Read Ebook: Journal de Eugène Delacroix Tome 1 (de 3) 1823-1850 by Delacroix Eug Ne Flat Paul Editor Piot Ren Editor
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Ebook has 1310 lines and 141803 words, and 27 pages
Je suis chez mon fr?re; il est neuf heures ou dix heures du soir qui viennent de sonner ? l'horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour t?cher de me recueillir; mais quoique je sois heureux aujourd'hui, je ne retrouve pas les sensations d'hier soir... C'?tait pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon fr?re, j'ai go?t? des heures d?licieuses. Apr?s avoir ?t? reconduire des voisins qui avaient d?n? et fait le tour de l'?tang, nous rentr?mes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j'ai apport?s avec moi: la vue de ce grand dessin m'a profond?ment ?mu et m'a dispos? ? de favorables ?motions. La lune, s'?tant lev?e toute grande et rousse dans un ciel pur, s'?leva peu ? peu entre les arbres. Au milieu de ma r?verie et pendant que mon fr?re me parlait d'amour, j'entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon coeur; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n'est point v?ritablement jolie; mais elle a un grain de ce que Rapha?l sentait si bien; ses bras purs comme du bronze et d'une forme en m?me temps d?licate et robuste. Cette figure, qui n'est v?ritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, m?lange enchanteur de volupt? et d'honn?tet?... de fille..., comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous ?tions ? table au dessert: c'?tait dimanche. Quoique je ne l'aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-l?, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, ? propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouill?rent et firent baisser de c?t? ses yeux qui trahissaient de l'?motion; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix; car, en r?pondant des choses indiff?rentes, elle ?tait un peu alt?r?e et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c'est ce soir-l? que je l'ai embrass?e dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin; les autres ?taient pass?s devant, j'?tais rest? derri?re, avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement; mais tout cela est peu de chose. Qu'importe? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agr?able sur ma route et dans ma m?moire. Elle a un son de voix qui ressemble ? celui d'?lisabeth, dont le souvenir commence ? s'effacer.
--J'ai re?u dimanche une lettre de F?lix , dans laquelle il m'annonce que mon tableau a ?t? mis au Luxembourg . Aujourd'hui mardi, j'en suis encore fort occup?; j'avoue que cela me fait un grand bien et que cette id?e, quand elle me revient, colore bien agr?ablement mes journ?es. C'est l'id?e dominante du moment et qui a activ? le d?sir de retourner ? Paris, o? je ne trouverai probablement que de l'envie d?guis?e, de la sati?t? bient?t de ce qui fait mon triomphe ? pr?sent, mais point une Lisette comme celle d'ici, ni la paix et le clair de lune que j'y respire.
Pour en revenir ? mes plaisirs d'hier lundi soir, je n'ai pu r?sister ? consacrer le souvenir de cette douce soir?e par un dessin, que j'ai fait dans mon album, de la simple vue que j'avais, du banc o? je me suis si bien trouv?. J'esp?re remonter le plus que je pourrai ? mes id?es et ? mes jouissances int?rieures..., mais au nom de Dieu, que je continue!--Me rappeler les id?es que j'ai eues sur ce que je veux faire ? Paris en arrivant pour m'occuper, et sur les id?es qui me sont venues pour des sujets de tableaux.
Je d?sire vivement n'y plus penser. Quoique je n'en sois pas amoureux, je suis indign? et d?sire plut?t qu'elle en ait des regrets. Dans ce moment o? j'?cris, je voudrais exprimer mon d?pit. Je me proposais auparavant de l'aller voir laver demain. C?derai-je ? mon d?sir? Mais d?s lors, tout n'est donc pas fini, et je serais assez l?che pour revenir? J'esp?re et d?sire que non.
--Caus? tard avec mon fr?re.
L'anecdote du capitaine de vaisseau Roquebert qui se fait clouer sur une planche et jeter ? la mer, bras et jambes emport?s: sujet ? transmettre et beau nom ? sauver de l'oubli.
Quand les Turcs trouvent les bless?s sur le champ de bataille ou m?me les prisonniers, ils leur disent: <
--Peu de chose remarquable, hier 4... C'?tait avant-hier l'anniversaire de la mort de ma bien-aim?e m?re... . C'est le jour o? j'ai commenc? mon journal. Que son ombre soit pr?sente, quand je l'?crirai, et que rien ne l'y fasse rougir de son fils!
--J'ai ?crit ce soir ? Philar?te .
--Cette id?e ne s'?tait jamais pr?sent?e ? moi comme hier, et elle m'a ?t? sugg?r?e par mon fr?re: nous venions de tuer un li?vre et, la fatigue disparue, nous en pr?mes occasion d'admirer combien le moral a d'influence sur le physique. Je citais le trait de l'Ath?nien qui expira en apprenant la victoire de Plat?e , des soldats fran?ais ? Malplaquet, et mille autres! C'est d'un grand poids en faveur de l'?l?vation de l'?me humaine, et je ne vois pas ce qu'on peut y r?pondre. Quelle exaltation les trompettes et surtout les tambours battant la charge!
<
J'ai pris ces jours-ci la r?solution d'aller chez M. Gros , et cette id?e m'occupe bien fortement et agr?ablement.
--Nous avons parl? ce soir de mon digne p?re... .
Me rappeler plus en d?tail les diff?rents traits de sa vie: mon p?re en Hollande, surpris dans un d?ner avec les directeurs par les conjur?s excit?s par le gouvernement lui-m?me; il harangue les soldats ivres et brutaux, sans la moindre ?motion. Un d'eux le met en joue, et le coup est d?tourn? par mon fr?re. Il leur parlait en fran?ais, ? ces brutaux de Hollandais. Le g?n?ral fran?ais, de connivence avec les insurg?s, veut lui donner une escorte; il r?pond qu'il refuse l'escorte des tra?tres.
L'op?ration --faisant d?jeuner auparavant ses amis et les m?decins, donnant l'ouvrage ? ses ouvriers. L'op?ration se fit en cinq temps. Il dit, apr?s le quatri?me: <
Je veux, l'ann?e prochaine, en revenant, copier ici le portrait de mon p?re.
--Un homme c?l?bre dit ? un fanfaron jeune et impertinent, qui se vantait de n'avoir jamais eu peur de rien: <
--Pense ? affermir tes principes.--Pense ? ton p?re et surmonte ta l?g?ret? naturelle; ne sois pas complaisant avec les gens ? conscience souple.
<
--J'ai re?u ce soir une lettre de Piron et de Pierret : j'ai pris subitement le parti de retourner ? Paris. Il me semble, en partant ainsi sans avoir le temps de me reconna?tre, que je ne go?terai pas assez d'avance le plaisir de revoir mes bons amis. Pierret, dans sa lettre, me parle de ce que F?lix m'avait touch? dans sa derni?re. Je me trouve calm? sur tous ces articles, et je m'abandonne un peu ? ce que m'am?neront les circonstances. Je ne puis d?cid?ment renoncer ? ma soeur, surtout lorsqu'elle est abandonn?e et malheureuse; je pense que je n'aurai rien de mieux ? faire que de confier ma position ? F?lix et de le prier de m'indiquer un homme de loi, honn?te avant tout, pour avoir l'oeil ? mes affaires et ? celles de mon fr?re.
--Je pars emportant des impressions p?nibles sur la situation de mon fr?re . Je suis libre et jeune, moi; lui si franc et loyal, et que le caract?re dont il est rev?tu devait placer au premier rang des hommes estimables, vit entour? de brutaux et de canailles... Cette femme a bon coeur, mais est-ce l? seulement ce qu'il devait esp?rer pour donner la paix ? la fin de sa carri?re agit?e? Henri Hugues m'a pr?sent? sa position d'une mani?re que j'avais toujours sentie ainsi, mais dont le sentiment s'?tait ?mouss? par l'habitude; je n'ose pr?voir qu'avec d?chirement l'avenir qui l'attend... Quelle triste chose que de ne pouvoir avouer sa compagne en pr?sence des gens bien n?s, ou d'?tre r?duit ? se faire de ce malheur une arme ? braver ce qu'il arrive ? nommer des pr?jug?s!... Il y a eu avant-hier une esp?ce de bal pr?c?d? d'un d?ner qui a mis en lumi?re ? mes yeux tout le d?sagr?ment de sa position.
Ce matin l'oncle Riesener et son fils Henry sont partis. Cette s?paration, qui doit cependant ?tre courte, m'a ?t? p?nible. Je me suis attach? ? Henry. Il est quelque peu ricaneur, d'une fa?on qui le fait juger peu favorablement au premier abord, mais c'est un honn?te homme. Hier soir, cette veille de s?paration, qui devait ?tre sensible surtout ? mon fr?re, nous avons d?n? tard et avec expansion. Avant-hier, jour de ce d?ner, je me suis raccommod? avec Lisette et ai dans? avec elle assez avant dans la nuit, me trouvant avec la femme de Charles, Lisette et Henry: j'ai ?prouv? de f?cheuses impressions. J'ai du respect pour les femmes; je ne pourrais dire ? des femmes des choses tout ? fait obsc?nes. Quelque id?e que j'aie de leur avachissement, je me fais rougir moi-m?me, quand je blesse cette pudeur dont le dehors au moins ne devrait pas les abandonner. Je crois, mon pauvre r?serv?, que ce n'est pas la bonne route pour r?ussir aupr?s d'elles...
Sortant de chez lui, j'ai rencontr? Champion , je l'ai revu avec un vrai plaisir; puis j'ai revu F?lix; nous nous sommes embrass?s bien tendrement.
Le soir au concours de l'acad?mie.
--J'ai fait mes adieux ? mon fr?re, le vendredi ? deux heures environ, pr?s du bourg de Louans. J'?tais tr?s ?mu, il l'?tait aussi. J'ai plus d'une fois tourn? la t?te; je me suis assis plus loin sur des bruy?res, l'?me remplie de sentiments divers. J'ai pass? une soir?e assez ennuyeuse ? Sorigny, en attendant la diligence, qui n'a pass? que fort tard.
Je lui ai expliqu? mes id?es sur le model?: elles lui ont fait plaisir.
Je lui ai montr? des croquis de Soulier .
J'avais ?t? le matin avec Fedel voir mon oncle Riesener, qui m'a invit? ? d?ner lundi prochain avec la famille. Je m'en promets du plaisir.
Nous avons ?t? tous trois et Rouget , que nous avons pris chez lui, voir d'abord les prix expos?s. Le torse et le tableau de Debay , ?l?ve de Gros, ?l?ve couronn?, m'ont d?go?t? de l'?cole de son ma?tre, et hier encore j'en avais envie!...
Mon oncle a paru touch? et charm? de mon tableau. Ils me conseillent d'aller seul, et je m'en sens aujourd'hui une grande envie.
Chose unique, qui m'a tracass? toute la journ?e, c'est que je pensais toujours ? l'habit que j'ai essay? le matin et qui allait mal; je regardais tous les habits dans les rues. Je suis entr? avec Fedel ? la s?ance de l'Institut, o? l'on a couronn? les prix. Je suis revenu en h?te d?ner et ai retrouv? ?douard.
--J'aime beaucoup Fedel. Je regrette qu'il ne travaille pas plus activement.
--Voir ? la poste pour ?tudier les chevaux.
J'ai vu Pierret le soir et j'ai pu appr?cier plus ? mon aise les charmes de sa jolie bonne.
J'ai d?n?, hier 7, chez mon oncle Riesener avec l'oncle Pascot , la tante, Hugues, etc. Bonne journ?e.
Le dimanche 6, travaill? chez Champion, o? je me congelais. All? avec lui d?ner ? Neuilly. Bonne partie, dont je conserverai agr?able souvenir. Champion est bon, malgr? ses travers; il a bon coeur, et je d?sire vivement le voir sortir de son bourbier.
--Il ne faut pas croire que parce qu'une chose avait ?t? rebut?e par moi dans un temps, je doive la rejeter aujourd'hui qu'elle se pr?sente. Tel livre o? on n'avait rien trouv? d'utile, lu avec les yeux d'une exp?rience plus avanc?e, portera le?on.
J'ai port? ou plut?t mon ?nergie s'est port?e d'un autre c?t?; je serai la trompette de ceux qui feront de grandes choses.
Il y a en moi quelque chose qui souvent est plus fort que mon corps, souvent est ragaillardi par lui. Il y a des gens chez qui l'influence de l'int?rieur est presque nulle. Je la trouve chez moi plus ?nergique que l'autre. Sans elle, je succomberais..., mais elle me consumera .
Quand tu as d?couvert une faiblesse en toi, au lieu de la dissimuler, abr?ge ton r?le et tes ambages, corrige-toi. Si l'?me n'avait ? combattre que le corps! mais elle a aussi de malins penchants, et il faudrait qu'une partie, la plus mince, mais la plus divine, combatt?t sans rel?che. Les passions corporelles sont toutes viles. Celles de l'?me qui sont viles sont les vrais cancers: envie, etc.; la l?chet? est si vile, qu'elle doit participer des deux.
Quand j'ai fait un beau tableau, je n'ai point ?crit une pens?e... C'est ce qu'ils disent!... Qu'ils sont simples! Ils ?tent ? la peinture tous ses avantages. L'?crivain dit presque tout pour ?tre compris. Dans la peinture, il s'?tablit comme un point myst?rieux entre l'?me des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature ext?rieure, mais il pense int?rieurement de la vraie pens?e qui est commune ? tous les hommes, ? laquelle quelques-uns donnent un corps en l'?crivant, mais en alt?rant son essence d?li?e; aussi les esprits grossiers sont plus ?mus des ?crivains que des musiciens et des peintres. L'art du peintre est d'autant plus intime au coeur de l'homme qu'il para?t plus mat?riel, car chez lui, comme dans la nature ext?rieure, la part est faite franchement ? ce qui est fini et ? ce qui est infini, c'est-?-dire ? ce que l'?me trouve qui la remue int?rieurement dans les objets qui ne frappent que les sens.
--Ne fais que juste ce qu'il faudra.--Tu t'es tromp?: ton imagination t'a tromp?.
--Cette musique m'inspire souvent de grandes pens?es. Je sens un grand d?sir de faire, quand je l'entends; ce qui me manque, je crains, c'est la patience. Je serais un tout autre homme, si j'avais dans le travail la tenue de certains que je connais; je suis trop press? de produire un r?sultat.
--Nous avons d?n? ensemble, Charles et Piron; puis aux Italiens. Comme toutes ces femmes m'agitent d?licieusement! Ces gr?ces, ces tournures, toutes ces divines choses que je vois et que je ne poss?derai jamais me remplissent de chagrin et de plaisir ? la fois .
--Je voudrais bien refaire du piano et du violon.
--J'ai repens? aujourd'hui avec complaisance ? la dame des Italiens.
Il faut quitter cela et se coucher: mais j'ai r?v? avec grand plaisir...
--J'ai entrevu un progr?s dans mon ?tude de chevaux.
--En accompagnant Pierret chez lui pour son mal au genou, je me suis repos? un moment; je voyais sa bonne de profil presque perdu: il est d'une puret?, d'une beaut? charmantes. Qu'un nez droit de cette fa?on est contrastant avec un nez retrouss? de la mani?re de sa femme! Il fut un temps o? au nombre de mes faiblesses ?tait d'estimer comme dispartag?s de la nature les nez retrouss?s: le nez droit ?tait une compensation ? beaucoup de d?savantages. Il est de fait qu'ils sont fort laids; c'est un instinct.
--Maintenant mon exigu?t? corporelle me chagrine, comme toujours. Je ne vois pas sans un sentiment d'envie la beaut? de mon neveu... . Je suis ordinairement souffrant; je ne peux pas parler longtemps.
--J'ai admir? de nouveau ce soir le petit portrait de F?lix, de Riesener: il me fait envie. Je ne voudrais pourtant pas changer ce que je peux faire pour cela, mais je voudrais avoir cette simplicit?. Il me semble si difficile, sans un travail tendu, de rendre ces yeux, cet intervalle entre la paupi?re sup?rieure et ce qui la s?pare du sourcil!
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