bell notificationshomepageloginedit profileclubsdmBox

Read Ebook: Haw-Ho-Noo; Or Records of a Tourist by Lanman Charles

More about this book

Font size:

Background color:

Text color:

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

Ebook has 115 lines and 24101 words, and 3 pages

Une belle fille qui devoit y qu?ter ce jour-l? y avoit encore attir? force monde, et tous les polis qui vouloient avoir quelque part en ses bonnes gr?ces y estoient accourus expr?s pour luy donner quelque grosse pi?ce dans sa tasse: car c'estoit une pierre de touche pour connoistre la beaut? d'une fille ou l'amour d'un homme que cette queste. Celuy qui donnoit la plus grosse pi?ce estoit estim? le plus amoureux, et la demoiselle qui avoit fait la plus grosse somme estoit estim?e la plus belle. De sorte que, comme autrefois, pour soutenir la beaut? d'une ma?tresse, la preuve cavalli?re estoit de se pr?senter la lance ? la main en un tournoy contre tous venans, de m?me la preuve bourgeoise estoit en ces derniers temps de faire presenter sa ma?tresse la tasse ? la main en une queste, contre tous les galans.

Certainement la questeuse estoit belle, et si elle eust est? n?e hors la bourgeoisie, je veux dire si elle eust est? ?lev?e parmi le beau monde, elle pouvoit donner beaucoup d'amour ? un honneste homme. N'attendez pas pourtant que je vous la d?crive icy, comme on a coustume de faire en ces occasions; car, quand je vous aurois dit qu'elle estoit de la riche taille, qu'elle avoit les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour cela, et ce ne seroit pas ? dire qu'elle f?t entierement belle; car elle pourroit avoir des taches de rousseurs, ou des marques de petite v?role. T?moin plusieurs h?ros et h?ro?nes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanez en chair et en os et ? d?couvert. J'aurois bien plutost fait de vous la faire peindre au devant du livre, si le libraire en vouloit faire la d?pense. Cela seroit bien aussi n?cessaire que tant de figures, tant de combats, de temples et de navires, qui ne servent de rien qu'? faire acheter plus cher les livres. Ce n'est pas que je veuille blasmer les images, car on diroit que je voudrois reprendre les plus beaux endroits de nos ouvrages modernes.

Je reviens ? ma belle questeuse, et pour l'amour d'elle je veux passer sous silence toutes les autres avantures qui arriverent cette journ?e-l? dans cette grande assembl?e de gens enroollez sous les ?tendars de la galanterie. Cette fille estoit pour lors dans son lustre, s'estant par?e de tout son possible, et ayant est? coiff?e par une demoiselle suivante du voisinage, qui avoit appris immediatement de la Prime. Elle ne s'estoit pas content?e d'emprunter des diamants, elle avoit aussi un laquais d'emprunt qui lui portoit la queue, afin de paroistre davantage. Or, quoy que cela ne f?t pas de sa condition, neantmoins elle fut bien aise de m?nager cette occasion de contenter sa vanit?; car on ne doit point trouver ? redire ? tout ce qui se fait pour le service et l'avantage de l'Eglise. Quant ? son meneur, c'estoit le maistre clerc du logis, qu'elle avoit pris par n?cessit? autant que par ostentation; car le moyen sans cela de traverser l'Eglise sur des chaises, sur lesquelles on entendoit le sermon, ? moins que d'avoir une asseurance de danceur de corde? Avec ces avantages, elle fit fort bien le profit de la sacristie; mais avant que je la quitte, je suis encore oblig? de vous dire qu'elle estoit fort jeune, car cela est necessaire ? l'Histoire, comme aussi que son esprit avoit alors beaucoup d'innocence, d'ingenuit? ou de sottise. Je n'ose dire asseur?ment laquelle elle avoit de ces trois belles qualitez; vous en jugerez vous-mesme par la suite.

A cette solemnit? se trouva un homme amphibie, qui estoit le matin advocat et le soir courtisan; il portoit le matin la robe au Palais pour plaider ou pour ?couter, et le soir il portoit les grands canons, et les galands d'or, pour aller cajoler les dames. C'estoit un de ces jeunes bourgeois qui, malgr? leur naissance et leur ?ducation, veulent passer pour des gens du bel air, et qui croyent, quand ils sont vestus ? la mode et qu'ils m?prisent ou raillent leur parent?, qu'ils ont acquis un grand degr? d'?levation au dessus de leurs semblables. Cettuy-cy n'estoit pas reconnoissable quand il avoit chang? d'habit. Ses cheveux, assez courts, qu'on luy voyoit le matin au Palais, estoient couverts le soir d'une belle perruque blonde, tres-frequemment visit?e par un peigne qu'il avoit plus souvent ? la main que dans sa poche. Son chapeau avoit pour elle un si grand respect, qu'il n'osoit presque jamais luy toucher. Son collet de manteau estoit bien poudr?, sa garniture fort enfl?e, son linge orn? de dentelle; et ce qui le paroit le plus estoit que, par bon-heur, il avoit un porreau au bas de la joue, qui luy donnoit un honneste pr?texte d'y mettre une mouche. Enfin il estoit ajust? de mani?re qu'un provincial n'auroit jamais manqu? de le prendre pour modelle pour se bien mettre. Mais j'ay eu tort de dire qu'il n'estoit pas reconnoissable: sa mine, son geste, sa contenance et son entretien le faisoient assez connoistre, car il est bien plus difficile d'en changer que de vestement, et toutes ses grimaces et affectations faisoient voir qu'il n'imitoit les gens de la cour qu'en ce qu'ils avoient de deffectueux et de ridicule. C'est ce qu'on peut dire, en passant, qui arrive ? tous les imitateurs, en quelque genre que ce soit.

Cet homme donc n'eut pas si-tost jett? les yeux sur Javotte qu'il en devint fort passionn?, chose pour lui fort peu extraordinaire, car c'estoit, ? vray dire, un amoureux universel. Neantmoins, pour cette fois, l'Amour banda son arc plus fort, ou le tira de plus pr?s, de sorte que la fl?che enfon?a plus avant dans son coeur qu'elle n'avoit accoustum?. Je ne vous s?aurois dire pr?cis?ment quelle fut l'?motion que son coeur sentit ? l'approche de cette belle , mais je s?ay bien que ce fut ce jour-l? pr?cis?ment qu'il fit un voeu solemnel de luy rendre service. Bien-tost apr?s, une heureuse occasion s'en pr?senta tout ? propos. Elle vint quester ? un jeune homme qui estoit aupr?s de luy. C'estoit un autre petit clerc du logis, tr?s malicieux, qui estoit en col?re contre elle parce qu'elle avoit retir? les clefs de la cave des mains d'une servante qui luy donnoit du vin. Comme il vid qu'elle faisoit vanit? de faire voir que sa tasse estoit pleine d'or et de grosses pieces blanches, il tira de sa poche une poign?e de deniers; il en arrosa sa tasse pour luy faire d?pit, et couvrit toutes les pieces qu'elle estalloit en parade. La questeuse en rougit de honte, et du doigt ?carta le plus qu'elle p?t cette menue monnoye, qui, malgr? toute son adresse, ne par?t encore que trop. Ce fut alors que Nicod?me , lui presentant une pistolle, feignit de luy en demander la monnoye; mais il ne fit que retirer de la tasse les deniers, et il luy donna le reste en pur don.

Cette nouvelle sorte de galenterie fut remarqu?e par Javotte, qui en son ame en eust de la joye, et qui cr?t en effet luy en avoir de l'obligation. Ce qui fit qu'au sortir de l'?glise, elle souffrit qu'il l'abordast avec un compliment qu'il avoit medit? pendant tout le temps qu'il l'avoit attendue. Cette occasion luy fut fort favorable, car Javotte ne sortoit jamais sans sa mere, qui la faisoit vivre avec une si grande retenue qu'elle ne la laissoit jamais parler ? aucun homme, ny en public, ny ? la maison. Sans cela cet abord n'eut pas est? fort difficile pour luy, car, comme Javotte estoit fille d'un procureur et Nicodeme estoit advocat, ils estoient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinit? et sympathie, de sorte qu'elles souffrent une aussi prompte connoissance que celle d'une suivante avec un valet de chambre.

D?s que l'office fut dit et qu'il la p?t joindre, il luy dit, comme une tres-fine galanterie: Mademoiselle, ? ce que je puis juger, vous n'avez pu manquer de faire une heureuse queste, avec tant de m?rite et tant de beaut?. H?las, Monsieur , vous m'excuserez; je viens de la compter avec le pere sacristain: je n'ay fait que soixante et quatre livres cinq sous; mademoiselle Henriette fit bien derni?rement quatre-vingts dix livres; il est vray qu'elle questa tout le long des prieres de quarante heures, et que c'estoit en un lieu o? il y avoit un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voir. Quand je parle du bon-heur de vostre queste , je ne parle pas seulement des charitez que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l'?glise; j'entens aussi parler du profit que vous av?s fait pour vous. Ha! Monsieur , je vous asseure que je n'y en ay point fait; il n'y avoit pas un denier davantage que ce que je vous ay dit; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en cette occasion? Ce seroit un gros pech? d'y penser. Je n'entends pas parler ny d'or ny d'argent, mais je veux dire seulement qu'il n'y a personne qui, en vous donnant l'aumosne, ne vous ait en mesme temps donn? son coeur. Je ne s?ay ce que vous voulez dire de coeurs; je n'en ay trouv? pas un seul dans ma tasse. J'entends qu'il n'y a personne ? qui vous vous soyez arrest?e qui, ayant veu tant de beaut?, n'ait fait voeu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donn? son coeur. En mon particulier, il m'a est? impossible de vous refuser le mien. Javotte luy repartit na?vement: Et bien, Monsieur, si vous me l'avez donn?, je vous ay en mesme temps r?pondu: Dieu vous le rende. Quoy! agissant si serieusement, faut-il se railler de moy? et faut-il ainsi traitter le plus passionn? de tous vos amoureux? A ce mot, Javotte r?pondit en rougissant: Monsieur, prenez garde comme vous parlez; je suis honneste fille: je n'ai point d'amoureux; maman m'a bien deffendu d'en avoir. Je n'ay rien dit qui vous puisse choquer , et la passion que j'ay pour vous est toute honneste et toute pure, n'ayant pour but qu'une recherche legitime. C'est donc, Monsieur , que vous me voulez ?pouser? Il faut pour cela vous adresser ? mon papa et ? maman: car aussi bien je ne s?ais pas ce qu'ils me veulent donner en mariage. Nous n'en sommes pas encore ? ces conditions ; il faut que je sois auparavant asseur? de vostre estime, et que je s?ache si vous agr?erez que j'aye l'honneur de vous servir. Monsieur , je me sers bien moy-mesme, et je s?ais faire tout ce qu'il me faut.

Cette r?ponse bourgeoise defferra fort ce galand, qui vouloit faire l'amour en stile poly. Asseur?ment il alloit d?biter la fleurette avec profusion, s'il eust trouv? une personne qui luy eust voulu tenir teste. Il fut bien surpris de ce que, d?s les premieres offres de service, on l'avoit fait expliquer en faveur d'une recherche legitime. Mais il avoit tort de s'en estonner, car c'est le deffaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu'un homme soit amoureux d'elles si-tost qu'il leur a dit une petite douceur, et que, si-tost qu'il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un cur?, pour rendre les t?moignages de sa passion plus asseurez. Elles ne s?avent ce que c'est de lier de ces douces amitiez et intelligences qui font passer si agreablement une partie de la jeunesse, et qui peuvent subsister avec la vertu la plus severe. Elles ne se soucient point de connoistre pleinement les bonnes ou les mauvaises qualitez de ceux qui leur font des offres de service, ny de commencer par l'estime pour aller en suite ? l'amiti? ou ? l'amour. La peur qu'elles ont de demeurer filles les fait aussi-tost aller au solide, et prendre aveugl?ment celuy qui a le premier conclu. C'est aussi la cause de cette grande diff?rence qui est entre les gens de la cour et la bourgeoisie: car la noblesse faisant une profession ouverte de galanterie, et s'acco?tumant ? voir les dames d?s la plus tendre jeunesse, se forme certaine habitude de civilit? et de politesse qui dure toute la vie. Au lieu que les gens du commun ne peuvent jamais attraper ce bel air, parce qu'ils n'?tudient point cet art de plaire qui ne s'apprend qu'aupres des dames, et qu'apres estre touch? de quelque belle passion. Ils ne font jamais l'amour qu'en passant et dans une posture forc?e, n'ayant autre but que de se mettre vistement en m?nage. Il ne faut pas s'?tonner apres cela si le reste de leur vie ils ont une humeur rustique et bourrue qui est ? charge ? leur famille et odieuse ? tous ceux qui les frequentent. N?tre demy courtisan auroit bien voulu faire l'amour dans les formes; il n'auroit pas voulu oublier une des manieres qu'il avoit trouv?es dans ses livres, car il avoit fait son cours expr?s dans Cyrus et dans Clelie. Il auroit volontiers envoy? des poulets, donn? des cadeaux et fait des vers, qui pis est; mais le moyen de jouer une belle partie de paume avec une personne qui met ? tous les coups sous la corde?

Il n'eust pas si-tost remen? sa maistresse jusqu'? sa porte, qu'avec une profonde reverence elle le quitta, luy disant qu'il falloit qu'elle allast songer aux affaires du m?nage, et qu'aussi bien sa maman lui crieroit si elle la voyoit causer avec des gar?ons. Il fut donc oblig? de prendre cong? d'elle, en resolution de la venir bien-tost revoir. Mais la difficult? estoit d'avoir entr?e dans la maison, car personne n'y estoit re?eu s'il n'y avoit bien ? faire, encore n'entroit-on que dans l'?tude du procureur; car si quelqu'un fust venu pour rendre visite ? Javotte, la mere seroit venue sur la porte luy demander: Qu'est-ce que vous avez ? dire ? ma fille? La necessit? obligea donc Nicodeme de chercher ? faire connoissance avec Vollichon , ce qui ne fut pas difficile, car il le connoissoit desja de veue pour l'avoir rencontr? au Chastelet, o? il estoit procureur, et o? Nicodeme alloit plaider quelquefois. Il feignit de luy consulter quelque difficult? de pratique, puis il lui dit qu'il le vouloit charger d'un exploit pour un de ses amis. En effet, il luy en porta un chez luy; mais cela ne fit que l'introduire dans l'?tude comme les autres: car l'appartement des femmes fut pour luy ferm?, comme si c'eust est? un petit serrail. Il s'avisa d'une ruse pour les voir: il feignit qu'il avoit une excellente garenne ? la campagne, d'o? on luy envoyoit souvent des lapins. Il dit ? Vollichon qu'il luy en envoyeroit deux, et qu'il les iroit manger avec luy, dans la pens?e qu'il verroit, pour le moins pendant le disner, sa femme et sa fille. Il en fit donc acheter deux ? la Vall?e de misere; mais ce fut de l'argent perdu, non pas ? cause que c'estoient des lapins de clapi? , mais parce que cela ne lui donna point occasion de voir sa maistresse, qui, ce jour-l?, ne disna point ? la grande table, peut-estre ? cause qu'elle n'estoit pas habill?e, ou qu'elle faisoit quelque affaire du m?nage. Il poussa donc plus loin ses inventions: il fit partie avec Vollichon pour aller jouer ? la boule, qui est le plus grand regale qu'on puisse faire ? un procureur, et le plus puissant aimant pour l'attirer hors de son ?tude. Cela les rendit bientost bons amis, et ce qui y contribua beaucoup, c'est que Nicodeme se laissa d'abord gagner quelque argent; mais il n'oublioit point de jouer pour la derniere partie un chapon, qui se mangeoit aussi-tost chez le procureur.

C'?toit un petit homme trapu grisonnant, et qui ?toit de mesme ?ge que sa calotte. Il avoit vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfonc? qui avoit plus couvert de m?chancetez qu'il n'en auroit pu tenir dans cent autres testes et sous cent autres bonnets: car la chicane s'estoit empar?e du corps de ce petit homme, de la mesme maniere que le demon se saisit du corps d'un poss?d?. On avoit sans doute grand tort de l'appeler, comme on faisoit, ame damn?e, car il le falloit pl?tost appeler ame damnante, parce qu'en effect il faisoit damner tous ceux qui avoient ? faire ? luy, soit comme ses clients ou comme ses parties adverses. Il avoit la bouche bien fendue, ce qui n'est pas un petit avantage pour un homme qui gagne sa vie ? clabauder, et dont une des bonnes qualitez c'est d'estre fort en gueule. Ses yeux estoient fins et ?veillez, son oreille estoit excellente, car elle entendoit le son d'un quart-d'escu de cinq cens pas, et son esprit ?toit prompt, pourveu qu'il ne le fall?t pas appliquer ? faire du bien. Jamais il n'y eut ardeur pareille ? la sienne, je ne dis pas tant ? servir ses parties comme ? les voler. Il regardoit le bien d'autrui comme les chats regardent un oiseau dans une cage, ? qui ils t?chent, en sautant autour, de donner quelque coup de griffe. Ce n'est pas qu'il ne fist quelquefois le genereux, car s'il voyoit quelque pauvre personne qui ne s?eust pas les affaires, il luy dressoit une requeste volontiers, et luy disoit hautement qu'il n'en vouloit rien prendre; mais il luy faisoit payer la signification plus que ne valloit la vacation de l'huissier et la sienne ensemble. Il avoit une antipathie naturelle contre la verit?: car jamais pas une n'eut os? approcher de luy sans se mettre en danger d'estre combattue.

On peut juger qu'avec ces belles qualitez il n'avoit pas manqu? de devenir riche, et en mesme temps d'estre tout ? fait descri?: ce qui avoit fait dire ? un galand homme fort ? propos, en parlant de ce chicanneur, que c'estoit un homme dont tout le bien estoit mal acquis, ? la reserve de sa reputation. Il en demeuroit mesme quelquefois d'accord; mais il asseuroit qu'il estoit beaucoup chang?, et il disoit un jour ? Nicodeme, pour l'exciter ? suivre le chemin de la vertu, qu'il avoit plus gagn? depuis un an qu'il estoit devenu honneste homme qu'en dix ans auparavant, qu'il avoit v?cu en fripon. Peut-?tre avoit-il quelque raison de parler ainsi: car il est vray que les amendes et les interdictions dont on avoit puny quelques unes de ses friponneries, qui avoient est? descouvertes, luy avoient coust? fort cher. J'en ai appris une entr'autres qu'il n'est pas hors de propos de reciter, parce qu'elle marque assez bien son caractere. Il avoit coustume d'occuper pour deux ou trois parties en mesme procez, sous le nom de differens procureurs de ses amis. Un jour qu'il ne pouvoit plus differer la condemnation d'un debiteur fuyard, il suscita un intervenant qui mit le procez hors d'?tat d'estre jug?; mais comme celuy qui le poursuivoit s'en plaignit, Vollichon, pour oster la pens?e que ce fust luy, dressa des ?critures pour cet intervenant, o? il declama de tout son possible contre luy-mesme; il soustenoit que Vollichon estoit l'autheur de toute la chicanne du procez; que c'estoit un homme connu dans le presidial pour ses friponneries; qu'il avoit est? plusieurs fois pour cela not? et interdit; et, apres s'estre dit force injures, il laissa ? un clerc le soin de les d?crire et de les faire signifier. Le clerc, paresseux de les coppier et encore plus de les lire, les donna ? signifier comme elles estoient, escrites de la main de Vollichon. Elles vinrent ainsi entre les mains de sa partie adverse, et de l? en celle des juges, qui en ?clatterent de rire, mais qui ne laisserent pas de l'en punir rigoureusement.

Tel estoit donc le genie de Vollichon, qui vint ? ce poinct de d?cry que le bourreau mesme, dont il estoit le procureur, le revoqua, sur ce qu'il ne le trouva pas assez honneste homme pour se servir de luy. Je laisse maintenant ? penser si Nicodeme, qui n'?toit pas fort avare, mais qui estoit tres-amoureux, pouvoit bientost gagner les bonnes graces d'un homme aussi affam? que Vollichon. Il luy faisoit des escritures ? dix sous par roolle; il s'abonnoit avec luy pour plaider ses causes ? vil prix, moyennant certaine somme par an; il luy faisoit des presens; il luy donnoit ? manger, et generalement par tous moyens il s'effor?oit de gagner son amiti?. Il y avoit encore une chose dans la conversation qui les attachoit puissamment, c'est que Nicodeme estoit un grand diseur de beaux mots, de pointes, de phoebus et de galimatias, et Vollichon un grand diseur de proverbes et de quolibets; et comme ils s'applaudissoient souvent l'un ? l'autre, leur entretien estoit fort divertissant.

Nonobstant cette grande amiti? qui donnoit desormais une libre entr?e ? Nicodeme dans la maison, elle ne luy servoit de rien pour entretenir Javotte; car, ou elle se retiroit dans une autre chambre en le voyant venir, ou, si elle y demeuroit, elle ne luy disoit pas un mot, tant elle avoit de retenue en presence de sa m?re, qui estoit tousjours aupr?s d'elle. Il fallut donc qu'? la fin il devint amant declar?, pour luy pouvoir parler ? son aise. Ce qui le porta encore pl?tost ? la demander en mariage, ce fut cette consideration, que c'est to?jours un party sortable pour un advocat que la fille d'un procureur. Car Vollichon estoit riche et avoit une fort bonne estude, qu'on devoit bien pl?tost appeller boutique, parcequ'on y vendoit les parties. D'autre cost? Vollichon ne vouloit avoir pour gendre qu'un homme de sac et de corde. C'est ainsi qu'il appeloit en sa langue celuy que nous dirions en la nostre qui est fort attach? au Palais, et qui ne se plaist qu'? voir des papiers. Il ne se soucioit pas qu'il f?t beau, poly ou galand, pourveu qu'il f?t laborieux et bon m?nager. Il ne comptoit mesme pour rien la rare beaut? de Javotte, et il ne s'attendoit pas qu'elle luy fist faire fortune. Peut-estre mesme qu'en cecy il ne manquoit pas de raison; car il arrive la pluspart du temps que ceux qui content l? dessus se trouvent attrapez, et que ces fortunes que les bourgeoises font pour leur beaut? aboutissent bien souvent ? une question de rapt que font les parens du jeune homme qui les espouse, ou a une s?paration de biens que demande la nouvelle mari?e ? un fanfaron ruin?.

Cette disposition favorable fut cause que Nicodeme, press? d'ailleurs de son amour, fit une belle declaration et une demande pr?cise au nom de mariage au pere de Javotte, qui, ayant receu cette proposition avec la civilit? dont un homme de l'humeur de Vollichon estoit capable, s'enquit exactement de la quantit? de son bien, s'il n'estoit point embrouill?, et s'il n'avoit point fait de d?bauches ny de debtes. La seule difficult? qu'il y trouvoit estoit que ce mari? estoit trop beau, c'est ? dire qu'il estoit trop bien mis et trop coquet. Car, ? vrai dire, la propret? qui plaist ? tous les honnestes gens est-ce qui choque le plus ces barbons. Il disoit que le temps qu'on employoit ? s'habiller ainsi proprement estoit perdu, et que cependant on auroit fait cinq ou six roolles d'?critures. Il se plaignoit aussi que telle piece d'ajustement co?toit la valeur de plus de vingt plaidoyers. Neantmoins l'estime qu'il avoit conceue pour Nicodeme effa?oit tout ce d?goust; et, devenant indulgent en sa faveur, il disoit qu'il falloit que la jeunesse se passast; mais, ne croyant pas qu'elle s'estendist au del? du temps qu'il falloit pour rechercher une fille, il esperoit dans trois mois de le voir aussi crasseux que lui.

Enfin, apres qu'il eut examin? l'inventaire, les partages et tous les titres de la famille, dress? et contest? tous les articles du mariage, le contrat en fut pass?, et on permit alors ? Nicodeme de voir sa maistresse un peu plus librement, c'est ? dire en un bout de la chambre, en presence de sa mere, qui estoit un peu ? quartier occup?e ? quelque travail. Ce bon-heur ne luy dura pas long-temps, car peu de jours apres Vollichon voulut qu'on se prepar?t pour les fian?ailles, et mesme il fit publier les bans ? l'eglise.

Je me doute bien qu'il n'y aura pas un lecteur qui ne dise icy en lui-m?me: Voicy un m?chant Romaniste! Cette histoire n'est pas fort longue ny fort intrigu?e. Comment! il conclud d'abord un mariage, et on n'a co?tume de les faire qu'? la fin du dixi?me tome? Mais il me pardonnera, s'il lui plaist, si j'abrege et si je cours en poste ? la conclusion. Il me doit mesme avoir beaucoup d'obligation de ce que je le gueris de cette impatience qu'ont beaucoup de lecteurs de voir durer si long-temps une histoire amoureuse, sans pouvoir deviner quelle en sera la fin. Neantmoins, s'il est d'humeur patiente, il peut s?avoir qu'il arrive, comme on dit, beaucoup de choses entre la bouche et le verre. Ce mariage n'est pas si avanc? qu'on diroit bien et qu'il se l'imagine.

Il ne tiendroit qu'? moi de faire icy une hero?ne qu'on enleveroit autant de fois que je voudrois faire de volumes. C'est un mal-heur assez ordinaire aux heros, quand ils pensent tenir leur maistresse, de n'embrasser qu'une nue, comme de mal-heureux Ixions, qui gobent du vent, tandis qu'un de leurs confidens la leur enleve sur la moustache. Mais comme l'on ne joue pas icy la grande piece des machines, et comme j'ay promis une histoire veritable, je vous confesseray ingenu?ment que ce mariage fut seulement emp?ch? par une opposition form?e ? la publication des bans, sous le nom d'une fille nomm?e Lucrece, qui pretendoit avoir de Nicodeme une promesse de mariage, ce qui le perdit de reputation chez les parens de Javotte, qui le tinrent pour un d?bauch?, et qui ne voulurent plus le voir ny le souffrir. Or, pour vous dire d'o? venoit cette opposition il faut remonter un peu plus haut, et vous reciter une autre histoire; mais tandis que je vous la conteray, n'oubliez pas celle que je viens de vous apprendre, car vous en aurez encore tantost besoin.

Histoire de Lucrece la bourgeoise.

Cette Lucrece, que j'ai appell?e la Bourgeoise, pour la distinguer de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d'une humeur fort differente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui avoit de l'esprit et du courage, mais de la vanit? plus que de tout le reste. C'est dommage qu'elle n'avoit pas est? nourrie ? la Cour ou chez des gens de qualit?, car elle e?t est? guerie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort ? son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu o? elle avoit est? ?lev?e.

Elle estoit fille d'un referendaire en la chancellerie, et avoit est? laiss?e en bas ?ge, avec peu de bien, sous la conduite d'une tante, femme d'un advocat du tiers ordre, c'est ? dire qui n'?toit ni fameux ni sans employ. Ce pauvre homme, qui estoit moins docte que laborieux, estoit tout le jour enferm? dans son estude, et gagnoit sa vie ? faire des rooles d'?critures assez mal payez. Il ne prenoit point garde ? tout ce qui se passoit dans sa maison. Sa femme estoit d'un cost? une grande m?nagere, car elle e?t cri? deux jours si elle e?t veu que quelque bout de chandelle n'eust pas est? mis ? profit, ou si on e?t jett? une alumette avant que d'avoir servy par les deux bouts; mais d'autre part c'estoit une grande jo?euse, et qui hantoit, ? son dire, le grand monde, ou, pour mieux parler, qui voyoit beaucoup de gens. De sorte que toutes les apr?disn?es on mettoit sur le tapis deux jeux de cartes et un tricquetrac, et aussi-tost arrivoient force jeunes gens de toutes conditions, qui y estoient pl?tost attirez pour voir Lucrece que pour divertir l'advocate. Quand elle avoit gagn? au jeu, elle faisoit l'honnorable, et faisoit venir une tourte et un poupelin, avec une tasse de confitures faites ? la maison, dont elle donnoit la collation ? la compagnie, ce qui tenoit lieu de souper ? elle et ? sa niepce, et par fois aussi au mary, qui n'en tastoit pas, parce qu'elle ne songeoit pas ? luy preparer ? manger, quand elle n'avoit pas faim. Elle passoit par ce moyen dans le voisinage pour estre fort splendide; sa maison estoit appell?e une maison de bouteilles et de grande ch?re, et il me souvient d'avoir o?y une greffiere du quartier qui disoit d'elle en enrageant: Il n'appartient qu'? ces advocates ? faire les magnifiques.

Lucrece fut donc ?lev?e en une maison conduitte de cette sorte, qui est un poste tres-dangereux pour une fille qui a quelques necessitez, et qui est oblig?e ? souffrir toutes sortes de galans. Il auroit fallu que son coeur e?t est? ferr? ? glace pour se bien tenir dans un chemin si glissant. Toute sa fortune estoit fond?e sur les conquestes de ses yeux et de ses charmes, fondement fort fresle et fort delicat, et qui ne sert qu'? faire vieillir les filles ou ? les faire marier ? l'officialit?. Elle portoit cependant un estat de fille de condition, quoy que, comme j'ay dit, elle e?t peu de bien ou pl?tost point du tout. Elle passoit pour un party qui avoit, disoit-on, quinze mil ?cus; mais ils estoient assignez sur les bro?illarts de la riviere de Loyre, qui sont des effects ? la verit? fort liquides, mais qui ne sont pas bien clairs. Sur cette fausse supposition, Lucrece ne laissoit pas de bastir de grandes esperances, et, quand on luy proposoit pour mary un advocat, elle disoit en secouant la teste: Fy, je n'ayme point cette bourgeoisie! Elle pretendoit au moins d'avoir un auditeur des comptes ou un tresorier de France: car elle avoit trouv? que cela estoit deub ? ses pretendus quinze mil escus, dans le tariffe des partis sortables.

Cette citation, Lecteur, vous surprend sans doute: car vous n'avez peut-estre jamais entendu parler de ce tariffe. Je veux bien vous l'expliquer, et, pour l'amour de vous, faire une petite digression. S?achez donc que, la corruption du siecle ayant introduit de marier un sac d'argent avec un autre sac d'argent, en mariant une fille avec un gar?on; comme il s'estoit fait un tariffe lors du decry des monnoyes pour l'?valuation des esp?ces, aussi, lors du decry du merite et de la vertu, il fut fait un tariffe pour l'?valuation des hommes et pour l'assortiment des partis. Voicy la table qui en fut dress?e, dont je vous veux faire part.

On trouvera peut-estre que ce tariffe est trop succinct, veu le grand nombre de charges qui sont cre?es en ce royaume, dont il n'est fait icy aucune mention; mais, en ce cas, il faudra seulement avoir un extraict du registre qui est aux parties casuelles, de l'?valuation des offices, car, sur ce pied, on en peut faire ais?ment la r?duction ? quelqu'une de ces classes. La plus grande difficult? est pour les hommes qui vivent de leurs rentes, dont on ne fait icy aucun estat, comme de gens inutiles, et qui ne doivent songer qu'au celibat. Car ce n'est pas mal ? propos qu'un de nos autheurs a dit qu'une charge estoit le chausse-pied du mariage, ce qui a rendu nos Fran?ois si friands de charges, qu'ils en veulent avoir ? quelque prix que ce soit, jusqu'? achepter cherement des charges de mouleur de bois, de porteur de sel et de charbon. Toutefois, s'il arrive par mal-heur qu'une vieille fille marchande quelqu'un de ces rentiers, ils sont d'ordinaire ?valuez au denier six, comme les rentes sur la ville et autres telles denr?es; c'est ? dire qu'une fille qui a dix mil escus doit trouver un homme qui en ayt soixante mil, et ainsi ? proportion.

Il y en aura encore qui eussent souhaitt? que ce tariffe e?t est? port? plus avant; mais cela ne s'est p? faire, n'y ayant au del? que confusion, parce que les filles qui ont au del? de deux cent mille escus sont d'ordinaire des filles de financiers ou de gens d'affaires qui sont venus de la lie du peuple, et de condition servile. Or, elles ne sont pas vendues ? l'enchere comme les autres, mais d?livr?es au rabais; c'est ? dire qu'au lieu qu'une autre fille qui aura trente mille livres de bien est vendue ? un homme qui aura un office qui en vaudra deux fois autant, celles-cy, au contraire, qui auront deux cens mille escus de bien, seront livr?es ? un homme qui en aura la moiti? moins; et elles seront encore trop heureuses de trouver un homme de naissance et de condition qui en veuille.

La seule observation qu'il faut faire, de peur de s'y tromper, est qu'il arrive quelquefois que le merite et la beaut? d'une fille la peut faire monter d'une classe, et celle de trente mille livres avoir la fortune d'une de quarante; mais il n'en est pas de mesme d'un homme, dont le merite et la vertu sont tousjours comptez pour rien. On ne regarde qu'? sa condition et ? sa charge, et il ne fait point de fortune en mariage, si ce n'est en des lieux o? il trouve beaucoup d'ann?es mesl?es avec de l'argent, et qu'il achepte le tout en t?che et en bloc.

Mais c'est assez parl? de mariage: il faut revenir ? Lucrece, que je perdois presque de veue. Ses charmes ne la laissoient point manquer de serviteurs. Elle n'avoit pas seulement des galands ? la douzaine, mais encore ? quarterons et ? milliers; car, dans ces maisons o? on tient un honneste berlan ou acad?mie de jeu, il s'en tient aussi une d'amour, qui d'abord est honneste, mais qui ne l'est pas trop ? la fin; ce qui me fait souvenir de ce qu'un galant homme disoit, que c'?toit presque mettre un bouchon, pour faire voir qu'il y avoit quelque bonne pi?ce preste ? mettre en perce.

Ils venoient, comme j'ay dit, pl?tost pour voir Lucrece que pour jouer; cependant il falloit jouer pour la voir. Tel, apr?s avoir jou? quelque temps, donnoit son jeu ? tenir ? quelqu'autre pour venir causer avec elle; et tel disoit qu'il estoit de moiti? avec sa tante. Elle faisoit de son cost? la mesme chose, et estoit de moiti? avec quelqu'un qu'elle avoit embarqu? au jeu; mais, apres avoir rang? son monde en bataille, elle alloit par la salle entretenir la compagnie, et s?avoit si bien contenter ses galands par l'?galit? qu'elle apportoit ? leur parler, qu'on eust dit qu'elle eust eu un sable pour r?gler tous ses discours.

Elle tiroit un grand avantage du jeu, car elle partageoit le guain qui se faisoit, et ne payoit rien de la perte qui arrivoit. Sur tout elle trouvoit bien son compte quand il tomboit entre ses mains certains badauts qui faisoient consister la belle galanterie ? se laisser gagner au jeu par les filles, pour leur faire par ce moyen accepter sans honte les presens qu'ils avoient dessein de leur faire. Erreur grande du temps jadis, et dont, par la grace de Dieu, les gens de cour et les fins galans sont bien d?duppez. Il est vray que les coquettes rus?es sont fort aises de gagner au jeu; mais, comme elles appellent conqueste un effect qu'elles attribuent ? leur adresse ou ? leur bonne fortune, elles n'en ont point d'obligation au pauvre sot qui se laisse perdre, qu'elles nomment leur duppe, et qu'elles n'abandonnent point qu'apres leur avoir tir? la derniere plume. Et lors il n'est plus temps de commencer une autre galanterie, car elles n'ont jamais d'estime pour un homme qui a fait le fat, quoy qu'? leur profit. Aussi bien, ? quoy bon chercher tant de destours? ne fait-on pas mieux aujourd'huy de jouer avec les femmes ? la rigueur, et de ne leur pardonner rien, et, si on leur veut faire des presens, de leur donner sans c?r?monie? En voit-on quantit? qui les refusent et qui les renvoyent? Cela estoit bon au temps pass?, quand on ne s?avoit pas vivre. Je croy mesme, pour peu que nous allions en avant, comme on se raffine tous les jours, qu'on pratiquera la coustume qui s'observe d?j? en quelques endroits, de bien faire son march?, et de dire: Je vous envoye tel present pour telle faveur, et d'en prendre des assurances: car, en effect, les femmes sont fort trompeuses.

Mais, en parlant de jeu, j'avois presque ?cart? Lucrece, qui aymoit, sur tous les galands, les joueurs de discretions: car, dans sa perte, elle payoit d'un siflet ou d'un ruban, et, dans le guain, elle se faisoit donner des beaux bijoux et de bonnes nippes. Elle n'estoit v?tu? que des bonnes fortunes du jeu ou de la sottise de ses amans. Le bas de soye qu'elle avoit aux jambes estoit une discretion; sa cravatte de poinct de Gennes, autre discretion; son collier et mesme sa juppe, encore autre discretion; enfin, depuis les pieds jusqu'? la teste, ce n'estoit que discretion. Cependant elle jo?a tant de fois des discretions, qu'elle perdit ? la fin la sienne, comme vous entendrez cy-apres. Je vous en advertis de bonne heure, car je ne vous veux point surprendre, comme font certains autheurs malicieux qui ne visent ? autre chose.

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur adoroit Lucrece, se trouva un jeune marquis; mais c'est peu de dire marquis, si on n'adjouste de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de rente: car il y en a tant d'inconnus et de la nouvelle fabrique, qu'on n'en fera plus de cas, s'ils ne font porter ? leur marquisat le nom de leur revenu, comme fit autrefois celuy qui se faisoit nommer seigneur de dix-sept cens mille escus. On n'avoit pas compt? avec celuy-cy, mais il faisoit grande d?pense et changeoit tous les jours d'habits, de plumes, et de garnitures. C'est la marque la plus ordinaire ? quoy on connoist dans Paris les gens de qualit?, bien que cette marque soit fort trompeuse. Il avoit veu Lucrece dans cette eglise o? il estoit all? le jour de cette solemnit? dont j'ay parl?, pour toute autre affaire que pour prier Dieu. D'abord qu'il la vid il en fut charm?, et quand elle sortit il commanda ? son page de la suivre pour s?avoir qui elle estoit; mais, devant que le page fut de retour, il avoit d?j? tout s?eu d'un Suisse Fran?ois qui chasse les chiens et lou? les chaises dans l'eglise, et qui gagne plus ? s?avoir les intrigues des femmes du quartier qu'? ses deux autres mestiers ensemble. Une piece blanche luy avoit donc appris le nom, la demeure, la qualit? de Lucrece, celle de sa tante, ses exercices ordinaires et les noms de la pluspart de ceux qui la frequentoient; enfin mille choses qu'en une maison priv?e on n'auroit d?couvert qu'avec bien du temps; ce qui fait juger que celles o? on se gouverne de la sorte commencent ? passer pour publiques. Il songea, comme il estoit assez discret, ? chercher quelqu'un qui le pust introduire chez elle; en tout cas, il se resolvoit de se servir du pr?texte du jeu, qui est le grand passe-par-tout pour avoir entr?e dans de telles compagnies; il n'eust besoin de l'une ni de l'autre, car d?s le lendemain, passant en carrosse dans la ru? de Lucrece, il la vid de loin sur le pas de sa porte. L'impatience qu'elle avoit de voir que personne n'estoit encore venu l'y avoit port?e, et d?s qu'elle entendit le bruit d'un carrosse, elle tourna la teste de ce c?t?-l?, pensant que c'estoit quelqu'un qui venoit chez elle. Le marquis se mit ? la portiere pour la saluer et tascher ? no?er conversation.

Voicy une mal-heureuse occasion qui luy fut favorable: un petit valet de maquignon poussoit ? toute bride un cheval qu'il piquoit avec un ?peron rouill?, attach? ? son soullier gauche; et comme la ru? estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de bou? le carrosse, le marquis et la demoiselle. Le marquis voulut jurer, mais le respect du sexe le retint; il voulut faire courir apr?s, mais le piqueur estoit si bien mont? qu'on ne lui pouvoit faire de mal, si on ne le tiroit en volant. Il descendit, tout crott? qu'il estoit, pour consoler Lucrece et luy dit en l'abordant: Mademoiselle, j'ay est? puny de ma temerit? de vous avoir voulu voir de trop pr?s; mais je ne suis pas si f?ch? de me voir en cet estat que je le suis de vous voir partager avec moi ce vilain present. Lucrece, honteuse de se voir ainsi ajust?e, et qui n'avoit point de compliment prest pour un accident si inopin?, se contenta de luy offrir civilement la salle pour se venir nettoyer, ou pour attendre qu'il eust envoy? querir d'autre linge, et elle prit aussi-tost cong? de luy pour en aller changer de son cost?. Mais elle revint peu apres avec d'autre linge et un autre habit, et ce ne fut pas un suiet de petite vanit? pour une personne de sa sorte de montrer qu'elle avoit plusieurs paires d'habits et de rapparter en si peu de temps un poinct de Sedan qui eut p? faire honte ? un poinct de Gennes qu'elle venoit de quitter.

La premiere chose que fit le marquis, ce fut d'envoyer son page en diligence chez luy, pour luy apporter aussi un autre habit et d'autre linge, esperant qu'on lui presteroit quelque garde-robe o? il pourroit changer de tout. Mais le page revint tout en sueur luy dire que le valet de chambre avoit emport? la clef de la garde-robe, et que, depuis le matin qu'il avoit habill? son maistre, il ne revenoit ? la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces faineans, que leurs maistres laissent jo?er, yvrogner et filouter tout le jour, faute de leur donner de l'employ, croyant deroger ? leur grandeur, s'ils les employoient ? plus d'un office. Il fallut donc qu'il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu'il condamnast son peu de prevoyance de n'avoir pas mis dans la voiture une carte o? il y eust une garniture de linge, puisque le cocher avoit bien le soin d'y mettre un marteau et des clous pour r'attacher les fers des chevaux quand ils venoient ? se d?ferrer. Tout ce qu'il p?t faire, ce fut de se placer dans le coin de la salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de cacher ses playes le mieux qu'il pourroit. Il a jur? depuis que, dans toutes ses avantures amoureuses, il n'a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus cuisantes douleurs, qu'avoir est? oblig? de paroistre en ce mauvais estat la premi?re fois qu'il aborda sa maistresse; aussi, quoy que la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer sa passion, et qu'il s'en trouvast mesme des occasions favorables, il reserra tous ses compliments, et, s'imaginant qu'autant de crottes qu'il avoit sur son habit estoient autant de taches ? son honneur, il estoit merveilleusement humili?, et il ressembloit au pan, qui, apres avoir regard? ses pieds, baisse incontinent la queu?.

Pour comble de mal-heurs, d?s qu'il fut assis, il arriva chez Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses amies et les autres non: car elles alloient en cet endroit comme en un rendez-vous general de galans, et elles y alloient chercher un party comme on iroit au bureau d'adresse chercher un lacquais ou un valet de chambre. Les unes se mirent ? jouer avec de jeunes gens qui y estoient aussi fraichement arrivez; les autres allerent causer avec Lucrece. Elles ne connoissoient point le marquis, et ainsi elles le prirent pour quelque miserable provincial. Comme les bourgeoises commencent ? railler des gens de province aussi bien que les femmes de la cour, elles ne manquerent pas de luy donner chacune son lardon. L'une luy disoit: Vrayment, monsieur est bien galant aujourd'huy; il ne manque pas de mouches. L'autre disoit: Mais est-ce la mode d'en mettre aussi sur le linge? La troisi?me adjoustoit: Monsieur avoit manqu? ce matin de prendre de l'eau-beniste, mais quelque personne charitable luy a donn? de l'asperg?s; et la derniere, franche bourgeoise, repliquoit: Voila bien de quoi! ce ne sera que de la poudre ? la Saint-Jean.

Le marquis d'abord souffroit patiemment tous ces brocards assez communs, et, press? du remords de sa conscience, n'osoit se d?fendre d'une accusation dont il se sentoit fort bien convaincu. Enfin, on le poussa tant l? dessus qu'il fut contraint de repartir: Je vois bien, mesdemoiselles, que vous me voulez obliger ? d?fendre les gens mal-propres, mais je ne s?ay si je pourray bien m'en acquitter, car jusqu'ici j'ay song? si peu ? m'exercer sur cette matiere, que je ne croyois pas avoir jamais besoin d'en parler pour moy, sans le malheur qui m'est arriv? aujourd'huy. Vous en serez moins suspect si vous n'avez pas grand interet en la cause; il y a en recompense beaucoup de personnes a qui vous ferez grand plaisir de la bien plaider. Je ne suis point de profession ? faire des plaidoyers ny des apologies, mais je dirai, puisqu'il s'en pr?sente occasion, que je trouve estrange qu'en la pluspart des compagnies on n'estime point un homme, et qu'on ait mesme de la peine ? le souffrir, s'il n'est dans une excessive propret?, et souvent encore s'il n'est magnifique. On n'examine point son merite; on en juge seulement par l'exterieur et par des qualitez qu'il peut aller prendre ? tous moments ? la rue aux Fers ou ? la Fripperie. Cela est vray , et si Paris est tellement remply de crottes, qu'on ne s'en s?auroit sauver.

J'?prouve bien aujourd'huy , qu'on s'en sauve avec bien de la peine, puisque le carrosse ne m'en a pu garentir; et je me range ? l'opinion de ceux qui soustiennent qu'il faut aller en chaise pour estre propre. L'ancien proverbe qui, pour expliquer un homme propre, dit qu'il semble sortir d'une bo?te, se trouve bien vray maintenant, et c'est peut-estre luy qui a donn? lieu ? l'invention de ces bo?tes portatives. Mais tout le monde ne s'y peut pas faire porter, car les porteurs vous ran?onnent, et il en co?te trop d'argent. Je ne m'y suis voulu faire porter qu'une fois ? cause qu'il pleuvoit, et ils me demandoient un escu pour aller jusqu'? Nostre-Dame. Il est vray que la d?pense en est grande et ne peut pas estre support?e par ceux qui sont dans les fortunes basses ou mediocres, comme sont la pluspart des personnes d'esprit et de s?avoir, et c'est ce qui fait qu'il sont reduits ? ne voir que leurs voisins, comme dans les petites villes, et ils n'ont pas l'avantage que Paris fournit d'ailleurs, car on y pourroit choisir pour faire une petite soci?t? les personnes les plus illustres et les plus agreables, si ce n'estoit que le hasard et les affaires les dispersent en plusieurs quartiers fort ?loignez les uns des autres.

Il n'y a que peu de jours qu'un des plus illustres me fit une fort agreable doleance sur un pareil accident qui luy estoit arriv?. Il estoit party du fauxbourg Saint-Germain pour aller au Marais, fort propre en linge et en habits, avec des galoches fort justes et en un temps assez beau. Il s'estoit heureusement sauv? des boues ? la faveur des boutiques et des all?es, o? il s'estoit enfonc? fort judicieusement au moindre bruit qu'il entendoit d'un cheval ou d'un carosse. Enfin, grace ? son adresse et au long d?tour qu'il avoit pris pour choisir le beau chemin, il estoit prest d'arriver au port desir? quand un malautru baudet, qui alloit modestement son petit pas sans songer en apparence ? la malice, mit le pied dans un trou, qui estoit presque le seul qui fust dans la rue, et le crotta aussi coppieusement qu'auroit p? faire le cheval le plus fringuant d'un manege. Cela fit qu'il n'osa continuer le dessein de sa visite, et qu'il s'en retourna honteusement chez luy le nez dans son manteau. Ainsi il fut priv? des plaisirs qu'il esperoit trouver en cette visite, et celles qui la devoient recevoir perdirent les douceurs de sa conversation. Cet accident, au reste, l'a tellement d?go?t? de faire des visites ?loign?es, qu'il a perdu toutes les habitudes qu'il avoit hors de son quartier. V?tre amy estoit un peu scrupuleux; s'il eut bien fait il se seroit content? de faire d'abord quelque compliment en faveur de ses canons crottez, quelque invective contre les desordres de la ville et contre les directeurs du nettoyement des boues, et un petit mot d'impr?cation contre cet asne hypocrite, autheur du scandalle. Cela e?t est?, ce me semble, suffisant pour le mettre ? couvert de tout reproche. Je trouve qu'il fit prudemment de s'en retourner, car, s'il y eust eu l? quelqu'un de mon humeur, il n'e?t pas manqu? d'avoir quelque attaque. Quoy y avoit-il de sa faute? N'avez-vous pas remarqu? toutes les precautions qu'il avoit prises? Quoy, tout le temps et les pas qu'il avoit perdus en s'enfon?ant dans les boutiques et dans les all?es ne luy seront-ils contez pour rien? Non , tout cela n'importe; que ne venoit-il en chaise?

Vous ne demandez pas s'il avoit moyen de la payer ; mais vous n'estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra enfin que quelques grands seigneurs, ? l'exemple de ceux qui ont fond? des chaises de th?ologie, de medecine et de mathematique, fondent des chaises de Sous-carriere, pour faire porter proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat d'estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece, une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de lettres; mais elle co?teroit beaucoup, car il y a bien des illustres pretendus. Il faudroit au moins les restreindre ? ceux de l'Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu'on en briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis, ne se fera peut-estre pas si-tost, et je la souhaite plus que je ne l'espere en faveur de mademoiselle en montrant Hyppolite, dont il ne s?avoit pas le nom, afin qu'elle n'ayt point le d?plaisir de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec assez d'aigreur, estant anim? de ce qu'elle l'avoit raill? d'abord, et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement: Encore je souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des parfum?s, eussent de la peine et du d?goust ? souffrir d'autres gens; mais je trouve estrange que des bourgeoises les ve?illent imiter, elles qui iront le matin au march? avec une escharpe et des souliers de vache retourn?e, et qui, pour les necessitez de la maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, o? il n'y a rien ? risquer qu'un peu d'exercice pour les bras de la servante qui frotte le plancher; cependant ce sont elles qui sont les plus delicates sur la propret?, quand elles ont mis leurs souliers brodez et leur belle juppe.

Certes Monsieur a grande raison, et, pour estre de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d'icy, qui sont si difficiles ? contenter sur ce poinct qu'elles en sont insupportables, et je crois qu'elles aimeroient mieux qu'un homme apportast dix sottises en conversation que la moindre irr?gularit? en l'adjustement. Je pense mesme qu'elles ne venient voir des gens bien mis qu'afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais approuvez-vous la conduite de certains illustres, qui, sous ombre de quelque capacit? qu'ils ont au-dedans, negligent tout ? fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy vient jusqu'au menton, et quand il auroit des oreilles d'asne comme Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j'en s?ais un autre dont le manteau et les ?guillettes sont tellement effil?es que je voudrois qu'il tombast dans l'eau, ? cause du grand besoin qu'elles ont d'estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une honneste compagnie o? ils voudroient s'introduire d'en faire des railleries? Je ne crois pas que personne ayt jamais lou? ces vitieuses affectations; au contraire, on voit avec m?pris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les habits sont aussi ridicules que les moeurs. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus souvent occup?es ? des choses plus agreables, n'ont ny le loysir ny le moyen de songer ? se parer. Ce n'est pas que je lo?e ceux qui, par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au coeur ou qui blesse la veu?. Car ce sont deux vices qu'il faut ?galement blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu'ils prennent ? s'ajuster et ? cacher leur pauvret?, ne peuvent empescher qu'elle ne paroisse tousjours ? quelque chapeau qui baisse l'oreille, quelque manteau pel?, quelque chausse rompu?, ou quelque autre playe dont il ne faut accuser que la fortune?

Votre sentiment est tres-raisonnable, et j'ay toujours fort combatu ces delicatesses; mais encore ce seroit beaucoup s'il ne falloit qu'estre propre, qui est une qualit? necessaire ? un honneste homme; il faut aussi avoir dans ses vestements de la diversit? et de la magnificence: car on donne aujourd'huy presque partout aux hommes le rang selon leur habit; on met celuy qui est vestu de soye au dessus de celuy qui n'est vestu que de camelot, et celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n'est vestu que de serge. Comme aussi on juge du m?rite des hommes ? proportion de la hauteur de la dentelle qui est ? leur linge, et on les ?leve par degrez depuis le pontignac jusqu'au poinct de Gennes. Il est vray qu'on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu'on a raison. Car comment jugerez-vous d'un homme qui entre en une compagnie si ce n'est par l'ext?rieur? S'il est richement vestu, on croit que c'est un homme de condition, qui a est? bien nourry et ?lev?, et qui, par cons?quent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison si vous n'en usiez ainsi qu'envers les inconnus: car j'excuserois volontiers l'honneur qu'on fait ? un faquin qui passe pour un homme de condition ? la faveur de son habit, puisque vous ne feriez qu'honorer la noblesse que vous croiriez estre en luy; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus, et j'ay veu beaucoup de femmes qui n'estimoient les hommes que par le changement des habits, des plumes et des garniturcs. J'en ay veu qui, au sortir d'un bal ou d'une visite, ne s'entretenoient d'autre chose. L'une disoit: Monsieur le comte avoit une garniture de huit cent livres, je n'en ay point veu de plus riche; l'autre: Monsieur le baron estoit vestu d'une estoffe que je n'avois point encore veue, et qui est tout ? fait jolie; une troisi?me disoit: Ce gros pifre de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur de Lyons; il n'oseroit changer d'habits, il a peur qu'on le m?connoisse. Cependant, il est souvent arriv? que le gros pifre a battu la belle garniture port?e par un poltron, et que celuy qui avoit l'?toffe fort jolie n'aura dit que des fadaises. J'en ay veu mesme une assez sotte pour louer l'extravagance d'un certain galand de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse, avoit fait faire expr?s une garniture de rubans noirs et blancs, avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui sont aux parements d'?glise le jour d'un enterrement. Je crois qu'on doit plustost dire qu'il portoit le deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray , mais il n'en devoit porter que le petit deuil, car il y avoit longtemps qu'elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne grace, dit Lucrece, des personnes qui m'ont tousjours fort d?pleu; ? dire vray, je n'attendois pas de tels sentiments d'un homme de la Cour, et qui a la mine de se piquer d'estre propre et magnifique.

Je vous avoue que ma condition m'oblige ? faire d?pense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi; et pour ne pas avoir la tache d'avarice ou de rusticit?, je suy les modes et j'en invente quelquefois; mais c'est contre mon inclination, et je voudrois qu'il me fust permis de convertir ces folles d?penses en de pures liberalitez envers d'honnestes gens qui en ont besoin. Sur tout j'ay to?jours bl?m? l'exces o? l'on porte toutes ces choses, car c'est un grand malheur lorsqu'on tombe entre les mains de ces coquettes fieff?es qui sont de loisir, et qui ne s?avent s'entretenir d'autres choses. Elles examineront un homme comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu'? la teste, et quelque soin qu'il ait pris ? se bien mettre, elles ne laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouv? souvent engag? en ces conferences de bagatelles o? j'ay veu agiter fort serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J'y vis une fois un sot de qualit? qu'on avoit pris au collet; une femme luy dit que son rabat n'estoit pas bien mis, l'autre dit qu'il n'estoit pas bien empes?, et la troisi?me so?tint que son d?faut venoit de l'?chancrure; mais il se deffendit bravement en disant qu'il venoit de la bonne faiseuse, qui prend un escu de fa?on de la piece. Le rabat fut declar? bien fait au seul nom de cette illustre; je dis illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile en illustres qu'il y en a qui ont acquis ce titre ? faire des mouches. Cette authorit? estoit decisive, et la question apres cela n'estoit plus problematique; aussi il faut demeurer d'accord que le rabat est la plus difficile et la plus importante des pieces de l'adjustement; que c'est la premiere marque ? laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu'on n'y peut employer trop de temps et trop de soins, comme j'ay ouy dire d'une presidente, qu'elle est une heure entiere ? mettre ses manchettes, et elle so?tient publiquement qu'on ne les peut bien mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examin? , on descendit sur les chausses ? la Candalle; on regarda si elles estoient trop plic?es en devant ou en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent partag?es. En suite on vint ? parler du bas de soye, et alors on traitta une question fort grande et fort nouvelle, n'estant encore decid?e par aucun autheur: Si le bas de soye est mieux mis quand on le tire tout droit que quand il est plic? sur le gras de la jambe. Et apr?s avoir employ? deux heures ? ce ridicule entretien, comme je vis qu'elles alloient examiner tout le reste article par article, comme si c'eust est? un compte, je rompis la conversation en me retirant, et je vis qu'elles remirent ? une autre fois ? parler du reste; car, pour juger un proces si important, elles y employerent plusieurs vaccations.

Vous raillez si agreablement ces personnes qui vous ont d?ple?, qu'il faut bien prendre garde ? l'entretien qu'on a avec vous, et je ne s?ay si vous n'en direz point autant de celuy que nous avons aujourd'huy ensemble. Je respecte trop tout ce qui vient d'une si belle bouche, et je vous ay veu des sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de railler, que vous n'avez rien ? craindre de ce cost?-l?. En effet je n'approuve point qu'on s'entretienne de ces bagatelles, ny qu'on aille pointiller sur le moindre defaut qu'on trouve en une personne; il suffit qu'elle n'ait rien qui choque la veue. Aussi bien je s?ais que, quelque soin qu'on prenne ? s'adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y trouvera toujours ? redire: car, comme la mode change tous les jours, et que ces jours ne sont pas des festes marqu?es dans le calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions ? la cour, qui vous advertissent ? tous momens des changemens qui s'y font; autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour provincial.

Vous avez grande raison , cette difficult? que vous proposez est presque invincible, ? moins qu'il y eust un bureau d'adresse estably ou un gazetier de modes qui tint un journal de tout ce qui s'y passeroit de nouveau. Ce dessein seroit fort joly, et je croy qu'on vendroit bien autant de ces gazettes que des autres.

Puisque vous vous plaisez ? ces desseins , je vous en veux reciter un bien plus beau, que j'ouys dire ces jours passez ? un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet advis; et ne vous estonnez pas si j'ay commerce avec les gens du palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux mal-heureux proces qui m'ont oblig? de les frequenter m'en ont fait apprendre ? mes d?pens plus que je n'en voulois savoir. Il disoit qu'il seroit tres-important de cr?er en ce royaume un grand conseil de modes, et qu'il seroit ais? de trouver des officiers pour le remplir: car, premierement, des six corps des marchands on tireroit des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de nouvelles pour avoir du d?bit; du corps des tailleurs on tireroit des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les mettroient en estat d'estre jug?es, et en feroient le rapport; pour juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la cour, de l'un et de l'autre sexe, qui auroient pouvoir de les arr?ter et verifier, et de leur donner authorit? et credit. Il y auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui seroient de bons prud'hommes qui mettroient des bornes ? leur extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des chapeaux ne devinssent hautes comme des pots ? beure, ou plattes comme des calles, chose qui est fort ? craindre lors que chacun les veut hausser ou applattir ? l'envy de son compagnon, durant le flux et reflux de la mode des chapeaux; ils auroient soin aussi de procurer la reformation des habits, et les d?cris necessaires, comme celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu'il semble qu'elles soient mont?es en graine, et viennent jusqu'aux pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec un estalon et toutes sortes de mesures, pour r?gler les differens qui se formeraient dans la juridiction, avec une figure vestue selon la derniere mode, comme ces poup?es qu'on envoie pour ce sujet dans les provinces. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures sur les plans des ?difices qu'on leur donne ? faire. Il y auroit pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau o? seroient specifiez par le menu les manieres et les regles pour s'habiller, avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des habits, le tout de la mesme forme que les devis de ma?onnerie et de charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en retireroit: c'est qu'il arrive souvent qu'un riche bourgeois, et surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigu? beaucoup d'argent pour se vestir le mieux qu'il luy aura est? possible, et il n'y aura pas r?ussi, quelque consultation qu'il ait faite de toute sorte d'officiers qu'il aura p? assembler pour resoudre toutes ses difficultez. Car il se trouvera souvent que, si l'habit est bien fait, il n'en sera pas de mesme des bas ou du chapeau; enfin il vivra tousjours dans l'ignorance et dans l'incertitude. Au lieu que, s'il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien faite, il n'aura qu'? la porter au bureau des modes, pour la faire jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu'on marque ? l'Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner depuis les pieds jusqu'? la teste, et en ayant tir? bon certificat, il auroit sa conscience en repos de ce cost?-l?, et son honneur seroit ? couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la coquette la plus critique.

C'est dommage que vous n'estes associ? avec cet homme qui a invent? ce party: vous le feriez bien valoir. Je crois qu'il y a beaucoup d'officiers en France moins utiles que ceux-l?, et beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu'ils feroient. J'ai mesme ouy dire ? des s?avans qu'il y avoit de certains pays o? estoient establis de certains officiers express?ment pour faire regler les habits; mais comme je ne suis pas s?avante, je ne vous puis dire quels ils sont.

Lucrece n'avoit pas encore achev? quand sa tante rompit le jeu, et mesme un cornet qu'elle tenoit ? la main, ? cause d'un ambezas qui luy estoit venu le plus mal ? propos du monde. Cela rompit aussi cette conversation, car elle s'en vint avec un grand cry annoncer le coup de malheur qui luy estoit arriv?, qu'elle plaignit avec des termes aussi pathetiques que s'il y fust all? de la ruine de l'estat. Cela troubla tout ce petit peloton; quelques-uns, par complaisance, luy aid?rent ? pester contre ce malheureux Ambezas qui estoit venu sans qu'on l'eust mand?; d'autres la consolerent sur l'inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit qu'une occasion de se retirer, prit cong? de Lucrece, non sans luy dire en particulier qu'il esperoit de venir chez elle le lendemain en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-l?. Il ne put battre celuy-cy non plus que l'autre, ? cause de sa fuite; mais son page l'en vengea, et, n'estant pas dans sa col?re si raisonnable que son maistre, il la d?chargea sur un autre maquignon qui estoit ? pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme lui disoit: Ha, monsieur, je ne crotte personne! H? bien, c'est pour ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et chastiment remarquable, qui devroit faire honte ? nos officiers de police.

A peine le marquis estoit-il remont? dans son carosse que ses laquais, ? l'exemple du maistre et du page, animez contre les crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de leurs mulets accouplez trois ? trois, qui faisoient aussi belle diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta un gros pav? qu'il trouva dans sa main ? l'un de ces meuniers avec une telle force que cela eust ?t? capable de rompre les reins de tout autre; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par dessus l'?paule, lui dit avec un ris badin: Ha ouy, je t'engeolle. Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poign?e de son fouet, il se vit bien-tost hors de la port?e des pavez. D?s le lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un ?quipage qui fit bien connoistre que ce n'estoit pas pour luy qu'il avoit fait l'apologie du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu'il luy d?couvrit sa passion; on n'en s?ait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu'il n'en auroit parl? que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu'en particulier. Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n'avoit point de confidente, ni le marquis d'escuyer, ? qui ils repetassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C'est une chose qui n'a jamais manqu? aux heros et aux hero?nes. Le moyen, sans cela, d'?crire leurs avantures? Le moyen qu'on pust savoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pens?es? qu'on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue? Nos amants n'estoient point de condition ? avoir de tels officiers, de sorte que je n'en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en public; encore ne l'ay-je pas tout s?eu d'une mesme personne, parce qu'elle n'auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot ? mot tous leurs entretiens; mais j'en ay appris un peu de l'un et un peu de l'autre, et, ? n'en point mentir, j'y ay mis aussi un peu du mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on d?couvre sa passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans l'Amadis, dans l'Astr?e, dans Cirus et dans tous les autres romans, que je n'ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober, comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des inventions de ceux qui avoient ?crit auparavant eux. Je ne veux pas mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages; mais vous ne pouvez manquer d'en trouver ? l'ouverture de ces livres. Vous verrez seulement que c'est toujours la mesme chose, et comme on s?ait assez le refrain d'une chanson quand on en ?crit le premier mot avec un etc., c'est assez de vous dire maintenant que nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou suppl?erez ais?ment ce qu'il luy dit ou ce qu'il luy pouvoit dire pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succ?s de son amour; car vous serez sans doute curieux de s?avoir si Lucrece fut douce ou cruelle, parce que l'un pouvoit arriver aussi-tost que l'autre. S?achez donc qu'en peu de temps le marquis fit de grands progr?s; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy acquirent le coeur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des mieux faits de France et un des plus spirituels, qu'il e?t l'air galand et l'ame passionn?e, cela n'estoit pas ce qui faisoit le plus d'impression sur son esprit: elle faisoit grand cas de toutes ces belles qualit?s; mais elle ne vouloit point engager son coeur qu'en establissant sa fortune. Le marquis fut donc oblig? de luy faire plus de promesses qu'il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste homme qu'il fust: car qu'est-ce que ne promet point un amant quand il est bien touch?? Et qu'y a-t-il dont ne se dispense un gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne alliance? Il avoit commenc? d'acquerir l'estime de Lucrece en faisant grande d?pense pour elle; il luy laissa mesme gagner quelque argent, en faisant voir neantmoins qu'il ne perdoit pas par sottise, ni faute de s?avoir le jeu. Apres, il s'accoustuma ? luy faire des presens en forme, qu'elle re?ut volontiers, quoy qu'elle eust assez de coeur; mais elle estoit oblig?e d'en user ainsi, car elle avoit moins de bien que de vanit?. Elle vouloit paroistre, et ne le pouvoit faire qu'aux d?pens de ses amis. Les cadeaux n'estoient pas non plus ?pargnez; les promenades ? Saint-Clou, ? Meudon et ? Vaugirard, estoient fort frequentes, qui sont les grands chemins par o? l'honneur bourgeois va droit ? Versailles, comme parlent les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien; Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu'il falloit que le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint, vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l'?pouser, sign?e de sa main et ?crite de son sang, pour la rendre plus authentique. C'est l? une puissante mine pour renverser l'honneur d'une pauvre fille, et il n'y a guere de place qui ne se rende si-tost qu'on la fait jouer. Lucrece ne s'en deffendit pas mieux qu'une autre; elle ne feignit point de donner son coeur au marquis et de lui vouer une amour et une foy r?ciproque. Ils v?curent depuis en parfaite intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se flatt?rent tous deux de la plus douce esperance du monde: le marquis de l'esperance de posseder sa ma?tresse, et Lucrece de l'esperance d'estre marquise. Mais ce n'estoit pas le compte de cet amant impatient; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps les dernieres faveurs.

D'ailleurs il y avoit un obstacle invincible ? l'ex?cution de sa promesse de mariage, suppos? qu'il eust eu dessein de l'ex?cuter. Il estoit encore mineur, et il avoit une m?re et un oncle qui possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa maison estoit fond?e. L'un et l'autre n'y auraient jamais donn? leur consentement; au contraire, il estoit en danger d'estre d?sherit? ou mesme de voir casser son mariage s'il eust est? fait. Il redoubla donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu'ils faisoient souvent ensemble.

Ce n'est pas que Lucrece n'y allast tousjours avec sa tante et quelques autres filles du voisinage accompagn?es de leurs meres; mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seuret? pourveu qu'elles fussent sorties du logis avec elles, et qu'elles y revinssent en m?me temps. Il y en a plusieurs attrap?es ? ce piege; car, comme la campagne donne quelque espece de libert?, ? cause que les t?moins et les espions y sont moins frequens et qu'il y a plus d'espace pour s'?carter, il s'y rencontre souvent une occasion de faire succomber une ma?tresse, et c'est proprement l'heure du berger. D'ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim faute de demander leurs necessitez; ils prennent des avantages sur une bourgeoise coquette qu'ils n'oseroient pas prendre sur une personne de condition, dont ils respecteroient la qualit?. Enfin, notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la serra de si pr?s qu'il la prit un jour au d?pourveu et ?loign?e de tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occupp?e ? une importante partie de triquetrac qu'elle faillit gagner ? bredo?ille.

Lucrece se rendit donc; je suis f?ch? de le dire, mais il est vray. Je voudrois seulement pour son honneur s?avoir les parolles pathetiques que luy dit son amant passionn? pour la toucher. Elles furent plus heureuses que toutes les autres qu'il luy avoit dites jusques-l?. Je croy qu'il luy fit bien valoir le saffran qu'il avoit sur le visage; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu'il tira un poignard de sa poche pour se percer le coeur en sa presence, puisque son amour ne l'avoit p? encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu'il luy avoit donn?e, et de luy faire l? dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne s?ait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la d?charge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu'il y fit de grands efforts; car, en effet, Lucrece estoit une fille d'honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant est? fort longtemps ? tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit est? ?lev?e, ce dust estre une bicoque ? estre emport?e facilement. Quoy qu'il en soit, elle songea plustost ? establir sa fortune qu'? contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d'abord le marquis chez un notaire ou devant un cur?, qui auroient est? peut-estre des causeurs capables de divulguer l'affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu'il falloit qu'il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d'estre grande dame. Ce n'est point la faute de Lucrece si le marquis n'a point tenu sa parolle, qu'elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d'elle, parce qu'elles y ont est? aussi attrap?es. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarit? qu'auparavant, sans qu'il y arrivast rien de memorable; car il n'y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu'il avoit gagn?e, ou qui envoyast ? sa maistresse de fausses lettres. Il n'y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet de cheveux qui fust pris ou ?gar?, ou qui eust pass? en d'autres mains, point d'absence ny de fausse nouvelle de mort ou de changement d'amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque fausse vision ou ?quivoque, qui sont toutes les choses necessaires et les mat?riaux les plus communs pour bastir des intrigues de romans, inventions qu'on a mises en tant de formes et qu'on a repetass?es si souvent qu'elles sont toutes us?es.

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

 

Back to top