Read Ebook: Croquis d'Extrême-Orient 1898 by Farr Re Claude
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Ebook has 186 lines and 16949 words, and 4 pages
Sur toute cette foule flotte une odeur indicible, m?lange ?cre de poivre, d'encens et de fauves ?chauff?s, avec on ne sait quoi de f?cal et d'?touffant. C'est l'odeur jaune, l'?manation naus?abonde de toute la race orientale, que nous retrouvons sur toute la c?te chinoise, de Chemulpo et de Port-Arthur ? Hong-Ha? et jusqu'? Singapore.
Tel est ? peu pr?s l'aspect des quartiers indig?nes de la porte de l'Extr?me-Orient. Cela, c'est en quelque sorte le rev?tement original et artistique de la maison de commerce anglaise. Car Singapore n'est pas autre chose qu'un comptoir colossal doubl? d'une banque florissante. Les Anglais ont respect? volontiers le caract?re exotique de la ville et lui ont laiss? son cachet oriental intact. Mais ils n'en ont pas moins ?difi? ? c?t? de la cit? chinoise leur ville ? eux, avec leurs larges maisons a?r?es, leurs magasins, leurs entrep?ts,--et leur port.
Ce port-l? vaut la peine d'?tre poss?d?. Il n'est pas besoin d'?tre grand clerc pour comprendre qu'un navire allant en Extr?me-Orient, qu'il vienne d'Europe, d'Afrique ou de l'Inde, ne peut se dispenser de passer par Singapore. Les Anglais en ont profit? pour cr?er ? Singapore d'immenses approvisionnements de houille. Aussit?t, Singapore est devenu grand port de transit et d'escale.
Cette prosp?rit? a couru pourtant un danger terrible; c'est une petite histoire peu connue en France, probablement parce que nous y avons ?t? les premiers int?ress?s. Au nord de Singapore, la presqu'?le de Malacca se resserre en un isthme facile ? percer, l'isthme de Kra. Un canal ouvert l? abr?geait le chemin de l'Extr?me-Orient de deux jours, et rempla?ait Singapore par Sa?gon. Des Fran?ais ont voulu r?aliser ce r?ve-l?. C'?tait une fortune inesp?r?e pour notre Cochinchine, et la ruine de Singapore, par dessus le march?; double avantage pour nous.
Mais le cabinet de Saint-James a su obtenir d'un minist?re fran?ais sainement d?daigneux des affaires coloniales l'abandon de l'isthme; et maintenant, je vous garantis que l'isthme ne sera pas perc?.
Et Singapore s'accro?t toujours, devient d'ann?e en ann?e plus populeux et plus florissant.
Ce n'est pas seulement une ville de transit, une escale, un d?p?t de charbon. C'est le grand march? de l'Indo-Chine, du Sumatra et de la Sonde; c'est le port d'exportation du Siam et de la Birmanie. Si ?trange que cela paraisse, tout le commerce siamois, qui devrait se concentrer ? Sa?gon, plus proche et plus accessible, pr?f?re aller ? Singapore, parce que le courant s'en va par l?, tandis que nous ne faisons rien pour attirer ? nous cette source de richesses. C'en est arriv? ? ce point fabuleux que, sur le commerce total de l'Indo-Chine, qui d?passe 2 milliards, les Straits-Settlements, c'est-?-dire Singapore, font plus d'un milliard;--un pays sans industrie, sans agriculture, presque sans territoire;--alors que des contr?es peupl?es, vastes, productrices, mais fran?aises! l'Annam, le Tonkin, le Laos, le Cambodge, n'atteignent pas 700 millions!
Les Anglais ont le droit d'?tre fiers de leur oeuvre.
Et pourtant, aujourd'hui, ils sont inquiets et ils ont raison de l'?tre.
Il y a, en effet, un principe colonial qu'on ne sait pas en France et qui est pourtant capital. C'est que celui qui retire tout le profit d'une colonie, ce n'est pas le propri?taire, c'est le n?gociant; ce n'est pas l'administrateur, le fonctionnaire, c'est celui qui d?tient les banques, qui accapare les march?s, qui organise les lignes de paquebots, qui importe son industrie ? lui et emporte les produits et l'or de la colonie. Pendant tr?s longtemps les Anglais ont ?t? ? la fois propri?taires et n?gociants; ils risquent fort aujourd'hui de perdre le r?le le plus fructueux.
C'est que l?, comme dans beaucoup d'autres points du globe, les Allemands sont intervenus. Ils se sont attaqu?s d'abord aux puissances commer?antes de second ordre; ? nous, Fran?ais; ils nous ont battus, supplant?s; ils ach?vent maintenant notre ruine; voici des chiffres qui le prouvent, chiffres dus au consul de France ? Singapore:
Les Allemands vendent 230.000 piastres de mercerie; nous, 46.000;--229.000 piastres de lainages; nous 18.000;--218.000 de quincaillerie; nous, rien. Seules nos soieries tiennent encore devant la concurrence allemande; mais notre chiffre d?cro?t et le leur augmente. Ces gens-l? font meilleur march?, moins bon et de moins bon go?t que nous: trois qualit?s indispensables ici, car l'Oriental n'est pas riche, aime ? acheter souvent et, par suite, veut acheter de la camelote vite us?e, et ne prend que des articles criards, aux tons violents et heurt?s. Avis ? nos exportateurs lyonnais, s'ils veulent triompher de nos mortels ennemis en gagnant des fortunes.
En attendant, la concurrence allemande s'attaque au commerce anglais; sur plusieurs points elle l'a d?pass? ou supplant?. Ce n'est pas encore la lutte active, presque politique, qui s'est engag?e au Transvald, c'est un envahissement patient et sournois, d'autant plus redoutable ? l'Anglais que rien n'est plus oppos? ? son caract?re ?nergique et brutal que ces men?es tortueuses.
Mais, ? Singapore, il y a encore autre chose que des Anglais et que des Allemands. Et, notre promenade finie, quand nous reviendrons aux appontements, vers les vapeurs amarr?s, chargeant et d?chargeant leurs marchandises, nous verrons sur beaucoup de ces navires flotter un pavillon bizarre, blanc, avec un soleil rouge au centre.
Cela, c'est le pavillon japonais, en train de conqu?rir l'Extr?me-Orient, et qui s'est avanc? d?j? jusqu'? Singapore.
DE SA?GON A HANO?
Derri?re Singapore, la mer s'ouvre et s'?largit, orient?e vers le nord-est, souvent battue par la mousson d'hiver et p?riodiquement boulevers?e par de formidables typhons. L'Extr?me-Orient commence. Singapore en est la porte, Sa?gon l'antichambre ou le vestibule.
L'Extr?me-Orient commence. Jusqu'? ce que soit doubl?e cette longue p?ninsule de Malacca, la Cherson?se antique, nous ?tions presque en Occident. L'Arabie touche ? l'Espagne par Mahomet et ses cavaliers blancs; la Perse est presque le berceau de notre race; l'Inde est toute pleine de la l?gende de Bacchus et de l'histoire d'Alexandre. Mais l'Annam, le Tonkin, la Chine, le Japon ont ? peine ?t? soup?onn?s par l'Occident. Et nous entrons dans un monde diff?rent, personnel, ferm?.
De Singapore ? Sa?gon, il y a deux jours de route, ? condition que le paquebot n'ait pas de d?m?l?s trop violents avec la souveraine mousson du nord-est, qui a fort mauvais caract?re.
Je n'apprendrai ? personne que Sa?gon, qui pr?tend au titre de capitale de l'Indo-Chine fran?aise, n'est malheureusement pas b?tie sur la mer, mais bien sur une rivi?re assez profonde et large, dont l'embouchure est ? quarante ou cinquante milles en aval de Sa?gon. Le r?sultat, c'est la n?cessit? d'une navigation en rivi?re de quatre ou cinq heures qui allonge et complique f?cheusement les travers?es.
Au Tonkin, Hano?, qui pr?tend ?galement au titre de capitale de l'Indo-Chine fran?aise, est exactement dans la m?me position d?favorable, avec cette circonstance aggravante, que sa rivi?re est trois fois plus longue et huit ou dix fois moins profonde. Hano? ne sera ?videmment jamais un port. Sa?gon en est un; assez mauvais, mais capable tout de m?me de devenir florissant, ? condition toutefois que nous ne fassions pas trop d'efforts pour le ruiner au plus vite et sans r?mission.
Pour l'instant, il y a tr?s peu de navires ? Sa?gon, et ces navires sont allemands. Jadis, quand le port ?tait franc, il eut son heure de prosp?rit? et de grandeur. Sa?gon a rivalis? avec Singapore. Aujourd'hui, n'en parlons pas; esp?rons simplement que la prosp?rit? d?funte revivra, gr?ce ? l'intelligence et ? l'effacement bien compris de l'action gouvernementale, gr?ce surtout ? l'initiative et ? l'?nergie des particuliers et des colons.
Croquer en quelques lignes la physionomie de Sa?gon, ce n'est pas chose tr?s facile; et pourtant, Sa?gon est cent fois moins bizarre que Singapore. Sa?gon est comparativement europ?en. Mais toute ville d'Extr?me-Orient est fonci?rement diff?rente d'une ville d'Europe, non seulement par l'architecture et la population, mais m?me par le plan et la conception.
Sa?gon est double. Le Sa?gon fran?ais est une ville plus vaste que grande, largement distribu?e, luxueusement plant?e d'arbres, riche en rues spacieuses et droites, et fertile en angles droits. Les maisons y sont basses, rustiques d'apparence et d'une architecture tr?s coloniale: beaucoup de cours, beaucoup de corridors, beaucoup de galeries et de terrasses, et des passerelles enjambant les cours, et des jardins int?rieurs, et des chambres d?mesur?es, le tout meubl? du strict n?cessaire; on poss?de dans sa chambre une table, deux chaises, une toilette et une armoire,--et un lit. Mais quel lit! Trois m?tres de long, deux de large, et une moustiquaire immense qui le fait para?tre plus grand encore. Il est ?vident que la question d'air respirable a domin? toutes les pr?occupations dans les am?nagements sa?gonnais. C'est qu'il est bon d'avertir les futurs voyageurs que le thermom?tre, ici, s'il ne monte que rarement au-dessus de quarante-cinq degr?s, ne descend jamais au-dessous de trente, sauf, bien entendu, pendant les nuits qui sont v?ritablement exquises.
La toile blanche et le casque de sureau font tous les frais de la toilette europ?enne en Cochinchine. Pour faire honte aux tailleurs de France, disons qu'un <
A c?t? du Sa?gon fran?ais existe le Sa?gon exclusivement indig?ne, qu'on appelle Cholon, ce qui se prononce Cholenn. L?, nous sommes en pure ville asiatique, et ville chinoise bien plus qu'annamite. Dans les rues ?troites et sales, mais franchissables quand m?me ? l'Europ?en,--ce qui n'est pas le cas de toutes les villes chinoises--, se presse une foule compacte d'indig?nes. Plus d'indiens, peu de Malais, et tous de sang d?j? tr?s m?l?s; pas de Japonais, pas non plus de ces Chinois du Nord qui forment les peuplades les plus nobles et les plus intelligentes de l'Empire, mais une cohue innombrable de coolies, le Chinois d'exportation, sorte de cr?ature ? peine humaine qui arrive d'Hong-Kong en troupes de trois ou quatre cents, empil?s sur le paquebot comme du b?tail.
Si curieuse que soit Cholon, ce n'est qu'une ville chinoise, moins digne d'attention que Hong-Kong, Shang-ha?, Fout-Ch?ou, ou Canton. Sa?gon, au contraire, n'a pas son ?gal dans l'Extr?me-Orient entier. Ville moins riche et moins architecturale que Hong-Kong, moins populeuse que la plupart de ses rivales, Sa?gon garde le sceptre de reine du plaisir et de l'?l?gance de l'Extr?me-Orient tout entier. Sa?gon a son th??tre, luxe presque inconnu dans ces mers; Sa?gon donne, dans les salons du palais gouvernemental,--qui est v?ritablement un palais,--des f?tes ?clatantes; Sa?gon a des caf?s, ce que n'a ni Hong-Kong, ni Singapore, ni Shang-ha?. C'est au reste une sup?riorit? dont nous ferons bien de ne pas nous targuer trop haut. Sa?gon regorge d'?quipages ? livr?es, qui chaque soir vont exhiber, sur la select promenade de l'inspection, des chargements tr?s ?l?gants d'adorables toilettes. Et Sa?gon a des tramways ? vapeur, un ?clairage ?lectrique, une cath?drale, un grand pont d'acier, de beaux h?tels, et le plus magnifique jardin zoologique de l'Asie, tout peupl? de panth?res, de pythons et de tigres aupr?s desquels nos pauvres petits tigres de m?nagerie feraient tout au plus figure de matous.
Nous avons le droit d'?tre fiers de notre Cochinchine, tout en constatant, h?las! que son commerce tend ? passer insensiblement aux mains des Allemands et des Anglais. Mais la Cochinchine n'est qu'un tr?s petit morceau de notre empire d'Indo-Chine. C'est au nord, dans le Tonkin, que se trouve la partie de cet empire la plus populeuse, la plus riche d'avenir, mais la plus rebelle ? notre influence. Et quoi qu'en aient les Sa?gonnais, il est logique de placer ? Hano? le centre administratif de la colonie.
A Hano?, nous sommes en plein Tonkin. On a bien calomni? ce pauvre Tonkin. Au temps o? Jules Ferry, violentant simplement le Parlement, faisait la guerre de 1883 ? lui tout seul et se montrait aussi clairvoyant politique que funeste g?n?ral, que n'a-t-on pas dit du Tonkin? Pays peupl? de bandits indomptables, pays sans avenir et sans utilit?; climat funeste, fi?vres permanentes; plaines mar?cageuses, montagnes impraticables; tigres et pirates. La v?rit? est que le Tonkin est une terre riche, tr?s riche; une mine de charbon et de fer probablement trois fois grande comme la Belgique. Les marais n'y sont pas malsains, la fi?vre y est inconnue, sauf dans d'assez rares districts. Les saisons europ?ennes y sont assez distinctes, sauf que l'?t? est br?lant et l'hiver tr?s doux. L'agriculture est d?velopp?e et peut devenir encore plus prosp?re; mais pour cela, il faudra que le gouvernement ne s'obstine plus ? ?craser les indig?nes d'imp?ts d?courageants.
Hano? est une capitale convenable pour un empire de douze ou treize millions de sujets. C'est le plus beau type de ville annamite que je connaisse. Les quartiers europ?ens sont greff?s sur la cit? indig?ne; ces quartiers sont dessin?s et perc?s, mais pas encore b?tis. Une seule rue, l'in?vitable rue Paul-Bert de toute ville tonkinoise, a d?j? des maisons et des boutiques. Regrettons en passant que les enseignes exhibent bien souvent des noms trop connus: les Dreyfus, les Meyer abondent; ces gens-l? sont d'ailleurs fid?les ? leur caract?re national et nous savons sur eux des histoires peu all?chantes.
Les rues annamites, rue de la Soie, des Cuivres, de la Saumure, des Riz, des Cantonnais, des Volailles, que sais-je, sont assez larges, tr?s tortueuses, presque propres, et abondent en fa?ades pittoresques, en dragons ?tranges de pierre ou de porcelaine. Les ?choppes annamites sont innombrables et riches en productions indig?nes fort artistiques: incrustations de nacre ? reflets nuanc?s, cuivreries aux formes ?tranges, et broderies sur soie d'une finesse extraordinaire. L'Annamite a modifi? sa mani?re primitive en s'inspirant de l'art chinois et plus r?cemment de l'art nippon, et la fr?quentation des Fran?ais commence ? ?purer son go?t; il est vrai que, par contre, il risque d'y perdre son originalit?.
Si pr?s de la Chine, il est tout simple que nous trouvions au Tonkin plus qu'en Cochinchine l'influence dominante de l'architecture chinoise, avec ses lignes horizontales d?mesur?es et ses toits recourb?s. Le type le mieux caract?ristique est la fameuse Pagode d'Hano?, ? c?t? du jardin botanique, au bord d'un gentil lac et dans un site charmant. Figurez-vous une dizaine de petits pavillons ? toits ?normes, mal rang?s autour d'une grande pagode, assez basse. Dedans, toute une troupe d'autels et de dieux environnant un immense Bouddha de bronze v?tu d'une robe de soie jaune, la couleur divine que les empereurs ont usurp?e, depuis qu'un roi impie de la IIe dynastie osa s'en rev?tir.
Ces l?gendes chinoises sont d'ailleurs d?j? famili?res aux Annamites; il ne faut pas oublier que d'Hano? on est ? deux journ?es seulement de la fronti?re et qu'un touriste s?rieux se doit d'aller rendre visite ? la c?l?bre porte de Chine, aux confins de la colonie.
Tandis que la Cochinchine est en plein rendement,--la seule possession fran?aise qui rapporte quelque chose ? la m?re patrie!--le Tonkin, lui, ne se suffit pas encore. Cependant, le Tonkin, pays houiller, propice aux essais industriels, est appel? ? un autre avenir que la Cochinchine, r?gion agricole, riche en riz, mais seulement en riz. Les mines tonkinoises, celles de Hong-Ha?, de Port-Balue, de Kebao, sont pour ainsi dire in?puisables et ne redoutent pas la concurrence japonaise, car leur charbon est ? la fois meilleur et beaucoup plus ?conomique. En outre, le Tonkin cultive aussi du riz et exploite les importantes for?ts du nord. Mines, cultures, industrie, tout ici se d?veloppe; mais le d?veloppement est lent, et, il faut l'avouer, nous r?ussissons mal ? nous concilier l'affection des indig?nes, dans laquelle toute oeuvre coloniale est fatalement vou?e aux r?voltes d'abord, et aux s?parations ensuite.
Pour finir cette trop longue ?tude sur une note moins f?cheuse, disons que notre Indo-Chine est encore aujourd'hui le pays r?v? pour les Tartarins tueurs de fauves. Les tigres y sont certainement plus nombreux que les lions ne le furent jamais dans l'Atlas. Ces honn?tes f?lins, qu'un bon Annamite n'appellera jamais que Hong, Monseigneur, pass? le coucher du soleil, sont d'ailleurs tr?s redoutables, et d'une audace invraisemblable. Un Fran?ais, ?tabli au Tonkin depuis plusieurs ann?es, et que je n'ai aucune raison de croire Marseillais, m'a fait le r?cit suivant, dont j'endosse bravement la responsabilit?: Dans je ne sais quel village voisin de Lan-Son, au fond d'une maison, tout au long d'un long corridor, un brave cuisinier tonkinois cuisait son riz et ses volailles. Un tigre en qu?te de souper p?n?tra dans le village et entra tout simplement dans la cuisine, attir? probablement par l'odeur du repas, ou peut-?tre m?me par l'odeur du cuisinier. Le pauvre homme eut une telle frayeur qu'il renversa du coup toutes ses casseroles. Le tigre effray? du tapage s'enfuit. Mais le cuisinier garda de l'aventure une si forte nervosit?, que, tr?s souvent, au beau milieu de ses appr?ts culinaires, il prend des crises d'?pilepsie. Sans doute qu'il voit alors autant de tigres dans sa cuisine que Tartarin croyait en voir dans les champs d'artichauts de la banlieue d'Alger.
HONG-KONG
Il y a un peu plus de quarante ans, tout au sud de la Chine, ? l'embouchure d'un fleuve, tout pr?s de villes d?j? vieilles et florissantes, se trouvait un ?lot aride et d?nud?, montagneux et d?sert. Les Chinois appelaient cela Hong-Kong, c'est-?-dire <
Les Anglais ont pris Hong-Kong. Avec le rocher d?nud?, ils ont fait une esp?ce de paradis terrestre, o? foisonnent tous les arbres et toutes les plantes de la flore orientale; avec l'?lot d?sert, ils ont fait une ville peupl?e de deux cent mille ?mes, bien b?tie, largement perc?e; avec le coin de terre ignor? qu'?crasait le voisinage de Canton et de Macao, ils ont fait le premier port de l'Extr?me-Orient, un prodige d'activit? commerciale, qui suppl?e Canton et qui a ruin? Macao. Quand on admire une pareille cr?ation, un si magnifique coup de baguette, je vous jure qu'on trouve qu'en mati?re de colonisation, nous Fran?ais, nous sommes bien petits!
Je ne voudrais pourtant pas fatiguer le lecteur de ce parall?le p?nible entre nos rivaux et nous; et, si j'y reviens souvent, c'est que, pour tous ceux qui voyagent, ce parall?le s'impose, autrement douloureux, je vous prie de le croire, pour le Fran?ais perdu, isol? au milieu d'?trangers souvent hostiles, toujours insolents dans leur triomphe politique et colonial. Et pourtant, le voyageur se doit d'?tre impartial et de juger avec ?quit? l'oeuvre m?me de nos ennemis. Et Hong-Kong est beau.
Quand on remonte en paquebot la mer de Chine, de Sa?gon ? Hong-Kong, surtout si l'on fait cette travers?e pendant les mois d'hiver, ? l'?poque o? la mousson de N.-E. rend la mer dure aux navires et fatigante aux passagers, c'est un vrai soulagement que cette entr?e dans la baie de Hong-Kong, si verte, si bois?e. Et sit?t le navire mouill?, c'est un ?merveillement que cette foule de vapeurs et de voiliers, que ce fourmillement de chaloupes ? vapeur, de jonques, de sampans qui tournent perp?tuellement autour des navires ? l'ancre. Hong-Kong est un des ports les plus bariol?s du monde, moins par les nationalit?s multiples des navires que par leurs innombrables destinations. On y trouve des Scandinaves, des Portugais, des Japonais, des Yankees, des Chinois, des Allemands, et par dessus tout des Anglais. Cela va en Europe, dans l'Inde, ? Sa?gon, ? Singapore, ? Shang-ha?, au Japon, en Cor?e, en Am?rique, en Australie, aux Philippines.
Les Anglais ont bien fait les choses. Aujourd'hui, Hong-Kong est le grand entrep?t de charbon de l'Extr?me-Orient. On y trouve m?me du charbon fran?ais, notre charbon tonkinois, qui est assur?ment le meilleur. On ne peut gu?re lui reprocher que de n'?tre jamais en quantit? suffisante pour satisfaire imm?diatement aux demandes de la consommation. On y trouve des vivres frais de toutes sortes,--un tr?sor dont tous les marins connaissent la valeur;--on y trouve une rade immense ? deux entr?es ?galement praticables ? tous les navires; on y trouve toutes les agences, toutes les facilit?s de commerce, tout ce qui permet de conclure promptement les affaires, de h?ter les march?s, de contenter pleinement le <
Hong-Kong r?unit, en hiver, dans des clubs somptueux, ses banquiers, ses n?gociants, et les officiers pleins de morgue de son superbe r?giment de cipayes hindous; il r?unit aussi, dans les salons qu'envieraient nos pr?fectures fran?aises, toute la colonie f?minine de la cit?: des Anglaises que le tennis conserve fra?ches malgr? le climat; des Allemandes nouvelles arriv?es, d?j? nombreuses; et trois Fran?aises en tout, si je ne me trompe,--tout cela d?shabill? ? souhait dans des toilettes qu'on portait ? Paris, il y a au moins deux mois. Voil? ces villes d'Extr?me-Orient que tout bon Fran?ais d?cr?te barbares du coin du feu, en se disant avec conviction: <>
Palanquins, djin-ricksh?, il n'y a pas autre chose ici: ni tramways, ni voitures. Mais, la nuit venue, chaque v?hicule allume ses lanternes, tr?s semblables ? celles de n'importe quel fiacre parisien, lyonnais. Et, dans la rue houleuse de foule, sur laquelle les arcs ?lectriques jettent de loin en loin leur lueur blanche, devant les boutiques dont le bataclan exotique prend dans la p?nombre des aspects plus exotiques encore, c'est infiniment, prodigieusement ?trange que la course de ces fiacres minuscules, silencieux et press?s, qui trottinent moins vite derri?re leur Chinois g?n? par l'encombrement, par les fl?neurs, par les porteurs de fardeaux ?quilibrant sur leur ?paule le grand bambou aux bouts duquel ils suspendent la charge par moiti?, par les marchands de bonbons, de riz et de poisson s?ch?s...
Terminons par un peu de choses s?rieuses. Au hasard de votre arriv?e ? Hong-Kong, vous y trouverez au moins trente vapeurs et une quinzaine de voiliers. Les premiers jaugeront environ cinquante mille tonnes, et les seconds vingt mille ? peu pr?s. De ce tonnage journalier de 70.000 tonnes, les navires anglais, presque tous des vapeurs, d?tiennent plus de la moiti?. Les allemands, vapeurs aussi pour la plupart, interviennent pour 15.000 tonnes. Les Am?ricains font presque autant, mais presque exclusivement avec des voiliers. Il reste huit ou neuf mille tonnes ? r?partir entre les Norv?giens, les Japonais, les Chinois, les Italiens, les Hollandais, les Portugais, que sais-je? Nous, si, deux fois par mois, le courrier fran?ais n'amenait pas en rade de Hong-Kong sa longue coque noire, notre pavillon y serait aussi inconnu que peuvent l'?tre le pavillon mon?gasque ou les couleurs du sultan.
Et pourtant, c'est ? c?t? de Hong-Kong que se trouvent Sa?gon, Hano?, le Tonkin, la Cochinchine, toute une r?gion peupl?e, immense, fertile, que nous avons conquise au prix de beaucoup de sang et de haines, pour le plus grand profit de messieurs les Anglais et des Allemands!
KOUANG-CHO-VAN
En toute humilit?, j'avoue qu'il y a six mois, au moment o? je b?tissais les plans de ce grand voyage en Extr?me-Orient que je poursuis aujourd'hui, le nom de Kouang-Cho-Van m'?tait totalement inconnu. Et, plus r?cemment, quand on m'annon?a que notre pavillon allait flotter sur cette terre ignor?e jusque-l?, il me fallut trois bons quarts d'heure pour trouver sur ma carte de Chine o? gisait notre nouvelle colonie.
J'?tais alors ? Hong-Kong. Ceux qui ont suivi mes ?tapes savent qu'il y a peu, tr?s peu de Fran?ais ? Hong-Kong. De tous mes compatriotes, pas un n'avait notion de Kouang-Cho-Van. Je retournai, sur ces entrefaites, au Tonkin. L?, j'obtins tous les renseignements existants.
--Kouang-Cho-Van.--Baie mal connue, dont aucune carte pr?cise n'a ?t? publi?e.--Situ?e entre Ha?-Phong et Hong-Kong, ? peu pr?s ? moiti? chemin, sur la face orientale de la presqu'?le de Le?-Tch?ou.--Aucun b?timent n'y rel?che jamais.
C'est tout ce que je pus apprendre. Personne, que je sache, n'?tait jamais all? l?. Et moi, d?cid? ? savoir ? quoi m'en tenir, j'ai pris le parti le plus simple, et je suis all? ? Kouang-Cho-Van. Je crois bien que je suis le premier Fran?ais qui ait mis le pied sur la nouvelle terre fran?aise,--apr?s les gens officiels, fonctionnaires, soldats ou marins, s'entend. Et pour attrayant que puisse sembler ce voyage, je ne le conseillerai ? personne, car ce n'est pas pr?cis?ment une partie de plaisir.
J'ai fait une v?ritable odyss?e. Je me suis embarqu? ? Ha?-Phong sur un charbonnier qui allait ? Hong-Kong et qui m'a d?pos? en route ? Ho?-Hao, sur la c?te d'Ha?-Non. L?, j'ai d? fr?ter une jonque, qui, apr?s quatre jours de mer, m'a enfin amen? devant Kouang-Cho. Inutile de dire que la navigation chinoise, sur une jonque, par mer p?nible, sans abri, sur le pont, ce qui ne vous ?pargne aucunement les relents ignobles des Chinois et de leur cuisine, n'a rien qui puisse s?duire l'Europ?en le plus endurci.
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