Read Ebook: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably Volume 2 (of 15) by Mably Gabriel Bonnot De Arnoux Guillaume Editor
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Il faut avouer cependant que cet appui des fiefs devoit ne conserver aucune force, d?s qu'il ne seroit plus lui-m?me aid? et soutenu par les trois autres soutiens du gouvernement f?odal dont j'ai parl?; et les seigneurs fran?ais se comportoient de la mani?re la plus propre ? les d?truire.
Il est enfin un terme fatal ? la tyrannie. Quand, ? force d'injustices et de vexations, les seigneurs auront r?duit leurs sujets ? la derni?re mis?re, ils en craindront la r?volte, ou du moins la source de leurs richesses sera n?cessairement tarie, et leur pauvret? les d?gradera. Ne trouvant plus rien ? piller dans les campagnes ni dans les villes, de quel secours leur sert alors le droit de guerre, pour conserver cette souverainet? et cette ind?pendance dont ils sont si jaloux?
Tous les jours les justices seigneuriales ?toient resserr?es dans de plus ?troites bornes par les entreprises du clerg?; et les seigneurs, qui n'avoient pas su d?fendre leurs droits sous les pr?d?cesseurs de Louis-le-Gros, ne devoient pas vraisemblablement se conduire dans la suite avec plus d'habilet?. En effet, quand l'exc?s des abus leur ouvrit enfin les yeux, et qu'ils entreprirent d'y rem?dier, ils conf?r?rent avec les ?v?ques; mais personne ne connoissoit les droits des eccl?siastiques, ni les principes d'un bon gouvernement. Des mauvais raisonnemens qu'on s'opposa de part et d'autre, il r?sulta un concordat ridicule que les barons et le clerg? firent ensemble, sous la m?diation de Philippe-Auguste, et par lequel on convint que les justices f?odales conno?troient des causes f?odales, et que cependant il seroit permis aux juges eccl?siastiques de condamner ? des aum?nes les seigneurs qui seroient convaincus d'avoir viol? le serment des fiefs.
Le clerg?, dont ce trait? l?gitimoit en partie les pr?tentions, alla en avant, et les querelles, au sujet de la juridiction, devinrent plus vives que jamais. Les seigneurs sentoient l'injustice des ?v?ques; mais ?tant trop ignorans pour opposer des raisons ? leurs raisonnements, ils r?pondirent par des injures et des voies de fait. <
Quelques seigneurs, d'un caract?re plus ardent que les autres, ou plus vex?s par les entreprises des ?v?ques, et qui en pr?voyoient peut-?tre les suites, s'assembl?rent, suivant la coutume alors usit?e, pour d?lib?rer sur leurs affaires, et invit?rent leurs amis ? se rendre ? cette esp?ce de congr?s qu'on nommoit dans ce temps-l? parlement: ils s'adress?rent au pape pour le prier de r?primer des usurpations dont il retiroit le principal avantage. Ils d?fendirent ? leurs sujets, sous peine de mulctation, ou de la perte de leurs biens, de s'adresser aux tribunaux eccl?siastiques. Ils convinrent de se d?fendre, form?rent des ligues et des associations, nomm?rent des esp?ces de syndics pour veiller ? ce que le clerg? ne p?t rien entreprendre contre leurs justices, et promirent de les aider de toutes leurs forces ? la premi?re sommation. Mais tout cet emportement ne devoit produire qu'un vain bruit. Les ?v?ques, qui avoient fait un m?lange adroit et confus du spirituel et du temporel, ?toient plus forts avec des excommunications que les seigneurs avec des soldats. Les uns n'avoient qu'un objet, et ?toient unis; les autres en avoient mille, et ne pouvoient agir de concert. Un remords d?tachoit un alli? de la ligue, pendant que l'autre l'abandonnoit par l?g?ret?, ou pour ne s'occuper que de la guerre qu'il faisoit ? un de ses voisins.
D'ailleurs, il falloit que les Fran?ais ouvrissent enfin les yeux sur la jurisprudence du duel judiciaire; car l'absurdit? en ?toit extr?me, et les tribunaux eccl?siastiques leur offroient le mod?le d'une proc?dure toute diff?rente et beaucoup plus sage, quoiqu'encore tr?s-vicieuse. Ils ?toient donc toujours ? la veille d'une r?volution ? cet ?gard; et ? juger de l'avenir par le pass?, qui oseroit r?pondre que la r?forme qui devoit se borner ? changer la proc?dure des justices des seigneurs, et leur mani?re de juger, n'en d?truiroit pas la souverainet? m?me?
L'?galit? de force, entre les principaux seigneurs, ne pouvoit elle-m?me subsister long-temps sans un concours heureux de circonstances, sur lequel il auroit ?t? imprudent de compter. Les Fran?ais, aveugles sur les dangers dont leur gouvernement ?toit menac?, n'avoient pris aucune pr?caution pour les ?carter et conserver leur ind?pendance. Conduits au hasard par les ?v?nemens, la fortune qui les gouvernoit, ne les avoit pas assez bien servis pour amener des circonstances qui eussent contribu? ? faire r?gler par la coutume, que les seigneuries, du moins les plus importantes, ne seroient jamais r?unies sur une m?me t?te. Plusieurs exemples avoient au contraire ?tabli l'usage oppos?; et la France n'ayant aucun fief masculin, les alliances et les mariages pouvoient porter dans une maison d'assez grandes possessions pour rompre toute esp?ce d'?quilibre. Si cet ?v?nement arrivoit en faveur de quelqu'un des grands vassaux de la couronne, ne devoit-il pas enfin s'affranchir de tous les devoirs embarrassans du vasselage, et son exemple n'auroit-il pas ?t? contagieux? Si de grands h?ritages fondoient au contraire dans la maison des Cap?tiens, ne devoient-ils pas se servir de la sup?riorit? de leurs forces pour les augmenter encore, changer la nature des fiefs, diminuer les devoirs des suzerains, et contraindre peu ? peu leurs vassaux ? devenir leurs sujets? C'est l'histoire de la ruine de ces quatre appuis du gouvernement f?odal, qui forme en quelque sorte toute l'histoire des Fran?ais jusqu'au r?gne de Philippe-de-Valois.
Mais cette r?volution devoit ?tre tr?s-lente; les appuis de l'ind?pendance des fiefs ne pouvant, par la nature m?me du gouvernement, ?tre d?truits subitement et ? la fois, les seigneurs les plus ? port?e d'?tablir leur autorit? sur les ruines de l'anarchie f?odale, ou de profiter de leurs forces, devoient se voir contraints ? ne faire que des progr?s insensibles. Apr?s avoir renvers? les fondemens de la licence des seigneurs, il faudra encore combattre contre les pr?jug?s que cette licence m?me leur aura donn?s. Apr?s s'?tre trop avanc?, il faudra revenir sur ses pas; et en ne pr?cipitant point les ?v?nemens, donner le temps aux esprits de s'accoutumer avec les nouveaut?s et de prendre de nouvelles habitudes.
Mais pendant ce flux et reflux de r?volutions contraires, il ?toit d'autant plus ? craindre que le clerg?, de jour en jour plus puissant, ne parv?nt ? s'emparer de toute la puissance publique, que tout l'occident, occup? des croisades, de la conqu?te de la Terre-Sainte, de la ruine du mahom?tisme, d'indulgences et d'excommunications, regardoit les papes comme les g?n?raux de toutes les entreprises sur terre, et les arbitres du salut dans l'autre vie.
C'est aux ?crivains qui traitoient l'histoire d'Allemagne, comme je traite l'histoire de France, ? nous pr?senter le tableau funeste de la rivalit? du sacerdoce et de l'Empire, et leurs combats; car les rois de Germanie, en portant leurs armes en Italie, offens?rent les premiers les pr?tentions que les papes s'?toient faites de disposer de toutes les couronnes, et attir?rent principalement sur eux la col?re ambitieuse de la cour de Rome. Les souverains pontifes m?nag?rent, il est vrai, la France, pendant qu'ils troubloient l'Empire; et en s'appliquant ? faire reconno?tre leur autorit? en Allemagne et en Italie, ils eurent la prudence de ne se pas faire des ennemis implacables dans les autres ?tats de la chr?tient?; mais les instrumens de leur puissance ?toient r?pandus de toute part, et par-tout ils inspiroient la terreur. Les maux que la cour de Rome faisoit aux empereurs qui avoient l'audace de lui r?sister, l'extr?me mis?re dans laquelle mourut Henri IV, et l'humiliation de Fr?d?ric I et de Henri VI, ?toient des le?ons bien effrayantes pour quiconque entreprendroit en France de r?sister ? la puissance eccl?siastique. On avoit eu occasion d'en pressentir les suites dangereuses. Le roi Robert, excommuni? par Gr?goire V, ?toit devenu odieux ? son royaume, et se vit en quelque sorte abandonn? par ses propre domestiques qui craignoient de l'approcher. Qui ne peut pas craindre les exc?s o? se porte la religion, quand elle d?g?n?re en fanatisme? Enfin, on peut voir dans tous les historiens avec quelle mod?ration Philippe-Auguste lui-m?me se comporta ? l'?gard de la cour de Rome, combien il avoit peur de l'offenser, et redoutoit son ressentiment.
C'est avec cette masse ?norme de pouvoir que la cour de Rome prot?geoit les usurpations du clerg? de France. Tout devoit, ce semble, en ?tre accabl?; et si les papes et nos ?v?ques avoient eu cette politique profonde ou subtile que leur supposent quelques ?crivains, il n'est point douteux qu'?tant ma?tres des consciences et des tribunaux, et par cons?quent des pens?es, des coutumes et des lois, leur autorit? ne se f?t affermie sur les ruines de l'anarchie f?odale. Les circonstances favorables o? les eccl?siastiques se trouv?rent, ont tout fait pour eux; et quand elles chang?rent, leur grandeur, ainsi qu'on le verra, s'?vanouit.
Je le remarquerai en finissant ce chapitre; les pr?tentions de la cour de Rome et des ?v?ques, qui nous paroissent aujourd'hui monstrueuses, n'avoient rien d'extraordinaire dans le temps o? r?gnoient les premiers Cap?tiens; elles n'?toient que trop analogues aux pr?jug?s absurdes que le droit des fiefs avoit fait na?tre sur la nature de la soci?t?, et ? la mani?re dont chacun se faisoit des privil?ges et des pr?rogatives. L'ignorance profonde o? on ?toit plong?, laissoit paro?tre tout raisonnable, et rendoit tout possible. Le clerg? pouvoit se faire illusion ? lui-m?me; ne voyant aucune loi ni aucune autorit? respect?es, ne trouvant par-tout que les ravages de la barbarie et de l'anarchie, il regardoit peut-?tre son pouvoir comme le seul rem?de qu'il f?t possible d'appliquer avec succ?s aux maux de l'?tat. Peut-?tre croyoit-il devoir se rendre tout-puissant pour d?truire le duel judiciaire, accr?diter les tr?ves qu'il ordonnoit d'observer dans les jours que la religion consacre d'une fa?on plus particuli?re au culte de Dieu, inspirer le go?t pour la paix, et jeter les semences d'une police plus r?guli?re. On a fait trop d'honneur ? l'humanit?, en exigeant que le clerg? se comport?t avec plus de retenue, quand tout concouroit ? tromper son z?le et servir son ambition. Au lieu de d?clamer avec emportement contre les entreprises des papes et des ?v?ques, il n'auroit fallu que plaindre l'aveuglement de nos p?res et les malheurs des temps.
Du principe incontestable qu'on ne pouvoit ?tre jug? que par ses pairs dans les justices f?odales, et jamais par des vassaux d'une classe inf?rieure, il r?sulte que chaque suzerain auroit d? avoir autant de cours diff?rentes de justice qu'il poss?doit de seigneuries d'un ordre diff?rent. La cour des assises du roi, aussi ancienne que la monarchie, et que l'on commen?a ? nommer parlement vers le milieu du treizi?me si?cle, n'?tant, par la nature du gouvernement f?odal, et ne devant ?tre compos?e que des seigneurs qui relevoient imm?diatement de la couronne, auroit d? ?tre toujours distingu?e des autres cours de justice que Hugues-Capet et ses premiers successeurs tenoient en qualit? de ducs de France ou de comtes de Paris et d'Orl?ans. Il auroit donc fallu ne former le parlement que des pairs du royaume, et en fermer l'entr?e aux simples barons du duch? de France, qui auroient assist? de leur c?t? aux assises de la seigneurie dont ils relevoient.
Tant de pr?cision ne convenoit ni au caract?re inconsid?r? des seigneurs Fran?ais, ni ? leur ignorance, ni ? la mani?re dont leur gouvernement s'?toit form?. Les Cap?tiens ayant confondu toutes leurs dignit?s, et ne prenant plus que le titre de rois, il arriva, quels que fussent les seigneurs qu'ils convoquoient pour tenir leurs plaids, que cette cour fut appel?e la cour du roi, et une ?quivoque de mot suffit pour d?truire un des principes le plus essentiel du gouvernement f?odal, ainsi que les tracasseries de la famille de Louis-le-D?bonnaire avoient autrefois suffi pour l'?tablir. Les vassaux imm?diats de la couronne savoient qu'ils ne pouvoient ?tre jug?s qu'? la cour du roi; mais voyant en m?me-temps qu'on appeloit de ce nom les assises o? les Cap?tiens invitoient indiff?remment tous les seigneurs, dont ils recevoient l'hommage ? diff?rent titre, ils ne firent aucune difficult? d'y comparo?tre, lorsqu'ils ne voulurent pas terminer leurs diff?rens par la voie de la guerre, et reconnurent ainsi pour juges comp?tens, des seigneurs d'un ordre inf?rieur.
Cette imprudence ?norme, mais qui peint si bien le caract?re de notre nation, fut la premi?re cause de la d?cadence du gouvernement f?odal. Dans le temps que les vassaux les plus puissans de la couronne affectoient des distinctions particuli?res, d?daignoient de se confondre avec leurs pairs dont les terres ?toient moins consid?rables, et r?ussirent ? former une classe s?par?e des seigneurs qui relevoient comme eux, imm?diatement de la couronne; par quelle incons?quence souffroient-ils qu'une cour, qui devoit juger leurs querelles, se rempl?t des simples barons du duch? de France ou du comte d'Orl?ans? Pourquoi leur vanit? n'en ?toit-elle pas bless?e? D'ailleurs, ces seigneurs du second ordre ?toient, je l'ai d?j? dit, jaloux de la sup?riorit? et de la puissance des grands vassaux; et ne pouvant s'?lever jusqu'? eux, ils auroient voulu les d?grader pour devenir leurs ?gaux. ?toit-il donc difficile de pr?voir que ces juges, aussi attach?s aux int?r?ts du roi que son chancelier, son chambellan, son boutillier et son conn?table, qui, par un plus grand abus encore, si?g?rent aussi au parlement, ne consulteroient pas toujours dans leurs jugemens les r?gles d'une exacte justice, et se feroient un devoir de d?grader la dignit? des premiers fiefs?
La confiance que les grands vassaux avoient en leurs forces, les emp?cha sans doute d'?tre attentifs ? la forme que prenoit le parlement, auquel ils avoient rarement recours. Mais s'ils ?toient alors en ?tat de ne pas ob?ir ? ses arr?ts, ils devoient craindre que les circonstances ne changeassent, que la situation de leurs affaires ne leur perm?t pas toujours d'entreprendre une guerre, et d'opposer la force des armes ? un jugement qui les blesseroit. Il e?t ?t? prudent de se pr?parer une ressource ? la faveur des d?tours et des longueurs de proc?dure auxquels une cour de justice est toujours assujettie. Dans l'instabilit? o? ?toit le droit fran?ais, les grands vassaux devoient craindre mille r?volutions; et pour les pr?venir, devoient ne pas permettre que les barons, qui n'?toient pas pairs du royaume, fussent les juges des pr?rogatives de la pairie.
Une vanit? mal entendue mit le comble ? leur imprudence. Les pairs la?cs, trop puissans pour se conduire avec la circonspection timide des pairs eccl?siastiques, et pr?f?rer comme eux les voies de paix ? celles de la guerre, se persuad?rent qu'il n'?toit plus de leur dignit? de venir se confondre avec les seigneurs du second ordre dans la cour du roi. Quand ils y furent convoqu?s, ils ne manqu?rent presque jamais d'une excuse pour ne pas s'y rendre; et le prince, qui craignoit leur pr?sence, avoit int?r?t de trouver leur absence l?gitime. D?s-lors, ils n'eurent aucune occasion de conf?rer ensemble, et en s'aidant mutuellement de leurs lumi?res et de leurs conseils, de pr?voir les dangers qu'ils avoient ? craindre, d'y rem?dier d'avance, d'affermir les coutumes, et de s'unir par des trait?s qui ne leur donnassent qu'un m?me int?r?t, ou qui leur apprissent du moins ? soup?onner qu'ils n'en devoient avoir qu'un.
Toujours jaloux, au contraire, les uns des autres, autant que du roi, et toujours tromp?s par des esp?rances ?loign?es, ou par quelque avantage pr?sent et passager, ils ne comprirent pas que de la post?rit? de chacun en particulier d?pendoit le salut de tous. C'est de cette erreur que devoit na?tre un gouvernement plus r?gulier en France, parce qu'elle devoit multiplier les vices et les d?sordres des fiefs. Au lieu d'entretenir entre eux de fr?quentes n?gociations, et d'assembler souvent des congr?s, ainsi qu'on avoit coutume de faire, quand il s'agissoit de pr?parer une exp?dition dans la Terre-Sainte, ou de s'opposer aux entreprises du clerg?, ils en sentirent moins l'importance, parce qu'ils se voyoient moins fr?quemment, et travaill?rent au contraire ? se ruiner mutuellement. Cependant le roi profitoit sans peine de leur absence, pour engager les barons ? porter les jugemens les plus favorables ? ses int?r?ts, ou plut?t il n'y convoqua que des pr?lats et des seigneurs d?vou?s ? ses volont?s. Il ?toit le ma?tre de faire autoriser toutes ses d?marches par des arr?ts de sa cour. Ses ennemis, qu'on regardoit comme des vassaux rebelles et f?lons, devenoient odieux; on les accusoit de troubler la paix publique, tandis que le roi paroissoit respecter les coutumes et les prot?ger.
Philippe-Auguste, prince jaloux de ses droits, avide d'en acqu?rir de nouveaux, assez hardi pour former de grandes entreprises, assez prudent pour en pr?parer le succ?s, profita habilement de ces avantages; et l'autorit? royale, jusqu'? lui press?e, foul?e, born?e de toutes parts, commen?a ? prendre un ascendant marqu?, quoique Richard I, avec les m?mes passions, des talens aussi grands, et des forces consid?rables, l'emp?ch?t d'abord de se livrer ? son ambition. Le roi d'Angleterre, si je puis parler ainsi, ?toit le tribun des fiefs en France. Richard mourut, et Philippe, impatient d'?tendre sa puissance, se vengea sur Jean-sans-Terre de la contrainte o? il avoit ?t? retenu.
Le successeur de Richard avoit ces vices bas et obscurs qui excluent tous talens. Moins Jean-sans-Terre ?toit capable de conserver sa fortune, d'imiter ses pr?d?cesseurs et de d?fendre les droits de ses fiefs, plus l'int?r?t commun auroit d? lui donner d'alli?s et de d?fenseurs. Personne cependant ne voulut ou n'osa embrasser sa d?fense. Pr?t ? succomber sous les armes de Philippe-Auguste, il ne lui reste d'autre ressource que de se jeter entre les bras de la cour de Rome. Tandis qu'il implore sa protection, en d?gradant la couronne d'Angleterre, et qu'il engage le pape ? menacer le roi de France de censures eccl?siastiques, s'il refuse de faire la paix ou une tr?ve, le duc de Bourgogne et la comtesse de Champagne, ses ennemis, rassurent Philippe, l'invitent ? poursuivre son entreprise, lui donnent des secours, et s'engagent, par un trait?, ? ne se pr?ter sans lui ? aucun accommodement avec la cour de Rome. Toute la France se livra ? la passion du roi, qui fit rendre dans son parlement cet arr?t c?l?bre par lequel Jean-sans-Terre fut condamn? ? mort pour le meurtre de son neveu Artus, duc de Bretagne, et qui d?claroit tous les domaines qu'il poss?doit en de?? de la mer, confisqu?s au profit de la couronne.
Aucune loi n'autorisoit un pareil jugement. En suivant l'esprit des coutumes f?odales, on ne pouvoit punir Jean-sans-Terre que par la perte de sa suzerainet? sur la Bretagne, qui ?toit un fief du duch? de Normandie; on devoit accorder un d?dommagement aux Bretons, en leur abandonnant quelques terres importantes de Jean-sans-Terre, qui ?toit coupable envers son vassal, et non pas envers son seigneur. Mais il s'?toit rendu ? la fois trop odieux et trop m?prisable; Philippe ?toit trop puissant, et la Bretagne avoit trop peu de cr?dit pour que l'on consult?t avec une certaine exactitude les r?gles et les int?r?ts du gouvernement f?odal. On condamna Jean-sans-Terre par emportement ? perdre la vie et ses fiefs, sans songer qu'on fournissoit aux suzerains un nouveau moyen de s'enrichir des d?pouilles de leurs vassaux, et qu'on donnoit un exemple funeste aux droits et ? l'ind?pendance de tous les seigneurs. L'indignation indiscr?te qui avoit dict? ce jugement, augmenta encore par l'impuissance o? Philippe-Auguste ?toit de le faire ex?cuter. La haine contre Jean-sans-Terre fit faire des efforts extraordinaires, qui ne servirent qu'? ?branler le gouvernement f?odal, en faisant passer entre les mains du roi la plus grande partie des domaines de son ennemi.
Sans doute qu'apr?s l'acquisition de la Normandie, de l'Anjou, du Maine, de la Tourraine, du Poitou, de l'Auvergne, du Vermandois, de l'Artois, etc. le r?gne de Philippe-Auguste auroit ?t? l'?poque de la ruine enti?re du gouvernement des fiefs, si le roi Robert et Henri I ne se fussent pas autrefois d?saisis du duch? de Bourgogne qui leur avoit appartenu, et que Louis-le-Jeune, moins d?licat en amour, n'e?t pas perdu, en r?pudiant El?onore d'Aquitaine, les ?tats consid?rables que cette h?riti?re porta dans la maison des ducs de Normandie. Philippe-Auguste, riche, puissant, victorieux, dont les seigneuries et les domaines auroient envelopp? tout le royaume, auroit pu parler en ma?tre ? ses barons, parce qu'il auroit intimid? par sa puissance les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne, ? qui la situation de l'Europe ne permettoit pas d'esp?rer les secours ?trangers. Les pr?rogatives royales, jusqu'alors ?quivoques, incertaines et contest?es, seroient devenues des droits certains et incontestables. Les coutumes, en s'affermissant, auroient pr?par? les esprits ? ?tre moins audacieux et moins inconstans. A force d'examiner et de rechercher les devoirs auxquels la foi donn?e et re?ue doit obliger une nation qui veut jouir de quelque tranquillit?, on seroit parvenu ? conno?tre la n?cessit? de substituer des lois ? des coutumes, d'?tablir une puissance l?gislative, et les moyens de la faire respecter.
Apr?s les succ?s que Philippe-Auguste avoit obtenus sur Jean-sans-Terre, il n'y avoit plus d'?galit? de force entre le roi et chacun des grands vassaux en particulier; cependant ces derniers ?toient encore assez puissans pour se faire craindre. Il falloit, en les m?nageant, ne pas leur faire sentir la faute qu'ils avoient faite d'abandonner les int?r?ts du duc de Normandie, qui, par la position de ses domaines, ?toit plus propre que tout autre seigneur ? imposer au roi. Leur union pouvoit encore suspendre la fortune des Cap?tiens, dont les progr?s seuls pouvoient faire cesser l'anarchie. Les seigneurs les plus puissans comprirent qu'il falloit commencer ? avoir des complaisances pour le roi. Philippe sentit qu'il ne devoit pas en abuser. Assez riche pour ne plus se contenter du service de ses vassaux; il eut des troupes ? la solde, nouveaut? pernicieuse aux fiefs, et qui le mit en ?tat de faire la guerre en tout temps, et de profiter de ses avantages. Jugeant d?s-lors que sa famille ?toit d?sormais affermie sur le tr?ne, il n?gligea, comme un soin superflu, de faire consacrer son fils avant sa mort. Son r?gne, en un mot, annon?oit une r?volution d'autant plus prochaine dans les principes du gouvernement, qu'un autre appui de la souverainet? des fiefs ?toit ?branl?, je veux parler de l'?tablissement des communes, qui s'accr?ditoit de jour en jour, et faisoit perdre aux seigneurs l'autorit? qu'ils exer?oient sur leurs sujets.
Les seigneurs qui furent les premiers appauvris par leurs guerres domestiques, leur d?faut d'?conomie, et la mis?re dans laquelle la duret? de leur gouvernement fit tomber leurs sujets, n'imagin?rent point d'autre ressource pour subsister et se soutenir, que d'entrer ? main arm?e sur les terres de leurs voisins, d'en piller les habitans, ou d'exercer une sorte de piraterie sur les chemins, en mettant les passans ? contribution. Les seigneurs, dont le territoire avoit ?t? viol?, ne tard?rent pas ? user de repr?sailles; et sous pr?texte de venger leurs sujets, pill?rent ? leur tour ceux de leurs voisins.
Ce brigandage atroce, dont le peuple ?toit toujours la victime, et qui portoit les maux de la guerre dans toutes les parties du royaume, ?toit en quelque sorte devenu un nouveau droit seigneurial; lorsque Louis-le-Gros, dont les domaines n'?toient pas plus respect?s que ceux des autres seigneurs, et occup? d'ailleurs par une foule d'affaires, pensa ? mettre ses sujets en ?tat de se d?fendre par eux-m?mes contre cette tyrannie. Peut-?tre comprit-il, ce qui demanderoit un effort de raison bien extraordinaire dans le si?cle o? ce prince vivoit, qu'en rendant ses sujets heureux, il se rendroit lui-m?me plus puissant et plus riche. Peut-?tre ne traita-t-il avec ses villes de leur libert?, que gagn? par l'appas de l'argent comptant qu'on lui offrit; et dans ce cas l? m?me, il faudroit encore le louer de ne l'avoir pas pris sans rien accorder. Quoi qu'il en soit, il rendit son joug plus l?ger, et leur vendit comme des privil?ges, des droits que la nature donne ? tous les hommes; c'est ce qu'on appelle le droit de commune ou de communaut?. A son exemple, les seigneurs, toujours accabl?s de besoins, et ravis de trouver une ressource qui r?tablissoit leurs finances, ne tard?rent pas ? vendre ? leurs sujets la libert? qu'ils leur avoient ?t?e.
Les bourgeois acquirent le droit de disposer de leurs biens, et de changer ? leur gr? de domicile. On voit abolir presque toutes ces coutumes barbares auxquelles j'ai dit qu'ils avoient ?t? assujettis; et suivant qu'ils furent plus habiles, ou eurent affaire ? des seigneurs plus humains ou plus intelligens, ils obtinrent des chartes plus avantageuses. Dans quelques villes on fixa les redevances et les tailles que chaque habitant payeroit d?sormais ? son seigneur. Dans d'autres on convint qu'elles n'exc?deroient jamais une certaine somme qui fut r?gl?e. On d?termina les cas particuliers dans lesquels on pourroit demander aux nouvelles communaut?s des aides ou subsides extraordinaires. Quelques-unes obtinrent le privil?ge de ne point suivre leur seigneur ? la guerre; d'autres, de ne marcher que quand il commanderoit ses forces en personne, et presque toutes, de ne le suivre qu'? une distance telle que les hommes, command?s pour l'arri?re-ban, pussent revenir le soir m?me dans leurs maisons.
Les villes devinrent en quelque sorte de petites r?publiques; dans les unes les bourgeois choisissoient eux-m?mes un certain nombre d'habitans pour g?rer les affaires de la communaut?; dans d'autres le pr?v?t ou le juge du seigneur nommoit ces officiers connus sous les noms de maire, de consuls ou d'?chevins. Ici les officiers en place d?signoient eux-m?mes leurs successeurs, ailleurs ils pr?sentoient seulement ? leur seigneur plusieurs candidats, parmi lesquels il ?lisoit ceux qui lui ?toient les plus agr?ables. Ces magistrats municipaux ne jouissoient pas par-tout des m?mes pr?rogatives; les uns faisoient seuls les r?les des tailles et des diff?rentes impositions; les autres y proc?doient conjointement avec les officiers de justice du seigneur. Ici ils ?toient juges, quant au civil et au criminel, de tous les bourgeois de leur communaut?, l? ils ne servoient que d'assesseurs au pr?v?t, ou n'avoient m?me que le droit d'assister ? l'instruction du proc?s. Mais ils conf?roient par-tout le droit de bourgeoisie ? ceux qui venoient s'?tablir dans leur ville, recevoient le serment que chaque bourgeois pr?toit ? la commune, et gardoient le sceau dont elle scelloit les actes.
Les bourgeois se partag?rent en compagnies de milice, form?rent des corps r?guliers, se disciplin?rent sous des chefs qu'ils avoient choisis, furent les ma?tres des fortifications de leur ville, et se gard?rent eux-m?mes. Les communes, en un mot, acquirent le droit de guerre, non pas simplement parce qu'elles ?toient arm?es, et que le droit naturel autorise ? repousser la violence par la force, quand la loi et le magistrat ne veillent pas ? la s?ret? publique; mais parce que les seigneurs leur c?d?rent ? cet ?gard leur propre autorit?, et leur permirent express?ment de demander, par la voie des armes, la r?paration des injures ou des torts qu'on leur feroit.
D?s que quelques villes eurent trait? de leur libert?, il se fit une r?volution g?n?rale dans les esprits. Les bourgeois sortirent subitement de cette stupidit? o? la mis?re de leur situation les avoit jet?s. On auroit dit que quelques-uns distinguoient d?j? les droits de la souverainet?, des rapines de la tyrannie. Dans une province alors d?pendante de l'Empire, mais o? les coutumes avoient presque toujours ?t? les m?mes qu'en France, quelques communes forc?rent leur seigneur ? reconno?tre que les imp?ts qu'il avoit lev?s sur elles, ?toient autant d'exactions tyranniques. Ce ne fut qu'? ce prix que les habitans du Brian?onnois exempt?rent Humbert II de leur restituer les impositions qu'il les avoit contraint de payer, et pouss?rent la g?n?rosit? jusqu'? lui remettre le p?ch? qu'il avoit commis par son injustice.
L'esp?rance d'un meilleur sort fit sentir vivement au peuples la mis?re pr?sente. Pr?t ? tout oser et ? tout entreprendre, il paroissoit dispos? ? profiter des divisions des seigneurs pour s'affranchir, par quelque violence, d'un joug qui lui paroissoit plus insupportable, depuis qu'il commen?oit ? sentir les douceurs de la libert?. Quelques villes durent peut-?tre leur affranchissement ? une r?volte; mais il est s?r du moins que plusieurs n'attendirent pas une charte de leur seigneur pour se former en commune. Elles se firent des officiers, une juridiction et des droits; et lorsqu'on voulut attaquer leurs privil?ges, elles ne se d?fendirent pas en rapportant des chartes, des trait?s ou des conventions, mais en all?guant la coutume. Elles demand?rent ? leur seigneur de repr?senter lui-m?me le titre sur lequel il fondoit son droit, et le contraignirent ? respecter leur libert?.
Le pouvoir que venoient d'acqu?rir les bourgeois, loin de nuire ? la dignit? des fiefs, l'auroit augment?e et affermie, si les seigneurs avoient trait? de bonne foi. Le peuple, toujours trop reconnoissant des bont?s st?riles dont les grands l'honorent, auroit adopt? la main qui l'avoit d?livr? du joug; et trop heureux de servir ses ma?tres, il ne seroit devenu plus fort et plus riche que pour leur pr?ter ses forces et ses richesses. Mais les seigneurs, qui n'?toient humains et justes que par un vil int?r?t, en accordant des chartes, laiss?rent p?n?trer leur dessein de violer leurs engagemens, quand ils le pourroient sans danger. Jaloux des biens qu'une libert? naissante commen?oit ? produire, ils se repentirent de l'avoir vendue ? trop bon march?. Ils chican?rent continuellement les communes, firent na?tre des divisions dans la bourgeoisie, ou du moins les foment?rent, dans l'esp?rance de recouvrer les droits qu'ils avoient ali?n?s, et qu'ils vouloient reprendre pour les revendre encore. De l? cette d?fiance des villes qui les porta quelquefois ? demander que le roi f?t garant des trait?s qu'elles passoient avec leurs seigneurs. Les craintes de ces communes ?toient si vives et si bien fond?es, que quelques-unes consentirent m?me ? lui payer un tribut annuel, afin qu'il pr?t leurs privil?ges sous sa protection. Cette garantie des Cap?tiens devint entre leurs mains un titre pour se m?ler du gouvernement des seigneurs dans leurs terres; et ce nouveau droit leur servit ? se faire de nouvelles pr?rogatives, et accr?diter les nouveaut?s avantageuses qu'ils vouloient ?tablir.
Il semble que les milices bourgeoises et le droit de guerre dont les villes jouissoient, auroient d? augmenter les troubles et les d?sordres de l'?tat en multipliant les hostilit?s; au contraire, elles devinrent plus rares. Des bourgeois, occup?s de leurs arts et de leur commerce, et qui vraisemblablement n'auroient pu faire des conqu?tes que pour le profit de leur seigneur ou du protecteur de leurs droits, ne devoient pas, en sortant de la servitude, devenir ambitieux et conqu?rans. Favoriser la culture des terres, prot?ger la libert? des chemins, et les purger des douanes et des brigands qui les infestoient, c'?toit l'unique objet de leur politique. Les forces des communes durent m?me rendre moins fr?quentes les hostilit?s que les seigneurs faisoient les uns contre les autres. Ceux qui ?toient assez puissans pour faire la guerre dans la vue de s'agrandir, durent ?tre moins entreprenans, parce qu'ils ne trouv?rent plus de villes sans d?fense et qu'il f?t ais? de surprendre et de piller. Les difficult?s qui se multiplioient, mirent des entraves ? leur ambition, en m?me temps qu'ils avoient besoin d'un plus grand nombre de troupes et de les retenir plus long-temps rassembl?es; parce que les op?rations de la guerre devenoient plus difficiles et plus importantes, ils pouvoient moins rassembler de soldats, et ?prouvoient plus d'indocilit? de la part de leurs sujets.
C'est aussi dans ce temps-l?, et par les m?mes raisons, que se forma la nouvelle jurisprudence des assuremens; c'est-?-dire, que quand un seigneur craignoit qu'un de ses voisins ne form?t quelque entreprise contre lui, il l'ajournoit devant la justice de son suzerain, et le for?oit ? lui donner un acte par lequel il s'engageoit ? ne lui faire aucun tort ni directement ni indirectement. En violant son assurement, un vassal cessoit d'?tre sous la protection de son suzerain, qui, pour venger l'honneur de sa justice outrag?e lui faisoit la guerre de concert avec son ennemi, et le faisoit p?rir du dernier supplice, s'il se saisissoit de sa personne. Cette premi?re nouveaut? en produisit une seconde encore plus favorable ? la tranquillit? publique. Les barons, toujours attentifs ? se faire de nouveaux droits, n'attendirent pas d'en ?tre requis pour ordonner des assuremens. Ils ajourn?rent leurs vassaux ? leur tribunal, lorsqu'ils voyoient s'?lever entre eux quelque sujet de querelle, et les forc?rent ? se donner des assuremens r?ciproques.
Il est un certain bon ordre dont la politique fait peu de cas; c'est celui qui est plut?t l'ouvrage de la force ou de la foiblesse, que de la raison ou d'une loi fixe qui instruise les citoyens de leurs devoirs, et leur fasse aimer leur situation en la rendant heureuse. Depuis l'?tablissement des communes et les conqu?tes de Philippe-Auguste, le gouvernement f?odal produisoit moins de maux sans avoir moins de vices. Toujours sans r?gle, toujours sans principe de stabilit?, toujours abandonn? ? des coutumes incertaines et inconstantes, il ne falloit encore qu'un prince foible et quelques seigneurs habiles et entreprenans, pour renverser les usages salutaires qui commen?oient ? s'?tablir, et pour replonger le royaume dans sa premi?re anarchie. Le gouvernement ressembloit ? ces hommes m?chans, dont on contraint la libert?, mais dont on ne change pas le caract?re, et qui commettront de nouveaux forfaits, s'ils peuvent rompre leurs fers.
Telle ?toit la situation des Fran?ais, lorsque S. Louis, mieux instruit que ces pr?d?cesseurs des r?gles que la providence s'impose dans le gouvernement de l'univers, proscrivit des terres de son domaine, l'absurde proc?dure des duels judiciaires. Il ordonna, quel que f?t un proc?s, soit en mati?re civile, soit en mati?re criminelle, qu'on prouveroit son droit ou son innocence par des chartes, des titres ou des t?moins. Comme il ne fut plus permis de se battre contre sa partie ni contre les t?moins qu'elle produisoit, on d?fendit ? plus fortes raisons de d?fier ses juges et de les appeler au combat. Saint-Louis, cependant, conserva l'ancienne expression <
La partie qui crut que ses juges ne lui avoient pas rendu justice, appela de leur jugement, mais sans ajouter ? son appel aucune expression injurieuse. Le juge respect? par le plaideur, ne descendit plus en champ clos pour lui prouver, parce qu'il ?toit brave, qu'il avoit jug? avec ?quit?; mais toutes les pi?ces du proc?s furent port?es ? un juge sup?rieur en dignit?, qui, apr?s les avoir examin?es, cassa ou confirma la sentence. Des pr?v?ts, par exemple, que les Cap?tiens avoient r?pandus dans les diff?rentes parties de leurs domaines, pour y percevoir leurs revenus, commander la milice du pays et y administrer la justice en leur nom, on appeloit aux baillis, magistrats sup?rieurs que Philippe-Auguste avoit cr??s pour avoir inspection sur la conduite des pr?v?ts, lorsqu'il supprima la charge de s?n?chal de sa cour; et de ceux-ci on remontoit par un nouvel appel jusqu'au roi.
Malgr? quelques inconv?niens toujours ins?parables d'un ?tablissement nouveau, et qui port?rent Philippe-le-Bel ? autoriser encore le duel judiciaire dans de certains cas o? il y avoit de fortes pr?somptions contre un accus?, sans qu'il f?t possible de le convaincre par des t?moins, la nouvelle jurisprudence de S. Louis eut le plus grand succ?s. La pi?t? ?minente de ce prince ne permit pas de penser que sa r?forme f?t une censure de la providence. Tout le monde ouvrit les yeux, et la plupart des seigneurs, ?tonn?s d'avoir ?t? attach?s pendant si long-temps ? une coutume insens?e, adopt?rent dans leurs terres la forme des jugemens qui se pratiquoit dans les justices royales.
Mais en faisant une chose tr?s-sage, et dont les suites devoient ?tre tr?s-utiles ? la nation, ils commirent une faute ?norme, s'ils ne consult?rent que les int?r?ts de leur dignit?. Il leur ?toit facile d'interdire le duel judiciaire, et de conserver en m?me temps la souverainet? de leurs justices: il ne falloit que ne pas adopter l'usage du nouvel appel dans toute son ?tendue. S'il ?toit raisonnable pour contenir les juges dans le devoir, de les exposer ? l'affront de voir r?former leurs jugemens, quand ils auroient mal jug?, ne suffisoit-il pas d'autoriser les parties condamn?es ? demander, ? la cour m?me qui les auroit jug?es, un simple amendement de jugement ou la r?vision du proc?s? Cette jurisprudence ?toit pratiqu?e, je ne dis pas au parlement, c'est-?-dire, ? la cour f?odale du roi, mais ? cette esp?ce de tribunal domestique que S. Louis s'?rigea, et o? il jugeoit avec ses ministres les appels que les sujets de ses domaines interjetoient des sentences de ses baillis.
Les seigneurs voyant que les justices royales, auparavant souveraines, chacune dans son ressort, n'?toient point avilies par la gradation des appels ?tablis entre elles, et que les baillis arm?s chevaliers ne regardoient pas comme un affront qu'on examin?t et r?form?t leurs sentences, laiss?rent introduire la coutume d'appeler de la cour d'un vassal ? celle de son suzerain; et les affaires furent ainsi port?es successivement de seigneurs en seigneurs jusqu'au roi, dont on ne pouvoit appeler, parce qu'il ?toit le dernier terme de la sup?riorit? f?odale. Cette nouvelle forme de proc?dure ?toit moins propre ? rendre les juges attentifs et int?gres, qu'? vexer les plaideurs en les consumant en frais, et ?tablir dans les tribunaux la?cs des longueurs aussi pernicieuses que celles qu'on ?prouvoit dans les cours eccl?siastiques. Si les seigneurs ne comprirent pas que permettre d'appeler graduellement de leurs justices ? celle du roi, c'?toit avilir leurs tribunaux, et rendre le roi ma?tre de toute la jurisprudence du royaume; s'ils ne sentirent pas que la souverainet? dont ils jouissoient dans leurs terres, d?pendoit de la souverainet? de leurs justices; s'ils ne virent pas que le prince, qui auroit droit de r?former leurs jugemens, les forceroit ? juger suivant sa volont?, ? se conformer par cons?quent dans leurs actions aux coutumes qu'il voudroit accr?diter, et deviendroit enfin leur l?gislateur, c'est un aveuglement dont l'histoire, il faut l'avouer, n'offre que tr?s-peu d'exemples. Il est vraisemblable qu'ils ne pr?virent rien; car ils n'auroient pas consenti ? sacrifier leur puissance au bien public.
Il est n?cessaire, en finissant ce livre, de rechercher les diff?rentes causes qui contribu?rent ? cette r?volution, d'autant plus extraordinaire, que ses progr?s ne furent point successifs, mais si prompts et si g?n?raux, que sous le r?gne de Philippe-le-Hardy, les justices des plus puissans vassaux de la couronne ressortissoient d?j? ? la cour du roi. On ne sauroit en douter, le temps nous a conserv? des lettres patentes de ce prince, qui prouvent le droit de ressort qu'il exer?oit sur les tribunaux m?mes d'Edouard I, roi d'Angleterre et duc d'Aquitaine.
Avant le r?gne de S. Louis, les justices des seigneurs avoient d?j? ?prouv? plusieurs changemens consid?rables. Sans r?p?ter ici ce que j'ai dit des entreprises du clerg?, de l'indiff?rence avec laquelle on les vit d'abord, et des efforts inutiles qu'on fit dans la suite pour les r?primer; les barons, dans quelques provinces, n'?toient plus oblig?s de pr?ter des juges ? ceux de leurs vassaux qui n'avoient pas assez d'hommes de fief pour tenir leur cour; ou ne permettoient pas que ces seigneurs d'une classe inf?rieure proc?dassent dans leurs terres au duel judiciaire. Quelques barons au contraire avoient tellement n?glig? leur justice, qu'ils n'avoient plus la libert? d'y pr?sider; et d'autres, dans la crainte qu'on ne fauss?t leur jugement, avoient pris l'habitude d'appeler ? leurs assises des juges de la cour du roi, que par respect il n'?toit pas permis de d?fier au combat, depuis que la pr?rogative royale avoit commenc? ? faire des progr?s.
Les pairs m?mes du royaume avoient reconnu l'appel en d?faute de droit; et il est encore certain qu'en Normandie on appeloit des justices des seigneurs ? la cour de l'?chiquier, lorsque les proc?s n'?toient pas jug?s par la voie du combat; et on n'avoit point recours au duel judiciaire, quand il s'agissoit d'un fait notoire et public, ou qu'il n'?toit question que d'un point de droit dont plusieurs jugemens avoient d?j? r?gl? la jurisprudence. Cette vari?t? dans les coutumes les affoiblissoit toutes, et aucune r?volution ne doit paro?tre ni extraordinaire ni dangereuse, quand les esprits ne se sont attach?s ? aucun principe uniforme et g?n?ral.
Les seigneurs devoient ?tre fort ?loign?s d'?tablir dans leurs justices f?odales l'amendement du jugement dont je viens de parler; parce que cette proc?dure n'avoit ?t? en usage que pour les roturiers. En l'adoptant pour eux-m?mes, ils auroient cru d?roger ? leur dignit?. Nous qui croyons aujourd'hui que la magistrature, l'emploi sans doute le plus auguste parmi les hommes, ne peut honorer que des bourgeois, excusons nos p?res d'avoir pens? que la jurisprudence des bourgeois d?shonoreroit des gentilshommes faits pour se battre. S. Louis condamna ? une amende envers le premier juge, les parties qui seroient d?bout?es de leur appel; l'appas ?toit adroit; et la plupart des seigneurs, tromp?s par l'esp?rance d'avoir des amendes, furent les dupes de leur avarice. Si quelques-uns plus clair-voyans, ou moins dociles que les autres, voulurent conserver la souverainet? de leurs justices, ce prince, toujours conduit par ses bonnes intentions, ne se fit point un scrupule de les contraindre ? reconno?tre l'appel de leurs tribunaux aux siens.
OBSERVATIONS SUR L'HISTOIRE DE FRANCE.
LIVRE QUATRI?ME.
CHAPITRE PREMIER.
On a d?j? vu que les hauts-justiciers cess?rent de pr?ter des juges ? ceux de leurs vassaux qui n'avoient pas assez d'hommes pour tenir leurs assises; et cette nouveaut? dut an?antir une foule de justices f?odales. Le duel judiciaire ne se tint plus que dans les cours des barons; et le droit de pr?vention qu'ils s'attribu?rent en m?me-temps sur les justices de leurs vassaux, ? l'?gard des d?lits dont elles avoient pris jusqu'alors connoissance, en d?grada les tribunaux, et les laissa en quelque sorte sans autorit?. Enfin, la jurisprudence des assuremens inspira un tel orgueil aux barons, qu'accoutum?s ? parler en ma?tres dans leurs justices, ils ne firent plus ajourner leurs vassaux que par de simples sergens. C'?toit les insulter, et r?volter tous les pr?jug?s du point d'honneur. Quand une injure devient un droit de sa dignit?, et qu'on est parvenu ? ne plus respecter l'opinion publique, il n'y a point d'exc?s auxquels on ne puisse se porter: aussi les seigneurs qui tenoient leurs terres en baronie, se firent-ils tous les jours de nouvelles pr?rogatives.
Un baron, sous le r?gne de S. Louis, pouvoit d?j? s'emparer du ch?teau de son vassal, y renfermer ses prisonniers, et y mettre garnison pour faire la guerre avec plus d'avantage ? ses ennemis, ou sous le pr?texte souvent faux de d?fendre le pays. Si ce vassal poss?doit quelque portion d'h?ritage qui f?t ? la biens?ance de son suzerain, on ne le for?oit pas ? la vendre, mais il ?toit oblig? de consentir ? un ?change. Il ne fut plus le ma?tre d'ali?ner une partie de sa terre pour former un fief. Il ne lui fut pas m?me permis d'accorder des privil?ges ? ses sujets, ou d'affranchir un serf de son domaine, sans le consentement de son suzerain, parce que c'e?t ?t? diminuer, ou, selon l'expression de Beaumanoir, <
Ce qui avoit principalement contribu? ? l'agrandissement de la puissance des barons, c'est que leur seigneurie n'?tant point sujette ? aucun partage, passoit en entier au fils a?n?; et que les terres qui en relevoient, se divisoient au contraire en diff?rentes parties pour former des apanages ? tous les enfans. Dans un temps o? la force et les richesses d?cidoient de tout, les barons ?toient toujours ?galement riches et ?galement puissans, tandis que leurs vassaux devenoient de jour en jour plus pauvres et plus foibles; ils devoient donc enfin parvenir ? s'en rendre les ma?tres. Les terres assujetties au d?membrement pour doter les cadets, avoient conserv? leur dignit? et leurs droits, tant que les portions qui en furent d?tach?es, continu?rent ? en ?tre autant de fiefs, et durent remplir ? leur ?gard les devoirs du vasselage. Par-l? le seigneur principal se trouvoit en quelque sorte d?dommag? des partages que sa terre avoit soufferts, et s'il perdit une partie de son revenu, il conserva ses forces. Mais quelques cadets jaloux, selon les apparences, de la fortune de leur fr?re a?n?, pr?tendirent bient?t ne lui devoir aucun service pour les parties qui composoient leurs apanages; ils lui refus?rent la foi et l'hommage, consentirent simplement de contribuer pour leurs parts au service que la terre enti?re devoit ? son suzerain, et leur pr?tention devint bient?t un droit certain.
Les parties d?membr?es d'une seigneurie n'auroient d? jouir de cette ind?pendance, qu'autant qu'elles auroient ?t? poss?d?es par des fr?res du principal seigneur, puisque l'?galit? que la naissance a mise entre des fr?res, avoit servi de pr?texte pour ?tablir cette ?galit? contraire aux maximes f?odales; mais la coutume en ordonna autrement. Les enfans des cadets apanag?s voulurent conserver le m?me privil?ge que leurs p?res; et leurs possessions ne cess?rent en effet d'?tre tenues en parage, comme on parloit alors, ou ne commenc?rent ? ?tre tenues en fr?rage, c'est-?-dire, ? redevenir des fiefs de la terre dont elles avoient ?t? s?par?es, que dans trois cas seulement: si elles passoient dans une famille ?trang?re; lorsque leur possesseur en pr?toit hommage ? quelque seigneur ?tranger sous le consentement de celui dont il ?toit parageau; ou quand les degr?s de parent? finissoient entre les branches qui avoient fait le partage.
Cette coutume s'accr?dita en peu de temps, soit parce qu'il y avoit plus de cadets que d'a?n?s, soit parce que les barons cherchoient avec soin ? affoiblir les fiefs qui relevoient d'eux, pour y faire reconno?tre plus ais?ment les droits qu'ils affectoient. Elle seroit m?me devenue g?n?rale, si pendant le r?gne de Philippe-Auguste, il ne s'en ?toit ?tabli une encore plus dure dans quelques provinces. Toutes les parties qui furent d?membr?es d'une terre, quelle que f?t la cause de ce d?membrement, devinrent des fiefs imm?diats de la seigneurie ? laquelle la terre, dont elles ?toient d?tach?es, devoit la foi et l'hommage.
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