Read Ebook: Les Peintres Cubistes: [Méditations Esthétiques] by Apollinaire Guillaume
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Autrement, elle n'est qu'un syst?me plus mis?rable que la nature.
En ce cas, la d?plorable v?rit?, plus lointaine, moins distincte, moins r?elle chaque jour r?duirait la peinture ? l'?tat d'?criture plastique simplement destin?e ? faciliter les relations entre gens de la m?me race.
De nos jours, on trouverait vite la machine ? reproduire de tels signes, sans entendement.
Beaucoup de peintres nouveaux ne peignent que des tableaux o? il n'y a pas de sujet v?ritable. Et les d?nominations que l'on trouve dans les catalogues jouent alors le r?le des noms qui d?signent les hommes sans les caract?riser.
Ces peintres, s'ils observent encore la nature, ne l'imitent plus et ils ?vitent avec soin la repr?sentation de sc?nes naturelles observ?es et reconstitu?es par l'?tude.
La vraisemblance n'a plus aucune importance, car tout est sacrifi? par l'artiste aux v?rit?s, aux n?cessit?s d'une nature sup?rieure qu'il suppose sans la d?couvrir. Le sujet ne compte plus ou s'il compte c'est ? peine.
L'art moderne repousse, g?n?ralement, la plupart des moyens de plaire mis en oeuvre par les grands artistes des temps pass?s.
Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis: le plaisir des yeux, on demande d?sormais ? l'amateur d'y trouver un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.
On s'achemine ainsi vers un art enti?rement nouveau, qui sera ? la peinture, telle qu'on l'avait envisag?e jusqu'ici, ce que la musique est ? la litt?rature.
Ce sera de la peinture pure, de m?me que la musique est de la litt?rature pure.
L'amateur de musique ?prouve, en entendant un concert, une joie d'un ordre diff?rent de la joie qu'il ?prouve en ?coutant les bruits naturels comme le murmure d'un ruisseau, le fracas d'un torrent, le sifflement du vent dans une for?t, ou les harmonies du langage humain fond?es sur la raison et non sur l'esth?tique.
De m?me, les peintres nouveaux procureront ? leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues ? l'harmonie des lumi?res impaires.
On conna?t l'anecdote d'Apelle et de Protog?ne qui est dans Pline.
Elle fait bien voir le plaisir esth?tique et r?sultant seulement de cette construction impaire dont j'ai parl?.
Apelle aborde, un jour, dans l'?le de Rhodes pour voir les ouvrages de Protog?ne, qui y demeurait. Celui-ci ?tait absent de son atelier quand Apelle s'y rendit. Une vieille ?tait l? qui gardait un grand tableau tout pr?t ? ?tre peint. Apelle au lieu de laisser son nom, trace sur le tableau un trait si d?li? qu'on ne pouvait rien voir de mieux venu.
De retour, Protog?ne apercevant le lin?ament, reconnut la main d'Apelle, et tra?a sur le trait un trait d'une autre couleur et plus subtil encore, et, de cette fa?on, il semblait qu'il y e?t trois traits.
Apelle revint encore le lendemain sans rencontrer celui qu'il cherchait et la subtilit? du trait qu'il tra?a ce jour-l? d?sesp?ra Protog?ne. Ce tableau causa longtemps l'admiration des connaisseurs qui le regardaient avec autant de plaisir que si, au lieu d'y repr?senter des traits presque invisibles, on y avait figur? des dieux et des d?esses.
Les jeunes-artistes peintres des ?coles extr?mes ont pour but secret de faire de la peinture pure. C'est un art plastique enti?rement nouveau. Il n'en est qu'? son commencement et n'est pas encore aussi abstrait qu'il voudrait l'?tre. La plupart des nouveaux peintres font bien de la math?matique sans le ou la savoir, mais ils n'ont pas encore abandonn? la nature qu'ils interrogent patiemment ? cette fin qu'elle leur enseigne la route de la vie.
Un Picasso ?tudie un objet comme un chirurgien diss?que un cadavre.
Cet art de la peinture pure s'il parvient ? se d?gager enti?rement de l'ancienne peinture, ne causera pas n?cessairement la disparition de celle-ci, pas plus que le d?veloppement de la musique n'a caus? la disparition des diff?rents genres litt?raires, pas plus que l'?cret? du tabac n'a remplac? la saveur des aliments.
On a vivement reproch? aux artistes-peintres nouveaux des pr?occupations g?om?triques. Cependant les figures g?om?triques sont l'essentiel du dessin. La g?om?trie, science qui a pour objet l'?tendue, sa mesure et ses rapports, a ?t? de tous temps la r?gle m?me de la peinture.
Jusqu'? pr?sent, les trois dimensions de la g?om?trie euclidienne suffisaient aux inqui?tudes que le sentiment de l'infini met dans l'?me des grands artistes.
Telle qu'elle s'offre ? l'esprit, du point de vue plastique, la quatri?me dimension serait engendr?e par les trois mesures connues: elle figure l'immensit? de l'espace s'?ternisant dans toutes les directions ? un moment d?termin?. Elle est l'espace m?me, la dimension de l'infini; c'est elle qui doue de plasticit? les objets. Elle leur donne les proportions qu'ils m?ritent dans l'oeuvre, tandis que dans l'art grec par exemple, un rythme en quelque sorte m?canique d?truit sans cesse les proportions.
L'art grec avait de la beaut? une conception purement humaine. Il prenait l'homme comme mesure de la perfection. L'art des peintres nouveaux prend l'univers infini comme id?al et c'est ? cet id?al que l'on doit une nouvelle mesure de la perfection qui permet ? l'artiste-peintre de donner ? l'objet des proportions conformes au degr? de plasticit? o? il souhaite l'amener.
Nietzsche avait devin? la possibilit? d'un tel art:
Nietzsche, quand il rapporte cette anecdote, fait par la bouche de Dyonisios le proc?s de l'art grec.
Voulant atteindre aux proportions de l'id?al, ne se bornant pas ? l'humanit?, les jeunes peintres nous offrent des oeuvres plus c?r?brales que sensuelles. Ils s'?loignent de plus en plus de l'ancien art des illusions d'optique et des proportions locales pour exprimer la grandeur des formes m?taphysiques. C'est pourquoi l'art actuel, s'il n'est pas l'?manation directe de croyances religieuses d?termin?es, pr?sente cependant plusieurs caract?res du grand art, c'est-?-dire de l'Art religieux.
Les grands po?tes et les grands artistes ont pour fonction sociale de renouveler sans cesse l'apparence que rev?t la nature aux yeux des hommes.
Sans les po?tes, sans les artistes les hommes s'ennuieraient vite de la monotonie naturelle. L'id?e sublime qu'ils ont de l'univers retomberait avec une vitesse vertigineuse. L'ordre qui para?t dans la nature et qui n'est qu'un effet de l'art s'?vanouirait aussit?t. Tout se d?ferait dans le chaos. Plus de saisons, plus de civilisation, plus de pens?e, plus d'humanit?, plus de vie m?me et l'impuissante obscurit? r?gnerait ? jamais.
Les po?tes et les artistes d?terminent de concert la figure de leur ?poque et docilement l'avenir se range ? leur avis.
La structure g?n?rale d'une momie ?gyptienne est conforme aux figures trac?es par les artistes ?gyptiens et cependant les anciens Egyptiens ?taient fort diff?rents les uns des autres. Ils se sont conform?s ? l'art de leur ?poque.
C'est le propre de l'Art, son r?le social, de cr?er cette illusion: le type. Dieu sait que l'on s'est moqu? des tableaux de Manet, de Renoir! Eh bien! il suffit de jeter les yeux sur des photographies de l'?poque pour s'apercevoir de la conformit? des gens et des choses aux tableaux que ces grands peintres en ont peints.
Cette illusion me para?t toute naturelle, les oeuvres d'art ?tant ce qu'une ?poque produit de plus ?nergique au point de vue de la plastique. Cette ?nergie s'impose aux hommes et elle est pour eux la mesure plastique d'une ?poque. Ainsi, ceux qui se moquent des nouveaux peintres, se moquent de leur propre figure, car l'humanit? de l'avenir se repr?sentera l'humanit? d'aujourd'hui d'apr?s les repr?sentations que les artistes de l'art le plus vivant, c'est-?-dire le plus nouveau, en auront laiss?. Ne me dites pas qu'il y a aujourd'hui d'autres peintres qui peignent de telle fa?on que l'humanit? puisse s'y reconna?tre peinte ? son image. Toutes les oeuvres d'art d'une ?poque finissent par ressembler aux oeuvres de l'art le plus ?nergique, le plus expressif, le plus typique. Les poup?es sont issues d'un art populaire; elles semblent toujours inspir?es par les oeuvres du grand art de la m?me ?poque. C'est une v?rit? qu'il est facile de contr?ler. Et cependant qui oserait dire que les poup?es que l'on vendait dans les bazars, vers 1880, ont ?t? fabriqu?es avec un sentiment analogue ? celui de Renoir quand il peignait ses portraits? Personne alors ne s'en apercevait. Cela signifie cependant que l'art de Renoir ?tait assez ?nergique, assez vivant pour s'imposer ? nos sens tandis qu'au grand public de l'?poque o? il d?butait, ses conceptions apparaissaient comme autant d'absurdit?s et de folies.
On a parfois, et notamment ? propos des artistes-peintres les plus r?cents, envisag? la possibilit? d'une mystification ou d'une erreur collectives.
Or, on ne conna?t pas dans toute l'histoire des arts une seule mystification collective, non plus qu'une erreur artistique collective. Il y a des cas isol?s, de mystification et d'erreur, mais les ?l?ments conventionnels dont se composent en grande partie les oeuvres d'art nous garantissent que de ces cas il ne saurait en exister de collectifs.
Si la nouvelle ?cole de peinture nous pr?sentait un de ces cas, ce serait un ?v?nement si extraordinaire qu'on pourrait l'appeler un miracle. Concevoir un cas de cette sorte, ce serait concevoir, que brusquement, dans une nation, tous les enfants na?traient priv?s de t?te ou d'une jambe ou d'un bras, conception ?videmment absurde. Il n'y a pas d'erreurs ni de mystifications collectives en art, il n'y a que diverses ?poques et diverses ?coles de l'art. Si le but que poursuivent chacune d'elles n'est pas ?galement ?lev?, ?galement pur, toutes sont ?galement respectables, et, selon les id?es que l'on se fait de la beaut?, chaque ?cole artistique est successivement admir?e, m?pris?e et de nouveau admir?e.
La nouvelle ?cole de peinture porte le nom de cubisme; il lui fut donn? par d?rision en automne 1908 par Henri Matisse qui venait de voir un tableau repr?sentant des maisons dont l'apparence cubique le frappa vivement.
Cette esth?tique nouvelle s'?labora d'abord dans l'esprit d'Andr? Derain, mais les oeuvres les plus importantes et les plus audacieuses qu'elle produisit aussit?t furent celles d'un grand artiste que l'on doit aussi consid?rer comme un fondateur: Pablo Picasso dont les inventions corrobor?es par le bon sens de Georges Braque qui exposa, d?s 1908, un tableau cubiste au Salon des Ind?pendants, se trouv?rent formul?es dans les ?tudes de Jean Metzinger qui exposa le premier portrait cubiste au Salon des Ind?pendants en 1910 et fit admettre aussi, la m?me ann?e, des oeuvres cubistes par le jury du Salon d'Automne. C'est en 1910 ?galement que parurent aux Ind?pendants des tableaux de Robert Delaunay, de Marie Laurencin, de Le Fauconnier, qui ressortissaient ? la m?me ?cole.
? la fin de 1911, l'exposition des cubistes au Salon d'Automne fit un bruit consid?rable, les moqueries ne furent ?pargn?es ni ? Gleizes , ni ? Metzinger , ni ? Fernand L?ger. ? ces artistes, s'?tait joints un nouveau peintre, Marcel Duchamp et un sculpteur-architecte, Duchamp-Villon.
D'autres expositions collectives eurent lieu en novembre 1911 ? la Galerie d'Art Contemporain, rue Tronchet, ? Paris; en 1912, au Salon des Ind?pendants qui fut marqu? par l'adh?sion de Juan Gris; au mois de mai, en Espagne, o? Barcelone accueille avec enthousiasme les jeunes Fran?ais; enfin au mois de Juin, ? Rouen, exposition organis?e par la Soci?t? des Artistes normands et qui fut marqu?e par l'adh?sion de Francis Picabia ? la nouvelle ?cole.
Ce qui diff?rencie le cubisme de l'ancienne peinture, c'est qu'il n'est pas un art d'imitation, mais un art de conception qui tend ? s'?lever jusqu'? la cr?ation.
Quatre tendances se sont maintenant manifest?es dans le cubisme tel que je l'ai ?cartel?. Dont, deux tendances parall?les et pures.
Tout homme a le sentiment de cette r?alit? int?rieure. Il n'est pas besoin d'?tre un homme cultiv? pour concevoir, par exemple une forme ronde.
L'aspect g?om?trique qui a frapp? si vivement ceux qui ont vu les premi?res toiles scientifiques venait de ce que la r?alit? essentielle y ?tait rendue avec une grande puret? et que l'accident visuel et anecdotique en avait ?t? ?limin?.
Les peintres qui ressortissent ? cet art sont: Picasso, dont l'art lumineux appartient encore ? l'autre tendance pure du cubisme, Georges Braque, Metzinger, Albert Gleizes, Mlle Laurencin et Juan Gris.
Le peintre physicien qui a cr?? cette tendance est Le Fauconnier.
Les derniers tableaux de C?zanne et ses aquarelles ressortissent au cubisme, mais Courbet est le p?re des nouveaux peintres et Andr? Derain, sur qui je reviendrai un jour, fut l'a?n? de ses fils bien-aim?s, car on le trouve ? l'origine du mouvement des Fauves qui fut une sorte de pr?ambule au Cubisme et encore ? l'origine de ce grand mouvement subjectif, mais il serait trop difficile aujourd'hui de bien ?crire touchant un homme qui volontairement se tient ? l'?cart de tout et de tous.
L'?cole moderne de peinture me para?t la plus audacieuse qui ait jamais ?t?. Elle a pos? la question du beau en soi.
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