Read Ebook: Voyages imaginaires songes visions et romans cabalistiques. Tome 35. by Garnier M Charles Georges Thomas Editor
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Ebook has 981 lines and 90829 words, and 20 pages
J'?tois vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples: nous vivions beaucoup entre camarades, & comme de jeunes gens, c'est-?-dire, des femmes, du jeu, tant que la bourse pouvoit y suffire, & nous philosophions dans nos quartiers, quand nous n'avions plus d'autre ressource.
Un soir, apr?s nous ?tre ?puis?s en raisonnemens de toute esp?ce autour d'un tr?s-petit flacon de vin de Chypre & de quelques marrons secs, le discours tomba sur la cabale & les cabalistes.
Un d'entre nous pr?tendoit que c'?toit une science r?elle, & dont les op?rations ?toient s?res; quatre des plus jeunes lui soutenoient que c'?toit un amas d'absurdit?s, une source de friponneries, propre ? tromper les gens cr?dules & amuser les enfans.
Le plus ?g? d'entre nous, flamand d'origine, fumoit sa pipe d'un air distrait, & ne disoit mot. Son air froid & sa distraction me faisoient spectacle ? travers ce charivari discordant qui nous ?tourdissoit, & m'emp?choit de prendre part ? une conversation trop peu r?gl?e pour qu'elle e?t de l'int?r?t pour moi.
Nous ?tions dans la chambre du fumeur; la nuit s'avan?oit: on se s?para, & nous demeur?mes seuls, notre ancien & moi.
Il continua de fumer flegmatiquement; je demeurai les coudes appuy?s sur la table, sans rien dire. Enfin mon homme rompit le silence.
--Jeune homme, me dit-il, vous venez d'entendre beaucoup de bruit; pourquoi vous ?tes-vous tir? de la m?l?e?
Il a plusieurs significations, me dit-il: mais ce n'est point d'elles dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science qui enseigne ? transformer les m?taux, & ? r?duire les esprits sous notre ob?issance?...
Je ne connois rien des esprits, ? commencer par le mien, sinon que je suis s?r de son existence. Quant aux m?taux, je sais la valeur d'un carlin au jeu, ? l'auberge & ailleurs, & ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns & des autres, sur les modifications & impressions dont ils sont susceptibles.
Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance, elle vaut bien la doctrine des autres: au moins vous n'?tes pas dans l'erreur, & si vous n'?tes pas instruit, vous ?tes susceptible de l'?tre. Votre naturel, la franchise de votre caract?re, la droiture de votre esprit me plaisent: je sais quelque chose de plus que le commun des hommes; jurez-moi le plus grand secret sur votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, & vous serez mon ?colier.
L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est tr?s-agr?able. La curiosit? est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empressement pour nos connoissances ordinaires; elles m'ont toujours sembl? trop born?es, & j'ai devin? cette sph?re ?lev?e dans laquelle vous voulez m'aider ? m'?lancer: mais quelle est la premi?re clef de la science dont vous parlez? Selon ce que disoient nos camarades en disputant, ce sont les esprits eux-m?mes qui nous instruisent; peut-on se lier avec eux?
Vous avez dit le mot, Alvare; on n'apprendroit rien de soi-m?me; quant ? la possibilit? de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans r?plique.
Comme il finissoit ce mot, il achevoit sa pipe. Il frappe trois coups pour faire sortir le peu de cendres qui restoit au fond, les pose sur la table assez pr?s de moi. Il ?l?ve la voix: Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe; allumez-la, & rapportez-la moi.
Il finissoit ? peine le commandement, je vois disparo?tre la pipe, & avant que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel ?toit ce Calderon charg? de ses ordres, la pipe allum?e ?toit de retour; & mon interlocuteur avoit repris son occupation.
Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac, que pour jouir de la surprise qu'il m'occasionnoit; puis se levant, il dit: Je prends la garde au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher; soyez sage, & nous nous reverrons.
Je me retirai plein de curiosit? & affam? d'id?es nouvelles dont je me promettois de me remplir bient?t par le secours de Soberano. Je le vis le lendemain, les jours suivans; je n'eus plus d'autre passion, je devins son ombre.
Je lui faisois mille questions; il ?ludoit les unes, & r?pondoit aux autres d'un ton d'oracle. Enfin je le pressai sur l'article de la religion de ses pareils. C'est, me r?pondit-il, la religion naturelle. Nous entr?mes dans quelques d?tails; ses d?cisions cadroient plus avec mes penchans qu'avec mes principes; mais je voulois venir ? mon but, & ne devois pas le contrarier.
Vous commandez aux esprits, lui disois-je; je veux, comme vous, ?tre en commerce avec eux: je le veux, je le veux.
Vous ?tes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'?preuve; vous n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte ? cette sublime cath?gorie....
Eh! me faut-il bien du temps?.. Peut-?tre deux ans.... J'abandonne ce projet, m'?criai-je; je mourrois d'impatience dans l'intervalle. Vous ?tes cruel, Soberano; vous ne pouvez concevoir la vivacit? du d?sir que vous avez fait na?tre en moi; il me br?le....
Jeune homme, je vous croyois plus de prudence, vous me faites trembler pour vous & pour moi. Quoi! vous vous exposeriez ? ?voquer des esprits sans aucune des pr?parations...?
Eh! que pourroit-il m'en arriver?... Je ne dis pas qu'il d?t absolument vous en arriver du mal; s'ils ont du pouvoir sur nous, c'est notre foiblesse, notre pusillanimit? qui le leur donne: dans le fond, nous sommes n?s pour les commander..... Ah! je les commanderai.... Oui, vous avez le c?oeur chaud, mais si vous perdez la t?te, s'ils vous effrayent ? certain point?....
S'il ne tient qu'? ne les pas craindre, je les mets au pis pour m'effrayer.... Quoi! quand vous verriez le diable?.... Je tirerois les oreilles au grand diable d'enfer.....
Bravo! Si vous ?tes si s?r de vous, vous pouvez vous risquer, & je vous promets mon assistance. Vendredi prochain je vous donne ? d?ner avec deux des n?tres, & nous mettrons l'aventure ? fin.
Nous n'?tions qu'? mardi: jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrive enfin; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une physionomie peu pr?venante: nous d?nons. La conversation roule sur des choses indiff?rentes.
Apr?s d?ner, on propose une promenade ? pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monumens les plus augustes, ?croul?s, bris?s, ?pars, couverts de ronces, portent ? mon imagination des id?es qui ne m'?toient pas ordinaires. Voil?, disois-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil & de l'industrie des hommes. Nous avan?ons dans les ruines, & enfin nous sommes parvenus, presque ? t?tons, ? travers ces d?bris, dans un lieu si obscur, qu'aucune lumi?re ext?rieure n'y pouvoit p?n?trer.
Mon camarade me conduisoit par le bras; il cesse de marcher & je m'arr?te. Alors un de la compagnie bat le fusil & allume une bougie. Le s?jour o? nous ?tions s'?claire, quoique foiblement, & je d?couvre que nous sommes sous une vo?te assez bien conserv?e, de vingt-cinq pieds en carr? ? peu pr?s, & ayant quatre issues. Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, ? l'aide d'un roseau qui lui servoit d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable l?ger dont le terrein ?toit couvert, & en sort apr?s y avoir dessin? quelques caract?res. Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, & n'en sortez qu'? bonnes enseignes....
Expliquez-vous mieux, ? quelles enseignes en dois-je sortir?.... Quand tout vous sera soumis; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisoit faire une fausse d?marche, vous pourriez courir les risques les plus grands.
Je me rappelai que je m'?tois vant? de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le d?menti. Nous vous souhaitons bien du succ?s, me dit-il; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous ?tes directement vis-?-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. Ils se retirent.
Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus d?licate: je fus au moment de les rappeler; mais il y avoit trop ? rougir pour moi; c'?toit d'ailleurs renoncer ? toutes mes esp?rances. Je me raffermis sur la place o? j'?tois, & tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'?prouvent, sont ? deux pas d'ici, & ? la suite de mon ?vocation, je dois m'attendre ? quelque tentative de leur part pour m'?pouvanter. Tenons bon; tournons la raillerie contre les mauvais plaisans.
Cette d?lib?ration fut assez courte, quoiqu'un peu troubl?e par le ramage des hiboux & des chats-huants qui habitoient les environs & m?me l'int?rieur de ma caverne.
Un frisson couroit dans toutes mes veines, & mes cheveux se h?rissoient sur ma t?te.
Je ne saurois peindre ma situation; je ne saurois dire qui soutint mon courage & m'emp?cha de tomber en d?faillance, ? l'aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissoit ? mes oreilles.
Je sentis la n?cessit? de rappeler mes forces; une sueur froide alloit les dissiper: je fis un effort sur moi. Il faut que notre ame soit bien vaste, & ait un prodigieux ressort; une multitude de sentimens, d'id?es, de r?flexions touchent mon c?oeur, passent dans mon esprit, & font leur impression toutes ? la fois.
La r?volution s'op?re, je me rends ma?tre de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.
Que pr?tends-tu toi-m?me, t?m?raire, en te montrant sous cette forme hideuse?
Le fant?me balance un moment: Tu m'as demand?, dit-il d'un ton de voix plus bas.... L'esclave, lui dis-je, cherche-t-il ? effrayer son ma?tre? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable & un ton soumis.
Ma?tre, me dit le fant?me, sous quelle forme me pr?senterai-je pour vous ?tre agr?able?
La premi?re id?e qui me vint ? la t?te ?tant celle d'un chien; viens, lui dis-je, sous la figure d'un ?pagneul. A peine avois-je donn? l'ordre, l'?pouvantable chameau allonge le cou de seize pieds de longueur, baisse la t?te jusqu'au milieu du salon, & vomit un ?pagneul blanc, ? soies fines & brillantes, les oreilles tra?nantes jusqu'? terre.
La fen?tre s'est referm?e, toute autre vision a disparu, & il ne reste sous la vo?te, suffisamment ?clair?e, que le chien & moi.
Il tournoit tout au tour du cercle en remuant la queue, & faisant des courbettes. Ma?tre, me dit-il, je voudrois bien vous l?cher l'extr?mit? des pieds; mais le cercle redoutable qui vous environne, me repousse.
Ma confiance ?toit mont?e jusqu'? l'audace: je sors du cercle; je tends le pied, le chien le l?che; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos, comme pour me demander grace; je vis que c'?toit une petite femelle. L?ve-toi, lui dis-je, je te pardonne: tu vois que j'ai compagnie; ces Messieurs attendent ? quelque distance d'ici; la promenade a d? les alt?rer, je veux leur donner une collation; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Gr?ce; que cela soit bien entendu; ?claire & d?core la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation, tu viendras en virtuose du premier talent, & tu porteras une harpe: je t'avertirai quand tu devras paro?tre. Prends garde ? bien jouer ton r?le; mets de l'expression dans ton chant, de la d?cence, de la retenue dans ton maintien....
J'ob?irai, ma?tre, mais sous quelle condition?...
Sous celle d'ob?ir, esclave. Ob?is sans r?plique, ou....
Vous ne me connoissez pas, ma?tre, vous me traiteriez avec moins de rigueur; j'y mettrois peut-?tre l'unique condition de vous d?sarmer & de vous plaire.
Le chien avoit ? peine fini, qu'en tournant sur le talon, je vois mes ordres s'ex?cuter plus promptement qu'une d?coration ne s'?l?ve ? l'op?ra. Les murs de la vo?te, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenoient une teinte douce, des formes agr?ables; c'?toit un salon de marbre jasp?. L'architecture pr?sentoit un cintre soutenu par des colonnes; huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y r?pandoient une lumi?re vive, ?galement distribu?e.
Un moment apr?s, la table & le buffet s'arrangent, se chargent de tous les appr?ts de notre r?gal; les fruits & les confitures ?toient de l'esp?ce la plus rare, la plus savoureuse, & de la plus belle apparence. La porcelaine employ?e au service & sur le buffet, ?toit du Japon. La petite chienne faisoit mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour h?ter le travail, & me demander si j'?tois satisfait.
Fort bien, Biondetta, lui dis-je; prenez un habit de livr?e, & allez dire ? ces messieurs, qui sont pr?s d'ici, que je les attends, & qu'ils sont servis.
A peine avois-je d?touru? un instant les regards, que je vois sortir un page ? ma livr?e, lestement v?tu, tenant un flambeau allum?; peu apr?s il revint, conduisant sur ses pas mon camarade le flamand & ses deux amis.
Pr?par?s ? quelque chose d'extraordinaire par l'arriv?e & le compliment du page, ils ne l'?toient pas au changement qui s'?toit fait dans l'endroit o? ils m'avoient laiss?. Si je n'eusse pas eu la t?te occup?e, je me serois plus amus? de leur surprise; elle ?clata par leurs cris, se manifesta par l'alt?ration de leurs traits & par leurs attitudes.
Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de moi; il nous en reste ? faire pour regagner Naples. J'ai pens? que ce petit r?gal ne vous d?sobligeroit pas, & que vous voudriez bien excuser le peu de choix & le d?faut d'abondance en faveur de l'im-promptu.
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