Read Ebook: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably Volume 1 (of 15) by Mably Gabriel Bonnot De Brizard Gabriel Contributor Arnoux Guillaume Editor
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Ebook has 509 lines and 106963 words, and 11 pages
Tous ces maux sont donc notre ouvrage. D?s qu'un homme, se jugeant d'une nature sup?rieure, s'est cru en droit d'assujettir la volont? d'un autre ? la sienne; d?s qu'il s'est arrog? une portion exclusive dans les biens communs, et que la propri?t? a ?t? ?tablie, les passions, irrit?es par la jouissance, n'ont plus connu ni frein ni bornes; toutes les id?es d'?galit? ont ?t? d?truites. L'ambition et l'avarice ont partag? le monde. Il y a eu des puissans et des foibles, des riches et des pauvres, des grands et des petits; et les lois, qui devoient garantir ? l'homme son ?galit? primitive et son ind?pendance, ont appesanti le joug, consacr? l'injustice et l?gitim? les usurpations. On en est venu au point d'imaginer, ou plut?t on a feint de croire qu'il y avoit des races privil?gi?es destin?es ? commander, et d'autres d?sh?rit?es par la nature, qui ?toient n?es pour ob?ir. Nous avons suppos? ? cette m?re commune les caprices et les pr?f?rences d'une mar?tre: de l?, nous avons accumul? sur la t?te des uns les faveurs, les dignit?s, les distinctions, le pouvoir, les richesses, comme leur apanage h?r?ditaire; et, par une cons?quence tout aussi juste, nous avons jug? que la mis?re, le d?nuement, le travail, l'opprobre et le m?pris ?toient le partage n?cessaire des autres. D'un c?t?, le temps, la force et la ruse; de l'autre, l'ignorance, l'habitude et les pr?jug?s ont tellement obscurci la raison primitive et les lumi?res naturelles, que les uns se sont crus de bonne foi n?s avec les cha?nes de la servitude, et les autres avec un sceptre ou une verge de fer; et ces id?es ?ternelles d'?galit? et de libert? se sont tellement ?teintes dans ces races d?grad?es, qu'elles ont perdu jusqu'? la trace de leur noble et c?leste origine. L'?galit? a ?t? trait?e de chim?re et de paradoxe, et a fini par devenir un probl?me qu'on donnoit ? r?soudre aux savans et aux acad?mies.
Plus ces lois partiales ont favoris? certaines familles au d?triment des autres, et plus d'abus ont infect? les soci?t?s; moins elles ont connu l'innocence et le bonheur. D'un c?t? ont germ? l'orgueil, l'ambition, l'avarice, la duret?, le m?pris de l'homme, et tous les attentats de la violence et de l'oppression; et de l'autre, tous les vices des esclaves, la corruption, l'opprobre, l'oubli de la vertu, et tous ces crimes bas qu'enfantent l'extr?me mis?re, l'avilissement, et la n?cessit? qui n'a point de loi. De l? cette lutte perp?tuelle, cette guerre sourde entre toutes les classes de la soci?t?, cette conspiration du luxe contre la mis?re, du fort contre le foible, des grands contre les petits, de celui qui a tout contre celui qui n'a rien; l'oppression du puissant qu'il appelle justice, les r?clamations des foibles qu'on appelle r?voltes; enfin la haine, les dissensions, la guerre ouverte, les combats qui ensanglantent la terre, et font de ce triste globe un champ de meurtres et de carnage. Nous n'avons que trop expi? le crime d'avoir m?pris? la voix et perverti les intentions de la nature.
Les institutions les plus sages seroient donc celles qui, pr?venant de si funestes abus, combleroient l'intervalle immense qui s?pare un homme d'un autre homme, et qui nous rappelleroient aux loix ?ternelles de la nature; mais comme il est impossible de r?trograder, que jamais la soci?t? ne pourra remonter ? ces lois primitives, que l'?galit? parfaite est maintenant une chim?re, et qu'on ne pourroit pas plus la r?aliser que l'?ge d'or des po?tes, ou la r?publique de Platon; dans l'?tat des choses, que doit donc faire, et quel but doit se proposer un habile l?gislateur?
Chercher quelle est la mesure de bonheur auquel l'homme peut aspirer dans une soci?t? bien ordonn?e, et ? quelle condition il nous est permis d'?tre heureux. L'homme a consenti de sacrifier une partie de ses droits et de sa libert? pour assurer le reste; il s'est impos? des lois; il a fallu armer des magistrats de la force publique, pour faire ex?cuter ces lois: ce n'est donc plus l'?galit? primitive, mais l'?galit? politique, qui peut r?gner entre les citoyens du m?me ?tat: et la libert? civile qui n'est autre que le droit de faire tout ce que les lois permettent, ce n'est plus au titre de la nature, mais en vertu du pacte social, que nous en devons jouir. Si les lois ne sont que l'expression de la volont? g?n?rale; si l'on a eu la sagesse de leur donner l'autorit? qu'ailleurs on a imprudemment confi?e aux hommes, si personne n'est au-dessus de ces lois; si elles r?priment l'ambition des particuliers, qui d?truiroit cette ?galit?, et celle des magistrats, qui d?truiroit la r?publique; si ceux-ci ne peuvent jamais abuser de leur pouvoir et sont comptables ? l'?tat de leurs actions; si, depuis le plus ?lev? jusqu'au dernier des citoyens, tous ont un droit ?gal ? la protection des lois, et qu'aucun ne puisse ?tre impun?ment opprim? par l'autre, quel que soit son rang et sa dignit?, alors r?gnera cette ?galit? politique qui assure les biens, la libert? et la vie de chaque individu, la seule ? laquelle nous puissions aspirer, mais dont la perte tendroit ? dissoudre la soci?t? enti?re. Que seroit-ce, en effet, s'il y avoit un pays o? un homme irr?prochable p?t trembler pour sa libert?; et qu'? un coupable souill? du sang d'un citoyen, au lieu d'?pouvanter les m?chans par son supplice, on v?nt ? prodiguer des r?compenses, des dignit?s, des honneurs et de l'argent? Si on pouvoit citer un pareil exemple dans les annales d'un peuple, seroit-il besoin de demander si, dans ce pays, il y a des lois et une patrie?
Montesquieu.
Ce n'est donc point dans la vaine distinction des climats, ce n'est point en consultant le thermom?tre, c'est dans la nature m?me des choses et dans le coeur de l'homme qu'il va puiser les principes qui doivent servir de base ? une l?gislation sage et ?clair?e. Dans tout pays, dans tout climat, l'homme qui n'est point d?grad? ch?rit sa conservation, a le d?sir et le sentiment du bonheur, aime sa libert?. Toutes les lois qui lui assureront ces biens, qu'il tient des mains de la nature, lui seront ch?res et pr?cieuses. Que ces lois soient claires, pr?cises, en petit nombre, et sur-tout qu'elles soient impartiales; car il n'y a que celles-l? de justes. Si le foible y trouve une ?gide et un refuge, si le puissant n'y peut d?rober sa t?te; si sous leur empire, ma maison, mon champ, ma personne, mon honneur et ma libert? sont sacr?s, je ch?rirai ces lois protectrices qui m'assurent tous les biens que m'avoit promis la nature.
Mais si ces lois sont vicieuses, ou leur interpr?tation arbitraire; si elles ?l?vent au-dessus de ma t?te une classe d'oppresseurs, et lui livrent toutes les autres classes de la soci?t?: si elles n'encha?nent que le foible et l'infortun?, et pr?tent de nouvelles armes au plus fort ou au plus m?chant; si ces lois impuissantes m'abandonnent l?chement au moment que j'en r?clame la protection; si l'oppresseur, loin de trouver en elles un frein et un juge, y cherche un asyle et l'impunit?; et qu'au lieu de la prot?ger, elles accablent l'innocence: comment pourrois-je aimer ces lois, et croire que la patrie qui les a adopt?es, soit la m?re commune des citoyens?
Pour int?resser ? leur conservation, il faut encore qu'elles soient douces et humaines; il faut, si je l'ose dire, planter la racine des loix dans le coeur des citoyens. Mais la plupart des l?gislateurs n'ont su qu'imprimer la terreur; ils ont oubli? que les lois ne sont pas seulement vengeresses des crimes, mais conservatrices de l'innocence et de la vertu. Ils en ont fait l'instrument de leurs passions, de leurs vengeances et de leurs caprices. De l? ces lois f?roces, n?es dans des si?cles d'ignorance et de barbarie, qui ont gouvern? si longtemps l'Europe; de l? les cachots, les instructions secr?tes, la torture, l'inquisition civile et religieuse, les proc?dures myst?rieuses, ce langage inintelligible qui a fait des lois autant de logogriphes; les amendes, les confiscations, tous restes d'un si?cle barbare dans un temps de lumi?res, et qui attendent la main d'un l?gislateur humain et bienfaisant. Il semble que ce soit le bourreau qui ait fait l'ancien code criminel de presque tous les ?tats de l'Europe.
Si ces lois ne r?gnent en effet que par la crainte et la terreur; si elles ont totalement n?glig? d'int?resser les coeurs et l'ame des citoyens; si elles n'ont point cherch? ? d?velopper les affections naturelles et les qualit?s sociales de l'homme; si elles n'ont song? qu'? punir, et jamais ? pr?venir le crime, jamais ? encourager la vertu; si ces lois ont ?t? l'ouvrage de la force et l'instrument de l'oppression; si la juste proportion entre les d?lits et les peines n'y est point observ?e; si elles ne p?sent que sur le foible, et que ce soit une pr?rogative du rang et de la naissance de pouvoir les ?luder; si elles se font un jeu d'accabler l'innocence et d'effrayer la vertu; enfin, si elles ne veulent r?gner que par des ch?timens sur des esclaves, et non par l'amour sur de libres citoyens; ceux qui en profitent ou qui en abusent, peuvent fort bien les aimer, mais jamais ceux qui en sont ou qui peuvent en ?tre les victimes.
Ce n'est pas tout encore; et vos lois fussent-elles aussi sages que celles du sage Platon, quel bien produiront-elles, si le l?gislateur n'a l'art de mettre les lois sous la sauvegarde des moeurs, comme il a mis les moeurs sous la sauvegarde des lois? Si elles ne sont pas appropri?es au g?nie, au caract?re, aux besoins de la nation ? laquelle elles sont destin?es, le torrent des moeurs publiques emportera toutes les digues qu'on voudra lui opposer; l'?difice une fois ?branl? s'?croulera de toutes parts. Il n'y a pas un peuple corrompu qui n'ait dans ses archives les plus belles lois du monde; il ne leur manque rien que d'?tre ex?cut?es.
Mais comment donner des moeurs ? un peuple? En commen?ant par lui donner une patrie; et jamais vous ne lui donnerez de patrie, s'il n'a d'abord une bonne constitution politique: car ce ne sont ni les murailles d'une cit?, ni le sol d'un pays, mais un bon gouvernement fond? sur des lois justes, qui font le citoyen et la patrie. Dans toutes les villes d'Orient il n'est pas un seul citoyen; et quand, avant la bataille de Salamine, les Ath?niens se sauv?rent sur la mer, ils emportoient avec eux leurs lois et leur patrie; tout Ath?nes ?toit sur leurs vaisseaux. Une bonne constitution est donc au corps politique ce qu'elle est au corps physique; c'est la sant? des ?tats: elle r?siste ? toutes les attaques. Dans un corps d?bile, ?nerv?, vous pouvez avoir quelques jours heureux, quelques jouissances passag?res; mais point de bonheur constant sans une constitution saine et robuste.
Si au contraire tous les membres du corps politique jouissent d'un entier d?veloppement, se correspondent, se pr?tent une force mutuelle, et participant tous au suc nourricier de la vie, concourent ? l'harmonie g?n?rale, on peut dire que l'?tat jouit d'une sant? forte et vigoureuse, et que les lois qui sont l'ame de ce grand corps, et lui impriment le mouvement, sont sagement combin?es. Or, quand un peuple libre a fait lui-m?me ses propres lois, ou les a consenties par un pacte volontaire, il s'attache ? ces loix, et parce qu'elles font son bonheur, et parce qu'elles sont son ouvrage; il s'identifie avec elles; il ploie insensiblement ses inclinations et ses habitudes sous ce joug salutaire, et ses moeurs sont le fruit heureux des lois. Si des institutions sociales resserrent encore ses liens et favorisent les plus doux penchans de la nature; si les premiers biens de l'homme et ses premiers droits, c'est-?-dire, l'?galit?, la libert?, sa s?ret?, lui sont garantis par le contrat social, sans doute il aimera mieux vivre sous l'empire de ces lois que sous aucun autre; il ne pourroit que perdre au change; il sera int?ress? ? leur conservation; il trouvera beau et glorieux de mourir pour elles; rien ne lui sera plus cher que son pays; il le d?fendra jusqu'? son dernier soupir; alors, il aura v?ritablement une patrie et des moeurs.
Une telle constitution donne de la permanence aux moeurs, et les moeurs ? la constitution; mais pour assurer ces fruits heureux, pour donner plus de force ? leurs institutions, il est d'autres ressorts que les sages l?gislateurs n'ont point n?glig? d'employer; les deux plus puissans sont l'?ducation et le culte public.
Quand au premier de ces mobiles, quel avantage les anciens n'avoient-ils pas sur nous par leur ?ducation publique? La patrie s'emparoit de l'enfant au moment de sa naissance, et ne le quittoit plus qu'elle ne l'e?t fait homme et citoyen. Alors elle le rendoit ? la r?publique; elle lui avoit cr?? un caract?re; elle lui avoit imprim? une marque nationale qui le suivoit par-tout; elle avoit fait germer dans le coeur d'un enfant toutes les vertus dont elle avoit besoin, lorsqu'il seroit homme, elle les enflammoit tous de ce saint enthousiasme, de cet amour pour la patrie, qui lui faisoit de leurs vies un rempart plus fort que les murailles et les bataillons; elle transmettoit, des p?res aux enfans, cette riche succession de moeurs et de vertus; elle allumoit en ces ames tendres ce feu sacr?, ?teint depuis si long-temps dans la plupart des ?tats modernes. L?, au milieu de leurs jeux, se retra?oit l'image de leurs devoirs; on leur apprenoit la justice, la temp?rance, l'amour du travail et les r?gles de la vertu, comme ailleurs on apprend les r?gles de la grammaire et celles de l'?loquence. L?, leurs oreilles ?toient continuellement frapp?es de la louange des grands hommes, et leurs yeux, de l'?clat de leurs triomphes. Les spectacles, leurs po?mes, leurs tableaux, leurs f?tes, leurs jeux, leurs statues leur retra?oient ces saintes et immortelles images; tout retentissoit de ces noms r?v?r?s. Ils recevoient, pour ainsi dire, par tous les sens, l'amour de la patrie, des lois et de la vertu. Les troph?es d?cern?s aux h?ros tourmentoient les jeunes citoyens; leur faisoient verser des larmes d'impatience; leur ?ducation ?toit toute en exemples et en action, tandis que la n?tre est toute en pr?ceptes et en vain babil.
Il ne paro?t donc pas que les modernes l?gislateurs aient senti toute l'influence que peut avoir une ?ducation uniforme, qu'un m?me esprit dirige au m?me but. L'instruction publique, qui ne doit ?tre que l'apprentissage des devoirs de citoyen, est sans doute la meilleure base des moeurs: du moins a-t-on su mieux employer un ressort peut-?tre plus puissant encore pour attacher les coeurs et les ames aux lois et ? la patrie.
L'exp?rience prouve combien ils sont rares, ces l?gislateurs qui ont su joindre la morale ? la politique, combien peu de nations ont connu la force des institutions sociales et publiques. Presque toutes ont n?glig? les premi?res r?gles de la raison; toutes se sont ?cart?es des lois de la nature; leurs codes, pour la plupart, sont l'ouvrage du hasard, ou de la superstition. <
De la l?gislation, page 262, de la seconde partie.
Mais, quand le mal est au comble, quand des obstacles presque invincibles s'opposent ? toute r?forme, comment se rapprocher des vues de la nature? comment faire entendre la voix de la froide raison ? une multitude aveugle et passionn?e? Peut-on esp?rer d'avoir des lois justes et impartiales, et de pouvoir remonter jusqu'aux bonnes moeurs? Il ne faut pas se le dissimuler; ce ne sont pas seulement nos vices, c'est la forme et l'?tendue des ?tats, qui s'opposent ? cette r?g?n?ration salutaire. Comment imprimer le mouvement et la vie ? ces masses ?normes, ? ces machines si compliqu?es des gouvernemens modernes? Qui ne sent le malheur attach? aux grands ?tats, et l'avantage inestimable des petits o? tous les citoyens sont sous l'oeil des magistrats, et les magistrats sous l'oeil de la loi? Les grandes r?publiques m?mes offrent une grande r?sistance ? la r?forme. Ou les int?r?ts particuliers y sont suspendus dans une balance ?gale, et alors aucun n'a une voix assez pr?pond?rante pour entra?ner la majorit? vers le bien g?n?ral; ou des citoyens trop puissans ma?trisant les autres, la r?publique flotte entre la corruption et la tyrannie, jusqu'? ce qu'un seul, triomphant de ses rivaux, s'?l?ve sur la ruine de tous. Quant aux ?tats despotiques, ils ne laissent point d'esp?rance; les ames y sont tellement engourdies, qu'elles n'ont pas m?me le d?sir de sortir de cette l?thargie, et ils ne peuvent attendre de changement, que de grandes et inesp?r?es r?volutions. Il en r?sulte que, de toutes les formes du gouvernement, la monarchie temp?r?e est peut-?tre encore celle qui offre un succ?s plus certain au l?gislateur qui voudroit r?g?n?rer sa nation.
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De la l?gislation, seconde partie, page 45.
Cet ouvrage est le fruit de ses observations sur un art dont il a fait toute sa vie son ?tude. Il n'est pas ?tonnant qu'un homme si profond, nourri des grandes v?rit?s du droit naturel, des principes de la politique et des le?ons de la morale, admirateur passionn? des anciens, n'ait pas ?t? satisfait de la mani?re dont la plupart des modernes ont ?crit l'histoire. Il les a jug?s avec s?v?rit?, disons m?me, quelquefois avec duret?; il n'a pas trait? sans doute avec assez d'?gards l'homme universel, le po?te-historien, idole d'une partie de la nation; mais qu'importe, apr?s tout, ses jugemens purement litt?raires? Ses pr?ceptes n'en sont pas moins excellens; toute la partie didactique de son ouvrage est pleine de raison et de sagesse; ses ennemis m?mes y ont trouv? des vues neuves et lumineuses; c'est, si j'ose le dire, la po?tique de l'histoire.
Ce que l'auteur a dit de la connoissance du coeur humain est ?galement bien senti et bien d?velopp?. L'art d'int?resser et de remuer les passions n'est pas moins n?cessaire ? l'historien qu'? l'auteur dramatique; c'est par la peinture du coeur humain que les anciens sont sur-tout admirables. Si vous ne savez pas faire agir, penser et parler vos personnages sur la sc?ne de l'histoire comme sur celle du th??tre, je reste froid et tranquille ? vos r?cits inanim?s. L'histoire est un long drame o? tous les acteurs viennent se peindre eux-m?mes, agir et parler. J'assiste ? leurs conseils; je suis pr?sent ? leurs actions; je vois au fond de leur coeur; j'esp?re, je crains, je d?lib?re, je me passionne avec eux; je lis dans leurs pens?es, je p?n?tre dans les replis les plus cach?s de leur ame. Je ressens tour-?-tour l'amiti?, la haine, la piti?, la terreur, la vengeance et l'amour. Un grand int?r?t me remue; mon coeur n'est point froid, il est plein, et l'ennui n'y peut p?n?trer. S'il ne suffisoit que d'entasser des faits, d'accumuler des ?v?nemens et des dates, de faire un tableau sans proportion, sans couleur et sans vie, rien sans doute ne seroit si facile que de r?ussir. Mais dans ce grand drame de l'histoire, de transporter sous nos yeux, d'animer ces grands personnages qui ont fait le destin des nations, de conserver la v?rit? des caract?res, et cette unit? d'int?r?t, charmes secrets de tous les bons ouvrages et de tous les bons esprits, de faire de l'histoire une sc?ne instructive pour tous les ?tats, une le?on perp?tuelle de morale et de philosophie pour tous les hommes; l'exp?rience ne prouve que trop combien cet art exige d'?tudes et de talens, combien il est rare et difficile d'?tre un grand peintre des passions. La France a ses Sophocle et ses Euripide; elle a ses Platon, ses Pline et ses D?mosth?nes; nous avons plus qu'Aristophane et que T?rence; mais a-t-elle un Tacite? a-t-elle son Tite-Live? a-t-elle son Plutarque?
Tous les pr?ceptes, je le sais, qui tiennent ? l'art d'?crire, sont insuffisans. Dans tous les arts il y a, pour ainsi dire, la partie m?chanique qu'on peut enseigner, qu'on est ?-peu-pr?s s?r d'apprendre avec un peu d'aptitude et beaucoup de patience. Mais il est une partie rebelle ? tous les pr?ceptes, contre laquelle toutes les le?ons des ma?tres et l'opini?tret? des ?l?ves viendront ?chouer. Eh! qui me donnera ce feu c?leste, ce souffle cr?ateur qui inspire les chefs-d'oeuvres, le g?nie? voil? ce que l'art n'enseignera jamais; et quand je ne sais quel d'Aubignac tra?oit laborieusement les r?gles de la trag?die, Corneille avoit d?j? cr?? et le Cid et Cinna, et Polieucte et les Horaces: les po?mes immortels d'Hom?re ont pr?c?d? toutes les r?gles du po?me ?pique; et il en est de m?me de tous les genres qui ont besoin des ?manations du g?nie. Quand il a expliqu? les r?gles mat?rielles de son art, que doit donc faire un ma?tre, et que doit-il dire ? ses ?l?ves?
En un mot, que votre histoire ne cesse jamais d'?tre une ?cole de morale en action. Quand les lois sont oubli?es, quand les moeurs se corrompent, l'historien r?veille encore dans les coeurs les id?es de justice et de vertu; il p?se dans la balance les actions des hommes et les fautes des peuples; il fait p?lir le crime sur le tr?ne; il fl?trit un despote, malgr? ses gardes et ses soldats; il exerce une sorte de magistrature; il cite ? son tribunal les hommes de tous les ?ges et de tous les pays; et le jugement qu'il va prononcer sera l'arr?t de la post?rit? et la le?on de ses contemporains. Si ses concitoyens sont amollis par le luxe et les richesses, s'ils se pr?cipitent au-devant du joug, s'ils courent ? la corruption, alors il saisit ses crayons, il ?crit l'histoire d'une nation libre et vertueuse; il trace les moeurs des Germains.
Tandis que l'esprit de secte, toujours intol?rant, exer?oit ses vengeances, un nouvel hommage venoit le consoler de cette l?g?re disgrace: il ?toit consult? par l'un des sages envoy?s des ?tats-Unis d'Am?rique.
C'est un grand et beau spectacle de voir la libert? planter son ?tendard dans le nouveau monde, et y appeler tous ceux qui seroient opprim?s dans l'ancien. Des philosophes ont ?t? les l?gislateurs des nouvelles r?publiques, et les Brutus de l'Am?rique en ?toient aussi les Solon. Il a enfin ?t? permis, en tra?ant ces lois constitutives, d'?couter la voix de la sagesse et de la raison, et les droits sacr?s de l'homme. Elles n'ont point ?t? form?es au hasard, comme presque toutes les constitutions modernes; et les lumi?res qui, depuis un si?cle, ont ?clair? nos erreurs et nos fautes, n'ont point ?t? perdues pour l'Am?rique. On a enfin connu les vrais fondemens de la soci?t?, qui posent sur le libre consentement des peuples. Si en effet ces r?publiques ont adopt? les principes les plus conformes aux vues de la nature; si, en proscrivant les rangs et les distinctions h?r?ditaires, elles ont pris pour base de leur code l'?galit?; si on y montre par-tout un respect religieux pour les droits et la dignit? de l'homme; si la tol?rance y a ?tabli son bienfaisant empire, gr?ces en soient rendues aux ?crivains et aux sages qui ont ?clair? l'univers! ce n'est pas le moindre service qu'aient rendu aux hommes les lettres et la philosophie.
John Adams, successeur de Francklin.
Ce caract?re ?toit fi?rement prononc?, et l'homme, chez lui, n'offroit point de scandaleux contrastes avec l'?crivain; il ?toit dans sa conduite tel qu'il s'?toit montr? dans ses ?crits, et tout ce qu'il avoit trac? de pr?ceptes en morale, il le mettoit en action.
Il a fui les honneurs, la fortune, les places, les distinctions, avec autant de soin que les autres les recherchent: la mod?ration de l'ame ?toit son tr?sor; il pouvoit l'augmenter, sans nuire aux droits et aux pr?tentions de qui que ce f?t; il ne rencontroit personne sur sa route, et son bonheur ne co?toit rien ? celui des autres. Il n'affectoit point de se montrer sur la sc?ne; il ne cherchoit nullement ? se r?pandre. Solitaire au milieu de Paris, son nom ?toit tr?s-connu, et sa personne l'?toit tr?s-peu. Il d?daignoit les brigues, les pr?neurs, autant qu'il redoutoit les protecteurs; il ne pouvoit se plier au man?ge de l'intrigue; il n'avoit point la souplesse n?cessaire pour se faire des partisans et des pros?lytes. Il repoussoit, et m?me avec humeur, ce commerce d'?loges dont l'amour-propre est si facilement la dupe. Nous savons qu'il se mit un jour v?ritablement en col?re contre un homme qui le comparoit ? Platon, et qui, pour prix de sa complaisance, attendoit peut-?tre que Platon le compar?t ? Socrate.
C'est ce caract?re indomptable, cet amour pour la libert? et l'ind?pendance, qui lui faisoient ch?rir sa m?diocrit?. Il ne vouloit prendre d'engagement d'aucune esp?ce, ni avec la fortune, ni avec les pr?jug?s, ni avec les corps. Il redoutoit toutes sortes de cha?nes; il ne fut d'aucune secte, d'aucun parti, d'aucune cabale. L'amour-propre des autres n'?toit point int?ress? ? vanter son m?rite. Non-seulement il ne fit jamais de d?marches pour entrer dans aucun corps litt?raire, mais il s'opposa ? toutes celles que ses amis auroient pu faire pour lui. Quand on lui proposoit de l'admettre dans quelque soci?t? particuli?re, il r?pondoit: <
Peut-?tre eux seuls ?toient dignes de nous r?v?ler ces vertus sociales et domestiques, qui ne se d?veloppent que dans l'intimit?; de nous retracer cette probit? journali?re qui s'?tend sur toutes les actions et sur tous les instans de la vie; ce caract?re que rien ne pouvoit ?branler, inaccessible ? la crainte comme aux esp?rances; cette ame sto?que et pure qui ne gauchit jamais dans le sentier de la vertu. Ils nous auroient fait sentir le rapport intime de sa morale avec ses actions, de ses maximes avec sa conduite, de ses vertus avec ses ?crits, et jusqu'? quel point ses ouvrages ont pris la teinte de son caract?re. Dans leurs peintures vives et fidelles auroient respir? tous ses traits: le langage de l'amiti? a je ne sais quoi de touchant et d'affectueux qui entra?ne et persuade; on ne peut r?sister ? ses doux accens. Sans doute l'?loge de leur ami y auroit gagn?; mais cet ?loge appartenoit ? tous les gens de bien: c'est une dette nationale qu'il falloit acquitter, un tribut public qu'il falloit payer ? un ami de l'ordre et des moeurs.
O toi, qui as si bien m?rit? de la patrie, philosophe aussi vertueux qu'?clair?! s'il est vrai que tu n'as eu d'autre passion que celle d'?tre utile, d'autre motif que le noble orgueil de faire le bien et de nous arracher ? nos vices; si tes travaux, tous les instans de ta vie ont ?t? consacr?s ? l'instruction, au bonheur et ? l'utilit? de tes semblables; si tu n'as cess? d'opposer, presque seul, ton inflexible s?v?rit? au torrent des moeurs publiques, et de nous rappeler aux antiques vertus, aux grandes v?rit?s morales et politiques qui font la f?licit? des hommes et la splendeur des ?tats; si tous tes ?crits respirent les le?ons de la sagesse, l'amour des lois, la haine du despotisme; si tu n'as cess? de plaider courageusement la cause des peuples, des foibles et des infortun?s, contre les puissans, les riches et les oppresseurs; en un mot, s'il est vrai que tu te sois montr?, dans tous les temps et par-tout, l'organe de la v?rit?, l'ap?tre des moeurs, le d?fenseur de la libert?, le vengeur des droits et de la dignit? de l'homme; sans doute tu m?ritois un hommage public dans ta patrie, l'estime de l'Europe et la reconnoissance de l'humanit? enti?re!
Heureux celui qui, charg? de ce d?p?t sacr?, s'acquittera dignement d'un si noble emploi, et dont l'?crit, interpr?te fidelle des sentimens particuliers et du voeu g?n?ral, pourra m?riter ?galement le suffrage de ses amis qui le pleurent, des sages qui l'appr?cient, et de tous les gens de bien qui ch?rissent sa m?moire!
NOTES HISTORIQUES.
Note Ire, pag. 4 de l'?loge.
Le cardinal, occup? jusqu'alors des affaires d'?glise, ?toit fort peu instruit des int?r?ts de l'Europe. C'est pour l'instruction particuli?re de ce ministre, pour l'endoctriner, que le jeune abb? fit l'abr?g? des trait?s depuis la paix de Westphalie jusqu'? nos jours; ce travail, perfectionn? depuis, a produit le droit public de l'Europe.
Ce fut encore lui qui dressa les m?moires qui devoient servir de base aux n?gociations du congr?s ouvert ? Breda au mois d'avril 1746: ces divers travaux d?cid?rent sa vocation pour la politique.
Note II, page 6 de l'?loge.
On lui a reproch? d'avoir outr? cette admiration pour les anciens; mais s'il l'a pouss?e trop loin, ce dont on peut douter, s'il est vrai que cet amour de l'antiquit? l'ait rendu quelquefois trop s?v?re envers ses contemporains, il faut avouer aussi que l'engouement du public pour certaines nouveaut?s, l'oubli des bons principes, le torrent qui nous pr?cipite dans un go?t et dans les moeurs d?prav?es, dont nous ne pouvons pr?voir le terme, ne justifient que trop peut-?tre ses craintes et ses alarmes.
Deux volumes in-12, 1740.
L'auteur fut plus s?v?re que le public. Il trouva le livre mauvais, et il le dit: <
Il est rare de trouver une contradiction de cette nature entre un auteur et ses critiques: au reste, cet aveu noble et courageux annon?oit d?s-lors un ami de la v?rit?, un homme droit et aust?re, et peut-?tre la conscience du talent qui se sent en ?tat de mieux faire. <
Le droit public de l'Europe parut la m?me ann?e que l'esprit des lois.
Cette science du droit public, jusqu'alors h?riss?e de difficult?s, parut claire, m?thodique et facile sous la plume de l'auteur. Le succ?s n'en fut pas douteux. Ce livre ?crit pour des hommes d'?tat, et m?me pour de simples citoyens, s'ils savent penser, est dans tous les cabinets de l'Europe, depuis la cour de P?tersbourg jusqu'? la r?publique de Lucques. On l'enseigne publiquement dans les universit?s d'Angleterre. Il est traduit dans toutes les langues, et il pla?a l'auteur au rang des premiers publicistes de l'Europe.
M. d'Argenson.
L'esprit des lois, et quelques autres livres qui honorent la langue et la nation, ont ?t? arr?t?s par les m?mes obstacles, qu'ils n'?prouveroient certainement pas aujourd'hui sous un minist?re ami des lettres, qui loin de les redouter, semble solliciter les lumi?res des esprits sup?rieurs.
Un volume, Gen?ve, 1749.
Dans une ?pitre d?dicatoire ? un ami, et il n'en fit jamais d'autres, l'auteur donne lui-m?me ses motifs. <
C'?toit faire pour les Grecs ce qu'un grand homme venoit d'ex?cuter pour les Romains. Aussi dit-on alors de cet ouvrage que c'?toit une esp?ce de pendant de Montesquieu.
Ce en quoi il s'est le plus ?loign? de son mod?le, dont il ne parle d'ailleurs qu'avec les ?gards que l'on doit m?me aux erreurs d'un homme de g?nie, c'est ? l'occasion du syst?me des climats, syst?me plus brillant que solide, imagin? par Bodin, et que l'auteur de l'esprit des lois a rev?tu de tout l'?clat de son imagination vive et f?conde.
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