Read Ebook: Journal de Eugène Delacroix Tome 1 (de 3) 1823-1850 by Delacroix Eug Ne Flat Paul Editor Piot Ren Editor
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Ebook has 1310 lines and 141803 words, and 27 pages
JOURNAL
TOME PREMIER
PR?C?D? D'UNE ?TUDE SUR LE MAITRE
PAR M. PAUL FLAT
NOTES ET ?CLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET REN? PIOT
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie IMPRIMEURS-?DITEURS
Commenc? en 1823 par un jeune homme de vingt-deux ans, dans la fi?vre d'une vie ardente et tourment?e, ce Journal a d'abord l'allure rapide et quelque peu d?cousue; ? mesure que les ann?es s'avancent, le sang s'apaise, l'esprit se m?rit et s'?l?ve, l'exp?rience na?t, l'horizon s'?largit, le style se pr?cise et les aper?us succincts du d?but font place peu ? peu ? de v?ritables morceaux litt?raires.
Ces notes qui n'?taient pas destin?es ? voir le jour et qui embrassent une p?riode de plus de quarante ann?es, se trouvent consign?es sur une s?rie de petits cahiers, de calepins et d'agendas portant chacun sa date.
L'existence de ce Journal ?tait connue: des copies en furent prises; ? la mort de Delacroix, elles demeur?rent entre les mains de l'?l?ve le plus fid?le, du v?ritable disciple du ma?tre, le peintre Pierre Andrieu, ? qui nous devons rendre ici un sinc?re hommage. La v?n?ration d'Andrieu pour Delacroix avait rev?tu le caract?re d'une v?ritable religion: d?positaire de la pens?e du grand peintre, il r?solut de la garder pour lui seul, et, tant qu'il v?cut, il se refusa ? publier ces pages qu'il relisait sans cesse.
Pierre Andrieu est mort l'an dernier. Sa veuve et sa fille n'ont pas cru devoir priver plus longtemps le public d'un document si pr?cieux pour l'histoire de l'art, et elles nous ont confi? la mission de le mettre au jour.
La publication actuelle est donc faite d'apr?s les papiers remis ? Pierre Andrieu. Mais pour ?carter toute critique, ?viter toute erreur et assurer ? la pens?e de l'?crivain toute son exactitude et toute son autorit?, les ?diteurs ont pens? qu'il ?tait indispensable de contr?ler ces notes, page par page, sur les manuscrits originaux. Le petit-neveu du grand peintre, M. de Verninac, s?nateur du Lot, avec une bonne gr?ce et une courtoisie dont nous ne saurions trop le remercier, nous a permis de faire ce travail de v?rification sur les originaux eux-m?mes, qu'il a bien voulu nous communiquer.
Nous avons fait ?galement appel au souvenir des anciens amis, des ?l?ves et des admirateurs de Delacroix; tous se sont empress?s de mettre ? notre disposition les renseignements et les documents qu'ils pouvaient poss?der. En nous accordant leur bienveillant concours, Mme Riesener, M. le marquis de Chennevi?res, MM. Robaut, Faure, Paul Colin, Maurice Tourneux, Monval, Bornot, le commandant Campagnac, nous ont aid?s dans notre t?che, et c'est un devoir pour nous d'inscrire leurs noms en t?te de cette publication.
Pendant plus d'un demi-si?cle, Delacroix a ?t? m?l? au mouvement intellectuel de son temps. Il a connu tous les hommes illustres de la monarchie de Juillet, de la R?publique de 1848 et du second Empire. Si l'on excepte quelques compagnons de jeunesse et d'atelier, dont l'amiti? est rest?e fid?le ? Delacroix jusqu'? la fin, mais dont la notori?t? s'est effac?e depuis longtemps, on trouvera inscrits dans ce Journal les noms de la plupart de ceux qui, ? un titre quelconque, ont marqu? leur place dans le monde des arts, de la litt?rature et de la politique.
A ce point de vue, on peut donc dire que le Journal de Delacroix est en m?me temps l'histoire d'une ?poque.
E. PLON, NOURRIT ET Cie
Delacroix ?crit au cours de son Journal: <
Il est une double mani?re pour un homme ?minent de faire ses confidences ? ceux qui viendront apr?s lui: r?diger des M?moires ou laisser un Journal. Les M?moires offrent ceci de particulier qu'ils sont compos?s d'ordinaire vers la fin d'une carri?re ou du moins dans la pl?nitude des forces intellectuelles, lorsque d?j? l'?crivain a atteint un ?ge assez avanc? pour pouvoir embrasser une longue p?riode de sa vie pass?e et pour avoir acquis, ne f?t-ce que vis-?-vis de lui-m?me, l'autorit? n?cessaire ? ce genre de travail. C'est ? la fois leur avantage et leur inconv?nient: leur avantage d'abord, parce qu'ils pr?sentent un ensemble soutenu, et, comme tout ouvrage subordonn? ? un plan, se font lire plus facilement, jusqu'au point o? la lassitude commence ? envahir l'?crivain; leur inconv?nient enfin, parce qu'ayant ?t? r?dig?s avec une pens?e bien arr?t?e de publication et n'?tant en somme la plupart du temps qu'une biographie de leur auteur pr?par?e par lui-m?me, il y a tout ? parier qu'il n'y est point sinc?re en ce qui le concerne. Ce sont pr?cis?ment les avantages et les inconv?nients oppos?s qui caract?risent un Journal: la monotonie in?vitable, cons?quence de sa forme m?me, l'absence forc?e de composition, le laisser-aller inh?rent au genre, d'autant plus sensible que l'?crivain a ?t? plus ?loign? de toute arri?re-pens?e de publication, voil? des objections capitales pour certains esprits qui dans un livre prisent avant toute qualit? l'ordre et la m?thode. Est-il besoin d'ajouter qu'au regard du biographe, ces d?fauts, en admettant qu'il les reconnaisse pour tels, sont des motifs de s'int?resser ? des pages dans lesquelles il cherchera de pr?f?rence, sinon exclusivement, la signification psychologique et l'affirmation d'une intense personnalit??
Nous ne pouvons passer sous silence l'hypoth?se suivant laquelle Eug?ne Delacroix serait le fils naturel du prince de Talleyrand. On sait comment se forment ces sortes de l?gendes, comment, avec le temps, elles prennent peu ? peu de la consistance, et, n?es d'un simple rapprochement ing?nieux, finissent par acqu?rir un v?ritable cr?dit: l'esprit humain est ainsi fait qu'il adopte une croyance non point tant ? raison de la valeur ou du nombre des arguments qu'on lui pr?sente en sa faveur, qu'? raison de l'ing?niosit?, de la s?duction plus ou moins grande qu'elle offre par elle-m?me: il n'est donc pas surprenant que la r?union de ces deux noms: Talleyrand Delacroix ait trouv? un certain cr?dit. L'?loignement du p?re de Delacroix, ? l'?poque de la naissance de l'artiste, les relations qui existaient entre la famille et le prince de Talleyrand, ce fait que Charles Delacroix, aussit?t apr?s avoir quitt? le minist?re des Affaires ?trang?res, fut envoy? en Hollande pour y repr?senter la France, enfin et surtout une pr?tendue ressemblance entre le peintre et le prince de Talleyrand, autant de causes qui, se surajoutant, se soudant les unes aux autres, amen?rent certains esprits ? cette conviction intime qu'Eug?ne Delacroix ?tait le fils naturel du grand diplomate: c'est ainsi que s'?tablissent la plupart des l?gendes, r?sultats d'ing?nieuses hypoth?ses, qui, envisag?es isol?, ne reposent sur aucune base solide, et dont le groupement seul fait la force; pourtant, ? le bien prendre, elles ne peuvent avoir pour un esprit s?rieux d'autre valeur que leur valeur individuelle, et c'est en les examinant s?par?ment qu'il convient de les juger. Or il est une chose s?re, c'est que pas un de ces arguments n'offre un caract?re de cr?ance suffisant pour qu'on en tire une preuve. Sans aller aussi loin que M. Maxime du Camp, qui repousse avec indignation cette id?e d'une filiation ill?gitime, et, se posant en v?ritable champion de l'honneur de la famille, pr?sente encore moins d'autorit? dans ses n?gations que les partisans de la descendance naturelle dans leurs ing?nieuses all?gations, sans dire comme lui <
Les dispositions artistiques de Delacroix se manifest?rent de tr?s bonne heure; si l'on en croit ses notes m?mes, il ?tait aussi bien dou? pour la musique que pour le dessin. Il raconte qu'? l'?poque o? son p?re ?tait pr?fet de Bordeaux, il avait ?tonn? le professeur de musique de sa soeur par la pr?cocit? de ses aptitudes. Tout jeune encore, ? neuf ans, il fut mis au lyc?e Louis-le-Grand. Il ne para?t pas qu'il y ait ?t? un ?l?ve remarquable: il appartenait ? cette classe d'esprits qui doivent se former seuls, vivent, bien qu'enfants, d?j? repli?s sur eux-m?mes, ch?rissent l'isolement, et attendent l'appel int?rieur de la vocation. Philar?te Chasles, qui fut son camarade de coll?ge, nous a laiss? dans ses M?moires un portrait physique et moral d'Eug?ne Delacroix: l'?tranget? de sa physionomie, ce quelque chose de bizarre et d'inqui?tant qui marque d'un signe certain les destin?es sup?rieures, avait frapp? son attention d'observateur, et lui avait permis de le distinguer dans la masse des intelligences vulgaires qui l'entouraient: il avait not? ses aptitudes extraordinaires pour le dessin: <
<
Un de ses biographes s'est demand? avec candeur pourquoi Delacroix se fit peintre, et apr?s avoir examin? successivement les diff?rentes carri?res qu'il aurait pu choisir, les emplois publics, l'industrie, le commerce, pour lesquels il lui semblait ?videmment mal pr?par?, en vient ? cette conclusion <
Si nous nous posons sur Delacroix la question que Sainte-Beuve consid?rait comme indispensable de r?soudre dans l'?tude biographique et critique d'un homme ?minent: <
On a dit que Delacroix avait r?serv? toute sa puissance d'affection pour le sentiment d'amiti?. L'expression nous para?t singuli?rement exag?r?e. Qu'on n'aille pas s'imaginer, d'ailleurs, que nous nous le repr?sentions incapable d'en go?ter dans leur pl?nitude les d?licates jouissances. La v?rit? est que l'amiti? ne s'offrit jamais ? lui sous une forme et avec un caract?re enti?rement dignes de lui. On a beaucoup parl? des amis dont le nom revient souvent dans sa correspondance: Guillemardet, Soulier, Pierret, Leblond. Ils ne pouvaient satisfaire qu'une part de sa nature, la part affective; quant aux besoins intellectuels, ils demeur?rent impuissants ? y r?pondre; or, chez des intelligences compl?tes comme celle de Delacroix, il ne peut exister de sentiment d'amiti? complet que celui qui correspond ? toutes les exigences de l'?tre. Nous inscrivions tout ? l'heure le nom de Flaubert; Delacroix n'eut pas, pr?cis?ment comme celui-ci, la rare fortune de rencontrer dans sa premi?re jeunesse un de ces esprits, je ne dis pas ?gal au sien, mais v?ritablement fr?re du sien, tel que Flaubert les trouva en Bouilhet et Lepoittevin. Et ce n'est pas une conjecture que nous faisons ici; il y a un passage du Journal qui ne laisse aucun doute ? cet ?gard: <
Se d?fiant de lui-m?me, Delacroix se d?fiait aussi des autres et prenait ? leur ?gard des r?solutions dict?es par la plus sage prudence. Il avait reconnu sans doute, en en faisant l'exp?rience lors des enthousiasmes irr?fl?chis de la premi?re jeunesse, le danger de s'abandonner ? la spontan?it? d'une nature trop ardente en pr?sence de tiers qui demeureront toujours impuissants ? la comprendre et n'y verront le plus souvent que bizarre excentricit?. On a dit qu'une des grandes pr?occupations de sa vie avait ?t? de <
Sa vie fut tout int?rieure, comme celle des <
Je ne sais plus quel ?crivain, arriv? au fa?te de la r?putation, et jetant un regard en arri?re sur sa vie, souhaitait pour ses fils une destin?e diff?rente. Si Delacroix avait ?t? contraint ? de semblables pr?occupations, il e?t probablement formul? un voeu analogue. Tout compte fait, nous pla?ant non pas tant au point de vue de la qualit? que de la somme de bonheur possible, il est ?vident que l'existence de l'homme ordinaire offre plus de garanties que celle de l'homme sup?rieur. Delacroix en fut un jour frapp?, dans les premiers temps de sa carri?re, et ne put s'emp?cher de noter l'observation sur son Journal: <
Il semble m?me, quand il touche ? ces questions, qu'il soit un pr?curseur et qu'il ?crive pour notre temps. Il eut sans doute ? subir, dans les r?unions qu'il fr?quentait, dans ses causeries intimes avec George Sand, de longues et fastidieuses dissertations sur le probl?me social; nous en trouvons la trace dans ses notes journali?res. Le r?ve d'?galit? qui, avec celui du progr?s ind?fini, hantait ces cervelles de travers, ne le trouvait pas plus indulgent; au lieu du progr?s, c'est la d?g?n?rescence qu'il constate, comme r?sultat de ces pr?tendus perfectionnements. Cette conception si haute et si philosophique de la soci?t? le conduit ? ?tudier la question de la <
Ces immortelles duperies sur lesquelles vit la soci?t? et qui font le succ?s de ceux qui savent ? point les exploiter, l'am?nent ? examiner les conditions ?l?mentaires de la vie heureuse. Partant de cette id?e que l'homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens r?els, Delacroix en revient aux principes de sagesse de la philosophie antique, renouvel?s par les sages des temps modernes, c'est-?-dire ? l'acceptation des conditions de vie telles qu'elles nous sont impos?es: d'une part, d?veloppement de notre ?tre en conformit? avec ses tendances, ce qui n'est autre chose que la doctrine de Goethe; de l'autre, r?signation aux n?cessit?s in?luctables qui ?tablissent les lois de la vie comme celles de la mort, <
Esprit g?n?ralisateur, Delacroix fut ?galement <
De telles paroles sont la condamnation m?me des principes absolus en mati?re esth?tique, de m?me que cette id?e ?mise plus loin: <
Delacroix n'aimait pas les ?coles, avons-nous dit, car il les jugeait impuissantes ? former de v?ritables artistes: il ne faisait en cela qu'insister sur une conviction intime et g?n?raliser son cas. Il parlait en homme de g?nie qui ne con?oit pas d'autre ?ducateur que lui-m?me et le d?veloppement normal d'une intense personnalit?. A toute grande manifestation artistique, quelque degr? de raffinement qu'elle atteigne dans son expression, il estimait que la puissance du sentiment et la spontan?it? devaient toujours pr?sider; point d'oeuvre d'art digne de ce nom qui ne d?rive en derni?re analyse de cette double origine. Tout le reste est ? ses yeux pur m?tier, ou, si vous aimez mieux, rh?torique. La rh?torique, il la trouvait partout, non pas seulement dans les livres o? elle diff?rencie les gens de lettres et ceux qui ?crivent parce qu'ils ont quelque chose ? dire, mais encore dans la peinture, o? elle remplace l'imagination du dessin et de la couleur par la reproduction servile de la nature; dans la musique enfin, o? elle remplace les id?es par des combinaisons d'harmonie plus ou moins habiles. C'est elle qui, d'une fa?on g?n?rale, se substitue ? l'imagination chez les artistes d?nu?s d'invention, c'est elle qui conduit ? la <
Jusqu'ici nous n'avons examin? que des principes d'esth?tique g?n?rale; nous devons en venir maintenant ? l'?tude de l'esth?tique sp?ciale de Delacroix en mati?re de peinture. Il est toujours int?ressant d'entendre un artiste parler de son art et faire au public la confidence de ses pens?es; cela est en tout cas singuli?rement r?v?lateur de l'esprit dans lequel il le pratique, des tendances qu'il y apporte, de la largeur ou de l'?troitesse de vues qu'il y manifeste. Lorsque cet artiste est un Fromentin, on reconna?t ais?ment ? la fa?on dont il en parle, au parti pris de composition litt?raire et d'ordonnance classique toujours saillant jusqu'en ses moindres analyses, une intelligence fine et distingu?e, merveilleusement apte ? comprendre certains talents d'ordre moyen comme Van Dyck ou certaines faces d'un talent sup?rieur comme celui de Rubens, mais mal pr?par? ? p?n?trer le g?nie myst?rieux et souverain d'un Rembrandt; m?me dans ses appr?ciations techniques, le litt?rateur perce toujours chez lui, et l'on est forc? de conclure qu'il est plus ?crivain que peintre. Quand cet artiste est un Couture, on peut trouver chez lui des recettes de m?tier, un souci constant de la technique, de pr?cieux conseils pour les sp?cialistes; en revanche, d?s qu'il tente de s'?lever ? des pr?occupations plus hautes, d?s qu'il aborde ce que Delacroix appelait la partie <
?coutez-le quand il parle de la composition d'un tableau, de l'art de <
A la suite de cette th?orie, comme cons?quence imm?diate, nous trouvons celle des <
Delacroix se trouve ainsi conduit ? examiner la question de l' <
Ce qui s'impose toujours ? lui, on le voit, c'est le souci de la composition, c'est la pr?dominance de l'id?e sur l'ex?cution, c'est la pr?pond?rance de la personnalit? de l'artiste qui doit s'affirmer dans toutes ses oeuvres, m?me dans celles qui au premier abord paraissent une reproduction fid?le de la nature; peut-?tre m?me serait-il exact de dire qu'elle doit s'affirmer d'autant mieux que le genre trait? est plus proche de la nature. Delacroix pensait bien ainsi, et il ?met cette id?e dans les observations qu'il pr?sente sur le <
M?me en dehors de son art, Delacroix aimait ? syst?matiser, ? coordonner les pens?es ma?tresses que l'observation faisait na?tre en lui: l'esprit est un, en effet, et, semblable ? un instrument d'optique complexe et fid?le, refl?te avec des propri?t?s identiques les diff?rents objets qui lui sont pr?sent?s. Les motifs qui l'avaient amen? ? examiner la peinture isol?ment, le poussent ? l'envisager dans ses rapports avec les autres arts; il l'analyse comme moyen d'expression du sentiment, ind?pendamment de toute application pratique; il y ?tait forc?ment conduit, et par la pente naturelle de son esprit et par sa culture m?me qui s'?tendait, on le sait, ? toutes les manifestations du Beau; ?galement curieux de litt?rature, de musique, d'art dramatique, il se r?v?le bien dans son Journal l'intelligence la plus ouverte, la plus avide de jouissances qui ait jamais paru, car on trouverait difficilement, m?me dans la p?riode de sa vie la plus absorb?e par les grands travaux d?coratifs, une semaine enti?re o? ne f?t point not?e quelque r?flexion venue ? la suite de lectures, de repr?sentations dramatiques ou d'auditions musicales. La po?sie, tout d'abord: il y revient sans cesse, comme ? la salutaire auxiliatrice de ses travaux, ? la source vivifiante o? il va puiser ses inspirations; les lecteurs du Journal verront, dans l'immense quantit? de projets qu'il a not?s, l'assiduit? de ses fr?quentations po?tiques; de ces projets, il en ex?cuta un grand nombre: il e?t fallu la vie de dix peintres pour les ex?cuter tous. A maintes reprises il ?met le regret de n'?tre pas n? po?te, apr?s avoir compar? dans leur puissance expressive les arts qui se meuvent dans le temps ? ceux qui, comme la peinture, produisent une impression d'un bloc et simultan?ment. Delacroix en profite pour marquer la n?cessit? de bien comprendre les limites des diff?rents arts: <
Attentif ? toutes les productions de son ?poque, Delacroix avait assist? au d?veloppement de la forme romanesque, sans enthousiasme, il faut le dire. Il reprochait au roman moderne de s'appuyer sur de faux principes d'esth?tique, d'abuser des descriptions de lieux, de costumes, de ne pas assez tenir compte de la psychologie des personnages. Ces objections qui se justifiaient pleinement quand il les adressait ? des ?crivains comme George Sand et Dumas, il eut le tort de les g?n?raliser, et cela le rendit injuste ? l'?gard de Balzac, dont il ne comprit jamais le puissant g?nie. ? vrai dire, le genre du roman n'?tait pas fait pour lui plaire: il est superflu d'en d?duire les raisons. En revanche, l'art dramatique le prenait tout entier et faisait vibrer ses fibres les plus d?licates. Ceux qui ont lu sa correspondance ont pu remarquer que, lors de son voyage ? Londres, son admiration se partagea entre les peintures de l'?cole anglaise, pour laquelle il avait une pr?dilection particuli?re, et les repr?sentations de Shakespeare, qu'il suivait assid?ment. Le Journal ne nous apprend rien de nouveau en montrant avec quelle ardeur il lisait son th??tre; mais il ?claire d'une lumi?re singuli?rement r?v?latrice une des faces de son esprit sur laquelle nous avons insist? d?j? ? propos du romantisme, en d?couvrant son admiration pour notre th??tre fran?ais du dix-septi?me si?cle, admiration qui le pousse ? mettre en parall?le le syst?me dramatique de Racine et celui de Shakespeare. Ici encore il faudra beaucoup rabattre des opinions erron?es que les partisans du romantisme avaient contribu? ? r?pandre sur lui, car on y verra, non sans surprise, la d?monstration de ses tendances classiques.
Delacroix voyagea peu, ou du moins ne s?journa gu?re dans les pays qu'il visita. Si l'on excepte l'excursion au Maroc qui devait avoir une influence consid?rable sur son talent, il ne para?t pas qu'il soit demeur? longtemps dans les villes d'art qu'il traversa. Ainsi, ? son retour du Maroc en 1832, il voit les mus?es de S?ville, mais c'est ? peine s'il y reste; en tout cas, il ne songe pas ? s'y arr?ter pour copier les ma?tres. En 1850, apr?s de longues h?sitations, il se d?cide ? partir en Belgique: il visite Bruxelles, Anvers, Malines, Coblentz, Cologne, puis revient ? Bruxelles et de l? rentre ? Paris. Il ne pousse m?me pas jusqu'en Hollande et para?t impatient de reprendre ses travaux. Un s?jour qui semble lui avoir ?t? particuli?rement agr?able fut celui qu'il fit ? Londres en 1825; mais il ?tait dans les premi?res ann?es de sa carri?re de peintre, et n'avait pas encore cet imp?rieux besoin de production ininterrompue qui caract?rise l'?poque de sa maturit?. Le pays qu'il regretta toujours de n'avoir pas vu, c'est l'Italie. A son ami Soulier qui se trouvait ? Florence en 1821, il ?crivait pour lui dire qu'il enviait son bonheur; mais comme il avait renonc? ? <
Dans les jugements qu'il porte sur les peintres fameux de la Renaissance, et bien que ces jugements se ressentent souvent de l'incompl?te connaissance qu'il en eut, Delacroix est toujours cons?quent avec les principes d'esth?tique expos?s plus haut. On remarquera que pour certains son opinion se modifia avec l'?ge, et subit l'influence de son ?ducation personnelle: la chose est frappante en ce qui concerne Michel-Ange et Titien. Les id?es de Delacroix sur ces deux artistes diff?rent compl?tement ? vingt ann?es de distance, suivant que l'on consulte les premiers ou les derniers cahiers du Journal; cela tient ? ce qu'il ne vit de leur oeuvre que des exemplaires insuffisants pour les juger <
De m?me pour Rembrandt, dont il devait p?n?trer le g?nie myst?rieux mieux qu'aucun peintre de son temps. Il ch?rissait en lui le sens dramatique des choses, l'intuition profonde des ?mes, cette ?trange et douloureuse compr?hension de la vie, par laquelle le grand artiste nous fait vibrer jusqu'aux profondeurs de notre ?tre. Dans une page de l'ann?e 1851, que Delacroix n'e?t sans doute pas, ? cette ?poque, livr?e ? la publicit?, car il en comprenait la port?e r?volutionnaire, il compare Rapha?l et Rembrandt, et confie ? son Journal le secret de ses pr?f?rences: <
Les ma?tres v?nitiens furent toujours chers ? Delacroix. Ici encore il lui manqua de ne pas les avoir vus chez eux, d'autant mieux qu'il n'existe pas d'?cole tenant par des racines plus profondes au milieu d'o? elle sortit, s'expliquant plus compl?tement par ce milieu. S'il les avait ?tudi?s ? Venise, il est probable que ses opinions ? leur ?gard eussent ?t? modifi?es en certains points. Titien est celui sur lequel il insiste le plus volontiers; de tous les V?nitiens il est d'ailleurs celui qu'on peut le mieux conna?tre en dehors de Venise. V?ron?se eut la plus salutaire et la plus constante influence sur le d?veloppement de son talent de coloriste. Delacroix allait l'?tudier au Louvre, ne se lassant pas d'interroger ses oeuvres dans lesquelles il cherchait ? d?couvrir les secrets de la technique picturale. Le nom de V?ron?se revient constamment dans le Journal, quand il parle de son m?tier, et c'est en s'appuyant sur ses exemples qu'il pr?sente une d?fense en r?gle de la couleur; en r?alit?, c'est sa propre cause qu'il soutient; pour en bien comprendre l'importance, il faut se rappeler les attaques qu'il avait eu ? supporter, la pr?pond?rance que l'?cole d'Ingres attribuait au dessin, les reproches que vingt ann?es durant on avait adress?s ? Delacroix de m?conna?tre le r?le de la ligne et d'avoir uniquement recours au moyen <
Nous arrivons au point le plus d?licat du Journal, ? celui sur lequel la curiosit? du lecteur se porte toujours avidement dans des publications de cet ordre: les jugements sur les contemporains. Ils le savent bien et connaissent le parti qu'on en peut tirer, les ?crivains qui, se souciant uniquement de bruit et de r?clame, exploitent avec opini?tret? cette tendance. Nous en avons eu des exemples fameux, r?cemment encore dans la publication d'un journal o? il resterait sans doute assez peu de chose, si l'on en retranchait ce qui n'y devrait pas ?tre. Dans l'oeuvre qui nous occupe, disons-le bien haut pour la plus grande gloire de son auteur, il ne saurait ?tre question de pr?occupations semblables. Ceux qui y chercheraient, sur les hommes c?l?bres de son temps, des r?v?lations intimes dict?es ? Delacroix par un parti pris de d?nigrement, risqueraient fort d'?tre d??us. Non que l'artiste ait ?t? d?pourvu de cette lucidit? d'analyse, de cette p?n?tration critique qui perce ? jour les faiblesses communes ? tous les hommes ?minents; non qu'il se soit jamais d?parti de cette ind?pendance sans laquelle il n'est pas d'esprit sup?rieur. Nous l'avons d?j? dit, et nous ne pouvons assez le r?p?ter, l'int?r?t de ces notes journali?res est dans leur sinc?rit?; on y d?couvre certaines faces de l'esprit du ma?tre, certaines pr?f?rences et certaines antipathies qui sans elles seraient demeur?es inconnues; il s'y trouve donc des jugements s?v?res, mordants quelquefois, mettant ? nu les parties faibles d'un talent ou d'un caract?re; mais la raison comme le bon go?t s'y manifestent toujours et viennent att?nuer ce que la passion exclusive pourrait avoir de trop ardent.
Presque tous les artistes c?l?bres de l'?poque sont jug?s dans le Journal de Delacroix. Nommons, pour n'en citer que quelques-uns, Charlet, G?ricault, Gros, Girodet, Ingres, Delaroche, Flandrin, Couture, Corot, Rousseau, Chenavard, Meissonier, Gudin, Courbet, Millet, Decamps. Lorsque Delacroix est en pr?sence d'un temp?rament de peintre directement hostile au sien, on s'en aper?oit d?s l'abord, car il ne cache pas son impression: Delaroche, par exemple. Il ne pouvait supporter ni sa m?thode de composition, ni sa couleur, faite, comme disait Th. Gautier, <
Pour en revenir au romantisme, il est au moins piquant de conna?tre son jugement sur les chefs incontest?s d'un mouvement artistique auquel l'opinion publique le rattachait obstin?ment, car ce jugement est singuli?rement significatif, s'il n'est pas ?quitable. Mais en fait, peut-on parler ici de justice ou d'injustice, quand il ne doit s'agir que de la manifestation d'une personnalit? tr?s tranch?e et d'opinions cadrant avec cette personnalit?? Il n'aimait pas le g?nie de Victor Hugo, qu'il trouvait incorrect. L'extraordinaire puissance de verbe du po?te ne lui faisait pas pardonner son exub?rance; entre eux d'ailleurs il y eut compl?te r?ciprocit? d'antipathie: Victor Hugo ne comprit jamais le genre de beaut? propre aux conceptions de Delacroix. La cause n'en est-elle pas que l'un fut toujours un grand po?te en peinture, tandis que l'autre demeure le plus vigoureux peintre, le plus hardi sculpteur que nous avons en po?sie? Les hardiesses de Berlioz dans le domaine symphonique lui furent ?galement insupportables; on ne manquera pas de dire qu'il en faut chercher la raison dans une ?ducation musicale exclusivement italienne; nous ne le pensons pas, et s'il ne suffit point, pour ?tablir le contraire, de rappeler le passage de cette ?tude dans lequel nous notions ses pr?f?rences et ses antipathies musicales, nous ajouterons que son admiration fut sans r?serve ? l'?gard d'un compositeur tout aussi original que Berlioz, d un g?nie tout aussi inventif, quoique dans un genre diff?rent: Chopin. On trouvera dans ses jugements sur les autres contemporains: Lamartine, G. Sand, Dumas, Th. Gautier, et tant d'autres moins c?l?bres, l'affirmation de ses go?ts esth?tiques: nous ne pouvons nous ?tendre sur ce sujet; contentons-nous de rappeler, pour conclure, cette id?e pr?c?demment ?mise, ? savoir que Delacroix s'y manifeste comme un esprit d'allure plut?t classique.
En somme, et si l'on tente de r?sumer l'impression ma?tresse qui se d?gage de cette ?tude, si l'on s'efforce d'embrasser d'une vue d'ensemble les ?l?ments fragmentaires de cette grande intelligence, telle qu'elle appara?t dans l'oeuvre offerte au public, on doit penser que, loin d'?tre nuisible ? la gloire de l'artiste, comme si souvent il arrive, une telle oeuvre ne saurait que lui profiter, en ?clairant d'une lumi?re compl?te les traits saillants de son g?nie. L'homme s'y r?v?le ce que lui-m?me ambitionnait d'?tre: discret dans ses allures, r?serv? dans ses rapports, subordonnant sa conduite ? des principes de sage prudence que sa nature ne lui e?t pas inspir?s, mais dont l'exp?rience de la vie lui avait d?montr? la n?cessit?, et dans lesquels les envieux seuls ont pu voir un indice de s?cheresse d'?me. Le penseur s'y montre avec la complexit? de ses tendances, l'universalit? de ses vues, son admirable aptitude ? tout comprendre et ? tout go?ter de ce qui touche au domaine de l'esprit. L'artiste enfin, si grand qu'il nous soit d?j? connu, en sort plus grand encore. En le suivant depuis l'origine de sa carri?re jusqu'? sa mort, nous le voyons ch?rissant son art d'un amour fanatique, ob?issant au seul mobile d'une destin?e glorieuse, incapable de ces compromissions, fr?quentes m?me chez les hommes de talent, et qui marquent leurs oeuvres d'une tare souvent irr?m?diable! Sans doute il eut des faiblesses: les plus illustres n'en sont pas exempts; mais elles n'?taient pas de nature ? influer sur son g?nie et sur son oeuvre: il ne fut pas insensible aux honneurs, et, quand il les ambitionna, dut se soumettre ? des d?marches quelque peu g?nantes vis-?-vis de peintres dont il ne pouvait appr?cier le talent. Qu'importe, apr?s tout? Ce sont l? bien petites choses quand il s'agit d'un si ?minent esprit. Il demeurera l'un de nos plus glorieux artistes, ? n'en pas douter le plus grand peintre de ce si?cle, disons mieux, un des plus grands peintres qui aient jamais paru, un de ces anneaux imbrisables qui constituent la cha?ne immortelle de l'Art!
Paul FLAT.
Je suis chez mon fr?re; il est neuf heures ou dix heures du soir qui viennent de sonner ? l'horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour t?cher de me recueillir; mais quoique je sois heureux aujourd'hui, je ne retrouve pas les sensations d'hier soir... C'?tait pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon fr?re, j'ai go?t? des heures d?licieuses. Apr?s avoir ?t? reconduire des voisins qui avaient d?n? et fait le tour de l'?tang, nous rentr?mes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j'ai apport?s avec moi: la vue de ce grand dessin m'a profond?ment ?mu et m'a dispos? ? de favorables ?motions. La lune, s'?tant lev?e toute grande et rousse dans un ciel pur, s'?leva peu ? peu entre les arbres. Au milieu de ma r?verie et pendant que mon fr?re me parlait d'amour, j'entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon coeur; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n'est point v?ritablement jolie; mais elle a un grain de ce que Rapha?l sentait si bien; ses bras purs comme du bronze et d'une forme en m?me temps d?licate et robuste. Cette figure, qui n'est v?ritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, m?lange enchanteur de volupt? et d'honn?tet?... de fille..., comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous ?tions ? table au dessert: c'?tait dimanche. Quoique je ne l'aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-l?, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, ? propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouill?rent et firent baisser de c?t? ses yeux qui trahissaient de l'?motion; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix; car, en r?pondant des choses indiff?rentes, elle ?tait un peu alt?r?e et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c'est ce soir-l? que je l'ai embrass?e dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin; les autres ?taient pass?s devant, j'?tais rest? derri?re, avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement; mais tout cela est peu de chose. Qu'importe? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agr?able sur ma route et dans ma m?moire. Elle a un son de voix qui ressemble ? celui d'?lisabeth, dont le souvenir commence ? s'effacer.
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