Read Ebook: The life of Friedrich Nietzsche by Hal Vy Daniel Kettle Tom Author Of Introduction Etc Hone Joseph M Joseph Maunsell Translator
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Ebook has 1007 lines and 108696 words, and 21 pages
<<--Monseigneur, me dit un chambellan, S. M. vous attend. Elle ne savait pas que vous vous ?tiez pr?sent? chez elle; elle est f?ch?e que vous ayez attendu...>>
? ce mot Monseigneur, ? ces excuses royales, je sentis remonter mes bouff?es d'orgueil; soudain, le courtisan redevint un philosophe, et, d?daigneux de cette faveur envi?e il n'y avait qu'un instant, j'h?sitais d'autant plus ? entrer chez Sa Majest?, que cette foule ?merveill?e ne savait pas comment je pouvais h?siter.
Sur l'entrefaite, une pauvre dame ? l'air timide, au regard timide, s'?tait lev?e, et se tenait debout contre la porte. Elle ?tait suppliante, et, sans nul doute, sa vie enti?re ?tait en jeu, dans cette minute formidable. Au moins, en ce moment, mon orgueil fit une bonne action.--Faites-moi l'honneur de passer la premi?re, madame, lui dis-je avec respect: je viens de m'avouer ? moi-m?me que je n'ai rien ? dire ? l'empereur... Et la dame, ? ces mots, se h?ta si fort, qu'elle oublia de me remercier, comme c'?tait sans doute son intention.
Telle fut ma premi?re, et mon unique audience ? la cour de S. M. imp?riale. On peut juger si ce fut un scandale ?norme ? cette cour, ob?issant encore aux lois les plus absolues de l'?tiquette... mais, chose ?trange, incroyable, inou?e!... il arriva que ma conduite obtint un sourire de ma m?re; elle approuva, d'un signe de main, ? la fa?on d'un Jupiter Tonnant, cette ?normit? philosophique.--Oui da! me dit-elle, notre ma?tre a bris? le premier toutes les barri?res, et il appartenait peut-?tre ? un Wolfenbuttel d'apprendre au C?sar, qu'on ne doit rendre au C?sar que ce qui revient au C?sar. Vous voulez ?tre honor?, Sire, honorez votre sceptre. Ainsi je vous loue, et je vous dis sinc?rement que vous avez bien fait, monsieur mon fils.
Naturellement je re?us de la cour le conseil officieux de voyager longtemps, pour mon instruction, parce que, disait-on, j'avais beaucoup ? apprendre encore, et tr?s-volontiers je m'inclinai devant ce conseil, qui r?pondait ? mes voeux de prince oisif et disgraci?. D'ailleurs, quel moment plus favorable ? un voyage de longue haleine? En ce moment solennel, o? tout s'arr?te, o? rien ne commence encore, l'Europe inqui?te, et pressentant ses nouveaux labeurs, prenait haleine pour les bouleversements ? venir. La paix de 1783, pesante ? tous depuis d?j? longtemps, tenait les peuples sous un joug uniforme. Dans cette Europe que je voulais visiter, tous ?taient vaincus ?galement: l'Angleterre avait perdu l'Am?rique du Nord, la France ?tait ruin?e d'argent et endett?e comme un cadet de bonne maison; Gibraltar avait ?puis? les forces et l'orgueil de la vieille Espagne; la Russie, accabl?e ? la fois par le luxe de l'Asie et la civilisation de l'Europe, ressemblait ? un fruit pourri avant d'?tre m?r; la Prusse et l'Autriche ?taient incessamment occup?es, l'une ? lier ses conqu?tes, l'autre ? courir, d'un pas lourd et pesant, aux r?formes h?tives que r?vait son empereur, et surtout ? maintenir les Pays-Bas, qui commen?aient ? remuer de nouveau, lass?s qu'ils ?taient des furieuses le?ons auxquelles on les avait soumis. Ainsi, par lassitude ou par mis?re, par prudence ou par n?cessit?, tous les ?tats de l'Europe ?taient en somnolence ? l'heure o? j'entrepris mon voyage ? Paris... Toute l'Europe ?tait en feu, ? mon retour.
Voil? comment j'?tais devenu la terreur de la vieille Allemagne, ? l'heure o? j'?tais jeune! Ah jeunesse! est-elle assez belle et charmante! Mais qu'elle para?t plus belle encore aux heures sombres des vieilles ann?es. En ce moment, les moindres faits de ces temps fabuleux sont pr?sents ? ma m?moire, et je me vois, moi-m?me, prenant cong? de l'Allemagne. C'?tait sur le perron de mon vieux ch?teau, b?ti par mes anc?tres les Burgraves; les arbres avaient encore toutes leurs feuilles, la vigne ?tait charg?e du vermillon de l'automne, mes vassaux ?taient aux champs, mes chiens seuls me dirent adieu par un hurlement plaintif. Une incomparable ?motion s'empara de mon ?me; on e?t dit le pressentiment des terribles choses que j'allais voir, des malheurs dont je serais le t?moin!--Je partis en toute h?te, et je m'abandonnai ? cette ardeur de courir ? travers la ville et le d?sert, ? c?toyer tant?t la foule, et tant?t le troupeau; ? r?ver, ? pr?voir, ? deviner ce qui se passe au livre des hasards d'ici bas.
Je n'avais pas vingt ans encore; en ce moment, la vie et ses f?tes m'apparaissaient en pleine lumi?re; il n'y avait rien de si grand qui m'?tonn?t, pas de si beau r?ve qui ne f?t une r?alit? pour mon ?me, encore enfant.
Au second jour de mon d?part, j'avais d?j? fait cinquante lieues, en courant la nuit et le jour; mon esprit en avait fait cent mille, et j'en ?tais arriv? ? ma plus belle r?verie... En ce moment commen?ait une de ces nuits limpides toutes remplies d'ineffables clart?s; j'?tais plac? dans cet ?tat de calme intime que donne le mouvement: sous vos yeux passe un monde, encore un pas... vous ?tes au ciel! Tout ? coup l'essieu de ma voiture crie et se brise, et me voil? retomb? sur la terre, simple mortel.
Ainsi je me trouvai ?tendu sur la grande route, apr?s avoir descendu et remont? une ville fran?aise, situ?e entre deux montagnes; le choc m'avait jet? ? dix pas, sur les bords de la chauss?e, et je voyais confus?ment l'onde couler comme un serpent qui glisse dans le gazon.
--Il para?t, me dis-je ? moi-m?me, que j'allais vraiment trop vite; un grain de sable m'a jet? brusquement dans l'immobilit?: profitons-en, reposons-nous. Celui-l? est toujours arriv? qui ne sait pas o? il va!
--Vous cependant qui passez par ici, bons paysans, relevez un prince allemand dont la voiture a vers? dans vos orni?res, et qui s'est bris? la jambe droite, en r?vant qu'il escaladait le ciel.
--Jeune homme, aie bon espoir, je veille sur toi, disait la jeunesse.--Ah! ma petite Fanchon, votre m?re m'a pans?, mais c'est vous qui m'avez sauv?, ma Fanchon! Quand elle vint ainsi, confiante, ? mon aide, elle allait sur ses dix-huit ans; elle ?tait une fille vive et joyeuse, au charmant sourire, au regard plein de piti?. Il ?tait bien convenu qu'elle me veillerait, pendant le jour et que sa grand'm?re aurait soin de moi pendant la nuit, mais pendant la nuit dormait la grand'm?re, et Fanchon veillait, comme si elle e?t dormi tout le jour. Moi, cependant, je la laissais faire, et pour la r?compenser de tant de veilles, je m'effor?ais de me gu?rir. Pourtant je gu?ris lentement, Fanchon fut patiente. ? la fin, quand je pus me lever, elle m'offrit son bras, elle m'apprit de nouveau comment l'enfant met un pied devant l'autre, et je fis durer les le?ons longtemps. Bient?t, ce fut entre elle et moi une conversation suivie. Elle riait, elle pleurait, elle r?vait; elle avait des gaiet?s sans cause et des larmes sans motif, et moi, je veillais sur elle, ? mon tour.
Seule pendant trois mois, elle occupa ma vie, et la remplit d'un charme inconnu. En ce moment, je n'?tais plus le sage, et le philosophe allemand... j'?tais un amoureux. Je l'aimais sans le savoir; elle-m?me, elle ne savait pas comment je l'aimais, et qui lui e?t dit, l?, tout d'un coup: Ma belle enfant, votre femme de chambre est un des plus grands seigneurs de l'Allemagne, il ne l'e?t pas intimid?e... Elle ne croyait pas qu'il y e?t au monde un plus grand seigneur que le bailli, qui demandait sa main tous les trois mois, et qu'elle refusait tous les trois mois.
? tant de s?ductions ing?nues, je r?sistais vainement. Chaque jour, je me sentais vaincu par ce doux supplice.--Bonsoir, Fanchon, lui disais-je; et chaque soir elle ?tait endormie avant que j'eusse eu le temps de lui dire encore une fois: Bonsoir!
Dieu! si les reines de Vienne ou de Paris m'avaient vu dans ce village enfum?, plein de fileuses, et moi filant le parfait amour! Que de rires! de sourires! que d'ironies! M. de Richelieu finissait mieux que je ne commen?ais, sans nul doute. M. de Lauzun avait d?j? d?montr? aux marquises qu'il ?tait le digne fils de son p?re, et d?j?, dans toute l'Europe ?l?gante on racontait ? son propos de grandes histoires des petits appartements, qui portaient avec elles l'incendie, et que m'avait apprises monsieur mon pr?cepteur. Oui, mais Fanchon ?tait prot?g?e et d?fendue par son innocence et par ma loyaut?. J'?tais d?j? philosophe en toute chose, et m?me en amour... Disons tout et ne faisons pas le Scipion: ce qui prot?geait Fanchon presque autant que sa propre innocence, ? coup s?r, c'?tait ma timidit? naturelle, et que je n'osais pas oser. Voil? comment les hommes d?corent leurs faiblesses des noms les plus sonores! Quand j'avais honte, innocent et furieux contre moi-m?me, d'?tre un amoureux si craintif, j'aimais mieux croire en effet que j'?tais retenu par la vertu.
Un jour , je me dis ? moi-m?me:--Allons! courage! et qu'importe, apr?s tout, ? l'Allemagne? Il faut en finir, mon bonheur le veut; il faut que Fanchon sache enfin que je l'aime, et que j'en veux faire au moins une margrave! Oui! Fanchon! loin d'ici les vaines grandeurs! Loin de moi, m?me le sceptre! Et, que l'Europe enti?re l'apprenne avec fr?missement, j'abjure ? tes pieds toutes mes grandeurs... J'en ?tais l? de mon h?ro?sme, et tr?s-?tonn? que la foudre n'e?t pas ?clat? dans le ciel offens? de ma r?solution sublime...
Survint Fanchon: elle ?tait r?veuse et triste; elle s'approcha de moi, et s'inclinant:--Voulez-vous poser mon chapeau sur ma t?te, monsieur Fr?d?ric? me dit-elle.
J'ob?is! Je posai le chapeau, un peu de c?t?, comme elle en avait l'habitude. Je fus remerci? par un sourire, et ce sourire m'enhardit: pour la premi?re fois, j'embrassai Fanchon; elle ne retira pas ses l?vres: au contraire, s'approchant de moi avec un regard caressant:
--Si je vous demande, me dit-elle, un rendez-vous, demain, puis-je esp?rer que vous y viendrez, monseigneur?
--Certes, Fanchon, j'y viendrai: mais o? donc allez-vous si vite? <
--Il faut que je parte absolument, me r?pondit Fanchon. ? demain, sur le grand chemin, au banc de pierre, ? c?t? de la fontaine. Elle me tendit la joue, une seconde fois. Je l'embrassai de nouveau, et elle partit, me laissant seul, en proie ? mes belles r?solutions.
Vint le lendemain! Il faisait encore plus froid que la veille. On peut penser que j'arrivai le premier, au rendez-vous. Dans la nuit, toute une r?volution s'?tait op?r?e, et le froid, avait fait de la pluie une neige abondante. H?las! le banc de pierre ?tait couvert de neige; le vieil orme avait perdu ses derni?res feuilles; on n'entendait plus le murmure de la source, et les oiseaux ne chantaient plus. Mon rendez-vous ?tait devenu le rendez-vous de la brise et du tourbillon; tout gelait, tout se taisait!... Je sentis une petite main s'appuyer l?g?rement sur mon ?paule: c'?tait sa main!--Bonjour, Fanchon! et je me sentis plus heureux que je ne l'avais jamais ?t? pr?s d'elle... Embrasse-moi donc, lui dis-je, en la tutoyant pour la premi?re fois.
Alors seulement je m'aper?us que Fanchon n'?tait pas seule: elle donnait le bras ? certain petit valet fran?ais nomm? Julien, fifre et tambour de son ?tat, qui avait quitt?, pour me suivre, un terrible Allemand, le baron de Meindorff, qui le battait comme pl?tre, et qui ne lui payait pas ses gages... Que faites-vous ici, Julien? lui dis-je assez m?content de sa rencontre: allez m'attendre ? la maison!
Julien ne partit pas, Fanchon le retint. Avec quel sourire!... un sourire qui lui disait: Julien, tu n'as plus de ma?tre! Ainsi, elle l'affranchit d'un regard, puis, sans autre pr?caution, et d'un ton qui ne voulait pas de r?plique:--<
Je relevai la t?te, et je vis ma m?re, elle-m?me, ?tonn?e... elle qui ne s'?tonnait de rien.
--Je ne m'attendais gu?re, monseigneur, ? vous retrouver sur cette route en chevalier errant, aux c?t?s de cette fillette?... Et que faites-vous ici, s'il vous pla?t?
L'aspect de ma m?re aussit?t me rendit mon courage, et, cette fois, mon parti fut pris sur-le-champ:--Vous le voyez, madame, r?pondis-je en m'inclinant, je b?nis le mariage de monsieur Julien avec mademoiselle Fanchon!
En m?me temps, je pris la main de Fanchon, et, m'approchant de Julien, que l'apparition de la princesse avait constern?:--Soyez heureuse, Fanchon, lui dis-je d'une voix ?mue. Et parlant ainsi, je serrais la main de Fanchon; sa main resta immobile et glac?e! Ainsi, cette enfant qui m'avait sauv?, que j'avais tant aim?e, elle n'eut pas un regard pour S. A. le prince de Wolfenbuttel, et pour ses vingt ans!
Ma m?re, au moment o? je montais dans sa voiture, m'arr?ta, et de cette voix faite pour commander:
--Quand un homme de votre rang, me dit-elle, s'abaisse ? b?nir le mariage de ses domestiques, il leur donne une dot!
--Vous avez raison, madame, et qu'il soit fait ainsi que vous l'ordonnez. Puis me tournant vers Fanchon:
Ceci dit, la berline, impatiente, ob?issait au triple galop de ses six chevaux.
Je ne m'?tais jamais vu, de ma vie, aussi pr?s de ma m?re, et j'?tais fort troubl?, je l'avoue, en pensant au compte que je lui rendrais de ma conduite. Aussi bien je me laissai conduire sans m'informer o? nous allions. J'?tais comme un homme ? demi-?veill? qui cherche ? se rappeler un songe qu'il aurait fait, dans la nuit.
La voiture passa devant la cabane ? Fanchon. Je revis ce toit de chaume hospitalier, et la longue chemin?e d'o? s'?levait l'?paisse fum?e d'un feu allum?, sans doute, en l'honneur de mon retour. Alors je revins ? ma situation pr?sente. Quelle diff?rence entre ce jour et celui d'hier! Hier, l'amour et l'espoir! Aujourd'hui, la honte et le regret! Hier, j'?tais le ma?tre absolu de ma vie, et maintenant j'avais retrouv? mon ma?tre, une Wolfenbuttel qui ?tait ma m?re! Et comme dans ce temps-l? l'autorit? des parents sur les fils restait intacte, je ne songeai pas m?me un instant ? me d?rober ? l'autorit? maternelle.
En ces temps, si loin de nous, le respect aux volont?s paternelles ?tait non-seulement un devoir de fils, mais encore un devoir de gentilhomme et de chr?tien.
Je restai plusieurs jours dans cette position ?quivoque; nous gardions le silence, ma m?re et moi, elle irrit?e et moi revenant par mille d?tours, ? mes folles r?veries.
Quelle que f?t cependant ma soumission, le lecteur aura compris que j'?tais fort m?content de moi-m?me, et que je me plaignais cruellement de ma cha?ne. ? la fin, lorsqu'? force de courir et de franchir l'espace, il advint que je me sentis plus calme et bient?t tout ? fait calm?, alors je commen?ai ? m'inqui?ter du spectacle que j'avais sous les yeux. Chaque heure alors nous rapprochait de Paris, et d?j? je reconnaissais que nous ?tions en France, ? toutes les mis?res, ? toutes les lamentations du grand chemin. ? chaque pas, sur notre route, nous rencontrions des corv?es, des receveurs, des marchands de sel, des douaniers, des monast?res, des ch?teaux f?odaux, force mar?chauss?e et force gal?riens se rendant ? leur bagne... ?videmment, nous approchions de Paris. Je sentais mon coeur s'agiter ? chaque pas que nous faisions vers ces ab?mes sans forme et sans nom.
--Voyez-vous, madame, combien ces belles terres sont malheureuses, combien ces paysans sont tristes, et quel silence affreux p?se sur ces contr?es! Ce ne sont pas l? les joies de notre patrie, ce ne sont point les plaisirs de nos bourgeois, la richesse de nos villes; notre Allemagne est un beau pays!
Ma m?re me r?pondit avec plus de douceur que je n'aurais pens?.
--Oui, l'Allemagne est un beau et riche pays, Fr?d?ric, non pas que je me sois attach?e ? ?tudier les moeurs bourgeoises, et ? savoir si le paysan est heureux ou malheureux, mais l'Allemagne est un vieux et solide empire, elle compte des princes sans nombre, une noblesse antique et sans m?lange. H?las! mon fils, je ne vous adresserai pas de reproches inutiles; vous avez voulu montrer ? l'empereur le danger des familiarit?s du ma?tre au sujet, c'?tait bien fait cela, mais partir sans avoir implor? votre pardon! partir sans prendre cong? de votre ma?tre! O mon fils! vous le voyez, cependant, votre folle conduite m'a fait quitter cette cour superbe o? je vivais en reine d'Allemagne, et quand j'appris que vous ?tiez parti sans ?quipage, avec un seul valet, comme un croquant, sans aucun titre et dans la disgr?ce de l'empereur, le propre fr?re de notre cousine la reine de France...; en m?me temps, quand je me suis rappel? que vous ?tiez un admirateur de M. de Voltaire, un abonn? ? l'Encyclop?die, un enthousiaste de ce damn? qu'on appelle Diderot, je me suis dit que sans moi vous ?tiez perdu: alors j'ai quitt? ma charge ? la cour, j'ai renonc? ? mes emplois, ? ma grandeur, et maintenant que je vous ai retrouv?, me voil? r?solue ? demander ? S. M. la reine Marie-Antoinette, ? notre jeune et bien-aim?e archiduchesse, du service ? sa cour pour moi... et pour vous!
J'aurais pu parler longtemps encore, la comtesse ne m'entendait plus. Elle, abandonner la cour! ne plus hanter avec des rois et des reines! elle, en un mot, ne plus servir! C'?tait l'exil que je lui proposais, c'?tait la mort! Le plus grand philosophe, et Diderot lui-m?me, Diderot, le premier, aurait eu piti? de cette douleur muette, et de l'effroi qui se peignait sur la figure de cette majest? d?sesp?r?e! Elle ne voulait pas pleurer, mais ses yeux ?taient gonfl?s de larmes! ? la fin, et parlant tout bas, sur un ton solennel:
--Fr?d?ric, me dit-elle, vous me ferez mourir de chagrin, avec ces opinions et ces discours de l'autre monde. Ayez piti?, monsieur, d'une m?re au d?sespoir, qui vous aime et qui vous honore, en d?pit de tant d'affreux paradoxes dont vous m'assassinez. Je ne sais par quelle fatalit? les doctrines des philosophes ont g?t? votre coeur, mais votre coeur est g?t? sans retour. Vous aussi, vous, un prince de la conf?d?ration germanique, un Wolfenbuttel, vous r?vez l'?galit? sociale, vous m?prisez votre couronne, vous ?tes pr?t ? renoncer au nom de vos a?eux, vous n'avez plus de foi ? la royaut?, vous, le dernier descendant de tant de princes, dont la famille a fourni des reines ? deux tr?nes!
Sa voix, en ce moment, trahissait toutes les angoisses de la noble dame; elle tomba dans un profond accablement; la d?solation et la terreur ?taient grav?es sur ces traits superbes: ? l'aspect de ce d?sespoir, je sentis toute ma faute, et j'attendis que ma m?re consent?t ? m'entendre, pour lui demander gr?ce et pardon!
--H?las! h?las! reprenait-elle, mon propre fils m'a tu?e sous le d?shonneur! Jetez-moi sous les pieds de mes chevaux, faites-moi ?pouser un homme de finance, de roture ou de robe... Je suis perdue; les rois me m?prisent, les reines m'?vitent, d?sormais je n'ai plus qu'? vivre, abandonn?e et sans cr?dit, au fond de mon manoir! Ainsi elle parlait, d?sol?e, et pourtant elle ne pleurait pas, elle serait morte plut?t que de pleurer; mais elle priait tout bas le Dieu des bons conseils et des sages consolations.
Ce noble coeur, dont l'orgueil m?me ?tait une vertu, repr?sentait tout ? fait ces obstin?s sublimes qui ne comprendront jamais que le monde a chang?. Le monde entier peut s'?crouler, ils restent immobiles sous les d?bris de l'univers.
Voil? comment, r?vant beaucoup et parlant peu, nous arriv?mes ? Paris, ma m?re et moi, vers la fin de d?cembre, par une nuit d'hiver, ? l'instant m?me o? toutes les petites maisons des faubourgs profanes s'?clairaient, l'une apr?s l'autre, de feux myst?rieux.
Quand je fus bien assur? d'?tre ? Paris, je me sentis mieux. Un somptueux h?tel ?tait retenu pour ma m?re, dans le beau quartier de la ville, au faubourg Saint-Germain; c'est l? que nous descend?mes. Le lendemain de notre arriv?e, la comtesse ?tait d?j? tout enti?re aux longs pr?paratifs de sa pr?sentation ? la cour de Versailles; moi, je sortis ? pied, afin de m'orienter dans ce rendez-vous de tous les ?tonnements.
Le bourgeois de Paris, au temps dont je parle, il n'avait rien conserv? de l'ancien bourgeois de la Ligue; il ?tait riche, impassible, et tenant ? ses franchises, mais d?vou? et fid?le ? son roi. Le peuple de Paris, une heure avant 1789, ?tait un beau jeune homme en guenilles, oisif, moqueur, pr?t ? tout, terrible, habitu? ? voir toutes les grandeurs, ? les voir de tr?s-pr?s, et ? les saler au sel des chansons les moins ?quivoques. ? un peuple ainsi fait, on pouvait, sans craindre un refus, tout proposer.--Allons! peuple, et portons ? bras la chaise o? se tient souriante Mme de Pompadour; allons! bon peuple, et couvrons de boue et d'injures le cercueil de ton ma?tre. Ami-peuple, il s'agit de tra?ner Beaumarchais ? Saint-Lazare... et le lendemain, tu renverseras, tu pilleras, tu briseras Saint-Lazare, et tu ouvriras ces cachots ? la douce lumi?re... O peuple! interrog? par tous les doctes, sollicit? par toutes les r?voltes, plein de chefs-d'oeuvre et plein d'esp?rances! Il ?tait pr?t ? toutes les hardiesses, il ?tait pr?par? ? toutes les r?formes! Tout ce qu'on lui commandait , il l'ex?cutait sans remords, par plaisir ou par vanit?. Il se jouait ?galement du temps pr?sent et du temps pass?; il sentait, dans sa mis?re, que l'avenir appartenait ? son g?nie; il ne s'inqui?tait ni d'opprobre, ni de gloire, il attendait. Il sentait confus?ment que la ruine de ses ma?tres ?tait partout; que le tr?ne avait ?t? min? sans retour, et il s'en remettait, sur une douzaine de filles de joie et de malheur, dont il ?tait le p?re et le conseil, le fauteur et le complice, pour renverser le peu qui restait debout en France: ?glise, Universit?, noblesse. Il ?tait, ce peuple, un roi d?chu, qui se disait: demain je r?gne ? mon tour!
Pourtant cette force irr?sistible ?tait encore une force ignor?e! Elle ob?issait, somnolente, en attendant l'heure de sa r?v?lation supr?me; elle ob?issait , au sceptre, au b?ton, ? la crosse, ? la corde, ? la Bastille, au Ch?telet, au bon plaisir; et celui-l? e?t ?t?, certes, un mortel pr?voyant, qui e?t compris et devin?, sous cette ob?issance inerte et de pur instinct, que cette ob?issance, en effet, cachait une r?volution!
Ces premiers moments de mon ?tude et de ma curiosit?, au milieu de la ville, ?taient pleins d'int?r?t pour moi. J'aurais dit, ? voir tout ce mouvement, que chaque jour ?tait un nouveau jour de f?te; il y avait pour chaque heure de la journ?e une nouvelle joie, un divertissement tout nouveau: la f?te commen?ait, d?s le matin, au premier rayon de beau soleil qui dorait les places publiques. On riait, on chantait, on vendait, avec mille cris divers, mille denr?es diverses; on ne soup?onnait pas le travail, dans cette capitale aux mille t?tes sans cervelle, o? le peuple ?tait ma?tre en l'absence du roi. Versailles, en effet, a beaucoup travaill? pour la libert? de Paris, pour la perte du tr?ne de France. En ce Versailles des myst?res, la royaut? s'?tait exil?e, et elle ne comprit pas qu'elle s'?tait exil?e en m?me temps de la confiance et des respects de la cit? souveraine.--Et vraiment il n'y pas de roi, pas de prince, et pas de po?te et pas d'artiste, et pas m?me une femme ? la mode et jalouse de sa beaut?, qui se soient ?loign?s de Paris sans y laisser un morceau de leur sceptre, un peu de leur g?nie, un peu de leur gloire ou de leur beaut?.
Ce que j'aimais surtout dans cette ville ? tout glorifier, ? tout briser, c'?tait cette profusion d'ironie et de bel esprit que le Parisien jette ? pleines mains, ? droite, ? gauche, et sauve qui peut! Dans chaque taverne, au coin de la rue, et partout o? ce peuple est oisif, vous rencontriez une assembl?e ?loquente, intelligente et superbe de beaux esprits, d'artistes en chaussures trou?es, sans feu ni lieu, mal nourris, peu v?tus, qui se consolaient de leur mis?re pr?sente par la parole et par l'esp?rance. Ils brisaient, ils renversaient toute chose, en leur improvisation furibonde, et maintenant je ne comprends pas que la royaut? de France ait r?sist? si longtemps ? ces Platon de tabagie, ? ces Montesquieu de caf? ou de cabaret, ? ce p?le-m?le irr?sistible de l?gislateurs en haillons, ? ce peuple affam? de pauvres diables vivant de leur g?nie, au jour le jour, sans inqui?tude et sans lendemain, barbouillant au hasard une toile ou une feuille de papier pour payer leur h?tesse; hommes d'un sens profond, toutes les fois qu'il s'agissait d'art et de po?sie, intr?pides railleurs du pouvoir, ne croyant ? rien, pas m?me ? leurs doutes les mieux prononc?s; ces hommes-l? repr?sentaient, ?nergiques et passionn?s, le peuple ?clair?, superbe et m?content, un peuple ? part, acceptant un bienfait sans songer au bienfaiteur, ? qui tout semblait d?, qui ne devait rien ? personne, et qui disait volontiers, dans son orgueil et sa toute-puissance ? venir: le sol que je foule est ? moi!
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