de M. J?r?me que la clause f?t effac?e de ses derni?res volont?s qui obligeait No?mi ? ne pas se remarier. Il ?choua de m?me lorsqu'il insista pour adoucir les rigueurs d'un deuil dont il bl?mait l'exc?s. M. J?r?me se glorifiait d'appartenir ? une famille o? les veuves ne quittaient jamais le noir et les d'Artiailh montr?rent beaucoup de z?le ? maintenir No?mi dans cet ensevelissement. C'est pourquoi, en ces aubes d'hiver o? l'?glise est si sombre, le jeune docteur ne discernait pas plus la veuve dans son t?n?breux nuage qu'elle-m?me ne voyait son ?poux ? travers la dalle scell?e que touchaient chaque jour ses genoux. A peine entrevit-il, parfois, la clart? d'un visage brillant de jeunesse en d?pit du je?ne des matins de communion et d'une vie clo?tr?e. Au lendemain de la messe d'anniversaire, lorsqu'il fut connu de tout le bourg que No?mi P?loueyre ne rejetterait pas son voile, les sentiments chr?tiens du docteur fl?chirent. Il ne n?gligea pas que l'?glise, mais aussi ses malades. Le vieux Pieuchon avait entendu dire de son jeune confr?re qu'il buvait, et m?me qu'il se levait la nuit pour boire. M. J?r?me ne s'?tait jamais si bien port? et sa bru connut des loisirs; elle s'occupait du domaine, mais les pins n'exigent gu?re de surveillance. Sa pi?t? solide, r?guli?re, ?tait courte et peu soutenue de lectures. A peine capable de m?ditation, elle s'attachait surtout aux formules. Comme il n'est gu?re de pauvres au pays de la r?sine, et qu'on a t?t fait de grouper, une fois dans la semaine, autour d'un harmonium, le troupeau b?lant des enfants de Marie, que restait-il ? No?mi, sinon, selon l'usage des Landaises, de se divertir sans exc?s avec la nourriture? D?s la troisi?me ann?e de son deuil, No?mi ?paissit et le docteur Pieuchon dut lui ordonner de marcher une heure chaque jour.
Une apr?s-midi ? l'?poque des premi?res chaleurs, elle alla jusqu'? la m?tairie nomm?e Tartehume, et, accabl?e, se laissa choir sur le talus. Autour d'elle, les gen?ts bourdonnaient d'abeilles et des taons, des mouches plates, sorties des brandes, piquaient ses chevilles. No?mi sentait battre son coeur comprim? de personne forte, et ne pensait ? rien qu'? cette poussi?reuse route qu'une r?cente coupe de pins livrait tout enti?re au feu du ciel et o?, pour le retour, elle devrait parcourir encore trois kilom?tres. Elle ?prouvait que les pins innombrables, aux entailles rouges et gluantes, que les sables et les landes incendi?es la garderaient ? jamais prisonni?re. En cette femme inculte et sans intelligence s'?veillait confus?ment le d?bat qui avait d?chir? Jean P?loueyre: N'?tait-ce pas cette terre de cendre, cette vie ?r?mitique qui obligeait une malheureuse mourant de soif ? hausser la t?te, ? se tendre toute vers le rafra?chissement ?ternel? Elle essuyait avec son mouchoir bord? de noir ses mains moites et ne regardait rien que ses souliers poudreux et le foss? o? des foug?res naissantes s'ouvraient comme des doigts. Pourtant elle leva les yeux, re?ut au visage cette odeur de pain de seigle qui ?tait l'haleine de la m?tairie, et brusquement fut debout, tremblante: un tilbury qu'elle reconnut ?tait arr?t? devant la maison. Que de fois, entre les volets rapproch?s d'une fen?tre, avait-elle regard? luire ces essieux avec plus d'amour que des ?toiles! Elle secoua sa robe pleine de sable;--des charrois cahotaient; un geai cria; No?mi, dans un nuage de mouches plates, demeurait immobile les yeux sur cette porte qu'un jeune homme allait ouvrir. Bouche b?e et la gorge gonfl?e, elle attendait, elle attendait--humble b?te soumise. Lorsque s'entrebailla la porte de la m?tairie, ses regards fouill?rent l'ombre o? se mouvait un corps; une voix famili?re ordonnait en patois d'?normes doses de teinture d'iode... Il parut: le soleil alluma chaque bouton de sa veste de chasse; le m?tayer tint le cheval par la bride; il disait qu'on ?tait ? la saison la plus dangereuse pour les incendies: tout est encore sec, rien ne verdit sous bois et les landes ne sont plus inond?es... Le jeune homme rassembla les r?nes. Pourquoi No?mi reculait-elle? Une force suspendait son ?lan vers celui qui s'avan?ait, la tirait en arri?re. Elle s'enfon?a dans les brandes plus hautes qu'elle; les ronces ?corchaient ses mains. Un instant elle s'arr?ta, attentive ? un roulement de voiture sur la route qu'elle ne voyait plus. Sans doute, fuyant ainsi, songeait-elle que le bourg n'accepterait pas sans cris qu'elle d?ch?t de son rang de veuve admirable, et qu'une clause du testament de M. J?r?me emp?cherait toujours les d'Artiailh de consentir ? ce que Madame d'Artiailh appelait <
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