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Read Ebook: Correspondance: Lettres de jeunesse by Zola Mile

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Ebook has 746 lines and 96292 words, and 15 pages

Je t'ai d?j? dit que je ne me plaignais pas de ton long silence. Cependant voici un mois que je t'ai ?crit et je n'ai pas encore re?u de r?ponse; tu as beau avoir du travail, cela ne saurait t'emp?cher de m'?crire. Si tu ?tais un enfant, s'il te fallait des heures pour ?crire une lettre, je comprendrais cela. Mais dans un quart d'heure tu peux me contenter, tu vois donc que tu es un peu coupable.

Tu m'as bien promis de venir l'ann?e prochaine ? Paris, et je compte sur toi; je te verrais au moins deux fois par semaine et cela me distraira un peu. Si ce diable de C?zanne pouvait venir, nous prendrions une petite chambre ? deux et nous m?nerions une vie de boh?mes. Au moins nous aurions pass? notre jeunesse, tandis que nous croupissons l'un et l'autre. Dis-lui que je lui r?pondrai un de ces jours.

Mes respects ? tes parents. Je te serre la main.

Ton ami d?vou?,

?MILE ZOLA.

Paris, le 14 f?vrier 1860.

Mon cher ami,

Ne concevez-vous point ce que, d?s qu'on l'entend, Un tel mot ? l'esprit offre de d?go?tant, De quelle ?trange image on est par lui bless?e, Sur quelle sale vue il tra?ne la pens?e?

Elle ne veut pas entendre parler de mariage; la chair est une chose immonde, l'esprit seul peut lui plaire; elle est parfaitement ridicule. Dans un sentiment tel que l'amour, o? l'?me et le corps sont si intimement li?s, on ne peut, sous peine de sottise, ?carter ni l'un ni l'autre. Qui ?carte l'?me est une brute, qui ?carte le corps est un exalt?, un po?te que le caillou du chemin attend. Ceci ?tant pos?, voyons si la soci?t? est bien comme tu me la d?peins. Je t'avouerai qu'au premier coup d'oeil, elle para?t telle; mais ce que tu n'as pas voulu comprendre et ce que pourtant je tendais ? te d?montrer, c'est qu'au fond du coeur de chacun tu trouveras l'amour; c'est que m?me le plus d?prav? a son heure d'aimer v?ritablement. En un mot, la plante a perdu ses feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus robustes; tout ce qui ?tait hors du sol, visible ? l'oeil, est mort, mais la racine est encore puissante et t?t ou tard on verra de nouvelles tiges s'?lever, vigoureuse v?g?tation. Oui, ce n'est que la surface qui est ainsi impure; oui, les germes de l'amour sont et seront toujours dans le coeur de l'homme. Que demandes-tu de plus? pourquoi pleurer et d?sesp?rer? Si le m?decin que l'on appelle aupr?s d'un malade se mettait ? sangloter, le gu?rirait-il? Qu'il g?misse, s'il le trouve mort; mais, s'il remarque en lui une ?tincelle de vie, qu'il garde son sang-froid et agisse au plus vite. Eh bien! l'amour chez l'homme est malade et non pas mort; chaque homme doit ?tre pour soi un v?ritable m?decin, et m?me pour les autres, s'il en a la volont? et le courage. Et sache bien que ce r?le te consolera; voyant la maladie de pr?s, on ne la grandit plus, ayant trouv? un rem?de, on pense ? la gu?rison et l'on se console. Mais pour Dieu! n'allez pas crier sur les toits que tout est perdu, que le monde n'est plus qu'un bourbier, o? restent tous les jeunes coeurs. Pour ta propre tranquillit?, je te conseille d'examiner, sans parti pris, l'?tat pr?sent et ce que pourra ?tre l'avenir. Notre si?cle n'est pas plus mauvais qu'un autre, ce qui prouve qu'il n'y en a pas eu de bon et que le futur nous en garde sans doute. Mais revenons: puisque j'ai parl? de maladie, il faut bien que je pr?cise et que je parle de rem?de. La maladie, ? mon avis, d?pend surtout de ceci: les jeunes gens m?nent une vie polygamique. Je disais tant?t que, dans l'amour, le corps et l'?me sont intimement li?s, le v?ritable amour ne peut exister sans ce m?lange. C'est en vain que tu veux aimer avec l'esprit, il viendra un moment o? tu aimeras avec le corps, et cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut enti?rement l'amour avec l'?me, par cons?quent l'amour. On ne poss?de pas une ?me comme on poss?de un corps: la prostitu?e te vend son corps et non pas son ?me, la jeune fille qui te c?de le second jour ne peut t'aimer avec l'?me. Il faudrait pour cela qu'elle te conn?t depuis longtemps, qu'elle ait ?t? frapp?e par une de tes bonnes qualit?s, et d?s ce jour, je t'en r?ponds, elle t'aimera de tout son corps, de toute son ?me. Tu vois que la vie polygamique ne peut s'accommoder avec l'amour: ce n'est pas en voltigeant de femmes en femmes, comme on le fait ? cette ?poque, qu'on peut avoir le temps de se faire conna?tre et de se conna?tre soi-m?me. Les couples heureux sont rares: c'est vrai. Mais c'est alors que les ?poux n'ont connu l'amour qu'? sa surface; ils sont encore ?trangers de coeur, et, s'ils le restent, ils seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble un jeune homme et une jeune fille, les premiers venus. Ils sont beaux, ils s'aiment avec le corps; ce n'est pas encore l'amour. Bient?t ils d?couvrent r?ciproquement leurs qualit?s et pour peu que les caract?res ne soient pas oppos?s, pour peu qu'ils n'aient pas de gros d?fauts, ils s'aiment avec l'?me; ils s'aiment v?ritablement, enti?rement. Comprendre celle que l'on aime et s'en faire comprendre, voil? le grand point; voil? pourquoi il faudrait s'attacher ? une femme et non pas ? toutes, l'?tudier et s'en faire ?tudier, passer des ann?es s'il le fallait pour arriver ? ce bonheur qui, dis-tu, est si rare. A qui la faute si tu n'es pas heureux? ? toi, qui connais la maladie, son rem?de, et qui ne veux pas gu?rir.--Ce n'est pas l'amour qui est rare, c'est le bon sens et la raison. Les eaux du ciel s'?coulaient, inutiles; mon p?re construisit un barrage, et maintenant toutes ces gouttes perdues se rassemblent et forment un lac qui f?conde les prairies. Nous ?parpillons notre amour: nous en jetons un lambeau ? la premi?re sultane de nos ignobles s?rails, lorsque nous pourrions l'amasser et le verser dans un seul coeur o? il germerait et produirait de beaux fruits. Et des hommes comme des femmes.--Je le r?p?te encore, l'amour n'est pas rare; ce qui est rare, c'est la raison.

Tu m'?crivis jadis une lettre de sanglots o? tu criais, d?sesp?r?: <>,--je me souviens m?me t'avoir adress? ? ce sujet de bien m?chants vers.--Je ne m'?tonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu penses de la soci?t?. A la ville, tu ne vois que d?bauche, ? la campagne qu'abrutissement. Partout le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l'?me n'existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez; j'ai senti le frisson dont parle Job courir sur mon ?piderme; la terre n'est qu'une vall?e de douleur, qu'on m'enterre, et n'en parlons plus... Et tu dis que c'est d'apr?s tes observations que tu parles, tu as v?cu ? la campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes. Permets-moi de te dire que tu te mens ? toi-m?me; tu as vu bien des jeunes filles, tu n'en as pas connu une seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque fleur et qui, lorsqu'il voit leurs corolles se faner, ne comprenant pas le divin myst?re qui s'accomplit dans leurs seins, s'enfuit et d?clare qu'elles ne sont plus bonnes ? rien. Lis Michelet, il te dira bien mieux que moi ce que je ne puis te dire ici; et, lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins s?v?rement, moins injustement les femmes de ce temps-ci.--Deux mots encore, et j'abandonne ce sujet: je n'ai jamais su quel ?tait ton id?al, celui que tu as perdu; mais maintenant je t'en connais un monstrueux, l'id?al du vice. Tu as retourn? la lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine, ? peine visible, se trouve tellement rapproch?e, bien plus pr?s qu'elle ne l'est r?ellement, que tu en distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la terre; le mieux serait encore d'y rester, sur cette terre, et de ne pas exag?rer, ni en bien, ni en mal.

Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne vais plus pouvoir te parler d'autre chose. C'est que la question demanderait des volumes, et que je d?sirerais te dire tout ? la fois. Il est possible que je viole la logique ? chaque pas; j'avoue humblement que je ne l'ai jamais ?tudi?e.

Tu m'annonces la mort de Toselli; je n'ai pas connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle m'a affect?. Toutes les fois qu'une ?me jeune quitte le banquet avant la fin, je g?mis, peut-?tre aurait-il ?t? grand, et bon pour ses semblables. Il ne conna?tra pas les douleurs de la vie, mais il n'en conna?tra pas les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le myst?re insondable, le myst?re qui vous fait reculer d'?pouvante. Lorsque l'esprit pense ? cela, les cheveux se dressent, et l'on ne sait si l'on doit plaindre ou envier les morts.

Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je suis plus ind?cis que jamais. La vie se pr?sente ? moi avec son effrayante r?alit?, son avenir inconnu. Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami aupr?s de moi. Et ce n'est pas ma faute, si je chancelle, si ma r?solution du jour efface celle de la veille. Qui me donnera un chemin droit, sans trop d'?pines, pour que mes pieds ne soient pas d?chir?s avant d'arriver au but? Toi, tu marches, les yeux fix?s sur un point, sans te laisser distraire par la mouche qui passe; tu arriveras, j'en suis s?r. Mais moi, avec mon caract?re, avec ma paresse ! mon intelligence se perd dans de vains r?ves, et, lorsque je me r?veillerai, je me trouverai sans m?tier, sans fortune, sans talent.--Un peu de courage, mon Dieu!

Tu me feras grand plaisir en me parlant de De Julienne et de Baptistine. Je veux conna?tre les folies du cher Edgard et les faits et gestes de la fillette. <>--O na?vet?! o? vas-tu te nicher.

Je t'ai d?j? dit que cette intrigue me r?pugnait; mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le sommes. Nous sommes pleins de d?fauts et, pour mon compte, je confesse une grande curiosit?.

Tu m'?criras tout de suite apr?s le carnaval. Ce sera ton car?me, puisque tu parais ?prouver tant de fatigue ? tenir une plume. Ne me n?glige pas, ou je me f?cherai; et si tu le peux, ?cris-moi plus lisiblement, je te comprendrai et te r?pondrai mieux. Parle-moi d'Aix, de mes rares amis, de toi surtout.

Je te r?p?te que je me f?che tout rouge si tu ne m'?cris pas. Je fais double-six pour la binette de toi.

Ton ami,

E. ZOLA.

Paris, 20 f?vrier 1860.

Mon cher ami,

Je t'ai ?crit derni?rement une lettre qui a d? arriver ? Marseille le mercredi des Cendres, lettre qui s'est crois?e avec la tienne. J'esp?re que M. Maubert te l'a remise fid?lement; toutefois, je t'adresse celle-ci chez le nouvel interm?diaire que tu me d?signes, et, pour plus de s?ret?, je t'annonce de nouveau que j'ai chang? de demeure, et que tu dois m'?crire d?sormais: rue Neuve-Saint-?tienne-du-Mont, n? 21.

Je ne puis que te donner peu de temps, et je m'attacherai surtout, d'abord ? te convaincre que ma paresse est la seule cause de mon silence, et ensuite ? me blanchir de l'accusation de discr?tion outr?e.

Tu sembles croire que tes lettres m'ennuient, et que c'est pour cette raison que je n'y r?ponds pas. Vraiment, c'est moi qui devrais me f?cher d'une telle supposition. Lorsque je t'?crivais lettre sur lettre, vers le printemps dernier, et que je recevais, tous les mois ? peine, dix lignes de r?ponse, t'ai-je jamais dit une aussi grosse sottise? Depuis le jeudi de la Toussaint, je te le r?p?te, un grand changement s'est op?r? en moi. J'?tais bien paresseux auparavant, mais paresseux, dirai-je, par r?verie, par sentiment artistique. Maintenant, ce n'est plus cela; je suis b?tement paresseux comme tout le monde, parce que le travail me fatigue, et que je lui pr?f?re m?me l'ennui. Ce n'est pas que je n'aie mon soleil et ma pluie, mes bons et mes mauvais jours; mais, lorsque je suis gai, je ris et je cours, fuyant plume et papier; lorsque je suis triste, je boude, je fais l'ours, je m'enfonce en un coin, prenant plaisir ? m'ennuyer et ? ennuyer les autres. Ce n'est pas alors que je songe ? vous, mes amis, ou, si j'y songe, c'est pour vous regretter, pour penser ? nos parties qui peut-?tre, h?las! ne se renouvelleront plus. De telle sorte que je remets une lettre de jour en jour, ayant trop de choses ? vous dire pour vous en dire une seule, et reculant devant une de ces banalit?s que je vous sers depuis trois ans. Voil? toute la raison de mon silence, et tu es fou de douter de mon amiti? pour le retard de mes sottes maximes, de mes digressions plus ou moins pu?riles sur l'amour, sur l'id?al et la r?alit?. Toutes ces ?critures commencent ? me fatiguer. Je remarque de plus en plus que ma plume ne peut exprimer que bien imparfaitement mes id?es et mes sensations. Je lui en veux de cette imperfection, et je la jette souvent avec col?re. Je vous ?cris, et je trouve le moyen de vous parler de tout, except? de ce dont je voudrais vous parler. Je d?sirerais vous ouvrir mon coeur, vous dire tout ce que j'y sens tressaillir de grand et de noble, l'amiti?, l'amour, le sentiment du beau, et, par l? m?me, augmenter votre estime ? mon ?gard, et vous attacher pour toujours ? moi par les liens d'une ?troite sympathie. Je ne puis: la phrase cherch?e glisse et, en son lieu, vient se placer quelque sottise; tant?t c'est l'amour de la forme qui l'emporte et me fait, pour une tournure aim?e, omettre les mots partis du coeur; tant?t c'est le paradoxe, l'affectation d'une gaiet? que je ne ressens pas. Alors, je maudis ce m?tier d'?crivassier; je me dis que ce qui est bon pour la foule ne peut me contenter avec vous. Je repousse le papier, je ne me soucie plus de vous ?crire, et je pense qu'un long serrement de main ? votre arriv?e en dira plus que toutes les belles choses que je pourrais vous ?crire jusque-l?.

Quant ? ma trop grande discr?tion, elle n'est ni un faux orgueil, ni un manque de confiance. Lorsque nous nous sommes rencontr?s au d?but de la vie et que, r?unis par une force inconnue, nous nous sommes pris la main, jurant de ne jamais nous s?parer, aucun de nous ne s'est enquis de la richesse ni de l'int?rieur de ses nouveaux amis. Ce que nous cherchions, c'?tait la richesse du coeur et de l'esprit, c'?tait surtout cet avenir que notre jeunesse nous faisait entrevoir si brillant. En un mot, nous nous connaissions mutuellement, et cela nous suffisait. Puis, nous avons grandi et, ignorant toujours les besoins mat?riels, nous avons continu? comme par le pass? ? ?changer nos ?mes, sans seulement penser que nous avions un corps. Enfin, aujourd'hui, voil? que nous nous apercevons qu'en nous il y a deux ?tres: l'un qui est tout sentiment, l'autre, au contraire, qui n'est que mati?re; le premier, notre ami, celui que nous connaissons depuis longtemps; le second, qui n'a conscience de son ?tre que d'hier, qui crie famine et nous pousse au travail pour avoir du pain. Cette partie de moi-m?me, qui ?tait inconnue ? mes amis, j'ai continu? ? la leur cacher plut?t par habitude que par toute autre raison. D'ailleurs, je comprends parfaitement ton d?sir de me conna?tre dans mon entier, et moi-m?me j'aurai cette curiosit? lorsque tu commenceras ? vivre par toi-m?me ta vie mat?rielle. Pour te mettre au courant de tout, je n'ai que deux mots ? dire: j'ai vingt ans, et je suis encore ? la charge de ma m?re, qui peut ? peine se suffire ? elle-m?me. Je suis oblig? de chercher un travail pour manger, et ce travail, je ne l'ai pas encore trouv?, seulement j'esp?re l'avoir bient?t. Telle est donc ma position: gagner mon pain n'importe comment et, si je ne veux pas dire adieu ? mes r?ves, m'occuper la nuit de mon avenir. La lutte sera longue, mais elle ne m'effraye pas; je sens en moi quelque chose et, si en r?alit? ce quelque chose existe, t?t ou tard il doit para?tre au grand jour. Donc, point de ch?teaux en Espagne; une logique serr?e, manger avant tout, puis voir ce qu'il y a en moi, peut-?tre beaucoup, peut-?tre rien, et si je me suis tromp?, continuer ? manger avec mon emploi obscur et passer comme tant d'autres, avec mes pleurs et mes r?ves, sur cette pauvre terre.

Il est une question d?licate que je veux cependant approfondir. A plusieurs reprises, et dans ta derni?re lettre encore, tu sembles mettre ta bourse ? ma disposition. Pauvre bourse, sans doute! bourse de lyc?en servant ? suffire ? peine aux menus plaisirs! D'ailleurs, je trouve le n?cessaire chez ma m?re, et si ce n'?tait que le superflu est parfois une n?cessit?, je ne me plaindrais pas du manque d'argent. N'importe! je te le r?p?te, j'ai cru que tu m'offrais de l'argent, et c'est ce qui me fait te r?pondre en toute franchise: si tu en as, non de trop, mais de mani?re ? partager, si tu peux le partager sans pour cela pressurer tes parents, je l'accepte ? titre de pr?t.--Mon silence l?-dessus aurait pu te peiner, et j'ai craint, d'autre part, que refuser apr?s t'avoir fait conna?tre ma position ne te par?t venir d'un orgueil mal plac?.

Ma vie pr?sente est celle-ci: je loge dans un h?tel garni, le logement qu'a pris ma m?re ?tant trop petit. L? je m'ennuie beaucoup, je travaille un peu; et je lis parfois Montaigne dont je go?te fort la douce et tol?rante philosophie.

Si tu tardes trop ? m'?crire, je t'enverrai une nouvelle ?p?tre. J'attends C?zanne et j'esp?re recouvrer un peu de ma gaiet? d'autrefois d?s qu'il sera ici.

Mes respects ? tes parents. Je te serre la main.

Ton ami,

?MILE ZOLA.

Paris, 17 mars 1860.

Mon cher Baptistin,

Parfois je m'en veux de mon ennui de chaque jour. Je me traite d'imb?cile, et je me prouve que je me cr?e moi-m?me mes tristesses. Je poss?de la meilleure des m?res et, de plus, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer sur cette fange de discorde deux amis avec lesquels je sympathise. Que d'autres s'estimeraient bienheureux avec la moiti? de ces biens! Que d'autres se renfermeraient dans ces pures amiti?s, sans chercher plus loin, sans former des d?sirs peut-?tre impossibles ? contenter! Ma part est donc une large part; et cependant je la d?daigne, je la consid?re comme une chose due, comme accord?e ? chacun ici-bas. Je me retrouve seul; ma m?re, mes amis disparaissent presque ? mes yeux, et je pleure sur mon isolement, je me demande quel est le but de tous ces ennuis, et je me demande la raison de mon existence. J'accuse le ciel de nous avoir cr??s de telle fa?on que le corps cache toujours l'?me; mon voisin vient, le miel ? la bouche, me saluer et me sourire, et moi je pense qu'il a le fiel au coeur; mon chien me caresse et je crois voir ses dents pr?tes ? mordre; ma ma?tresse m'embrasse et me jure tendresse ?ternelle, je me demande si elle ne pr?pare pas alors m?me quelque infid?lit?. Que te dirai-je? C'est l? mon tourment de chaque jour; il me semble que ma f?licit? serait parfaite si les ?mes des personnes qui me coudoient m'?taient d?couvertes. Lorsque ma ma?tresse est pr?s de moi, je mets l'oreille ? ses l?vres et j'?coute son haleine, son haleine ne me dit rien, et je me d?sesp?re. Je pose ma t?te sur sa poitrine, j'entends palpiter son sein, j'entends les sourds battements de son coeur, parfois je crois surprendre la clef de ce langage, mais ce n'est que le limon qui s'agite, et je me d?sesp?re. Voil? la v?ritable cause de mon isolement; dans la foule qui m'entoure je ne vois pas une seule ?me, mais seulement des prisons d'argile; et mon ?me d?sesp?re de son immense solitude, s'attriste de plus en plus. Que de fois j'ai maudit le ciel de nous avoir faits ainsi, d'avoir permis le mensonge ?ternel en cachant l'?tre sous le para?tre. Que m'importe la beaut? du vase, si le parfum qu'il contient est naus?abond; et comment m'assurer de son odeur suave? J'adore religieusement la forme, la beaut? pour moi est tout. Mais que l'on ne confonde pas; cet amour des lignes n'est qu'un amour d'artiste; un tableau, une statue, objets inanim?s, n'ont ?videmment pour m?rite que leurs beaut?s mat?rielles; mais qu'une V?nus de Milo, en chair et en os, vienne ? passer, je me prosternerai peut-?tre devant cette copie de la c?l?bre statue, mais je suis certain que mon ?me divague! Cette belle cr?ature ment sans doute; autant la mati?re est belle, autant le souffle qui l'anime est laid; ces grands yeux si doux mentent, cette bouche mignonne ment, ces seins, ces contours divins, cet ensemble parfait mentent.--C'est l? mon ver rongeur, il n'est pas de douces sensations qu'il ne m'ait fl?tries de sa bave immonde. Il n'est pas jusqu'? vous, mes amis, qu'il n'ait parfois souill?s; s'il ne s'est pas attaqu? ? l'amiti? que vous me portez, s'il n'a pas essay? de m'?loigner de vous, du moins, par des d?tails insignifiants, il est venu, comme toujours, me murmurer que vous me mentiez. Et surtout que ma franchise ne vous chagrine pas; plaignez-moi plut?t, et, lorsque vous serez ici, l?chez de me gu?rir. Se coudoyer les uns les autres, ne jamais se conna?tre, sinon par un ?change banal de banales paroles, n'est-ce pas l? la vie humaine. Jamais, jamais pouvoir m?ler son ?me ? une autre ?me! Sentir des ?lans de tendresse, des palpitements d'amour, mais ne jamais savoir si on les ressent avec vous! Presser sa ma?tresse dans les bras, unir son corps au v?tre, ses l?vres aux v?tres, faire tressaillir les deux limons de concert, mais si votre ?me a tressailli, ne jamais comprendre si la sienne vous a r?pondu! Ah! que ne peut-on ouvrir ce sein oppress? de volupt?, que ne peut-on fouiller jusqu'au coeur, et voir si ce coeur vous embrasse aussi dans son amoureuse ?treinte.--L'homme est seul, seul sur la terre. Je le r?p?te, des formes aux yeux, mais chaque jour me d?montre de plus en plus le vaste d?sert o? vit chacun de nous.

Depuis quelque temps j'?prouve un autre tourment. Si, las de ma solitude, j'appelle la Muse, cette douce consolatrice, la Muse, ne me r?pond plus. Autrefois, lorsque je prenais la plume, il me semblait qu'un ?tre ami voltigeait autour de moi: cet esprit, ce souffle, disais-je, ?tait pour moi une ?me que le corps ne cachait pas; je ne doutais de lui, jamais je ne songeais ? l'accuser de mensonge. Je n'?tais donc plus seul, j'avais donc trouv? enfin la v?rit?, et j'?tais consol?, et j'?crivais avec amour tout ce que mon d?mon familier me dictait. Aujourd'hui, h?las! ce n'est plus cela; lorsque j'?cris, je suis seul, bien seul. La Muse m'a quitt? pour un temps, ce n'est plus que moi qui versifie et je d?chire de d?go?t tous les vers que je fais. Vainement mon esprit se tend; je ne vois plus distinctement mes pens?es; on dirait qu'un voile couvre les id?es que je veux rendre, mon vers n'a plus de force ni de nettet?, et si parfois j'ai quelques ?clairs, les transitions qui les relient sont longues, fastidieuses. Ce n'est pas que l'inspiration soit morte en moi; dans mes heures de r?verie, mon esprit est aussi puissant qu'autrefois, mes conceptions tout aussi grandes. Ce qui me fait d?faut, ce sont les moyens mat?riels de m'exprimer; l'arrangement du sujet et le m?canisme du vers. Ou plut?t c'est la Muse, cet esprit qui me dictait autrefois et qui me laisse seul aujourd'hui avec mes faibles moyens. Dieu merci! ce n'est l?, je le sens, qu'une ?poque de transition. Je ne sais m?me parfois si je ne dois m'en r?jouir. L'art me transporte toujours, je comprends, je sens le beau, et si je d?chire mes vers, c'est qu'ils ne me contentent pas, c'est que je reconnais que je dois, que je peux mieux faire. Le tout est de trouver ce mieux; avec du courage on arrive toujours, surtout lorsque l'on a conscience de ce que l'on cherche.--N'importe, ces heures o? le po?te doute de lui-m?me sont de tristes heures. Cette lutte sourde qui s'?tablit entre lui et la Muse rebelle a des d?sespoirs terribles. Il est des moments o? tout ce que j'ai ?crit me para?t pu?ril et d?testable, o? toutes mes pens?es, tous mes projets pour l'avenir me semblent sans aucun m?rite. J'aurais grand besoin d'?tre encourag?, je ne mendie pas des ?loges, mais si une de mes pi?ces paraissait et qu'au milieu de justes bl?mes on me dise de poursuivre sans crainte et que je ne m'abuse pas sur les promesses qu'il peut y avoir en moi, il me semble que je n'en travaillerais que mieux. ?tre toujours inconnu, c'est arriver ? douter de soi; rien ne grandit les pens?es d'un auteur comme le succ?s. N'importe, pour ?tre connu, il faut que je travaille encore; je suis jeune, et, si les derniers mois qui viennent de s'?couler, pleins de trouble et de d?sillusions, m'ont ?t? nuisibles, ils ne sauraient avoir ?touff? en moi toute po?sie. Je la sens qui y tressaillit; il ne faut qu'un beau jour, qu'un ?v?nement heureux pour qu'elle s'?panouisse de nouveau. Je compte beaucoup sur la venue de C?zanne.

J'ai re?u derni?rement une lettre de C?zanne, dans laquelle il me dit que sa petite soeur est malade et qu'il ne compte gu?re arriver ? Paris que vers les premiers jours du mois prochain. Tu pourras donc le voir encore pendant tes vacances de P?ques. Buvez une derni?re fois un bon coup, fumez une bonne pipe, et jure-lui de venir nous retrouver au mois de septembre prochain. Nous pourrons alors former une pl?iade, aux rares et p?les ?toiles, il est vrai, mais brillante ? force d'union. Comme le dit notre vieux: il n'y aura pas de r?ves, pas de philosophie comparables aux n?tres. Je vois s'avancer cette ?poque comme une heureuse ?poque: et je crois ne pas me tromper.

J'attends une lettre de toi vers le commencement d'avril, c'est-?-dire une lettre ?crite pendant tes vacances ? Aix. Je ne t'?crirai gu?re qu'apr?s, par l? m?me ? l'arriv?e de C?zanne ici. D'ailleurs, cette ?poque est fort rapproch?e.--T?che donc de me donner quelques d?tails sur Aix et ses habitants.

Mes respects ? tes parents.

Je te serre la main. Ton ami,

?MILE ZOLA.

Paris, 2 mai 1860.

Mon bon vieux,

Ainsi donc, en r?sumant, tous deux sont malheureux pour s'?tre laiss? emporter par un r?ve insens?. Mais dans cette faute commune, combien la femme est moins coupable. Elle n'a c?d? qu'? une sorte de fascination, et son penchant, sa pens?e n'y ont ?t? pour rien. L'homme, au contraire, a tout fait; c'est lui le tentateur, c'est Adam pr?sentant la pomme ? Eve. Elle r?vait une mer paisible, une M?diterran?e, bleue et embaum?e; et c'est lui qui l'a fait monter dans une fr?le nacelle, sur un Oc?an rugissant, soulev? par un vent terrible. Tous deux ont p?ri: mais la justice de Dieu les a frapp?s selon leur faute. La femme qui, avant la tourmente, n'?tait que qualit?s, reste apr?s parfaite, plus sublime dans sa douleur: l'homme, au contraire, dont le seul m?rite ?tait son exaltation, se tra?ne avec ses mille d?fauts, n'est plus qu'un sujet de larmes, et pour lui, et pour les autres.

C?zanne me parle de toi. Il confesse son tort et m'assure qu'il va changer de caract?re. Puisqu'il a entam? ce chapitre, je compte lui dire mon avis sur sa mani?re d'agir; je n'aurais pas commenc?, mais je crois qu'il est inutile ? pr?sent d'attendre le mois d'ao?t pour tenter votre rapprochement

J'attends chaque jour une lettre de toi. Voici plus de quinze jours que tu me fis la promesse d'?tre plus exact; j'en attends les effets. Quant ? moi, si je suis en retard, ce n'est nullement de ma faute; je me suis trouv? indispos?, et pour ne pas te faire attendre j'ach?ve cette lettre ? mon bureau; on fait un tapage ?pouvantable autour de moi, sois donc indulgent pour la seconde partie de cette missive.--Le temps se remet. Dimanche, je suis all? m'?garer dans le bois de Vincennes, le rossignol chantait, le ciel ?tait bleu, sans nuage. H?las! ce n'?tait pas l? pourtant ma belle Provence,--beau pays, sales habitants. Ne va pas te f?cher, au moins. Mes respects ? tes parents.

Je le serre la main. Ton ami,

E. ZOLA.

Mon cher Baille,

Aux Docks, 14 mai, 3 heures.

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