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Read Ebook: Journal de Eugène Delacroix Tome 1 (de 3) 1823-1850 by Delacroix Eug Ne Flat Paul Editor Piot Ren Editor

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Ebook has 1310 lines and 141803 words, and 27 pages

JOURNAL

TOME PREMIER

PR?C?D? D'UNE ?TUDE SUR LE MAITRE

PAR M. PAUL FLAT

NOTES ET ?CLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET REN? PIOT

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT ET Cie IMPRIMEURS-?DITEURS

Commenc? en 1823 par un jeune homme de vingt-deux ans, dans la fi?vre d'une vie ardente et tourment?e, ce Journal a d'abord l'allure rapide et quelque peu d?cousue; ? mesure que les ann?es s'avancent, le sang s'apaise, l'esprit se m?rit et s'?l?ve, l'exp?rience na?t, l'horizon s'?largit, le style se pr?cise et les aper?us succincts du d?but font place peu ? peu ? de v?ritables morceaux litt?raires.

Ces notes qui n'?taient pas destin?es ? voir le jour et qui embrassent une p?riode de plus de quarante ann?es, se trouvent consign?es sur une s?rie de petits cahiers, de calepins et d'agendas portant chacun sa date.

L'existence de ce Journal ?tait connue: des copies en furent prises; ? la mort de Delacroix, elles demeur?rent entre les mains de l'?l?ve le plus fid?le, du v?ritable disciple du ma?tre, le peintre Pierre Andrieu, ? qui nous devons rendre ici un sinc?re hommage. La v?n?ration d'Andrieu pour Delacroix avait rev?tu le caract?re d'une v?ritable religion: d?positaire de la pens?e du grand peintre, il r?solut de la garder pour lui seul, et, tant qu'il v?cut, il se refusa ? publier ces pages qu'il relisait sans cesse.

Pierre Andrieu est mort l'an dernier. Sa veuve et sa fille n'ont pas cru devoir priver plus longtemps le public d'un document si pr?cieux pour l'histoire de l'art, et elles nous ont confi? la mission de le mettre au jour.

La publication actuelle est donc faite d'apr?s les papiers remis ? Pierre Andrieu. Mais pour ?carter toute critique, ?viter toute erreur et assurer ? la pens?e de l'?crivain toute son exactitude et toute son autorit?, les ?diteurs ont pens? qu'il ?tait indispensable de contr?ler ces notes, page par page, sur les manuscrits originaux. Le petit-neveu du grand peintre, M. de Verninac, s?nateur du Lot, avec une bonne gr?ce et une courtoisie dont nous ne saurions trop le remercier, nous a permis de faire ce travail de v?rification sur les originaux eux-m?mes, qu'il a bien voulu nous communiquer.

Nous avons fait ?galement appel au souvenir des anciens amis, des ?l?ves et des admirateurs de Delacroix; tous se sont empress?s de mettre ? notre disposition les renseignements et les documents qu'ils pouvaient poss?der. En nous accordant leur bienveillant concours, Mme Riesener, M. le marquis de Chennevi?res, MM. Robaut, Faure, Paul Colin, Maurice Tourneux, Monval, Bornot, le commandant Campagnac, nous ont aid?s dans notre t?che, et c'est un devoir pour nous d'inscrire leurs noms en t?te de cette publication.

Pendant plus d'un demi-si?cle, Delacroix a ?t? m?l? au mouvement intellectuel de son temps. Il a connu tous les hommes illustres de la monarchie de Juillet, de la R?publique de 1848 et du second Empire. Si l'on excepte quelques compagnons de jeunesse et d'atelier, dont l'amiti? est rest?e fid?le ? Delacroix jusqu'? la fin, mais dont la notori?t? s'est effac?e depuis longtemps, on trouvera inscrits dans ce Journal les noms de la plupart de ceux qui, ? un titre quelconque, ont marqu? leur place dans le monde des arts, de la litt?rature et de la politique.

A ce point de vue, on peut donc dire que le Journal de Delacroix est en m?me temps l'histoire d'une ?poque.

E. PLON, NOURRIT ET Cie

Delacroix ?crit au cours de son Journal: <> Un tel jugement, qui para?t au premier abord la condamnation de l'?tude que nous entreprenons, deviendra facilement, si l'on y r?fl?chit, un argument en sa faveur. On peut objecter, sans doute, que l'historien d'un esprit p?chera toujours par quelque lacune, provenant soit d'un d?faut de compr?hension qui lui est personnel, soit d'un manque de documents qu'on ne saurait lui reprocher; il n'en reste pas moins qu'en appliquant ? la lettre, jusqu'? ses extr?mes cons?quences, l'aphorisme du grand artiste, on aboutirait au n?ant, qu'il vaut mieux ?tre incomplet que de n'?tre point du tout, enfin que l'autorit? des documents sur lesquels il s'appuie contribue singuli?rement ? soutenir l'?crivain. Or, quels plus pr?cieux documents pourraient exister que ceux qui sont offerts au public sur Eug?ne Delacroix? Quarante ann?es de la vie d'un artiste, depuis l'origine de sa production jusqu'? ses derniers moments, non point compl?tes, il est vrai:--nous verrons plus tard quelles lacunes on y doit regretter;--mais quarante ann?es durant lesquelles, avec la franchise et la sinc?rit? qu'on ne saurait avoir qu'envers soi-m?me, l'homme s'explique en d?couvrant l'intimit? de son ?tre, le penseur expose les vues originales que lui ont sugg?r?es les hommes et les choses; l'artiste enfin nous fait la confidence de ses plus ch?res th?ories d'art, de ses pr?f?rences et de ses antipathies, jugeant en toute impartialit? ses contemporains, comme il a jug? les ma?tres d'autrefois. Dire cela, c'est pr?ciser en m?me temps les limites o? nous devons nous tenir. Ce qui importe ici, en effet, ce n'est pas d'?tudier son oeuvre; la chose a ?t? faite, et magistralement: il suffit de citer les noms de Th?ophile Gautier, de Paul de Saint-Victor, de M. Mantz, de Baudelaire surtout, pour rappeler aux lettr?s, aux curieux, les beaux et nombreux travaux compos?s soit du vivant, soit apr?s la mort du peintre, dans lesquels ces ?crivains ?minents ont analys? le g?nie d'Eug?ne Delacroix et marqu? sa place dans l'histoire de l'Art. Recommencer sur ce terrain serait s'exposer ? des redites, risquer en outre d'ajouter peu de chose ? ce qui a ?t? ?crit. L'important est de reconstituer l'homme et le penseur, de montrer ? l'aide de ces documents l'universalit? de son intelligence, de r?unir en un faisceau serr? les ?l?ments ?pars de son individualit?, de justifier en un mot aux yeux du lecteur l'importance historique de ces notes journali?res, comme Delacroix en marquait ? son propre point de vue l'int?r?t, lorsqu'il ?crivait: <>

Il est une double mani?re pour un homme ?minent de faire ses confidences ? ceux qui viendront apr?s lui: r?diger des M?moires ou laisser un Journal. Les M?moires offrent ceci de particulier qu'ils sont compos?s d'ordinaire vers la fin d'une carri?re ou du moins dans la pl?nitude des forces intellectuelles, lorsque d?j? l'?crivain a atteint un ?ge assez avanc? pour pouvoir embrasser une longue p?riode de sa vie pass?e et pour avoir acquis, ne f?t-ce que vis-?-vis de lui-m?me, l'autorit? n?cessaire ? ce genre de travail. C'est ? la fois leur avantage et leur inconv?nient: leur avantage d'abord, parce qu'ils pr?sentent un ensemble soutenu, et, comme tout ouvrage subordonn? ? un plan, se font lire plus facilement, jusqu'au point o? la lassitude commence ? envahir l'?crivain; leur inconv?nient enfin, parce qu'ayant ?t? r?dig?s avec une pens?e bien arr?t?e de publication et n'?tant en somme la plupart du temps qu'une biographie de leur auteur pr?par?e par lui-m?me, il y a tout ? parier qu'il n'y est point sinc?re en ce qui le concerne. Ce sont pr?cis?ment les avantages et les inconv?nients oppos?s qui caract?risent un Journal: la monotonie in?vitable, cons?quence de sa forme m?me, l'absence forc?e de composition, le laisser-aller inh?rent au genre, d'autant plus sensible que l'?crivain a ?t? plus ?loign? de toute arri?re-pens?e de publication, voil? des objections capitales pour certains esprits qui dans un livre prisent avant toute qualit? l'ordre et la m?thode. Est-il besoin d'ajouter qu'au regard du biographe, ces d?fauts, en admettant qu'il les reconnaisse pour tels, sont des motifs de s'int?resser ? des pages dans lesquelles il cherchera de pr?f?rence, sinon exclusivement, la signification psychologique et l'affirmation d'une intense personnalit??

Nous ne pouvons passer sous silence l'hypoth?se suivant laquelle Eug?ne Delacroix serait le fils naturel du prince de Talleyrand. On sait comment se forment ces sortes de l?gendes, comment, avec le temps, elles prennent peu ? peu de la consistance, et, n?es d'un simple rapprochement ing?nieux, finissent par acqu?rir un v?ritable cr?dit: l'esprit humain est ainsi fait qu'il adopte une croyance non point tant ? raison de la valeur ou du nombre des arguments qu'on lui pr?sente en sa faveur, qu'? raison de l'ing?niosit?, de la s?duction plus ou moins grande qu'elle offre par elle-m?me: il n'est donc pas surprenant que la r?union de ces deux noms: Talleyrand Delacroix ait trouv? un certain cr?dit. L'?loignement du p?re de Delacroix, ? l'?poque de la naissance de l'artiste, les relations qui existaient entre la famille et le prince de Talleyrand, ce fait que Charles Delacroix, aussit?t apr?s avoir quitt? le minist?re des Affaires ?trang?res, fut envoy? en Hollande pour y repr?senter la France, enfin et surtout une pr?tendue ressemblance entre le peintre et le prince de Talleyrand, autant de causes qui, se surajoutant, se soudant les unes aux autres, amen?rent certains esprits ? cette conviction intime qu'Eug?ne Delacroix ?tait le fils naturel du grand diplomate: c'est ainsi que s'?tablissent la plupart des l?gendes, r?sultats d'ing?nieuses hypoth?ses, qui, envisag?es isol?, ne reposent sur aucune base solide, et dont le groupement seul fait la force; pourtant, ? le bien prendre, elles ne peuvent avoir pour un esprit s?rieux d'autre valeur que leur valeur individuelle, et c'est en les examinant s?par?ment qu'il convient de les juger. Or il est une chose s?re, c'est que pas un de ces arguments n'offre un caract?re de cr?ance suffisant pour qu'on en tire une preuve. Sans aller aussi loin que M. Maxime du Camp, qui repousse avec indignation cette id?e d'une filiation ill?gitime, et, se posant en v?ritable champion de l'honneur de la famille, pr?sente encore moins d'autorit? dans ses n?gations que les partisans de la descendance naturelle dans leurs ing?nieuses all?gations, sans dire comme lui <>, nous pensons qu'en d?pit m?me des ressemblances, il n'y a l? qu'une simple conjecture ? laquelle on ne doit pas attacher plus d'importance qu'? une hypoth?se non v?rifi?e.

Les dispositions artistiques de Delacroix se manifest?rent de tr?s bonne heure; si l'on en croit ses notes m?mes, il ?tait aussi bien dou? pour la musique que pour le dessin. Il raconte qu'? l'?poque o? son p?re ?tait pr?fet de Bordeaux, il avait ?tonn? le professeur de musique de sa soeur par la pr?cocit? de ses aptitudes. Tout jeune encore, ? neuf ans, il fut mis au lyc?e Louis-le-Grand. Il ne para?t pas qu'il y ait ?t? un ?l?ve remarquable: il appartenait ? cette classe d'esprits qui doivent se former seuls, vivent, bien qu'enfants, d?j? repli?s sur eux-m?mes, ch?rissent l'isolement, et attendent l'appel int?rieur de la vocation. Philar?te Chasles, qui fut son camarade de coll?ge, nous a laiss? dans ses M?moires un portrait physique et moral d'Eug?ne Delacroix: l'?tranget? de sa physionomie, ce quelque chose de bizarre et d'inqui?tant qui marque d'un signe certain les destin?es sup?rieures, avait frapp? son attention d'observateur, et lui avait permis de le distinguer dans la masse des intelligences vulgaires qui l'entouraient: il avait not? ses aptitudes extraordinaires pour le dessin: <> On trouvera peut-?tre surprenant que dans son Journal Delacroix ne se reporte presque jamais ? cette ?poque de sa vie; sans doute, comme la plupart des natures d?licates et originales, il avait conserv? un mauvais souvenir de cette mis?rable existence du lyc?en, assez voisine de l'enr?gimentement par sa promiscuit?, et, diff?rant en cela de la majorit? des hommes qui consid?rent ces premi?res ann?es comme les plus heureuses, il ne se les rappelait qu'avec d?plaisir. Je ne sais s'il e?t souscrit ? l'?nergique parole de Bossuet: <>; toujours est-il qu'il ne professait pas grand enthousiasme pour cette saison de la vie, et qu'il aboutit ? une conclusion assez proche de celle de Bossuet, lorsque, exprimant son opinion sur la m?chancet? de l'homme, il nous fait cette confidence:

<>

Un de ses biographes s'est demand? avec candeur pourquoi Delacroix se fit peintre, et apr?s avoir examin? successivement les diff?rentes carri?res qu'il aurait pu choisir, les emplois publics, l'industrie, le commerce, pour lesquels il lui semblait ?videmment mal pr?par?, en vient ? cette conclusion <>. Sans insister sur le c?t? l?g?rement na?f de cette observation, nous ferons remarquer que son auteur touchait du doigt la v?rit?, et donnait, sans s'en douter, la cause intime et profonde de la vocation du futur artiste, comme de toute grande vocation. Dans un des premiers cahiers du Journal, Delacroix rend gr?ce au ciel <>. Le secret de sa carri?re d'artiste est tout entier dans cette phrase, qui explique en m?me temps ses aspirations d'ind?pendance et l'impuissance o? demeur?rent toujours les artistes individuels et les ?coles sur le d?veloppement de sa personnalit?. Personne n'ignore que, par une ?trange ironie du sort, il fut ?l?ve de Gu?rin. Gros le re?ut ?galement dans son atelier. Dirons-nous que ces influences furent vaines? Cela est trop ?vident: il ob?issait ? l'appel int?rieur de la destin?e et n'?coutait que son g?nie!

Si nous nous posons sur Delacroix la question que Sainte-Beuve consid?rait comme indispensable de r?soudre dans l'?tude biographique et critique d'un homme ?minent: <> le Journal du ma?tre nous ?clairera compl?tement. Les pr?occupations amoureuses existent au d?but de sa carri?re. Faut-il ajouter qu'elles sont sans cons?quence? Il n'est jamais indiff?rent de savoir-si un homme, surtout un artiste, a connu le souci d'aimer; mais ce qui est capital, c'est d'?tre fix? sur ce point: quelle partie de son ?tre a ?t? atteinte? La t?te, le coeur ou les sens? Suivant que l'amour de t?te, l'amour-sentiment ou l'amour sensuel pr?dominera, l'?tre intellectuel se trouvera model? diff?remment et la r?action amoureuse influera diversement sur les productions de son esprit. De cette v?rit? psychologique, Stendhal, pour ne citer qu'un nom, a fourni la plus saisissante d?monstration, car il est bien certain que, si l'amour de t?te et l'amour-sentiment n'avaient pas tenu dans sa vie la place que nous savons, nous n'aurions ni Julien Sorel, ni Mme de R?nal, ni Mathilde de la M?le, ni Cl?lia Conti. Or, pour en revenir ? Delacroix, il ne para?t pas que l'amour ait jamais gravement atteint la t?te ou le coeur: il semble s'?tre limit? exclusivement aux sens et s'?tre manifest? chez lui de telle mani?re qu'il ne pouvait ni influer sur son travail, ni contribuer ? l'en d?tourner. En examinant les diff?rents ?pisodes amoureux dont il confie le secret ? son Journal, nous ne saurions les envisager que comme des fantaisies d'un jour. Non qu'il m?pris?t la femme ou la trait?t uniquement comme un instrument de plaisir: sa nature ?tait trop d?licate pour s'en tenir ? une semblable philosophie; disons mieux: il ?tait trop homme du monde, dans le sens sup?rieur du mot, pour m?conna?tre le r?le discret d?volu ? l'?l?ment f?minin dans de certaines limites. Mais il demeura toujours ? l'abri d'une passion par un double motif, ? ce qu'il nous para?t: d'abord la banalit? de ses premi?res liaisons: <> <> Et puis, en admettant m?me qu'il e?t rencontr? un v?ritable amour, ou plut?t la possibilit? d'un amour, il n'est pas t?m?raire d'affirmer qu'il aurait eu garde de s'y abandonner, <> L'ann?e 1824 contient une confidence bien significative sur l'innocuit? de ses fantaisies amoureuses: <> Ces influences ext?rieures tendent ? dispara?tre compl?tement ? mesure qu'il avance dans la vie, pour laisser place enti?re aux volupt?s de l'imagination. ? ce propos, il ?crit une phrase que l'on croirait d?tach?e de la correspondance de G. Flaubert: <>

On a dit que Delacroix avait r?serv? toute sa puissance d'affection pour le sentiment d'amiti?. L'expression nous para?t singuli?rement exag?r?e. Qu'on n'aille pas s'imaginer, d'ailleurs, que nous nous le repr?sentions incapable d'en go?ter dans leur pl?nitude les d?licates jouissances. La v?rit? est que l'amiti? ne s'offrit jamais ? lui sous une forme et avec un caract?re enti?rement dignes de lui. On a beaucoup parl? des amis dont le nom revient souvent dans sa correspondance: Guillemardet, Soulier, Pierret, Leblond. Ils ne pouvaient satisfaire qu'une part de sa nature, la part affective; quant aux besoins intellectuels, ils demeur?rent impuissants ? y r?pondre; or, chez des intelligences compl?tes comme celle de Delacroix, il ne peut exister de sentiment d'amiti? complet que celui qui correspond ? toutes les exigences de l'?tre. Nous inscrivions tout ? l'heure le nom de Flaubert; Delacroix n'eut pas, pr?cis?ment comme celui-ci, la rare fortune de rencontrer dans sa premi?re jeunesse un de ces esprits, je ne dis pas ?gal au sien, mais v?ritablement fr?re du sien, tel que Flaubert les trouva en Bouilhet et Lepoittevin. Et ce n'est pas une conjecture que nous faisons ici; il y a un passage du Journal qui ne laisse aucun doute ? cet ?gard: <> L? encore, par cons?quent, il ne devait pas go?ter une satisfaction enti?re, et c'est dans la sup?riorit? de sa nature qu'il en faut chercher la cause.

Se d?fiant de lui-m?me, Delacroix se d?fiait aussi des autres et prenait ? leur ?gard des r?solutions dict?es par la plus sage prudence. Il avait reconnu sans doute, en en faisant l'exp?rience lors des enthousiasmes irr?fl?chis de la premi?re jeunesse, le danger de s'abandonner ? la spontan?it? d'une nature trop ardente en pr?sence de tiers qui demeureront toujours impuissants ? la comprendre et n'y verront le plus souvent que bizarre excentricit?. On a dit qu'une des grandes pr?occupations de sa vie avait ?t? de <>. Je le croirais volontiers, surtout quand je lis cette phrase: <> Il fr?quenta beaucoup de monde, trop peut-?tre pour sa sant?; mais on peut affirmer que le monde n'eut aucune influence sur sa vie spirituelle, sur ses travaux d'artiste, car d?s l'abord il en avait senti les dangers, et il lui fut trop constamment sup?rieur pour ne le point juger comme il m?rite de l'?tre. Chaque fois qu'il en parle, c'est avec cet accent de haute sup?riorit? qui vient de la conscience intime d'une valeur transcendante, par laquelle se manifeste le sentiment d'aristocratie intellectuelle: <> dit-il dans les premi?res pages du Journal; et plus tard, en 1853, lorsque, arriv? au fa?te de sa r?putation et pleinement ma?tre de ses effets, il tente de r?sumer son impression sur la soci?t? moderne, son jugement p?n?tre jusqu'aux causes de son inf?riorit?, ne se contentant pas de la constater: <> Quelquefois m?me il ira jusqu'? l'indignation, et vous sentirez une col?re sourde l'envahir. En 1854, sortant d'un bal des Tuileries, il ?crit: <> Voil? sans contredit une des notes les plus int?ressantes du Journal, parce qu'elle est ?minemment significative, parce que nulle autre part que dans des papiers intimes elle ne pouvait figurer, parce qu'enfin elle d?couvre et met ? nu le r?volt? qui est au fond de tout homme de g?nie. C'est bien l? l'expression d'une de ces <>; mais il fallait qu'il se d?charge?t, et son Journal lui permit de le faire.

Sa vie fut tout int?rieure, comme celle des <>; les luttes qu'il eut ? soutenir se livr?rent dans le vaste champ du cerveau. Pour le seconder, il eut deux adjuvants puissants: la solitude et le travail. La solitude d'abord: nous avons vu qu'il la constatait autour de lui, m?me dans le monde, disons: d'autant plus qu'il ?tait dans le monde, au milieu de ses amis ou de ceux qui se pr?tendaient tels: c'est l'isolement forc? du grand esprit qui ne se voit pas d'?gaux; mais ? c?t? de celui-ci, il en est une autre, l'isolement volontaire, celui de l'homme qui vit dans sa tour d'ivoire. Apr?s l'amour de la solitude, et comme cons?quence directe, l'amour du travail. Quand il parle de sa vie intellectuelle, c'est avec l'enthousiasme d'une ?me poss?d?e par de hautes id?es: <>--Cette pens?e repara?t ? chaque instant; lorsqu'il souffre, c'est dans son art qu'il trouve l'oubli de ses souffrances; lorsqu'il ?prouve un d?boire, c'est par la production de nouvelles oeuvres qu'il se console.

Je ne sais plus quel ?crivain, arriv? au fa?te de la r?putation, et jetant un regard en arri?re sur sa vie, souhaitait pour ses fils une destin?e diff?rente. Si Delacroix avait ?t? contraint ? de semblables pr?occupations, il e?t probablement formul? un voeu analogue. Tout compte fait, nous pla?ant non pas tant au point de vue de la qualit? que de la somme de bonheur possible, il est ?vident que l'existence de l'homme ordinaire offre plus de garanties que celle de l'homme sup?rieur. Delacroix en fut un jour frapp?, dans les premiers temps de sa carri?re, et ne put s'emp?cher de noter l'observation sur son Journal: <> Plus tard, ? vingt-cinq ann?es de distance, il revient sur cette id?e et parle des souffrances de l'homme de g?nie, de cette r?flexion et de cette imagination qui lui semblent de funestes pr?sents. Apr?s les luttes qu'il avait d? soutenir, les attaques dont il avait ?t? l'objet, il ?crivait: <> La cause de leurs souffrances, Delacroix l'avait ?prouv?, n'est pas seulement dans la difficult? d'imposer leur talent; elle est encore et surtout dans ce talent lui-m?me, dans la nature maladivement sensible qu'il implique, qui fait vibrer leurs nerfs fr?missants ? des contacts non ressentis par la plupart, et communique ? tout leur ?tre une hyperesth?sie contre laquelle il n'est pas de rem?de.

Il semble m?me, quand il touche ? ces questions, qu'il soit un pr?curseur et qu'il ?crive pour notre temps. Il eut sans doute ? subir, dans les r?unions qu'il fr?quentait, dans ses causeries intimes avec George Sand, de longues et fastidieuses dissertations sur le probl?me social; nous en trouvons la trace dans ses notes journali?res. Le r?ve d'?galit? qui, avec celui du progr?s ind?fini, hantait ces cervelles de travers, ne le trouvait pas plus indulgent; au lieu du progr?s, c'est la d?g?n?rescence qu'il constate, comme r?sultat de ces pr?tendus perfectionnements. Cette conception si haute et si philosophique de la soci?t? le conduit ? ?tudier la question de la <>. Profond?ment convaincu que la v?ritable charit? est celle qui agit individuellement, dans le silence et sans espoir de r?compense, d'autant plus noble qu'elle est plus d?sint?ress?e, n'ob?issant qu'au mobile sup?rieur de la sympathie humaine, il perce ? jour les causes r?elles de la philanthropie organis?e; il en p?n?tre les secrets avec cette infaillible s?ret? d'instinct qui sous les dehors trompeurs d?couvre les mobiles cach?s, et quand il parle de ces entrepreneurs de charit?, de ces philanthropes de profession, <>, il semble pr?voir dans toute son extension le charlatanisme dont nous sommes aujourd'hui les t?moins.

Ces immortelles duperies sur lesquelles vit la soci?t? et qui font le succ?s de ceux qui savent ? point les exploiter, l'am?nent ? examiner les conditions ?l?mentaires de la vie heureuse. Partant de cette id?e que l'homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens r?els, Delacroix en revient aux principes de sagesse de la philosophie antique, renouvel?s par les sages des temps modernes, c'est-?-dire ? l'acceptation des conditions de vie telles qu'elles nous sont impos?es: d'une part, d?veloppement de notre ?tre en conformit? avec ses tendances, ce qui n'est autre chose que la doctrine de Goethe; de l'autre, r?signation aux n?cessit?s in?luctables qui ?tablissent les lois de la vie comme celles de la mort, <>. Il reconnaissait d'ailleurs qu'une telle philosophie ne pouvait ?tre ? la port?e du grand nombre, et pensait que le monde continuerait ? se mouvoir dans le m?me cercle, impuissant qu'il demeurera toujours ? se transformer dans son essence...

Esprit g?n?ralisateur, Delacroix fut ?galement <>, et par l? nous n'entendons pas seulement qu'il fut universel comme peintre; nous voulons marquer que sa curiosit? et sa compr?hension d'artiste s'?tendirent ? toutes les manifestations de la beaut?. Sa curiosit? d'abord, car aucune de ces manifestations ne lui demeura indiff?rente: il s'int?ressa ? toutes; son intelligence, perp?tuellement en ?veil, ne manqua jamais une occasion de se d?velopper, d'agrandir le champ de ses connaissances. Sa compr?hension enfin le rendit apte, sinon ? les juger toutes <>, du moins, malgr? les erreurs de d?tail qui peuvent entacher quelques-unes de ses appr?ciations, ? en p?n?trer l'esprit cach? et l'intime signification. Montrer quel retentissement salutaire une pareille universalit? peut exercer sur une ?me d'artiste, ce serait presque une banalit?, car il suffit d'?mettre l'id?e pour en faire toucher du doigt l'exactitude. Quant ? l'influence bienfaisante dont elle favorisa le d?veloppement particulier du ma?tre dont nous parlons, la lecture attentive de son Journal le prouverait, si la connaissance de ses innombrables productions n'en demeurait ? tout jamais la d?monstration la plus ?vidente. Lui-m?me, il avait examin? cette question d'universalit? et s'est expliqu? ? cet ?gard avec une singuli?re nettet?. Dans une page de l'ann?e 1854, il observe <>; et il ajoute, toujours ? propos des sp?cialistes: <> On ne pouvait mieux marquer la cause de l'insuffisance de tant d'artistes, de l'?troitesse de leurs vues, de ce qui fait qu'en somme ils ne sont, la plupart, comme on l'a ?crit si justement, que <>. Lorsque Delacroix parle ainsi, il exprime une opinion qui lui est ch?re, qui correspond bien ? ses convictions intimes, car elle cadre avec toute sa vie. Peu importe qu'? une ?poque post?rieure, dans une de ces boutades fr?quentes chez les intelligences d'?lite, parce qu'elles r?sultent d'un don particulier d'envisager les choses sous leurs diff?rents points de vue, peu importe que Delacroix ait ?crit <>; sans doute, en notant cette boutade, il songeait au danger inverse de celui qu'il avait indiqu? plus haut, ? l'inconv?nient qui peut r?sulter pour un peintre d'une culture trop ?tendue, quand elle ne s'accompagne pas d'une facult? d'invention en harmonie avec elle. Peut-?tre m?me,--et les longs entretiens qu'on lira dans le Journal de 1854 confirmeront cette hypoth?se,--pensait-il ? Chenavard, dont il appr?ciait singuli?rement l'?rudition, mais ? qui il reprocha toujours de n'?tre pas assez peintre. Il n'en reste pas moins certain qu'une culture compl?te de l'esprit lui para?t la condition indispensable de toute grande carri?re d'artiste.

De telles paroles sont la condamnation m?me des principes absolus en mati?re esth?tique, de m?me que cette id?e ?mise plus loin: <>, nous semble la n?gation de l'id?al romantique. C'est qu'en effet, et nous touchons ici ? l'une des faces les plus curieuses de son esprit, ? celle peut-?tre qui se trouvera le plus compl?tement ?clair?e par l'oeuvre posthume du ma?tre, si l'on s'efforce de d?gager ? ce point de vue sa signification, on reconna?t combien grande ?tait l'erreur de ceux qui s'obstinaient ? le repr?senter comme un des chefs du romantisme militant. En cela, nous semble-t-il, ils furent les dupes d'une apparence trompeuse; ils ne virent que l'extr?me fougue d'un temp?rament excessif, sans vouloir tenir compte des facult?s de r?flexion, de repliement sur soi-m?me, de concentration voulue et pr?m?dit?e, qui constituaient l'essence de son g?nie. Si Delacroix fut attentif ? une chose, ce fut ? ne s'affilier ? aucune ?cole, et, comme toutes les individualit?s tr?s tranch?es, ? marcher seul dans sa carri?re d'artiste. Les m?mes raisons qui firent que dans les premi?res ann?es de son d?veloppement il demeura rebelle aux influences environnantes, que ni les ?coles organis?es, ni les artistes individuels n'eurent de prise sur son talent, l'emp?ch?rent toujours de se rattacher ? aucune secte. Plus loin, quand nous examinerons les jugements qu'il porte sur les artistes d'autrefois, sur ses contemporains, ?crivains, musiciens et peintres, nous trouverons la preuve irr?futable de ce que nous avan?ons; mais d?s maintenant nous en savons assez pour marquer avec certitude combien son g?nie le diff?renciait du romantisme imp?nitent!

Delacroix n'aimait pas les ?coles, avons-nous dit, car il les jugeait impuissantes ? former de v?ritables artistes: il ne faisait en cela qu'insister sur une conviction intime et g?n?raliser son cas. Il parlait en homme de g?nie qui ne con?oit pas d'autre ?ducateur que lui-m?me et le d?veloppement normal d'une intense personnalit?. A toute grande manifestation artistique, quelque degr? de raffinement qu'elle atteigne dans son expression, il estimait que la puissance du sentiment et la spontan?it? devaient toujours pr?sider; point d'oeuvre d'art digne de ce nom qui ne d?rive en derni?re analyse de cette double origine. Tout le reste est ? ses yeux pur m?tier, ou, si vous aimez mieux, rh?torique. La rh?torique, il la trouvait partout, non pas seulement dans les livres o? elle diff?rencie les gens de lettres et ceux qui ?crivent parce qu'ils ont quelque chose ? dire, mais encore dans la peinture, o? elle remplace l'imagination du dessin et de la couleur par la reproduction servile de la nature; dans la musique enfin, o? elle remplace les id?es par des combinaisons d'harmonie plus ou moins habiles. C'est elle qui, d'une fa?on g?n?rale, se substitue ? l'imagination chez les artistes d?nu?s d'invention, c'est elle qui conduit ? la <>. Et ce n'?tait pas chez lui amour exag?r? d'ind?pendance; c'?tait le r?sultat des exigences d'une personnalit? absorbante; c'?tait aussi le fruit des observations qu'il avait faites sur les lois qui dirig?rent l'?ducation des artistes fameux. Il trouvait la confirmation de ce qu'il avan?ait dans l'exemple de toutes les intelligences vou?es aux travaux de la pens?e; ? l'appui de son dire, il aimait ? citer Rubens, Titien, Michel-Ange. Ces illustres anc?tres ?taient toujours pr?sents ? sa m?moire pour soutenir ses d?faillances et relever son courage abattu. Tout grand esprit lui paraissait comme une force en mouvement qui brise les obstacles accumul?s devant elle et sait se faire jour ? travers tous les emp?chements. Aussi la hardiesse ?tait-elle la qualit? qu'il appr?ciait le plus: hardiesse au d?but d'une carri?re, parce qu'elle est synonyme de puissance; hardiesse apr?s les premiers succ?s, parce qu'elle prouve l'effort constant de l'artiste; hardiesse encore en plein triomphe, parce qu'elle d?note l'amour d?sint?ress? de l'art, la recherche inassouvie de formes nouvelles incarnant la beaut?: <> Notons d'ailleurs que ces principes d'ind?pendance, qui pourraient sembler outr?s, ne l'emp?chaient pas de reconna?tre et de proclamer le r?le de l'imitation, la n?cessit? pour l'artiste d?butant de s'appuyer sur l'enseignement des ma?tres. Lui-m?me, il avait donn? l'exemple de cette discipline de l'esprit par son ?rudition, par la fid?lit? scrupuleuse avec laquelle, jusque dans les derniers temps de sa vie, il copia leurs oeuvres pour s'assimiler leur g?nie. Le d?veloppement de l'artiste lui paraissait assez semblable ? celui de l'enfant qui d'abord reproduit les mouvements imit?s de ceux qui l'approchent, puis arrive peu ? peu ? l'ind?pendance et ? la spontan?it?. Ainsi en va-t-il dans le domaine intellectuel, et il ne saurait exister de v?ritable ma?tre en dehors de l'affranchissement. En 1855, il ?crit ? ce propos: <>

Jusqu'ici nous n'avons examin? que des principes d'esth?tique g?n?rale; nous devons en venir maintenant ? l'?tude de l'esth?tique sp?ciale de Delacroix en mati?re de peinture. Il est toujours int?ressant d'entendre un artiste parler de son art et faire au public la confidence de ses pens?es; cela est en tout cas singuli?rement r?v?lateur de l'esprit dans lequel il le pratique, des tendances qu'il y apporte, de la largeur ou de l'?troitesse de vues qu'il y manifeste. Lorsque cet artiste est un Fromentin, on reconna?t ais?ment ? la fa?on dont il en parle, au parti pris de composition litt?raire et d'ordonnance classique toujours saillant jusqu'en ses moindres analyses, une intelligence fine et distingu?e, merveilleusement apte ? comprendre certains talents d'ordre moyen comme Van Dyck ou certaines faces d'un talent sup?rieur comme celui de Rubens, mais mal pr?par? ? p?n?trer le g?nie myst?rieux et souverain d'un Rembrandt; m?me dans ses appr?ciations techniques, le litt?rateur perce toujours chez lui, et l'on est forc? de conclure qu'il est plus ?crivain que peintre. Quand cet artiste est un Couture, on peut trouver chez lui des recettes de m?tier, un souci constant de la technique, de pr?cieux conseils pour les sp?cialistes; en revanche, d?s qu'il tente de s'?lever ? des pr?occupations plus hautes, d?s qu'il aborde ce que Delacroix appelait la partie <> de l'art, on saisit tout de suite le danger que courent certains artistes en p?n?trant dans un domaine qui leur demeurera ? jamais inaccessible, car leur incomp?tence n'y a d'?gale que leur d?sinvolture, laquelle, ainsi que l'?crivait M. Mantz ? propos de ce m?me Couture jugeant Delacroix, <>. Chez l'artiste dont nous tentons d'analyser l'esprit, chez Delacroix, nous rencontrons le genre de m?rite propre aux deux pr?c?dents sans apercevoir les lacunes ou les insuffisances que nous signalions. Chaque fois qu'il traite une question de m?tier, c'est avec la comp?tence d'un peintre de race; mais comme chez lui l'ex?cution est toujours subordonn?e ? l'id?e, il reste constamment sup?rieur ? son sujet par l'?l?vation et la diversit? des points de vue; partout et toujours il demeure peintre, c'est-?-dire qu'en aucune circonstance il ne tente d'introduire dans son art des moyens qui lui soient ?trangers; pourtant jamais en lui le peintre n'?touffe l'artiste, l'homme d'?ducation g?n?rale et d'inspiration soutenue. Ajoutons que la plupart de ses r?flexions sur la peinture ont ?t? ?crites apr?s l'ann?e 1850, alors qu'il ?tait dans la pleine maturit? du talent, et qu'elles empruntent ? ce simple fait une autorit? singuli?re.

?coutez-le quand il parle de la composition d'un tableau, de l'art de <>. On sait qu'il n'admettait pas qu'une composition f?t faite autrement que par <>: c'?tait l? un des principes d'art qui lui tenaient le plus au coeur, et il lui paraissait aussi hostile ? une saine m?thode de travail de peindre par fragments isol?s qu'il lui e?t sembl? contraire ? une bonne discipline de l'esprit de traiter telle partie d'une composition litt?raire sans ob?ir ? un plan nettement d?limit?, sans avoir pr?par? par avance les d?veloppements avoisinants. Cette r?gle, qu'il consid?rait comme fondamentale, lui ?tait apparue avec la lumi?re de l'?vidence en constatant les inconv?nients de la m?thode contraire dans des tableaux qu'il avait vus en pr?paration, notamment ? l'atelier de Delaroche dont il d?testait d'ailleurs la facture; il compara?t ce genre d'ouvrage <> Dans un fragment de l'ann?e 1854 qui traite la question avec l'ampleur qu'elle comporte, voici ce qu'il ?crit: <>

A la suite de cette th?orie, comme cons?quence imm?diate, nous trouvons celle des <>, cet art de mettre en lumi?re les parties saillantes et capitales de la composition par l'effacement voulu dans l'ex?cution des parties secondaires. Delacroix y voyait la supr?me habilet? du peintre, son plus difficile effort, un art qui ne peut ?tre que le r?sultat d'une longue exp?rience. Lors-qu'il parle des <> en peinture, ce lui est une occasion nouvelle de d?velopper sa th?orie des sacrifices, car la mani?re de les traiter lui semble le crit?rium de l'habilet? de l'artiste. Il y a deux choses qui selon lui caract?risent les mauvais peintres, et les emp?chent d'atteindre au Beau: d'abord le d?faut de conception d'ensemble, puis l'importance exag?r?e donn?e ? ce qui est ?minemment relatif et secondaire. Ces id?es d'unit? dans la composition, de subordination des parties accessoires aux principales, le poursuivent et le hantent; nous y trouvons une preuve nouvelle de ce besoin d'ordre et de m?thode caract?risant une des faces les moins connues de son esprit, qui pourtant ne saurait ?tre omise sous peine de l'ignorer en sa complexit?. M?me dans l'?bauche, ou la premi?re indication du peintre, on doit voir cette subordination, car <>. Cette qualit? le frappe surtout chez les artistes de pure imagination, chez ceux qui doivent leur ma?trise au sens intime de la composition, ? l'id?e qui soutient l'oeuvre et la dirige, plut?t qu'aux qualit?s d'ex?cution: il cite comme exemples Rembrandt et Poussin. A cet ?gard, il distingue deux cat?gories d'artistes nettement diff?renci?es: ceux chez lesquels l'id?e pr?domine, qui tirent tout d'eux-m?mes et sont le plus redevables ? l'invention: Rembrandt pardessus tous; ceux, au contraire, qui excellent dans le rendu, et chez qui l'imitation de la nature joue un r?le plus marqu?: Titien ou Murillo. <>

Delacroix se trouve ainsi conduit ? examiner la question de l' <>. D'apr?s lui, le mod?le ne devrait ?tre que le guide de l'artiste, quelque chose comme le dictionnaire auquel il se plaisait ? comparer la nature qui pose devant l'oeil du peintre: il serait fait uniquement pour soutenir les d?faillances de l'ex?cution et lui permettre d'avancer avec assurance. A ce propos, il s'analyse lui-m?me et, faisant un retour sur son pass?, reconna?t qu'il a commenc? ? se satisfaire le jour o? il a n?glig? les petits d?tails pour subordonner ses compositions ? l'id?e d'ensemble, le jour o? il n'a plus ?t? poursuivi uniquement par l'amour de l'exactitude, o? il a compris que la v?rit? r?sidait dans l'interpr?tation de la nature. C'est le contraire qu'il observe chez la plupart des peintres, pr?cis?ment ? cause de l'abus qu'ils font du mod?le.

Ce qui s'impose toujours ? lui, on le voit, c'est le souci de la composition, c'est la pr?dominance de l'id?e sur l'ex?cution, c'est la pr?pond?rance de la personnalit? de l'artiste qui doit s'affirmer dans toutes ses oeuvres, m?me dans celles qui au premier abord paraissent une reproduction fid?le de la nature; peut-?tre m?me serait-il exact de dire qu'elle doit s'affirmer d'autant mieux que le genre trait? est plus proche de la nature. Delacroix pensait bien ainsi, et il ?met cette id?e dans les observations qu'il pr?sente sur le <>. L'id?alisation, qui n'est autre chose que l'interpr?tation originale du peintre, lui semble d'autant plus indispensable dans le paysage que celui-ci s'y trouve en communication plus directe avec la r?alit?, que son oeuvre en deviendra n?cessairement la copie servile, s'il n'y apporte des qualit?s de vision personnelle et puissante. Il dit quelque part que <>. Nous ne devons pas voir dans cette phrase la simple constatation de ses tendances particuli?res, qui le poussaient ? ne pas envisager s?par?ment ce genre de composition, ? le consid?rer comme le d?cor mouvant au milieu duquel il pla?ait ses inventions dramatiques; ? ce point de vue, il nous semble bien le descendant des grands peintres d?corateurs d'autrefois. Mais, abstraction faite des tendances de Delacroix, si nous nous arr?tons avec lui au genre tel que les paysagistes l'ont trait?, nous voyons qu'il y affirme une fois de plus la n?cessit? de l'id?alisation: <> Qu'est-ce autre chose, cette remarque, que la constatation du caract?re suggestif de l'oeuvre d'art, des conditions de son existence et de sa port?e, puisqu'en derni?re analyse elle n'agit sur notre ?me qu'en ressuscitant, par l'intervention miraculeuse de la m?moire et de l'association des id?es, les ?l?ments de sensibilit? que la vie ant?rieure y a accumul?s?

M?me en dehors de son art, Delacroix aimait ? syst?matiser, ? coordonner les pens?es ma?tresses que l'observation faisait na?tre en lui: l'esprit est un, en effet, et, semblable ? un instrument d'optique complexe et fid?le, refl?te avec des propri?t?s identiques les diff?rents objets qui lui sont pr?sent?s. Les motifs qui l'avaient amen? ? examiner la peinture isol?ment, le poussent ? l'envisager dans ses rapports avec les autres arts; il l'analyse comme moyen d'expression du sentiment, ind?pendamment de toute application pratique; il y ?tait forc?ment conduit, et par la pente naturelle de son esprit et par sa culture m?me qui s'?tendait, on le sait, ? toutes les manifestations du Beau; ?galement curieux de litt?rature, de musique, d'art dramatique, il se r?v?le bien dans son Journal l'intelligence la plus ouverte, la plus avide de jouissances qui ait jamais paru, car on trouverait difficilement, m?me dans la p?riode de sa vie la plus absorb?e par les grands travaux d?coratifs, une semaine enti?re o? ne f?t point not?e quelque r?flexion venue ? la suite de lectures, de repr?sentations dramatiques ou d'auditions musicales. La po?sie, tout d'abord: il y revient sans cesse, comme ? la salutaire auxiliatrice de ses travaux, ? la source vivifiante o? il va puiser ses inspirations; les lecteurs du Journal verront, dans l'immense quantit? de projets qu'il a not?s, l'assiduit? de ses fr?quentations po?tiques; de ces projets, il en ex?cuta un grand nombre: il e?t fallu la vie de dix peintres pour les ex?cuter tous. A maintes reprises il ?met le regret de n'?tre pas n? po?te, apr?s avoir compar? dans leur puissance expressive les arts qui se meuvent dans le temps ? ceux qui, comme la peinture, produisent une impression d'un bloc et simultan?ment. Delacroix en profite pour marquer la n?cessit? de bien comprendre les limites des diff?rents arts: <> Certains lui ont reproch? de n'avoir pas toujours scrupuleusement ob?i au principe qu'il pose ainsi et qu'il aimait ? r?p?ter; nous n'avons pas ? examiner la question; mais en admettant que le reproche f?t fond?, on ne saurait voir dans une pareille tendance que l'affirmation de son g?nie. Il aimait passionn?ment la peinture, et lorsqu'il en parle, il ne trouve pas d'expressions assez enthousiastes pour en d?crire les d?lices. Une seule chose l'affligeait, c'?tait sa fragilit?; en pr?sence de ces toiles qui ne peuvent r?sister ? l'action du temps, une indicible tristesse l'envahissait. Il reconnaissait la sup?riorit? des conditions mat?rielles de l'oeuvre ?crite, qui traverse les si?cles ? l'abri de la destruction et n'a rien ? craindre des injures du temps.

Attentif ? toutes les productions de son ?poque, Delacroix avait assist? au d?veloppement de la forme romanesque, sans enthousiasme, il faut le dire. Il reprochait au roman moderne de s'appuyer sur de faux principes d'esth?tique, d'abuser des descriptions de lieux, de costumes, de ne pas assez tenir compte de la psychologie des personnages. Ces objections qui se justifiaient pleinement quand il les adressait ? des ?crivains comme George Sand et Dumas, il eut le tort de les g?n?raliser, et cela le rendit injuste ? l'?gard de Balzac, dont il ne comprit jamais le puissant g?nie. ? vrai dire, le genre du roman n'?tait pas fait pour lui plaire: il est superflu d'en d?duire les raisons. En revanche, l'art dramatique le prenait tout entier et faisait vibrer ses fibres les plus d?licates. Ceux qui ont lu sa correspondance ont pu remarquer que, lors de son voyage ? Londres, son admiration se partagea entre les peintures de l'?cole anglaise, pour laquelle il avait une pr?dilection particuli?re, et les repr?sentations de Shakespeare, qu'il suivait assid?ment. Le Journal ne nous apprend rien de nouveau en montrant avec quelle ardeur il lisait son th??tre; mais il ?claire d'une lumi?re singuli?rement r?v?latrice une des faces de son esprit sur laquelle nous avons insist? d?j? ? propos du romantisme, en d?couvrant son admiration pour notre th??tre fran?ais du dix-septi?me si?cle, admiration qui le pousse ? mettre en parall?le le syst?me dramatique de Racine et celui de Shakespeare. Ici encore il faudra beaucoup rabattre des opinions erron?es que les partisans du romantisme avaient contribu? ? r?pandre sur lui, car on y verra, non sans surprise, la d?monstration de ses tendances classiques.

Delacroix voyagea peu, ou du moins ne s?journa gu?re dans les pays qu'il visita. Si l'on excepte l'excursion au Maroc qui devait avoir une influence consid?rable sur son talent, il ne para?t pas qu'il soit demeur? longtemps dans les villes d'art qu'il traversa. Ainsi, ? son retour du Maroc en 1832, il voit les mus?es de S?ville, mais c'est ? peine s'il y reste; en tout cas, il ne songe pas ? s'y arr?ter pour copier les ma?tres. En 1850, apr?s de longues h?sitations, il se d?cide ? partir en Belgique: il visite Bruxelles, Anvers, Malines, Coblentz, Cologne, puis revient ? Bruxelles et de l? rentre ? Paris. Il ne pousse m?me pas jusqu'en Hollande et para?t impatient de reprendre ses travaux. Un s?jour qui semble lui avoir ?t? particuli?rement agr?able fut celui qu'il fit ? Londres en 1825; mais il ?tait dans les premi?res ann?es de sa carri?re de peintre, et n'avait pas encore cet imp?rieux besoin de production ininterrompue qui caract?rise l'?poque de sa maturit?. Le pays qu'il regretta toujours de n'avoir pas vu, c'est l'Italie. A son ami Soulier qui se trouvait ? Florence en 1821, il ?crivait pour lui dire qu'il enviait son bonheur; mais comme il avait renonc? ? <>, et que ses modiques ressources ne lui permettaient pas de songer ? un aussi long voyage, il se voyait contraint d'en d?tourner sa pens?e; plus tard, alors qu'il e?t pu mettre son projet ? ex?cution, il en fut distrait par ses travaux; dans les derni?res ann?es de sa vie, l'id?e d'un voyage ? Venise le pr?occupa encore: il fit des plans, prit des renseignements, mais finalement y renon?a. Faut-il regretter, au point de vue de son oeuvre, qu'il n'ait pas visit? l'Italie? Nous ne le pensons pas: sans doute il e?t gagn? ? ce voyage une connaissance approfondie des ma?tres qu'il aimait, que l'on ne peut juger <> qu'en les voyant dans leur pays, dans leur cadre, avec le d?cor du milieu environnant. L'?ducation de son esprit en e?t ?t? plus compl?te; son opinion sur certains artistes de la Renaissance aurait ?t? modifi?e en plusieurs points; il n'est pas probable que son oeuvre en e?t subi le contre-coup. La v?rit? nous para?t ?tre que, semblable ? tous les grands inventeurs, Delacroix ?tait attach? au sol natal par l'imp?rieuse n?cessit? de la production; il n'avait pas trop de tout son temps pour ex?cuter les immenses projets qui fourmillaient dans son cerveau; il constate quelque part, avec terreur, mais aussi avec une fiert? l?gitime, qu'il faudrait dix existences d'artiste pour les mener ? bien; et de fait, lorsqu'on suit attentivement dans ce Journal la marche de sa pens?e, lorsqu'on voit ce besoin incessant d'invention, cet amour absorbant du travail qui a dompt? toute autre passion, on est amen? ? le rapprocher de ces grands ma?tres du seizi?me si?cle dont il appara?t, par l'?nergie cr?atrice, le descendant incontestable.

Dans les jugements qu'il porte sur les peintres fameux de la Renaissance, et bien que ces jugements se ressentent souvent de l'incompl?te connaissance qu'il en eut, Delacroix est toujours cons?quent avec les principes d'esth?tique expos?s plus haut. On remarquera que pour certains son opinion se modifia avec l'?ge, et subit l'influence de son ?ducation personnelle: la chose est frappante en ce qui concerne Michel-Ange et Titien. Les id?es de Delacroix sur ces deux artistes diff?rent compl?tement ? vingt ann?es de distance, suivant que l'on consulte les premiers ou les derniers cahiers du Journal; cela tient ? ce qu'il ne vit de leur oeuvre que des exemplaires insuffisants pour les juger <>; cela tient aussi ? ce qu'il ne les visita point dans leur patrie; cela tient enfin ? ce que les points de vue se modifient avec l'?ge, ? ce que des qualit?s qui semblent pr?pond?rantes au d?but d'une carri?re prennent une importance moindre ? l'?poque de la maturit?, tandis que d'autres occupent la premi?re place: on ne saurait expliquer autrement ses variations ? l'?gard de ces deux grands hommes. Pourtant il est une chose certaine, c'est que les principes dominateurs de son esth?tique demeurent le crit?rium de ses pr?f?rences. Nous avons vu ? quel point il prisait la hardiesse d'invention, la pr?dominance de l'imagination: tel est le secret de son enthousiasme pour Rubens, sur le compte duquel il n'a jamais vari?. Quelque partie du Journal que l'on examine, que l'on se r?f?re aux premi?res ann?es, alors qu'il l'?tudiait au Louvre, et faisait des copies de ses oeuvres, ? son voyage en Belgique, ou bien ? la derni?re p?riode de sa vie, c'est toujours la m?me admiration et le m?me motif raisonn? d'admiration. Il aime en lui la force, la v?h?mence, l'?clat, l'exub?rance, la connaissance approfondie des moyens de l'art. Les derni?res pages du Journal exaltent la vie prodigieuse des compositions de Rubens: <>

De m?me pour Rembrandt, dont il devait p?n?trer le g?nie myst?rieux mieux qu'aucun peintre de son temps. Il ch?rissait en lui le sens dramatique des choses, l'intuition profonde des ?mes, cette ?trange et douloureuse compr?hension de la vie, par laquelle le grand artiste nous fait vibrer jusqu'aux profondeurs de notre ?tre. Dans une page de l'ann?e 1851, que Delacroix n'e?t sans doute pas, ? cette ?poque, livr?e ? la publicit?, car il en comprenait la port?e r?volutionnaire, il compare Rapha?l et Rembrandt, et confie ? son Journal le secret de ses pr?f?rences: <>

Les ma?tres v?nitiens furent toujours chers ? Delacroix. Ici encore il lui manqua de ne pas les avoir vus chez eux, d'autant mieux qu'il n'existe pas d'?cole tenant par des racines plus profondes au milieu d'o? elle sortit, s'expliquant plus compl?tement par ce milieu. S'il les avait ?tudi?s ? Venise, il est probable que ses opinions ? leur ?gard eussent ?t? modifi?es en certains points. Titien est celui sur lequel il insiste le plus volontiers; de tous les V?nitiens il est d'ailleurs celui qu'on peut le mieux conna?tre en dehors de Venise. V?ron?se eut la plus salutaire et la plus constante influence sur le d?veloppement de son talent de coloriste. Delacroix allait l'?tudier au Louvre, ne se lassant pas d'interroger ses oeuvres dans lesquelles il cherchait ? d?couvrir les secrets de la technique picturale. Le nom de V?ron?se revient constamment dans le Journal, quand il parle de son m?tier, et c'est en s'appuyant sur ses exemples qu'il pr?sente une d?fense en r?gle de la couleur; en r?alit?, c'est sa propre cause qu'il soutient; pour en bien comprendre l'importance, il faut se rappeler les attaques qu'il avait eu ? supporter, la pr?pond?rance que l'?cole d'Ingres attribuait au dessin, les reproches que vingt ann?es durant on avait adress?s ? Delacroix de m?conna?tre le r?le de la ligne et d'avoir uniquement recours au moyen <> de la couleur. Il s'insurge contre cette pr?tendue mat?rialit?, et il est au moins curieux de le voir, alors qu'il l'avait surabondamment prouv? par les multiples exemples de ses oeuvres personnelles, s'effor?ant d'?tablir par le raisonnement, en 1857, que la couleur est tout aussi id?ale que le dessin. Mais il est un autre peintre que Delacroix n'a jamais connu, parce qu'en dehors du Palais-Ducal et des ?glises de Venise on ne saurait avoir la moindre id?e de son g?nie: c'est Tintoret. J'imagine que si dans les derni?res ann?es de sa vie, alors que les magnifiques compositions d?coratives de la galerie d'Apollon, de l'H?tel de ville, du Palais-Bourbon avaient solidement ?tabli sa gloire, et lui avaient prouv? ? lui-m?me ce dont il ?tait capable, j'imagine que s'il avait mis ? ex?cution son projet de voir Venise, il e?t ressenti, au Palais-Ducal et ? la Scuola de San Rocco, une des plus grandes ?motions comme un des plus vifs bonheurs qu'il puisse ?tre donn? ? un artiste de go?ter, en d?couvrant chez un ma?tre d'autrefois un g?nie fr?re du sien, et en retrouvant dans l'oeuvre de peinture la plus sublime qui jamais ait ?t? con?ue un temp?rament et des tendances identiques aux siennes. Devant ce prodigieux po?me en peinture qui raconte depuis ses origines jusqu'? son aboutissement final la divine l?gende de J?sus, en face de cette surabondance de vie et d'invention, Delacroix aurait trouv? la confirmation d'une de ses plus ch?res id?es: la sup?riorit? de l'art d?coratif, comme aussi l'exemplaire le plus tranch? de la qualit? qu'il admirait par-dessus tout: la puissance imaginative.

Nous arrivons au point le plus d?licat du Journal, ? celui sur lequel la curiosit? du lecteur se porte toujours avidement dans des publications de cet ordre: les jugements sur les contemporains. Ils le savent bien et connaissent le parti qu'on en peut tirer, les ?crivains qui, se souciant uniquement de bruit et de r?clame, exploitent avec opini?tret? cette tendance. Nous en avons eu des exemples fameux, r?cemment encore dans la publication d'un journal o? il resterait sans doute assez peu de chose, si l'on en retranchait ce qui n'y devrait pas ?tre. Dans l'oeuvre qui nous occupe, disons-le bien haut pour la plus grande gloire de son auteur, il ne saurait ?tre question de pr?occupations semblables. Ceux qui y chercheraient, sur les hommes c?l?bres de son temps, des r?v?lations intimes dict?es ? Delacroix par un parti pris de d?nigrement, risqueraient fort d'?tre d??us. Non que l'artiste ait ?t? d?pourvu de cette lucidit? d'analyse, de cette p?n?tration critique qui perce ? jour les faiblesses communes ? tous les hommes ?minents; non qu'il se soit jamais d?parti de cette ind?pendance sans laquelle il n'est pas d'esprit sup?rieur. Nous l'avons d?j? dit, et nous ne pouvons assez le r?p?ter, l'int?r?t de ces notes journali?res est dans leur sinc?rit?; on y d?couvre certaines faces de l'esprit du ma?tre, certaines pr?f?rences et certaines antipathies qui sans elles seraient demeur?es inconnues; il s'y trouve donc des jugements s?v?res, mordants quelquefois, mettant ? nu les parties faibles d'un talent ou d'un caract?re; mais la raison comme le bon go?t s'y manifestent toujours et viennent att?nuer ce que la passion exclusive pourrait avoir de trop ardent.

Presque tous les artistes c?l?bres de l'?poque sont jug?s dans le Journal de Delacroix. Nommons, pour n'en citer que quelques-uns, Charlet, G?ricault, Gros, Girodet, Ingres, Delaroche, Flandrin, Couture, Corot, Rousseau, Chenavard, Meissonier, Gudin, Courbet, Millet, Decamps. Lorsque Delacroix est en pr?sence d'un temp?rament de peintre directement hostile au sien, on s'en aper?oit d?s l'abord, car il ne cache pas son impression: Delaroche, par exemple. Il ne pouvait supporter ni sa m?thode de composition, ni sa couleur, faite, comme disait Th. Gautier, <>. Il se montre ? son ?gard d'une s?v?rit? extr?me et compare ses tableaux <>. De m?me pour Flandrin, dont il ne pouvait go?ter, on le con?oit, la mani?re s?che et guind?e, le parti pris d'affectation, le style froid et voulu. Delacroix aimait trop la vie, la spontan?it?, tout cet ensemble de qualit?s originales dont nous l'avons vu faire l'?loge, pour ?tre indulgent ? cet art raide et mani?r?. Le nom d'Ingres, est-il besoin de le dire? revient constamment sous sa plume: il suit ses expositions, note au retour l'impression re?ue, t?che de se procurer, par tous les moyens possibles, des esquisses ou des dessins de son rival, les copie ou les calque, car il entend p?n?trer ses secrets et ne le juger qu'en connaissance de cause. N?anmoins il semble ? son ?gard d'une rigueur excessive, que certains trouveront assez voisine de l'injustice; il insiste avec complaisance sur ses d?fauts, ferme volontairement les yeux sur des qualit?s incontestables, que lui-m?me ne pouvait contester; il s'obstine ? ne pas les voir et contre lui seul peut-?tre laisse percer une animosit? manifeste. Cette animosit? trouve sa cause, sinon son excuse, dans une parfaite r?ciprocit?, et si l'on r?fl?chit ? la violence, ? l'?pret? des critiques qui furent dirig?es contre ses oeuvres au nom des th?ories artistiques ch?res ? son illustre adversaire, on comprend qu'il ait ?t? aveugl? sur sa r?elle valeur, on comprend surtout qu'il ne faut pas demander ? la g?n?rosit? humaine plus qu'elle ne peut donner! L'impartialit? de Delacroix est enti?re quand il juge des artistes dont les th?ories allaient contre les siennes, mais dans l'oeuvre desquels il d?couvre un v?ritable talent: Courbet entre autres. Nous savons son opinion sur le r?alisme, qu'il appelait: <> En visitant une des expositions de Courbet, il note la vulgarit? de ses sujets, mais s'arr?te ?tonn? devant la vigueur de sa facture. Il rencontre Couture, constate sans en ?tre surpris <>. Dans ce domaine restreint, Delacroix reconna?t son talent et fait du m?me coup le proc?s de tous les <>. Avec Millet, il s'entretient de Michel-Ange et de la Bible, plaisir qu'il go?te assez rarement avec les peintres, si l'on en croit son Journal; il remarque ses oeuvres ? une ?poque o? elles ?taient m?connues de tous, non sans lui reprocher la pr?tention affect?e, la tournure ambitieuse de ses paysans. Quant ? Corot, il salue en lui un v?ritable artiste. Les observations pr?sent?es plus haut sur le paysage, sur la mani?re dont il le comprenait, sur l'id?alisation qu'il y jugeait indispensable, suffisent pour expliquer son admiration ? l'endroit de ce ma?tre unique.

Pour en revenir au romantisme, il est au moins piquant de conna?tre son jugement sur les chefs incontest?s d'un mouvement artistique auquel l'opinion publique le rattachait obstin?ment, car ce jugement est singuli?rement significatif, s'il n'est pas ?quitable. Mais en fait, peut-on parler ici de justice ou d'injustice, quand il ne doit s'agir que de la manifestation d'une personnalit? tr?s tranch?e et d'opinions cadrant avec cette personnalit?? Il n'aimait pas le g?nie de Victor Hugo, qu'il trouvait incorrect. L'extraordinaire puissance de verbe du po?te ne lui faisait pas pardonner son exub?rance; entre eux d'ailleurs il y eut compl?te r?ciprocit? d'antipathie: Victor Hugo ne comprit jamais le genre de beaut? propre aux conceptions de Delacroix. La cause n'en est-elle pas que l'un fut toujours un grand po?te en peinture, tandis que l'autre demeure le plus vigoureux peintre, le plus hardi sculpteur que nous avons en po?sie? Les hardiesses de Berlioz dans le domaine symphonique lui furent ?galement insupportables; on ne manquera pas de dire qu'il en faut chercher la raison dans une ?ducation musicale exclusivement italienne; nous ne le pensons pas, et s'il ne suffit point, pour ?tablir le contraire, de rappeler le passage de cette ?tude dans lequel nous notions ses pr?f?rences et ses antipathies musicales, nous ajouterons que son admiration fut sans r?serve ? l'?gard d'un compositeur tout aussi original que Berlioz, d un g?nie tout aussi inventif, quoique dans un genre diff?rent: Chopin. On trouvera dans ses jugements sur les autres contemporains: Lamartine, G. Sand, Dumas, Th. Gautier, et tant d'autres moins c?l?bres, l'affirmation de ses go?ts esth?tiques: nous ne pouvons nous ?tendre sur ce sujet; contentons-nous de rappeler, pour conclure, cette id?e pr?c?demment ?mise, ? savoir que Delacroix s'y manifeste comme un esprit d'allure plut?t classique.

En somme, et si l'on tente de r?sumer l'impression ma?tresse qui se d?gage de cette ?tude, si l'on s'efforce d'embrasser d'une vue d'ensemble les ?l?ments fragmentaires de cette grande intelligence, telle qu'elle appara?t dans l'oeuvre offerte au public, on doit penser que, loin d'?tre nuisible ? la gloire de l'artiste, comme si souvent il arrive, une telle oeuvre ne saurait que lui profiter, en ?clairant d'une lumi?re compl?te les traits saillants de son g?nie. L'homme s'y r?v?le ce que lui-m?me ambitionnait d'?tre: discret dans ses allures, r?serv? dans ses rapports, subordonnant sa conduite ? des principes de sage prudence que sa nature ne lui e?t pas inspir?s, mais dont l'exp?rience de la vie lui avait d?montr? la n?cessit?, et dans lesquels les envieux seuls ont pu voir un indice de s?cheresse d'?me. Le penseur s'y montre avec la complexit? de ses tendances, l'universalit? de ses vues, son admirable aptitude ? tout comprendre et ? tout go?ter de ce qui touche au domaine de l'esprit. L'artiste enfin, si grand qu'il nous soit d?j? connu, en sort plus grand encore. En le suivant depuis l'origine de sa carri?re jusqu'? sa mort, nous le voyons ch?rissant son art d'un amour fanatique, ob?issant au seul mobile d'une destin?e glorieuse, incapable de ces compromissions, fr?quentes m?me chez les hommes de talent, et qui marquent leurs oeuvres d'une tare souvent irr?m?diable! Sans doute il eut des faiblesses: les plus illustres n'en sont pas exempts; mais elles n'?taient pas de nature ? influer sur son g?nie et sur son oeuvre: il ne fut pas insensible aux honneurs, et, quand il les ambitionna, dut se soumettre ? des d?marches quelque peu g?nantes vis-?-vis de peintres dont il ne pouvait appr?cier le talent. Qu'importe, apr?s tout? Ce sont l? bien petites choses quand il s'agit d'un si ?minent esprit. Il demeurera l'un de nos plus glorieux artistes, ? n'en pas douter le plus grand peintre de ce si?cle, disons mieux, un des plus grands peintres qui aient jamais paru, un de ces anneaux imbrisables qui constituent la cha?ne immortelle de l'Art!

Paul FLAT.

Je suis chez mon fr?re; il est neuf heures ou dix heures du soir qui viennent de sonner ? l'horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour t?cher de me recueillir; mais quoique je sois heureux aujourd'hui, je ne retrouve pas les sensations d'hier soir... C'?tait pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon fr?re, j'ai go?t? des heures d?licieuses. Apr?s avoir ?t? reconduire des voisins qui avaient d?n? et fait le tour de l'?tang, nous rentr?mes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j'ai apport?s avec moi: la vue de ce grand dessin m'a profond?ment ?mu et m'a dispos? ? de favorables ?motions. La lune, s'?tant lev?e toute grande et rousse dans un ciel pur, s'?leva peu ? peu entre les arbres. Au milieu de ma r?verie et pendant que mon fr?re me parlait d'amour, j'entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon coeur; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n'est point v?ritablement jolie; mais elle a un grain de ce que Rapha?l sentait si bien; ses bras purs comme du bronze et d'une forme en m?me temps d?licate et robuste. Cette figure, qui n'est v?ritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, m?lange enchanteur de volupt? et d'honn?tet?... de fille..., comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous ?tions ? table au dessert: c'?tait dimanche. Quoique je ne l'aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-l?, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, ? propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouill?rent et firent baisser de c?t? ses yeux qui trahissaient de l'?motion; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix; car, en r?pondant des choses indiff?rentes, elle ?tait un peu alt?r?e et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c'est ce soir-l? que je l'ai embrass?e dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin; les autres ?taient pass?s devant, j'?tais rest? derri?re, avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement; mais tout cela est peu de chose. Qu'importe? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agr?able sur ma route et dans ma m?moire. Elle a un son de voix qui ressemble ? celui d'?lisabeth, dont le souvenir commence ? s'effacer.

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