Read Ebook: Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III by Montaigne Michel De Michaud Translator
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Translator: G?n?ral Michaud
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ESSAIS DE MONTAIGNE
TEXTE ORIGINAL, ACCOMPAGN? DE LA TRADUCTION EN LANGAGE DE NOS JOURS,
PAR
le Gal MICHAUD
TROISI?ME VOLUME
PARIS
LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET CIE, ?DITEURS
ESSAIS DE MONTAIGNE
Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:
ESSAIS
MICHEL SEIGNEVR
DE MONTAIGNE
CI? I? XCV
TEXTE ET TRADUCTION
LIVRE SECOND.
SI on me demandoit le choix de tous les hommes qui sont venus ? ma cognoissance, il me semble en trouuer trois excellens au dessus de tous les autres. L'vn Homere; non pas qu'Aristote ou Varro, pour exemple, ne fussent ? l'aduenture aussi s?auans que luy; ny possible encore qu'en son art mesme, Virgile ne luy soit comparable. Ie le laisse ? iuger ? ceux, qui les cognoissent tous deux. Moy qui n'en cognoy que l'vn, puis seulement dire cela, selon ma port?e, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent au del? du Romain.
Toutesfois en ce iugement, encore ne faudroit il pas oublier, que c'est principalement d'Homere que Virgile tient sa suffisance, que c'est son guide, et maistre d'escole; et qu'vn seul traict de l'Iliade, a fourny de corps et de matiere, ? cette grande et diuine Eneide. Ce n'est pas ainsi que ie compte: i'y mesle plusieurs autres circonstances, qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l'humaine condition. Et ? la verit?, ie m'estonne souuent, que luy qui a produit, et mis en credit au monde plusieurs deitez, par son auctorit?, n'a gaign? reng de Dieu luy mesme. Estant aueugle, indigent; estant auant que les sciences fussent redig?es en regle, et obseruations certaines, il les a tant cognues, que tous ceux qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont seruis de luy, comme d'vn maistre tres-parfaict en la cognoissance de toutes choses. Et de ses liures, comme d'vne pepiniere de toute espece de suffisance,
Et comme dit l'autre,
Et l'autre,
Et l'autre,
C'est contre l'ordre de Nature, qu'il a faict la plus excellente production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte: elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance. L'enfance de la po?sie, et de plusieurs autres sciences, il l'a rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peut on nommer le premier et dernier des po?tes, suyuant ce beau tesmoignage que l'antiquit? nous a laiss? de luy, que n'ayant eu nul qu'il peust imiter auant luy, il n'a eu nul apres luy qui le peust imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles, qui ayent mouuement et action: ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le grand ayant rencontr? parmy les despou?lles de Darius, vn riche coffret, ordonna qu'on le luy reseruast pour y loger son Homere: disant, que c'estoit le meilleur et plus fidelle conseiller qu'il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison disoit Cleomenes fils d'Anaxandridas, que c'estoit le Po?te des Lacedemoniens, par ce qu'il estoit tres-bon maistre de la discipline guerriere. Cette lo?ange singuliere et particuliere luy est aussi demeur?e au iugement de Plutarque, que c'est le seul autheur du monde, qui n'a iamais soul? ne d?goust? les hommes, se montrant aux lecteurs tousiours tout autre, et fleurissant tousiours en nouuelle grace. Ce folastre d'Alcibiades, ayant demand? ? vn, qui faisoit profession des lettres, vn liure d'Homere, luy donna vn soufflet, par ce qu'il n'en auoit point: comme qui trouueroit vn de nos prestres sans breuiaire. Xenophanes se pleignoit vn iour ? Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu'il estoit si pauure, qu'il n'auoit dequoy nourrir deux seruiteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere qui estoit beaucoup plus pauure que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu'il est. Que n'estoit ce dire, ? Panaetius, quand il nommoit Platon l'Homere des philosophes? Outre cela, quelle gloire se peut comparer ? la sienne? Il n'est rien qui viue en la bouche des hommes, comme son nom et ses ouurages: rien si cogneu, et si re?eu que Troye, Helene, et ses guerres, qui ne furent ? l'aduenture iamais. Nos enfans s'appellent encore des noms qu'il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoist Hector, et Achilles? Non seulement aucunes races particulieres, mais la plus part des nations, cherchent origine en ses inuentions. Mahumet second de ce nom, Empereur des Turcs, escriuant ? nostre Pape Pie second: Ie m'estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous auons nostre origine commune des Troyens: et que i'ay comme eux interest de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont fauorisant contre moy. N'est-ce pas vne noble farce, de laquelle les Roys, les choses publiques, et les Empereurs, vont io?ant leur personnage tant de siecles, et ? laquelle tout ce grand vniuers sert de theatre? Sept villes Grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance, tant son obscurit? mesmes luy apporta d'honneur:
L'autre, Alexandre le grand. Car qui considerera l'aage qu'il commen?a ses entreprises: le peu de moyen auec lequel il fit vn si glorieux dessein: l'authorit? qu'il gaigna en cette sienne enfance, parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde, desquels il estoit suyui: la faueur extraordinaire, dequoy Fortune embrassa, et fauorisa tant de siens exploits hazardeux, et ? peu que ie ne die temeraires:
cette grandeur, d'auoir ? l'aage de trente trois ans, pass? victorieux toute la terre habitable, et en vne demie vie auoir atteint tout l'effort de l'humaine nature: si que vous ne pouuez imaginer sa dur?e legitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en fortune, iusques ? vn iuste terme d'aage, que vous n'imaginiez quelque chose au dessus de l'homme: d'auoir faict naistre de ses soldats tant de branches Royales: laissant apres sa mort le monde en partage ? quatre successeurs, simples capitaines de son arm?e, desquels les descendans ont depuis si long temps dur?, maintenans cette grande possession: tant d'excellentes vertus qui estoient en luy, iustice, temp?rance, liberalit?, foy en ses paroles, amour enuers les siens, humanit? enuers les vaincus: car ses moeurs semblent ? la verit? n'auoir aucun iuste reproche: ouy bien aucunes de ses actions particulieres, rares, et extraordinaires. Mais il est impossible de conduire si grands mouuemens, auec les regles de la iustice. Telles gens veulent estre iugez en gros, par la maistresse fin de leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander, et du medecin d'Ephestion: de tant de prisonniers Persiens ? vn coup, d'vne trouppe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle, des Cosse?ens iusques aux petits enfans: sont saillies vn peu mal excusables. Car quant ? Clytus, la faute en fut amend?e outre son poix: et tesmoigne cette action autant que toute autre, la debonnairet? de sa complexion, et que c'estoit de soy vne complexion excellemment form?e ? la bont?, et a est? ingenieusement dict de luy, qu'il auoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices. Quant ? ce qu'il estoit vn peu vanteur, vn peu trop impatient d'ouyr mesdire de soy, et quant ? ses mangeoires, armes, et mors, qu'il fit semer aux Indes: toutes ces choses me semblent pouuoir estre condon?es ? son aage, et ? l'estrange prosperit? de sa fortune. Qui considerera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence, pouruoyance, patience, discipline, subtilit?, magnanimit?, resolution, bonheur, en quoy, quand l'authorit? d'Hannibal ne nous l'auroit appris, il a est? le premier des hommes: les rares beautez et conditions de sa personne, iusques au miracle: ce port, et ce venerable maintien, soubs vn visage si ieune, vermeil, et flamboyant:
l'excellence de son s?auoir et capacit?: la dur?e et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d'enuie: et qu'encore long temps apres sa mort, ce fust vne religieuse croyance, d'estimer que ses medailles portassent bon-heur ? ceux qui les auoyent sur eux: et que plus de Roys, et Princes ont escrit ses gestes, qu'autres historiens n'ont escrit les gestes d'autre Roy ou Prince que ce soit: et qu'encores ? present, les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres histoires, re?oiuent et honnorent la sienne seule par special priuilege: il confessera, tout cela mis ensemble, que i'ay eu raison de le preferer ? Caesar mesme, qui seul m'a peu mettre en doubte du choix. Et il ne se peut nier, qu'il n'y aye plus du sien en ses exploits, plus de la Fortune en ceux d'Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses esgales, et Caesar ? l'aduenture aucunes plus grandes. Ce furent deux feux, ou deux torrens, ? rauager le monde par diuers endroits.
Mais quand l'ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal'heur, ayant rencontr? ce vilain subiect de la ruyne de son pays, et de l'empirement vniuersel du monde, que toutes pieces ramass?es et mises en la balance, ie ne puis que ie ne panche du cost? d'Alexandre. Le tiers, et le plus excellent, ? mon gr?, c'est Epaminondas. De gloire, il n'en a pas ? beaucoup pres tant que d'autres de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguis?e par ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuuent planter en vne ame bien regl?e, il en auoit tout ce qui s'en peut imaginer. De preuue de cette sienne vertu, il en a faict autant, ? mon aduis, qu'Alexandre mesme, et que Caesar: car encore que ses exploits de guerre, ne soyent ny si frequens, ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, ? les bien considerer et toutes leurs circonstances, d'estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d'entre eux: mais estre le premier de la Grece, c'est facilement estre le prime du monde. Quant ? son s?auoir et suffisance, ce iugement ancien nous en est rest?, que iamais homme ne sceut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu'il parla, nul ne parla iamais mieux: excellent orateur et tres persuasif. Mais quant ? ses moeurs et conscience, il a de bien loing surpass? tous ceux, qui se sont iamais meslez de manier affaires: car en cette partie, qui doit estre principalement consider?e, qui seule marque veritablement, quels nous sommes: et laquelle ie contrepoise seule ? toutes les autres ensemble, il ne cede ? aucun philosophe, non pas ? Socrates mesmes. En cestuy-cy l'innocence est vne qualit?, propre, maistresse, constante, vniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle, elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarr?e, molle, et fortuite. L'anciennet? iugea, qu'? esplucher par le menu touts les autres grands capitaines, il se trouue en chascun quelque speciale qualit?, qui le rend illustre. En cestuy-cy seul, c'est vne vertu et suffisance pleine par tout, et pareille: qui en touts les offices de la vie humaine ne laisse rien ? desirer de soy: soit en occupation publique ou priu?e, ou paisible, ou guerriere: soit ? viure soit ? mourir grandement et glorieusement. Ie ne cognoy nulle ny forme ny fortune d'homme, que ie regarde auec tant d'honneur et d'amour. Il est bien vray, que son obstination ? la pauuret?, ie la trouue aucunement scrupuleuse: comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pourtant et tres digne d'admiration, ie la sens vn peu aigrette, pour par souhait mesme en la forme qu'elle estoit en luy, m'en desirer l'imitation. Le seul Scipion AEmylian, qui luy donneroit vne fin aussi fiere et magnifique, et la cognoissance des sciences autant profonde et vniuerselle, se pourroit mettre ? l'encontre ? l'autre plat de la balance. O quel desplaisir le temps m'a faict, d'oster de nos yeux ? poinct nomm?, des premieres, la couple de vies iustement la plus noble, qui fust en Plutarque, de ces deux personnages: par le commun consentement du monde, l'vn le premier des Grecs, l'autre des Romains! Quelle matiere, quelle oeuurier! Pour vn homme non saint, mais que nous disons, galant homme, de moeurs ciuiles et communes: d'vne hauteur moder?e: la plus riche vie, que ie s?ache, ? estre vescue entre les viuants, comme on dit: et estoff?e de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consider?, celle d'Alcibiades ? mon gr?. Mais quant ? Epaminondas, pour exemple d'vne excessiue bont?, ie veux adiouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu'il eut en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il auoit donn? ? son pere, et ? sa mere, de sa victoire de Leuctres: il couche de beaucoup, preferant leur plaisir, au sien si iuste et si plein d'vne tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu'il fust loisible pour recouurer mesmes la libert? de son pays, de tuer vn homme sans cognoissance de cause. Voyla pourquoy il fut si froid ? l'entreprise de Pelopidas son compaignon, pour la deliurance de Thebes. Il tenoit aussi, qu'en vne bataille il falloit fuyr la rencontre d'vn amy, qui fust au party contraire, et l'espargner. Et son humanit? ? l'endroit des ennemis mesmes, l'ayant mis en soup?on enuers les Boeotiens, de ce qu'apres auoir miraculeusement forc? les Lacedemoniens de luy ouurir le pas, qu'ils auoyent entreprins de garder ? l'entr?e de la Mor?e pres de Corinthe, il s'estoit content? de leur auoir pass? sur le ventre, sans les poursuyure ? toute outrance: il fut depos? de l'estat de Capitaine general. Tres honorablement pour vne telle cause: et pour la honte que ce leur fut d'auoir par necessit? ? le remonter tantost apres en son degr?, et recognoistre, combien dependoit de luy leur gloire et leur salut: la victoire le suyuant comme son ombre par tout o? il guidast, la prosperit? de son pays mourut aussi luy mort, comme elle estoit n?e par luy.
CE fagotage de tant de diuerses pieces, se faict en cette condition, que ie n'y mets la main, que lors qu'vne trop lasche oysiuet? me presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s'est basty ? diuerses poses et interualles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs moys. Au demeurant, ie ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes, ouy ? l'auenture quelque mot: mais pour diuersifier, non pour oster. Ie veux representer le progrez de mes humeurs, et qu'on voye chasque piece en sa naissance. Ie prendrois plaisir d'auoir commenc? plustost, et ? recognoistre le train de mes mutations. Vn valet qui me seruoit ? les escrire soubs moy, pensa faire vn grand butin de m'en desrober plusieurs pieces choisies ? sa poste. Cela me console, qu'il n'y fera pas plus de gain, que i'y ay fait de perte. Ie me suis enuieilly de sept ou huict ans depuis que ie commen?ay. Ce n'a pas est? sans quelque nouuel acquest. I'y ay pratiqu? la colique, par la liberalit? des ans: leur commerce et longue conuersation, ne se passe ays?ment sans quelque tel fruit. Ie voudroy bien, de plusieurs autres presens, qu'ils ont ? faire, ? ceux qui les hantent long temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'vn qui m'eust est? plus acceptable: car ils ne m'en eussent s?eu faire, que i'eusse en plus grande horreur, des mon enfance. C'estoit ? poinct nomm?, de tous les accidens de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus.
I'auoy pens? mainte-fois ? part moy, que i'alloy trop auant: et qu'? faire vn si long chemin, ie ne faudroy pas de m'engager en fin, en quelque malplaisant rencontre. Ie sentois et protestois assez, qu'il estoit heure de partir, et qu'il falloit trencher la vie dans le vif, et dans le sein, suyuant la regle des chirurgiens, quand ils ont ? coupper quelque membre. Qu'? celuy, qui ne la rendoit ? temps, Nature auoit accoustum? de faire payer de bien rudes vsures. Il s'en faloit tant, que i'en fusse prest lors, qu'en dix-huict mois ou enuiron qu'il y a que ie suis en ce malplaisant estat, i'ay desia appris ? m'y accommoder. I'entre desia en composition de ce viure coliqueux: i'y trouue dequoy me consoler, et dequoy esperer. Tant les hommes sont accoquinez ? leur estre miserable, qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conseruer. Oyez Maecenas.
Et couuroit Tamburlan d'vne sotte humanit?, la cruaut? fantastique qu'il exer?oit contre les ladres, en faisant mettre ? mort autant qu'il en venoit ? sa coignoissance, pour, disoit-il, les deliurer de la vie qu'ils viuoient si penible. Car il n'y auoit nul d'eux, qui n'eust mieux aym? estre trois fois ladre, que de n'estre pas. Et Antisthenes le Sto?cien, estant fort malade, et s'escriant: Qui me deliurera de ces maux? Diogenes, qui l'estoit venu veoir, luy presentant vn couteau: Cestuy-cy, si tu veux, bien tost: Ie ne dy pas de la vie, repliqua il, ie dy des maux. Les souffrances qui me touchent simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des autres hommes: partie par iugement: car le monde estime plusieurs choses horribles, ou euitables au prix de la vie, qui me sont ? peu pres indifferentes: partie, par vne complexion stupide et insensible, que i'ay aux accidents qui ne donnent ? moy de droit fil: laquelle complexion i'estime l'vne des meilleures pieces de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayment essentielles et corporelles, ie les gouste bien vifuement. Si est-ce pourtant, que les preuoyant autrefois d'vne veu? foible, delicate, et amollie par la iouyssance de cette longue et heureuse sant? et repos, que Dieu m'a prest?, la meilleure part de mon aage: ie les auoy couceu?s par imagination, si insupportables, qu'? la verit? i'en auois plus de peur, que ie n'y ay trouu? de mal. Par o? i'augmente tousiours cette creance, que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu'elles n'y seruent. Ie suis aux prises auec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus irremediable. I'en ay desia essay? cinq ou six bien longs accez et penibles: toutesfois ou ie me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat, dequoy se soustenir, ? qui a l'ame descharg?e de la crainte de la mort, et descharg?e des menasses, conclusions et consequences, dequoy la medecine nous enteste. Mais l'effect mesme de la douleur, n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu'vn homme rassis en doiue entrer en rage et en desespoir. I'ay aumoins ce profit de la cholique, que ce que ie n'auoy encore peu sur moy, pour me concilier du tout, et m'accointer ? la mort, elle le parfera: car d'autant plus elle me pressera, et importunera, d'autant moins me sera la mort ? craindre. I'auoy desia gaign? cela, de ne tenir ? la vie, que par la vie seulement: elle desnou?ra encore cette intelligence. Et Dieu vueille qu'en fin, si son aspret? vient ? surmonter mes forces, elle ne me reiette ? l'autre extremit? non moins vitieuse, d'aymer et desirer mourir.
Ie me taste au plus espais du mal: et ay tousiours trouu? que i'estoy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en vne autre heure, mais non si constamment: la douleur me troublant et destournant. Quand on me tient le plus atterr?, et que les assistans m'espargnent, i'essaye souuent mes forces et leur entame moy-mesme des propos les plus esloignez de mon estat. Ie puis tout par vn soudain effort: mais ostez en la dur?e. O que n'ay ie la facult? de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser vne garse, trouua qu'il s'estoit descharg? de sa pierre emmy ses draps! Les miennes me desgarsent estrangement. Aux interualles de cette douleur excessiue lors que mes vreteres languissent sans me ronger, ie me remets soudain en ma forme ordinaire: d'autant que mon ame ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que ie doy certainement au soing que i'ay eu ? me preparer par discours ? tels accidens:
Ie suis essay? pourtant vn peu bien rudement pour vn apprenti, et d'vn changement bien soudain et bien rude: estant cheu tout ? coup, d'vne tres-douce condition de vie, et tres-heureuse, ? la plus douloureuse, et penible, qui se puisse imaginer. Car outre ce que c'est vne maladie bien fort ? craindre d'elle mesme, elle fait en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle n'a accoustum?. Les acc?s me reprennent si souuent, que ie ne sens quasi plus d'entiere sant?: ie maintien toutesfois, iusques ? cette heure, mon esprit en telle assiette, que pourueu que i'y puisse apporter de la constance, ie me treuue en assez meilleure condition de vie, que mille autres, qui n'ont ny fi?ure, ny mal, que celuy qu'ils se donnent eux mesmes, par la faute de leurs discours. Il est certaine fa?on d'humilit? subtile, qui naist de la presomption: comme ceste-cy: Que nous recognoissons nostre ignorance, en plusieurs choses, et sommes si courtois d'auo?er, qu'il y ait ?s ouurages de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont imperceptibles, et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles, que nous dirons, entendre. Nous n'auons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangeres: il me semble que parmy les choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles, qu'elles surpassent toute la difficult? des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, dequoy nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations de nos peres? Cette goutte d'eau, o? loge elle ce nombre infiny de formes? et comme portent elles ces ressemblances, d'vn progrez si temeraire et si desregl?, que l'arriere fils respondra ? son bisayeul, le nepueu ? l'oncle? En la famille de Lepidus ? Rome, il y en a eu trois, non de suite, mais par interualles, qui nasquirent vn mesme oeuil couuert de cartilage. A Thebes il y auoit vne race qui portoit d?s le ventre de la mere, la forme d'vn fer de lance, et qui ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dit qu'en certaine nation, o? les femmes estoient communes, on assignoit les enfans ? leurs peres, par la ressemblance. Il est ? croire que ie dois ? mon pere cette qualit? pierreuse: car il mourut merueilleusement afflig? d'vne grosse pierre, qu'il auoit en la vessie. Il ne s'apperceut de son mal, que le soixante septiesme an de son aage: et auant cela il n'en auoit eu aucune menasse ou ressentiment, aux reins, aux costez, ny ailleurs: et auoit vescu iusques lors, en vne heureuse sant?, et bien peu subiette ? maladies, et dura encores sept ans en ce mal, trainant vne fin de vie bien douloureuse. I'estoy nay vingt cinq ans et plus, auant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. O? se couuoit tant de temps, la propension ? ce defaut? Et lors qu'il estoit si loing du mal, cette legere piece de sa substance, dequoy il me bastit, comment en portoit elle pour sa part, vne si grande impression? Et comment encore si couuerte, que quarante cinq ans apres, i'aye commenc? ? m'en ressentir? seul iusques ? cette heure, entre tant de freres, et de soeurs, et tous d'vne mere. Qui m'esclaircira de ce progrez, ie le croiray d'autant d'autres miracles qu'il voudra: pourueu que, comme ils font, il ne me donne en payement, vne doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n'est la chose mesme. Que les medecins excusent vn peu ma libert?: car par cette mesme infusion et insinuation fatale, i'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine. Cette antipathie, que i'ay ? leur art, m'est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans auoir goust? aucune sorte de medecine. Et entre eux, tout ce qui n'estoit de l'vsage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience: aussi fait mon opinion. Voyla pas vne bien expresse experience, et bien aduantageuse? Ie ne s?ay s'ils m'en trouueront trois en leurs registres, nais, nourris, et trespassez, en mesme fou?er, mesme toict, ayans autant vescu par leur conduite. Il faut qu'ils m'aduo?ent en cela, que si ce n'est la raison, aumoins que la Fortune est de mon party: or chez les medecins, Fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils ne me prennent point ? cette heure ? leur aduantage, qu'ils ne me menassent point, atterr? comme ie suis: ce seroit supercherie. Aussi ? dire la verit?, i'ay assez gaign? sur eux par mes exemples domestiques, encore qu'ils s'arrestent l?. Les choses humaines n'ont pas tant de constance: il y a deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet essay nous dure: car le premier nasquit l'an mil quatre cens deux. C'est vrayment bien raison, que cette experience commence ? nous faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent asteure ? la gorge: d'auoir vescu sain quarante sept ans pour ma part, n'est-ce pas assez? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues. Mes ancestres auoient la medecine ? contre-coeur par quelque inclination occulte et naturelle, car la veu? mesme des drogues faisoit horreur ? mon pere. Le Seigneur de Gauiac mon oncle paternel, homme d'Eglise, maladif d?s sa naissance, et qui fit toutesfois durer cette vie debile, iusques ? soixante sept ans, estant tomb? autrefois en vne grosse et vehemente fi?ure continue, il fut ordonn? par les medecins, qu'on luy declaireroit, s'il ne se vouloit ayder qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme, tout effray? comme il fut de cette horrible sentence: Si, respondit-il, ie suis donq mort: mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique. Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul, ? cet art: pour le commerce, ce croy-ie, qu'il auoit auec les autres arts: car il estoit conseiller en la cour de parlement: et luy succeda si mal, qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Michel. Il est possible que i'ay receu d'eux cette dyspathie naturelle ? la medecine: mais s'il n'y eust eu que cette consideration, i'eusse essay? de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses: c'est vne espece de maladie qu'il faut combattre. Il peult estre, que i'y auois cette propension, mais ie l'ay appuy?e et fortifi?e par les discours, qui m'en ont estably l'opinion que i'en ay. Car ie hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l'aigreur de son goust. Ce ne seroit ays?ment mon humeur, qui trouue la sant? digne d'estre r'achet?e, par tous les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyuant Epicurus, les voluptez me semblent ? euiter, si elles tirent ? leurs suittes des douleurs plus grandes: et les douleurs ? rechercher, qui tirent ? leur suitte des voluptez plus grandes. C'est vne pretieuse chose, que la sant?: et la seule qui merite ? la verit? qu'on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie ? sa poursuite: d'autant que sans elle, la vie nous vient ? estre iniurieuse. La volupt?, la sagesse, la science et la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n'auons qu'? opposer l'image de Platon, estant frapp? du haut mal, ou d'vne apoplexie: et en cette presupposition le deffier d'appeller ? son secours les riches facultez de son ame. Toute voye qui nous meneroit ? la sant?, ne se peut dire pour moy ny aspre, ny chere. Mais i'ay quelques autres apparences, qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Ie ne dy pas qu'il n'y en puisse auoir quelque art: qu'il n'y ait parmy tant d'ouurages de Nature, des choses propres ? la conseruation de nostre sant?, cela est certain. I'entends bien, qu'il y a quelque simple qui humecte, quelque autre qui asseche: ie s?ay par experience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles du sen? laschent le ventre: ie s?ay plusieurs telles experiences: comme ie s?ay que le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe. Et disoit Solon, que le manger estoit, comme les autres drogues, vne medecine contre la maladie de la faim. Ie ne desaduou? pas l'vsage, que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et vbert? de Nature, et de son application ? nostre besoing. Ie vois bien que les brochets, et les arondes se trouuent bien d'elle. Ie me deffie des inuentions de nostre esprit: de nostre science et art: en faueur duquel nous l'auons abandonn?e, et ses regles: et auquel nous ne s?auons tenir moderation, ny limite. Comme nous appellons iustice, le pastissage des premieres loix qui nous tombent en main, et leur dispensation et pratique, tres inepte souuent et tres inique. Et comme ceux, qui s'en moquent, et qui l'accusent, n'entendent pas pourtant iniurier cette noble vertu: ains condamner seulement l'abus et profanation de ce sacr? titre. De mesme, en la medecine, i'honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse, si vtile au genre humain: mais ce qu'il designe entre nous, ie ne l'honore, ny l'estime. En premier lieu l'experience me le fait craindre: car de ce que i'ay de cognoissance, ie ne voy nulle race de gens si tost malade, et si tard guerie, que celle qui est soubs la iurisdiction de la medecine. Leur sant? mesme est alter?e et corrompue, par la contrainte des regimes. Les medecins ne se contentent point d'auoir la maladie en gouuernement, ils rendent la sant? malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison eschapper leur authorit?. D'vne sant? constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument d'vne grande maladie future? I'ay est? assez souuent malade: i'ay trouu? sans leurs secours, mes maladies aussi douces ? supporter et aussi courtes, qu'? nul autre: et si n'y ay point mesl? l'amertume de leurs ordonnances. La sant?, ie l'ay libre et entiere, sans regle, et sans autre discipline, que de ma coustume et de mon plaisir. Tout lieu m'est bon ? m'arrester: car il ne me faut autres commoditez estant malade, que celles qu'il me faut estant sain. Ie ne me passionne point d'estre sans medecin, sans apotiquaire, et sans secours: dequoy i'en voy la plus part plus affligez que du mal. Quoy? eux mesmes nous font ils voir de l'heur et de la dur?e en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de leur science? Il n'est nation qui n'ait est? plusieurs siecles sans la medecine: et les premiers siecles, c'est ? dire les meilleurs et les plus heureux: et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas encores ? cette heure. Infinies nations ne la cognoissent pas, o? l'on vit et plus sainement, et plus longuement, qu'on ne fait icy: et parmy nous, le commun peuple s'en passe heureusement. Les Romains auoyent est? six cens ans, auant que de la receuoir: mais apres l'auoir essay?e, ils la chasserent de leur ville, par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien ays?ment il s'en pouuoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans: et faict viure sa femme iusqu'? l'extreme vieillesse, non pas sans medecine: mais ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouue salubre ? nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dit Plutarque, sa famille en sant?, par l'vsage, ce me semble, du lieure. Comme les Arcades, dit Pline, guerissent toutes maladies auec du laict de vache. Et les Lybiens, dit Herodote, iouyssent populairement d'vne rare sant?, par cette coustume qu'ils ont: apres que leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler les veines du chef et des temples: par o? ils coupent chemin pour leur vie, ? toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce pays, ? tous accidens n'employent que du vin le plus fort qu'ils peuuent, mesl? ? force safran et espice: tout cela auec vne fortune pareille. Et ? dire vray, de toute cette diuersit? et confusion d'ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il, que de vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuuent faire. Et si ne s?ay si c'est si vtilement qu'ils disent: et si nostre nature n'a point besoing de la residence de ses excremens, iusques ? certaine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conseruation. Vous voyez souuent des hommes sains, tomber en vomissemens, ou flux de ventre par accident estranger, et faire vn grand vuidange d'excremens sans besoin aucun precedent, et sans aucune vtilit? suyuante, voire auec empirement et dommage. C'est du grand Platon, que i'apprins n'agueres, que de trois sortes de mouuements, qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations: que nul homme, s'il n'est fol, ne doit entreprendre, qu'? l'extreme necessit?. On va troublant et esueillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de viure, qui doucement l'allanguisse et reconduise ? sa fin. Les violentes harpades de la drogue et du mal, sont tousiours ? nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est vn secours infiable: de sa nature ennemy ? nostre sant?, et qui n'a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons vn peu faire. L'ordre qui pouruoid aux puces et aux taulpes, pouruoid aussi aux hommes, qui ont la patience pareille, ? se laisser gouuerner, que les puces et les taulpes. Nous auons beau crier bihore: c'est bien pour nous enro?er, mais non pour l'auancer. C'est vn ordre superbe et impiteux. Nostre crainte, nostre desespoir, le desgouste et retarde de nostre ayde, au lieu de l'y conuier. Il doibt au mal son cours, comme ? la sant?. De se laisser corrompre en faueur de l'vn, au preiudice des droits de l'autre, il ne le fera pas: il tomberoit en desordre. Suyuons de par Dieu, suyuons. Il meine ceux qui suyuent: ceux qui ne le suyuent pas, il les entraine, et leur rage, et leur medecine ensemble. Faittes ordonner vne purgation ? vostre ceruelle. Elle y sera mieux employ?e, qu'? vostre estomach. On demandoit ? vn Lacedemonien, qui l'auoit fait viure sain si long temps: L'ignorance de la medecine, respondit-il. Et Adrian l'Empereur crioit sans cesse en mourant, que la presse des medecins l'auoit tu?. Vn mauuais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit Diogenes, tu as raison, tu mettras ? cette heure en terre ceux qui t'y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute. Et outre cela, ils ont vne fa?on bien auantageuse, ? se seruir de toutes sortes d'euenemens: car ce que la Fortune, ce que la Nature, ou quelque autre cause estrangere, desquelles le nombre est infini, produit en nous de bon et de salutaire, c'est le priuilege de la medecine de se l'attribuer. Tous les heureux succez qui arriuent au patient, qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient. Les occasions qui m'ont guery moy, et qui guerissent mille autres, qui n'appellent point les medecins ? leurs secours, ils les vsurpent en leurs subiects. Et quant aux mauuais accidens, ou ils les desaduo?ent tout ? fait, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons si vaines, qu'ils n'ont garde de faillir d'en trouuer tousiours assez bon nombre de telles: Il a descouuert son bras, il a ouy le bruit d'vn coche:
on a entrouuert sa fenestre, il s'est couch? sur le cost? gauche, ou pass? par sa teste quelque pensement penible. Somme vne parolle, vn songe, vne oeuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger de faute. Ou, s'il leur plaist, ils se seruent encore de cet empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne leur peut iamais faillir: c'est de nous payer lors que la maladie se trouue reschaufee par leurs applications, de l'asseurance qu'ils nous donnent, qu'elle seroit bien autrement empir?e sans leurs remedes. Celuy qu'ils ont iett? d'vn morfondement en vne fieure quotidienne, il eust eu sans eux, la continue. Ils n'ont garde de faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur reuient ? profit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade, vne application de creance fauorable: il faut qu'elle le soit ? la verit? en bon escient, et bien souple, pour s'appliquer ? des imaginations si mal ais?es ? croire. Platon disoit bien ? propos, qu'il n'appartenoit qu'aux medecins de mentir en toute libert?, puis que nostre salut despend de la vanit?, et faucet? de leurs promesses. AEsope autheur de tres-rare excellence, et duquel peu de gens descouurent toutes les graces, est plaisant ? nous representer cette authorit? tyrannique, qu'ils vsurpent sur ces pauures ames affoiblies et abatu?s par le mal, et la crainte: car il conte, qu'un malade estant interrog? par son medecin, quelle operation il sentoit des medicamens, qu'il luy auoit donnez: I'ay fort su?, respondit-il. Cela est bon, dit le medecin. Vne autre fois il luy demanda encore, comme il s'estoit port? depuis: I'ay eu vn froid extreme, fit-il, et si ay fort trembl?. Cela est bon, suyuit le medecin: ? la troisieme fois, il luy demanda de rechef, comment il se portoit: Ie me sens, dit-il, enfler et bouffir comme d'hydropisie. Voyla qui va bien, adiousta le medecin. L'vn de ses domestiques venant apres ? s'enquerir ? luy de son estat: Certes mon amy, respond-il, ? force de bien estre, ie me meurs. Il y auoit en AEgypte vne loy plus iuste, par laquelle le medecin prenoit son patient en charge les trois premiers iours, aux perils et fortunes du patient: mais les trois iours passez, c'estoit aux siens propres. Car quelle raison y a-il, qu'AEsculapius leur patron ait est? frapp? du foudre, pour auoir r'amen? Hypolitus de mort ? vie,
C'estoit vne bonne regle en leur art, et qui accompagne toutes les arts fanatiques, vaines, et supernaturelles, qu'il faut que la foy du patient, preoccupe par bonne esperance et asseurance, leur effect et operation. Laquelle regle ils tiennent iusques l?, que le plus ignorant et grossier medecin, ils le trouuent plus propre ? celuy, qui a fiance en luy, que le plus experiment?, et incognu. Le choix mesmes de la plus part de leurs drogues est aucunement mysterieux et diuin. Le pied gauche d'vne tortue, l'vrine d'vn lezart, la fiante d'vn elephant, le foye d'vne taupe, du sang tir? soubs l'aile droite d'vn pigeon blanc: et pour nous autres coliqueux des crottes de rat pulueris?es, et telles autres singeries, qui ont plus le visage d'vn enchantement magicien, que de science solide. Ie laisse ? part le nombre imper de leurs pillules: la destination de certains iours et festes de l'ann?e: la distinction des heures, ? cueillir les herbes de leurs ingrediens: et cette grimace rebarbatiue et prudente, de leur port et contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly, veux-ie dire, de ce qu'? ce beau commencement, ils n'ont adioust? cecy, de rendre leurs assembl?es et consultations plus religieuses et secretes: aucun homme profane n'y deuoit auoir accez, non plus qu'aux secretes ceremonies d'AEsculape. Car il aduient de cette faute, que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, diuinations et fondements, l'aspret? de leurs contestations, pleines de haine, de ialousie, et de consideration particuliere, venants ? estre descouuertes ? vn chacun, il faut estre merueilleusement aueugle, si on ne se sent bien hazard? entre leurs mains. Qui vid iamais medecin se seruir de la recepte de son compagnon, sans y retrancher ou adiouster quelque chose? Ils trahissent assez par l? leur art: et nous font voir qu'ils y considerent plus leur reputation, et par consequent leur profit, que l'interest de leurs patiens. Celuy l? de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript, qu'vn seul se mesle de traiter vn malade: car s'il ne fait rien qui vaille, le reproche ? l'art de la medecine, n'en sera pas fort grand pour la faute d'vn homme seul: et au rebours, la gloire en sera grande, s'il vient ? bien rencontrer: l? o? quand ils sont beaucoup, ils descrient ? tous les coups le mestier: d'autant qu'il leur aduient de faire plus souuent mal que bien. Ils se deuoient contenter du perpetuel desaccord, qui se trouue ?s opinions des principaux maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n'est cogneu que des hommes versez aux liures, sans faire voir encore au peuple les controuerses et inconstances de iugement, qu'ils nourrissent et continuent entre eux. Voulons nous vn exemple de l'ancien debat de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies aux humeurs: Erasistratus, au sang des arteres: Asclepiades, aux atomes inuisibles s'escoulants en noz pores: Alcmaeon, en l'exuperance ou deffaut des forces corporelles: Diocles, en l'inequalit? des elemens du corps, et en la qualit? de l'air, que nous respirons: Strato, en l'abondance, crudit?, et corruption de l'alimant que nous prenons: Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'vn de leurs amis, qu'ils cognoissent mieux que moy, qui s'escrie ? ce propos, que la science la plus importante qui soit en nostre vsage, comme celle qui a charge de nostre conseruation et sant?, c'est de mal'heur, la plus incertaine, la plus trouble, et agit?e de plus de changemens. Il n'y a pas grand danger de nous mescomter ? la hauteur du soleil, ou en la fraction de quelque supputation astronomique: mais icy, o? il va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse, de nous abandonner ? la mercy de l'agitation de tant de vents contraires.
Et l'autre,
Sur quoy ie veux faire deux comtes. Le Baron de Caupene en Chalosse, et moy, auons en commun le droit de patronage d'vn benefice, qui est de grande estendu?, au pied de noz montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu'on dit de ceux de la val?e d'Angrougne; ils auoient vne vie ? part, les fa?ons, les vestemens, et les moeurs ? part: regis et gouuernez par certaines polices et coustumes particulieres, receu?s de pere en filz, ausquelles ils s'obligeoient sans autre contrainte, que de la reuerence de leur vsage. Ce petit estat s'estoit continu? de toute anciennet? en vne condition si heureuse, qu'aucun iuge voisin n'auoit est? en peine de s'informer de leur affaire; aucun aduocat employ? ? leur donner aduis, ny estranger appell? pour esteindre leurs querelles; et n'auoit on iamais veu aucun de ce destroit ? l'aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l'autre monde, pour n'alterer la puret? de leur police: iusques ? ce, comme ils recitent, que l'vn d'entre eux, de la memoire de leurs peres, ayant l'ame espoin?onn?e d'vne noble ambition, alla s'aduiser pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'vn de ses enfans maistre Iean, ou maistre Pierre: et l'ayant faict instruire ? escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin vn beau notaire de village. Cettuy-cy, deuenu grand, commen?a ? desdaigner leurs anciennes coustumes, et ? leur mettre en teste la pompe des regions de de?a. Le premier de ses comperes, ? qui on escorna vne cheure, il luy conseilla d'en demander raison aux iuges Royaux d'autour de l?; et de cettuy-cy ? vn autre, iusques ? ce qu'il eust tout abastardy. A la suitte de cette corruption, ils disent, qu'il y en suruint incontinent vn' autre, de pire consequence, par le moyen d'vn medecin, ? qui il print enuie d'espouser vne de leurs filles, et de s'habituer parmy eux. Cettuy-cy commen?a ? leur apprendre premierement le nom des fiebures, des rheumes, et des apostemes, la situation du coeur, du foye, et des intestins, qui estoit vne science iusques lors tres esloign?e de leur cognoissance: et au lieu de l'ail, dequoy ils auoyent apris ? chasser toutes sortes de maux, pour aspres et extremes qu'ils fussent, il les accoustuma pour vne toux, ou pour vn morfondement, ? prendre les mixtions estrangeres, et commen?a ? faire trafique, non de leur sant? seulement, mais aussi de leur mort. Ils iurent que depuis lors seulement, ils ont apper?eu que le serain leur appesantissoit la teste, que le boire ayant chault apportoit nuisance, et que les vents de l'automne estoyent plus griefs que ceux du printemps: que depuis l'vsage de cette medecine, ils se trouuent accablez d'vne legion de maladies inaccoustum?es, et qu'ils apper?oiuent vn general deschet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moiti? raccourcies. Voyla le premier de mes comtes. L'autre est, qu'auant ma subiection graueleuse, oyant faire cas du sang de bouc ? plusieurs, comme d'vne manne celeste enuoy?e en ces derniers siecles, pour la tutelle et conseruation de la vie humaine; et en oyant parler ? des gens d'entendement comme d'vne drogue admirable, et d'vne operation infaillible: moy qui ay tousiours pens? estre en bute ? tous les accidens, qui peuuent toucher tout autre homme, prins plaisir en pleine sant? ? me prouuoir de ce miracle; et commanday chez moy qu'on me nourrist vn bouc selon la recepte. Car il faut que ce soit aux mois les plus chaleureux de l'est?, qu'on le retire: et qu'on ne luy donne ? manger que des herbes aperitiues, et ? boire que du vin blanc. Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu'il deuoit estre tu?: on me vint dire que mon cuysinier trouuoit dans la panse deux ou trois grosses boules, qui se chocquoient l'vne l'autre parmy sa mangeaille. Ie fus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et fis ouurir cette grosse et large peau: il en sortit trois gros corps, legers comme des esponges, de fa?on qu'il semble qu'ils soyent creuz, durs au demeurant par le dessus et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes: l'vn parfaict en rondeur, ? la mesure d'vne courte boule: les autres deux, vn peu moindres, ausquels l'arrondissement est imparfaict, et semble qu'il s'y acheminast. I'ai trouu?, m'en estant faict enquerir ? ceux, qui ont accoustum? d'ouurir de ces animaux, que c'est vn accident rare et inusit?. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines des nostres. Et s'il est ainsi, c'est vne esperance bien vaine aux graueleux, de tirer leur guerison du sang d'vne beste, qui s'en alloit elle mesme mourir d'vn pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion, et n'en altere sa vertu accoustum?e, il est plustost ? croire, qu'il ne s'engendre rien en vn corps que par la conspiration et communication de toutes les parties: la masse agist tout' entiere, quoy que l'vne piece y contribue plus que l'autre, selon la diuersit? des operations. Parquoy il y a grande apparence qu'en toutes les parties de ce bouc, il y auoit quelque qualit? petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'aduenir, et pour moy, que i'estoy curieux de cette experience: comme c'estoit, qu'il aduient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le peuple: vsant de mesme recepte ? cinquante maladies, et de telle recepte, qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en bons euenemens. Au demeurant, i'honore les medecins, non pas suiuant le precepte, pour la necessit? mais pour l'amour d'eux mesmes, en ayant veu beaucoup d'honnestes hommes et dignes d'estre aymez. Ce n'est pas ? eux que i'en veux, c'est ? leur art, et ne leur donne pas grand blasme de faire leur profit de nostre sottise, car la plus part du monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes que la leur, n'ont fondement, et appuy qu'aux abuz publiques. Ie les appelle en ma compagnie, quand ie suis malade, s'ils se rencontrent ? propos, et demande ? en estre entretenu, et les paye comme les autres. Ie leur donne loy, de me commander de m'abrier chauldement, si ie l'ayme mieux ainsi, que d'autre sorte: ils peuuent choisir d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet: et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifferentes ? mon appetit et vsage. I'entens bien que ce n'est rien faire pour eux, d'autant que l'aigreur et l'estranget? sont accidens de l'essence propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades. Pourquoy? par ce qu'ils en haissoyent l'vsage, sains. Tout ainsi qu'vn Gentil-homme mon voisin s'en sert pour drogue tressalutaire ? ses fiebures, par ce que de sa nature il en hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d'entr' eux, estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur seruice, et prendre vne forme de vie libre, et toute contraire ? celle qu'ils ordonnent ? autruy? Qu'est-ce cela, si ce n'est abuser tout destrouss?ment de nostre simplicit?? Car ils n'ont pas leur vie et leur sant? moins chere que nous; et accommoderoient leurs effects ? leur doctrine, s'ils n'en cognoissoyent eux mesmes la faulcet?. C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, vne furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aueugle ainsi. C'est pure laschet? qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant, comme ils endurent et laissent faire: car ie les oy se plaindre et en parler, comme nous. Mais ils se resoluent en fin: Que feroy-ie donc? Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede, que la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller ? cette miserable subiection, qui ne se rende esgalement ? toute sorte d'impostures? qui ne se mette ? la mercy de quiconque a cette impudence, de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens portoyent leurs malades en la place: le medecin c'estoit le peuple: chacun des passants ayant par humanit? et ciuilit? ? s'enquerir de leur estat: et, selon son experience, leur donner quelque aduis salutaire. Nous n'en faisons guere autrement: il n'est pas vne simple femmelette, de qui nous n'employons les barbottages et les breuets: et selon mon humeur, si i'auoy ? en accepter quelqu'vne, i'accepterois plus volontiers cette medecine qu'aucune autre: d'autant qu'aumoins il n'y a nul dommage ? craindre. Ce qu'Homere et Platon disoyent des AEgyptiens, qu'ils estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples. Il n'est personne, qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde sur son voisin, s'il l'en veut croire. I'estoy l'autre iour en vne compagnie, o? ie ne s?ay qui, de ma confrairie, apporta la nouuelle d'vne sorte de pillules compil?es de cent, et tant d'ingrediens de comte fait: il s'en esmeut vne feste et vne consolation singuliere: car quel rocher soustiendroit l'effort d'vne si nombreuse batterie? I'entens toutesfois par ceux qui l'essayerent, que la moindre petite graue ne daigna s'en esmouuoir. Ie ne me puis desprendre de ce papier, que ie n'en die encore ce mot, sur ce qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues, l'experience qu'ils ont faicte. La plus part, et ce croy-ie, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte essence, ou propriet? occulte des simples; de laquelle nous ne pouuons auoir autre instruction que l'vsage. Car quinte essence, n'est autre chose qu'vne qualit?, de laquelle par nostre raison nous ne s?auons trouuer la cause. En telles preuues, celles qu'ils disent auoir acquises par l'inspiration de quelque daemon, ie suis content de les receuoir, ou bien encore les preuues qui se tirent des choses, qui pour autre consideration tombent souuent en nostre vsage: comme si en la laine, dequoy nous auons accoustum? de nous vestir, il s'est trouu? par accident, quelque occulte propriet? desiccatiue, qui guerisse les mules au talon; et si au reffort, que nous mangeons pour la nourriture, il s'est rencontr? quelque operation aperitiue. Galen recite, qu'il aduint ? vn ladre de receuoir guerison par le moyen du vin qu'il beut, d'autant que de fortune, vne vipere s'estoit coul?e dans le vaisseau. Nous trouuons en cet exemple le moyen, et vne conduitte vray-semblable ? cette experience. Comme aussi en celles, ausquelles les medecins disent, auoir est? acheminez par l'exemple d'aucunes bestes. Mais en la plus part des autres experiences, ? quoy ils disent auoir est? conduis par la fortune, et n'auoir eu autre guide que le hazard, ie trouue le progrez de cette information incroyable. I'imagine l'homme, regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaulx. Ie ne s?ay par o? luy faire commencer son essay: et quand sa premiere fantasie se iettera sur la corne d'vn elan, ? quoy il faut prester vne creance bien molle et ais?e: il se trouue encore autant empesch? en sa seconde operation. Il luy est propos? tant de maladies, et tant de circonstances, qu'auant qu'il soit venu ? la certitude de ce poinct, o? doit ioindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son Latin: et auant qu'il ait trouu? parmy cette infinit? de choses, que c'est cette corne: parmy cette infinit? de maladies, l'epilepsie: tant de complexions, au melancholique: tant de saisons, en hyuer: tant de nations, au Fran?ois: tant d'aages, en la vieillesse: tant de mutations celestes, en la conionction de Venus et de Saturne: tant de parties du corps au doigt. A tout cela n'estant guid? ny d'argument, ny de coniecture, ny d'exemple, ny d'inspiration diuine, ains du seul mouuement de la fortune, il faudroit que ce fust par vne fortune, parfaictement artificielle, regl?e et methodique. Et puis, quand la guerison fut faicte, comment se peut il asseurer, que ce ne fust, que le mal estoit arriu? ? sa periode; ou vn effect du hazard? ou l'operation de quelque autre chose, qu'il eust ou mang?, ou beu, ou touch? ce iour l?? ou le merite des prieres de sa mere-grand? Dauantage, quand cette preuue auroit est? parfaicte, combien de fois fut elle reiter?e? et cette longue cord?e de fortunes et de rencontres, r'enfil?e, pour en conclure vne regle? Quand elle sera conclue, par qui est-ce? de tant de millions, il n'y a que trois hommes qui se meslent d'enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r'encontr? ? poinct nomm? l'vn de ceux-cy? Quoy si vn autre, et si cent autres, ont faict des experiences contraires? A l'aduanture y verrions nous quelque lumiere, si tous les iugements, et raisonnements des hommes, nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoings et trois docteurs, regentent l'humain genre, ce n'est pas la raison: il faudroit que l'humaine nature les eust deputez et choisis, et qu'ils fussent declarez nos syndics par expresse procuration.
A MADAME DE DVRAS.
Madame, vous me trouuastes sur ce pas dernierement, que vous me vinstes voir. Par ce qu'il pourra estre, que ces inepties se rencontreront quelque fois entre vos mains: ie veux aussi qu'elles portent tesmoignage, que l'autheur se sent bien fort honor? de la faueur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port, et ce mesme air, que vous auez veu en sa conuersation. Quand i'eusse peu prendre quelque autre fa?on que la mienne ordinaire, et quelque autre forme plus honorable et meilleure, ie ne l'eusse pas faict: car ie ne veux tirer de ces escrits, sinon qu'ils me representent ? vostre memoire, au naturel. Ces mesmes conditions et facultez, que vous auez pratiqu?es et recueillies, Madame, auec beaucoup plus d'honneur et de courtoisie qu'elles ne meritent, ie les veux loger, mais sans alteration et changement, en vn corps solide, qui puisse durer quelques ann?es, ou quelques iours apres moy, o? vous les retrouuerez, quand il vous plaira vous en refreschir la memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souuenir: aussi ne le vallent elles pas. Ie desire que vous continuez en moy, la faueur de vostre amiti?, par ces mesmes qualitez, par le moyen desquelles, elle a est? produite. Ie ne cherche aucunement qu'on m'ayme et estime mieux, mort, que viuant. L'humeur de Tybere est ridicule, et commune pourtant, qui auoit plus de soin d'estendre sa renomm?e ? l'aduenir, qu'il n'auoit de se rendre estimable et aggreable aux hommes de son temps. Si i'estoy de ceux, ? qui le monde peut deuoir lo?ange, ie l'en quitteroy pour la moiti?, et qu'il me la payast d'auance. Qu'elle se hastast et ammoncelast tout autour de moy, plus espesse qu'along?e, plus pleine que durable. Et qu'elle s'euanouit hardiment, quand et ma cognoissance, et quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit vne sotte humeur, d'aller ? cet'heure, que ie suis prest d'abandonner le commerce des hommes, me produire ? eux, par vne nouuelle recommandation. Ie ne fay nulle recepte des biens que ie n'ay peu employer ? l'vsage de ma vie. Quel que ie soye, ie le veux estre ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont est? employez ? me faire valoir moy-mesme. Mes estudes, ? m'apprendre ? faire, non pas ? escrire. I'ay mis tous mes efforts ? former ma vie. Voyla mon mestier et mon ouurage. Ie suis moins faiseur de liures, que de nulle autre besongne. I'ay desir? de la suffisance, pour le seruice de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire magasin, et reserue ? mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face cognoistre en ses moeurs, en ses propos ordinaires: ? traicter l'amour, ou des querelles, au ieu, au lict, ? la table, ? la conduicte de ses affaires, ? son oeconomie. Ceux que ie voy faire des bons liures sous des meschantes chausses, eussent premierement faict leurs chausses, s'ils m'en eussent creu. Demandez ? vn Spartiate, s'il ayme mieux estre bon rhetoricien que bon soldat: non pas moy, que bon cuisinier, si ie n'auoy qui m'en seruist. Mon Dieu, Madame, que ie ha?rois vne telle recommandation, d'estre habile homme par escrit, et estre vn homme de neant, et vn sot, ailleurs. I'ayme mieux encore estre vn sot, et icy, et l?, que d'auoir si mal choisi, o? employer ma valeur. Aussi il s'en faut tant que i'attende ? me faire quelque nouuel honneur par ces sottises, que ie feray beaucoup, si ie n'y en pers point, de ce peu que i'en auois aquis. Car, outre ce que cette peinture morte, et muete, desrobera ? mon estre naturel, elle ne se raporte pas ? mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance. Ie suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la lye. Au demeurant, Madame, ie n'eusse pas os? remuer si hardiment les mysteres de la medecine, attendu le credit que vous et tant d'autres luy donnez, si ie n'y eusse est? achemin? par ses autheurs mesmes. Ie croy qu'ils n'en n'ont que deux anciens Latins, Pline, et Celsus. Si vous les voyez quelque iour, vous trouuerez qu'ils parlent bien plus rudement ? leur art, que ie ne fay: ie ne fay que la pincer, ils l'esgorgent. Pline se mocque entre autres choses, dequoy quand ils sont au bout de leur corde, ils ont inuent? cette belle deffaite, de r'enuoyer les malades qu'ils ont agitez et tormentez pour neant, de leurs drogues et regimes, les vns, au secours des voeuz, et miracles, les autres aux eaux chaudes. Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de de?a, qui sont soubs la protection de vostre maison, et toutes Gramontoises. Ils ont vne tierce sorte de deffaite, pour nous chasser d'aupres d'eux, et se descharger des reproches, que nous leur pouuons faire du peu d'amendement, ? noz maux, qu'ils ont eu si long temps en gouuernement, qu'il ne leur reste plus aucune inuention ? nous amuser: c'est de nous enuoyer chercher la bont? de l'air de quelque autre contr?e. Madame en voyla assez: vous me donnez bien cong? de reprendre le fil de mon propos, duquel ie m'estoy destourn?, pour vous entretenir.
Ce fut ce me semble, Pericles, lequel estant enquis, comme il se portoit: Vous le pouuez, dit-il, iuger par l?: montrant des breuets, qu'il auoit attachez au col et au bras. Il vouloit inferer, qu'il estoit bien malade, puis qu'il en estoit venu iusques-l?, d'auoir recours ? choses si vaines, et de s'estre laiss? equipper en cette fa?on. Ie ne dy pas que ie ne puisse estre emport? vn iour ? cette opinion ridicule, de remettre ma vie, et ma sant?, ? la mercy et gouuernement des medecins: ie pourray tomber en cette resuerie: ie ne me puis respondre de ma fermet? future: mais lors aussi si quelqu'vn s'enquiert ? moy, comment ie me porte, ie luy pourray dire, comme Pericles: Vous le pouuez iuger par l?, montrant ma main charg?e de six dragmes d'opiate: ce sera vn bien euident signe d'vne maladie violente: i'auray mon iugement merueilleusement desmanch?. Si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy, on en pourra conclure vne bien aspre fi?ure en mon ame. I'ay pris la peine de plaider cette cause, que i'entens assez mal, pour appuyer vn peu et conforter la propension naturelle, contre les drogues, et pratique de nostre medecine: qui s'est deriu?e en moy, par mes ancestres: ? fin que ce ne fust pas seulement vne inclination stupide et temeraire, et qu'elle eust vn peu plus de forme. Aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les exhortemens et menaces, qu'on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniastret?: qu'il y ait quelqu'vn si fascheux, qui iuge encore, que ce soit quelque esguillon de gloire. Ce seroit vn desir bien assen?, de vouloir tirer honneur d'vne action, qui m'est commune, auec mon iardinier et mon muletier. Certes ie n'ay point le coeur si enfl?, ny si venteux, qu'vn plaisir solide, charnu, et mo?lleux, comme la sant?, ie l'allasse eschanger, pour vn plaisir imaginaire, spirituel, et a?r?. La gloire, voire celle des quatre fils Aymon, est trop cher achet?e ? vn homme de mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de colique. La sant? de par Dieu! Ceux qui ayment nostre medecine, peuuent auoir aussi leurs considerations bonnes, grandes, et fortes: ie ne hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s'en faut tant que ie m'effarouche, de voir de la discordance de mes iugemens ? ceux d'autruy, et que ie me rende incompatible ? la soci?t? des hommes, pour estre d'autre sens et party que le mien: qu'au rebours, ie trouue bien plus rare, de voir conuenir nos humeurs, et nos desseins. Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniuerselle qualit?, c'est la diuersit?.
FIN DV SECOND LIVRE.
LIVRE TROISI?ME.
PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises: le malheur est, de les dire curieusement:
Cela ne me touche pas; les miennes m'eschappent aussi nonchallamment qu'elles le valent. D'o? bien leur prend. Ie les quitterois soudain, ? peu de coust qu'il y eust. Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu'elles poisent. Ie parle au papier, comme ie parle au premier que ie rencontre. Qu'il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa ? si grand interest? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le trouuoit bon, on le defferoit d'Arminius par poison. C'estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrees l?. Il fit responce, que le peuple Romain auoit accoustum? de se venger de ses ennemis par voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette: il quitta l'vtile pour l'honeste. C'estoit, me direz-vous, vn affronteur. Ie le croy: ce n'est pas grand miracle, ? gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt: d'autant que la verit? la luy arrache par force, et que s'il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s'en couure, pour s'en parer. Nostre bastiment et public et priu?, est plein d'imperfection: mais il n'y a rien d'inutile en Nature, non pas l'inutilit? mesmes, rien ne s'est inger? en cet vniuers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est siment? de qualitez maladiues: l'ambition, la ialousie, l'enuie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d'vne si naturelle possession, que l'image s'en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruaut?, vice si desnatur?: car au milieu de la compassion, nous sentons dedans, ie ne s?ay quelle aigre-douce poincte de volupt? maligne, ? voir souffrir autruy: et les enfans la sentent:
Choisissons la plus necessaire et plus vtile de l'humaine societ?, ce sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le contraire party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation des hommes: comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime.
LES autres forment l'homme, ie le recite: et en represente vn particulier, bien mal form?; et lequel si i'auoy ? fa?onner de nouueau, ie ferois vrayement bien autre qu'il n'est: mes-huy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu'ils se changent et diuersifient. Le monde n'est qu'vne branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'AEgypte: et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'vn branle plus languissant. Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d'vne yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que ie m'amuse ? luy. Ie ne peinds pas l'estre, ie peinds le passage: non vn passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire ? l'heure. Ie pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est vn contrerolle de diuers et muables accidens, et d'imaginations irresolu?s, et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme, soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que ie me contredis bien ? l'aduanture, mais la verit?, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m'essaierois pas, ie me resoudrois: elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.
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