Read Ebook: Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III by Montaigne Michel De Michaud Translator
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LES autres forment l'homme, ie le recite: et en represente vn particulier, bien mal form?; et lequel si i'auoy ? fa?onner de nouueau, ie ferois vrayement bien autre qu'il n'est: mes-huy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu'ils se changent et diuersifient. Le monde n'est qu'vne branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'AEgypte: et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'vn branle plus languissant. Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d'vne yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que ie m'amuse ? luy. Ie ne peinds pas l'estre, ie peinds le passage: non vn passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire ? l'heure. Ie pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est vn contrerolle de diuers et muables accidens, et d'imaginations irresolu?s, et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme, soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que ie me contredis bien ? l'aduanture, mais la verit?, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m'essaierois pas, ie me resoudrois: elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.
C'est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en son priu?. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn honneste personnage en l'eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine, o? tout nous est loisible, o? tout est cach?, d'y estre regl?, c'est le poinct. Le voysin degr?, c'est de l'estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n'auons ? rendre raison ? personne: o? il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors, par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y auroient plus la veu? qu'ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il, six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque auec honneur l'vsage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes, vissent dans ses actions priuees. Tel a est? miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remercable. Peu d'hommes ont est? admirez par leurs domestiques. Nul a est? prophete non seulement en sa maison, mais en son pa?s, dit l'experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en ce bas exemple, se void l'image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drolerie de me veoir imprim?. D'autant que la cognoissance, qu'on prend de moy, s'esloigne de mon giste, i'en vaux d'autant mieux. I'achette les imprimeurs en Guienne: ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et absents. I'ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde, que pour la part que i'en tire. Au partir de l?, ie l'en quitte. Le peuple reconuoye celuy-l?, d'vn acte public, auec estonnement, iusqu'? sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus haut mont?. Au dedans chez luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s'y trouueroit, il faut vn iugement vif et bien tri?, pour l'apperceuoir en ces actions basses et priuees. Ioint que l'ordre est vne vertu morne et sombre. Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement: ne relascher point, ne se desmentir point, c'est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent par l?, quoy qu'on die, des deuoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote, seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte fa?on d'arriuer ? la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Ie con?ois ais?ment Socrates, en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, ie ne puis. Qui demandera ? celuy-l?, ce qu'il s?ait faire, il respondra, Subiuguer le monde: qui le demandera ? cettuy-cy, il dira, Mener l'humaine vie conform?ment ? sa naturelle condition: science bien plus generale, plus poisante, et plus legitime. Le prix de l'ame ne consiste pas ? aller haut, mais ordonn?ment. Sa grandeur ne s'exerce pas en la grandeur: c'est en la mediocrit?. Ainsi que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand'recette de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne sont que filets et pointes d'eau fine reiallies d'vn fond au demeurant limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs, ? ces autres facultez, qui les estonnent, si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauuages. Et qui non ? Tamburlan des sourcils esleuez, des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree, comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceu? par le bruit de son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme autrefois, il eust est? mal-ais?, que ie n'eusse prins pour adages et apophthegmes, tout ce qu'il eust dit ? son vallet et ? son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme qu'vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas iusques ? viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent ? bien faire, par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses ? faire mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont plus voysines du repos, et en leur naifue assiette. Les inclinations naturelles s'aident et fortifient par institution: mais elles ne se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont eschapp? vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d'vne discipline contraire.
On n'extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache. Le langage Latin m'est comme naturel: ie l'entends mieux que le Fran?ois: mais il y a quarante ans, que ie ne m'en suis du tout poinct seruy ? parler, ny guere ? escrire. Si est-ce qu'? des extremes et soudaines esmotions, o? ie suis tomb?, deux ou trois fois en ma vie: et l'vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser sur moy pasm?: i'ay tousiours eslanc? du fonds des entrailles, les premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s'exprimant ? force, ? l'encontre d'vn si long vsage: et cet exemple se dit d'assez d'autres. Ceux qui ont essai? de r'auiser les moeurs du monde, de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l'apparence, ceux de l'essence ils les laissent l?, s'ils ne les augmentent. Et l'augmentation y est ? craindre. On se seiourne volontiers de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre coust et de plus grand merite: et satisfait-on ? bon march? par l?, les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn peu, comment s'en porte nostre experience. Il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme maistresse, qui lucte contre l'institution: et contre la tempeste des passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy, i'en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m'emportent pas fort loing: il n'y a rien d'extreme et d'estrange: et si ay des rauisemens sains et vigoureux. La vraye condamnation, et qui touche la commune fa?on de nos hommes, c'est, que leur retraicte mesme est pleine de corruption, et d'ordure: l'id?e de leur amendement chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant ? peu pres que leur pech?. Aucuns, ou pour estre collez au vice d'vne attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouuent plus la laideur. A d'autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent et s'y prestent, ? certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement. Si se pourroit-il ? l'aduanture imaginer, si esloignee disproportion de mesure, o? auec iustice, le plaisir excuseroit le pech?, comme nous disons de l'vtilit?. Non seulement s'il estoit accidental, et hors du pech?, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, o? l'incitation est violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d'vn mien parent, l'autre iour que i'estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie: Qu'estant nay mendiant, et trouuant, qu'? gaigner son pain au trauail de ses mains, il n'arriueroit iamais ? se fortifier assez contre l'indigence, il s'aduisa de se faire larron: et auoit employ? ? ce mestier toute sa ieunesse, en seuret?, par le moyen de sa force corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'autruy: mais c'estoit au loing, et ? si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable qu'vn homme en eust tant emport? en vne nuict sur ses espaules: et auoit soing outre cela, d'egaler, et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable ? chaque particulier. Il se trouue ? cette heure en sa vieillesse, riche pour vn homme de sa condition, mercy ? cette trafique: de laquelle il se confesse ouuertement. Et pour s'accommoder auec Dieu, de ses acquests, il dit, estre tous les iours apres ? satisfaire par bien-faicts, aux successeurs de ceux qu'il a desrobez: et s'il n'acheue qu'il en chargera ses heritiers, ? la raison de la science qu'il a luy seul, du mal qu'il a faict ? chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais moins que l'indigence: s'en repent bien simplement, mais en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme: ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aueuglant ? secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, iugement et tout, en la puissance du vice. Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout d'vne piece: ie n'ay guere de mouuement qui se cache et desrobe ? ma raison, et qui ne se conduise ? peu pres, par le consentement de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu'il a vne fois, il l'a tousiours: car quasi d?s sa naissance il est vn, mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d'opinions vniuerselles, d?s l'enfance, ie me logeay au poinct o? i'auois ? me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits, laissons les ? part: mais en ces autres pechez, ? tant de fois reprins, deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu'ils soient plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l'entende ainsin. Et le repentir qu'il se vante luy en venir ? certain instant prescript, m'est vn peu dur ? imaginer et former. Ie ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir leurs oracles. Sinon qu'il voulust dire cela mesme, qu'il faut bien qu'elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et nettet? condigne ? cet office. Ils font tout ? l'opposite des preceptes Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d'en alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font ? croire, qu'ils en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d'amendement et correction ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le pech?. Ie ne trouue aucune qualit? si aysee ? contrefaire, que la deuotion, si on n'y conforme les moeurs et la vie: son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant ? moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle: mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglees, et conformes ? ce que ie suis, et ? ma condition. Ie ne puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I'imagine infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie n'amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit, ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui le soit. Si l'imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions ? nous repentir de nos operations plus innocentes: d'autant que nous iugeons bien qu'en la nature plus excellente, elles auroyent est? conduictes d'vne plus grande perfection et dignit?: et voudrions faire de mesme. Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre, selon moy. C'est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte pas: ? circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n'est pas macheure, c'est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie. Il faut qu'elle me touche de toutes parts, auant que ie la nomme ainsin: et qu'elle pinse mes entrailles, et les afflige autant profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.
Quand aux negoces, il m'est eschapp? plusieurs bonnes auantures, ? faute d'heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit. Leur fa?on est de prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu'en mes deliberations passees, i'ay, selon ma regle, sagement proced?, pour l'estat du subiect qu'on me proposoit: et en ferois autant d'icy ? mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il est ? cette heure, mais quel il estoit, quand i'en consultois. La force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. I'ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects, qu'on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes: des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer, ie ne luy en s?ay nul mauuais gr?: sa charge se contient en ses limites. Si l'euenement me bat, et s'il fauorise le party que i'ay refus?: il n'y a remede, ie ne m'en prens pas ? moy, i'accuse ma fortune, non pas mon ouurage: cela ne s'appelle pas repentir.
Phocion auoit donn? aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas suiuy: l'affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperit?, quelqu'vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu'il soit aduenu cecy, mais ie ne me repens point d'auoir conseill? cela. Quand mes amis s'adressent ? moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et clairement, sans m'arrester comme faict quasi tout le monde, ? ce que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon sens, par o? ils ayent ? me faire reproche de mon conseil: dequoy il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n'ay deu leur refuser cet office. Ie n'ay guere ? me prendre de mes fautes ou infortunes, ? autre qu'? moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis d'autruy, si ce n'est par honneur de ceremonie: sauf o? i'ay besoing d'instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais ?s choses o? ie n'ay ? employer que le iugement: les raisons estrangeres peuuent seruir ? m'appuyer, mais peu ? me destourner. Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu'il m'en souuienne, ie n'en ay creu iusqu'? cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent ma volont?. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne re?oy pas de conseil, i'en donne aussi peu. I'en suis peu enquis, et encore moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier ? toute autre ceruelle qu'? la mienne. Comme cil qui suis bien autant ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorit?, ie l'ayme mieux ainsi. Me laissant l?, on fait selon ma profession, qui est, de m'establir et contenir tout en moy. Ce m'est plaisir, d'estre desinteress? des affaires d'autruy, et desgag? de leur gariement. En tous affaires quand ils sont pass?s, comment que ce soit, i'ay peu de regret: car cette imagination me met hors de peine, qu'ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand cours de l'vniuers, et dans l'encheineure des causes Sto?ques. Vostre fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct, que tout l'ordre des choses ne renuerse et le pass? et l'aduenir.
On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect de Dieu qui nous l'a ordonnee, et la chastet?: celle que les caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique, ce n'est ny chastet?, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser et combatre la volupt?, si on ne la voit, si on l'ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beaut? plus attrayante. Ie cognoy l'vne et l'autre, c'est ? moy de le dire. Mais il me semble qu'en la vieillesse, nos ames sont subiectes ? des maladies et imperfections plus importunes, qu'en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore ? cette heure, que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse, la difficult? de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais ? la verit?, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons: et, ? mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque fiert?, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l'vsage en est perdu, i'y trouue plus d'enuie, d'iniustice et de malignit?. Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage: et ne se void point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. L'homme marche entier, vers son croist et vers son d?croist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condamnation, i'oseroy croire, qu'il s'y presta aucunement luy mesme, par preuarication, ? dessein: ayant de si pr?s, aag? de soixante et dix ans, ? souffrir l'engourdissement des riches allures de son esprit, et l'esblou?ssement de sa clairt? accoustum?e. Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs de mes cognoissans? c'est vne puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision d'estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu'elle nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant tous mes retranchemens, elle gaigne pied ? pied sur moy. Ie soustien tant que ie puis, mais ie ne s?ay en fin, o? elle me menera moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu'on s?ache d'o? ie seray tomb?.
Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat ? la pratique des hommes: il me les faut trier sur le volet: et me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et negotions auec le peuple: si sa conuersation nous importune, si nous desdaignons ? nous appliquer aux ames basses et vulgaires: et les basses et vulgaires sont souuent aussi reglees que les plus d?liees: et toute sapience est insipide qui ne s'accommode ? l'insipience commune: il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceux d'autruy: et les publiques et les priuez se demeslent auec ces gens l?. Les moins tendues et plus naturelles alleures de nostre ame, sont les plus belles: les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict vn bon office ? ceux, de qui elle renge les desirs ? leur puissance! Il n'est point de plus vtile science. Selon qu'on peut: c'estoit le refrain et le mot fauory de Socrates. Mot de grande substance: il faut adresser et arrester nos desirs, aux choses les plus aysees et voysines. Ne m'est-ce pas vne sotte humeur, de disconuenir auec vn milier ? qui ma fortune me ioint, de qui ie ne me puis passer, pour me tenir ? vn ou deux, qui sont hors de mon commerce: ou plustost ? vn desir fantastique, de chose que ie ne puis recouurer? Mes moeurs molles, ennemies de toute aigreur et aspret?, peuuent aysement m'auoir descharg? d'enuies et d'inimitiez. D'estre aym?, ie ne dy, mais de n'estre point hay, iamais homme n'en donna plus d'occasion. Mais la froideur de ma conuersation, m'a desrob? auec raison, la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter ? autre, et pire sens. Ie suis tres-capable d'acquerir et maintenir des amitiez rares et exquises. D'autant que ie me harpe auec si grande faim aux accointances qui reuiennent ? mon goust, ie m'y produis, ie m'y iette si auidement, que ie ne faux pas aysement de m'y attacher, et de faire impression o? ie donne: j'en ay faict souuent heureuse preuue. Aux amitiez communes, ie suis aucunement sterile et froid: car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est ? pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m'ayant duit et affriand? de ieunesse, ? vne amiti? seule et parfaicte, m'a ? la verit? aucunement desgoust? des autres: et trop imprim? en la fantasie, qu'elle est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien. Aussi, que i'ay naturellement peine ? me communiquer ? demy: et auec modification, et cette seruile prudence et soup?onneuse, qu'on nous ordonne, en la conuersation de ces amitiez nombreuses, et imparfaictes. Et nous l'ordonne lon principalement en ce temps, qu'il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faucement. Si voy-ie bien pourtant, que qui a comme moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie, ie dy les commoditez essentielles, doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse d'humeur. Ie louerois vn' ame ? diuers estages, qui s?ache et se tendre et se desmonter: qui soit bien par tout o? sa fortune la porte: qui puisse deuiser auec son voisin, de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle: entretenir auec plaisir vn charpentier et vn iardinier. I'enuie ceux, qui s?auent s'apriuoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l'entretien en leur propre train. Et le conseil de Platon ne me plaist pas, de parler tousiours d'vn langage maistral ? ses seruiteurs, sans ieu, sans familiarit?: soit enuers les masles, soit enuers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain et iniuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogatiue de la fortune: et les polices, o? il se souffre moins de disparit? entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables. Les autres s'estudient ? eslancer et guinder leur esprit: moy ? le baisser et coucher: il n'est vicieux qu'en extention.
I'AY autresfois est? employ? ? consoler vne dame vrayement affligee. La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.
On y procede mal, quand on s'oppose ? cette passion: car l'opposition les pique et les engage plus auant ? la tristesse. On exaspere le mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs, que ce que i'auray dit sans soing, si on vient ? me le contester, ie m'en formalise, ie l'espouse: beaucoup plus ce ? quoy i'aurois interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez ? vostre operation d'vne entree rude: l? o? les premiers accueils du medecin enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables. Iamais medecin laid, et rechign? n'y fit oeuure. Au contraire doncq, il faut ayder d'arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez credit ? passer outre, et d'vne facile et insensible inclination, vous vous coulez aux discours plus fermes et propres ? leur guerison. Moy, qui ne desirois principalement que de piper l'assistance, qui auoit les yeux sur moy, m'aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie par experience, auoir mauuaise main et infructueuse ? persuader. Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement: ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqu? vn temps ? son tourment, ie n'essayay pas de le guarir par fortes et viues raisons: par ce que i'en ay faute, ou que ie pensois autrement faire mieux mon effect. Ny n'allay choisissant les diuerses manieres, que la philosophie prescrit ? consoler: Que ce qu'on plaint n'est pas mal, comme Cleanthes: Que c'est vn leger mal, comme les Peripateticiens: Que se plaindre n'est action, ny iuste, ny lo?able, comme Chrysippus: Ny cette cy d'Epicurus, plus voisine ? mon style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes: Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les gauchissant peu ? peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu plus eslongnez, selon qu'elle se prestoit plus ? moy, ie luy desrobay imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne contenance et du tout r'apaisee autant que i'y fus. I'vsay de diuersion. Ceux qui me suyuirent ? ce mesme seruice, n'y trouuerent aucun amendement: car ie n'auois pas port? la coignee aux racines.
A l'aduenture ay-ie touch? quelque espece de diuersions publiques. Et l'vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de leurs pa?s les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d'Himbercourt sauua et soy et d'autres, en la ville du Liege: o? le Duc de Bourgongne, qui la tenoit assiegee, l'auoit fait entrer, pour executer les conuenances de leur reddition accordee. Ce peuple assembl? de nuict pour y pouruoir, commence ? se mutiner contre ces accords passez: et delibererent plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu'ils tenoient en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux, deux des habitans de la ville, chargez de plus douces et nouuelles offres, ? proposer en leur conseil, qu'il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esme?e en la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant anim? que l'autre: et luy ? leur despecher en teste, quatre nouueaux et semblables intercesseurs, protestans auoir ? leur declarer ? ce coup, des presentations plus grasses, du tout ? leur contentement et satisfaction: par o? ce peuple fut de rechef repouss? dans le conclaue. Somme, que par telle dispensation d'amusemens, diuertissant leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire. Cet autre comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beaut? excellente, et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur donna cette loy, qu'elle accepteroit celuy qui l'egalleroit ? la course, pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s'en trouua assez, qui estimerent ce prix digne d'vn tel hazard, et qui encoururent la peine de ce cruel march?. Hippomenes ayant ? faire son essay apres les autres, s'adressa ? la deesse tutrice de cette amoureuse ardeur, l'appellant ? son secours: qui exau?ant sa priere, le fournit de trois pommes d'or, et de leur vsage. Le champ de la course ouuert, ? mesure qu'Hippomenes sent sa maistresse luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance, l'vne de ces pommes: la fille amusee de sa beaut?, ne faut point de se destourner pour l'amasser:
Cette autre le?on est trop haute et trop difficile. C'est ? faire ? ceux de la premiere classe, de s'arrester purement ? la chose, la considerer, la iuger. Il appartient ? vn seul Socrates, d'accointer la mort d'vn visage ordinaire, s'en appriuoiser et s'en iouer. Il ne cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble accident naturel et indifferent: il fiche l? iustement sa veu?, et s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses le?ons, et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir son eschole de ces homicides discours: ceux l? ne considerent point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n'est pas l? o? ils arrestent leur pensee: ils courent, ils visent ? vn estre nouueau.
Ces pauures gens qu'on void sur l'eschaffaut, remplis d'vne ardente deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu'ils peuuent: les aureilles aux instructions qu'on leur donne; les yeux et les mains tendues au ciel: la voix ? des prieres hautes, auec vne esmotion aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable ? vne telle necessit?. On les doibt louer de religion: mais non proprement de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu'on leur veut donner le coup de lancette. I'en ay veu, si par fois leur veu? se raualoit ? ces horribles asprets de la mort, qui sont autour d'eux, s'en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre ou destourner leurs yeux. Subrius Flauius, ayant par le commandement de Neron, ? estre deffaict, et par les mains de Niger, tous deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, o? l'execution deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour le mettre, inegal et mal form?: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant aux soldats qui y assistoyent, n'est selon la discipline militaire. Et ? Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant ? Niger, il la luy coupa ? diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee droittement et fixement au subiect. Celuy qui meurt en la meslee, les armes ? la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny ne la considere: l'ardeur du combat l'emporte. Vn honneste homme de ma cognoissance, estant tomb? comme il se batoit en estocade, et se sentant daguer ? terre par son ennemy de neuf ou dix coups, chacun des assistans luy crioit qu'il pensast ? sa conscience, mais il me dit depuis, qu'encores que ces voix luy vinssent aux oreilles, elles ne l'auoient aucunement touch?, et qu'il ne pensa iamais qu'? se descharger et ? se venger. Il tua son homme en ce mesme combat. Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation: de ce qu'ayant ouy sa response, qu'il estoit bien prepar? ? mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy, auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarm?, se defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment penible d'vne mort longue et preparee, ? quoy il estoit destin?. Nous pensons tousiours ailleurs: l'esperance d'vne meilleure vie nous arreste et appuye: ou l'esperance de la valeur de nos enfans: ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:
C'est vne douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n'en aye aucune experience. Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy allois pas disant, qu'il falloit prester la iou? ? celuy qui vous auoit frapp? l'autre, pour le deuoir de charit?: ny ne luy allois representer les tragiques euenements que la po?sie attribue ? cette passion. Ie la laissay l?, et m'amusay ? luy faire gouster la beaut? d'vne image contraire: l'honneur, la faueur, la bien-vueillance qu'il acquerroit par clemence et bont?: ie le destournay ? l'ambition. Voyla comme lon en faict. Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l'ay souuent essay? auec vtilit?. Rompez la ? diuers desirs, desquels il y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le diuisant et diuertissant.
Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a vne fois saisi.
Ie fus autrefois touch? d'vn puissant desplaisir, selon ma complexion: et encores plus iuste que puissant: ie m'y fusse perdu ? l'aduenture, si ie m'en fusse simplement fi? ? mes forces. Ayant besoing d'vne vehemente diuersion pour m'en distraire, ie me fis par art amoureux et par estude: ? quoy l'aage m'aydoit. L'amour me soulagea et retira du mal, qui m'estoit caus? par l'amiti?. Par tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie ne puis vne contraire, aumoins vn' autre. Tousiours la variation soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe: et en la fu?ant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu, d'occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d'autres amusemens et pensees, o? elle perd ma trace, et m'esgare. Nature procede ainsi, par le benefice de l'inconstance. Car le temps qu'elle nous a donn? pour souuerain medecin de nos passions, gaigne son effect principalement par l?, que fournissant autres et autres affaires ? nostre imagination, il demesle et corrompt cette premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Vn sage ne voit guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n'attribuoit aucun leniment des fascheries, ny ? la preuoyance, ny ? l'antiquit? d'icelles. Mais tant d'autres cogitations trauersent cette-cy, qu'elle s'alanguit, et se lasse en fin. Pour destourner l'inclination des bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queu? ? son beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I'ay veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes affections, par des affections contrefaictes. Mais i'en ay veu telle, qui en se contrefaisant s'est laissee prendre ? bon escient, et a quitt? la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir ? ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez ? ce seruiteur apost?, croyez qu'il n'est guere habile, s'il ne se met en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c'est proprement tailler et coudre vn soulier, pour qu'vn autre le chausse.
Peu de chose nous diuertit et destourne: car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.
Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souuenir d'vn adieu, d'vne action, d'vne grace particuliere, d'vne recommandation derniere, nous afflige. La robe de Caesar troubla toute Romme, ce que sa mort n'auoit pas faict. Le son mesme des noms, qui nous tinto?ine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que i'y regarde de pres, ie trouue que c'est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent, plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse d'vne beste qu'on tue pour nostre seruice: sans que ie poise ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.
Ce sont les fondemens de nostre deuil. L'opiniastret? de mes pierres, specialement en la verge, m'a par fois iett? en longues suppressions d'vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la mort, que c'eust est? follie d'esperer l'euiter, voyre desirer, veu les cruels efforts que cet estat m'apporte. O que ce bon Empereur, qui faisoit lier la verge ? ses criminels, pour les faire mourir ? faute de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me trouuant l?, ie consideroy par combien legeres causes et obiects, l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes se bastissoit en mon ame, le poids et la difficult? de ce deslogement: ? combien friuoles pensees nous donnions place en vn si grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement ? mon gr?. Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement, comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle me pille. Les larmes d'vn laquais, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'vne main cognue, vne consolation commune, me desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent l'ame, les plaintes des fables: et les regrets de Didon, et d'Ariadn? passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c'est vne exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aucune emotion: comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit il pas seulement ? la morsure d'vn chien enrag?, qui luy emporta le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir la cause d'vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains accidens. Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent leur proufit, de nostre imbecillit? et bestise naturelle? L'orateur, dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s'esmouuera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper ? la passion qu'il represente. Il s'imprimera vn vray deuil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu'il iou?, pour le transmettre aux iuges, ? qui il touche encore moins. Comme font ces personnes qu'on lo?e aux mortuaires, pour ayder ? la ceremonie du deuil, qui vendent leurs larmes ? poix et ? mesure, et leur tristesse. Car encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souuent tous entiers, et re?oiuent en eux vne vraye melancholie. Ie fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire ? Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, o? il fut tu?. Ie consideray que par tout o? nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre conuoy: car seulement le nom du trespass? n'y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins ? esmouuoir quelque passion en autruy, il l'auoit espousee, iusques ? se trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d'vne palleur de visage et port d'homme vrayement accabl? de douleur. En vne contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin: car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souuenance des bonnes et agreables conditions qu'il auoit, elles font tout d'vn train aussi recueil et publient ses imperfections: comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se diuertir de la piti? au desdain. De bien meilleure grace encore que nous, qui ? la perte du premier cognu, nous piquons ? luy prester des louanges nouuelles et fauces: et ? le faire tout autre, quand nous l'auons perdu de veu?, qu'il ne nous sembloit estre, quand nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue: ou que les larmes en lauant nostre entendement, l'esclaircissent. Ie renonce d?s ? present aux fauorables tesmoignages, qu'on me voudra donner, non par ce que i'en seray digne, mais par ce que ie seray mort. Qui demandera ? celuy l?, Quel interest auez vous ? ce siege? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune du Prince: ie n'y pretens proffit quelconque: et de gloire, ie s?ay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme moy: ie n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout chang?, tout bouillant et rougissant de cholere, en son rang de bataille pour l'assaut. C'est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy ont iett? cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole cause, me direz vous. Comment cause? il n'en faut point, pour agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente et l'agite. Que ie me mette ? faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et l'ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees, riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions fauces, d'vne presse d'autres hommes, auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute? Enquerez vous ? vous, o? est l'obiect de cette mutation? Est-il rien sauf nous, en nature, que l'inanit? substante, sur quoy elle puisse? Cambyses pour auoir song? en dormant, que son frere deuoit deuenir Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousiours fi?. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour vne fantasie qu'il print de mauuais augure, de ie ne s?ay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troubl? et fasch? de quelque mal plaisant songe qu'il auoit song?. C'est priser sa vie iustement ce qu'elle est, de l'abandonner pour vn songe. Oyez pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en butte ? toutes offences et alterations: vrayement elle a raison d'en parler.
A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauuret?, les maladies, sont subiects graues, et qui greuent. Il faut auoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des regles de bien viure, et de bien croire: et souuent l'esueiller et exercer en cette belle estude. Mais ? vne ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation: elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee. I'auoy besoing en ieunesse, de m'aduertir et solliciter pour me tenir en office. L'alegresse et la sant? ne conuiennent pas tant bien, dit-on, auec ces discours serieux et sages. Ie suis ? present en vn autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m'aduertissent que trop, m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayet?, ie suis tomb? en celuy de la seuerit?: plus fascheux. Parquoy, ie me laisse ? cette heure aller vn peu ? la desbauche, par dessein: et employe quelque fois l'ame, ? des pensemens folastres et ieunes, o? elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font le?on tous les iours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est ? son tour de guider l'esprit vers la reformation: il regente ? son tour: et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Ie me deffens de la temperance, comme i'ay faict autresfois de la volupt?: elle me tire trop arriere, et iusques ? la stupidit?. Or ie veux estre maistre de moy, ? tout sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m'aggraue de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,
ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veu? de ce ciel orageux et nubileux que i'ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des ieunesses passees:
Que l'enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere: estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m'entrainnent s'ils veulent, mais ? reculons. Autant que mes yeux peuuent recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne ? secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en veux-ie d?raciner l'image de la memoire.
I'ay est? tousiours chatouilleux et delicat aux offences, ie suis plus tendre ? cette heure, et ouuert par tout.
Mon iugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconuenients que Nature m'ordonne ? souffrir, mais non pas de les sentir. Ie courrois d'vn bout du monde ? l'autre, chercher vn bon an de tranquillit? plaisante et eniouee, moy, qui n'ay autre fin que viure et me resiouyr. La tranquillit? sombre et stupide, se trouue assez pour moy, mais elle m'endort et enteste: ie ne m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere, ? qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, ie leur iray fournir des Essays, en chair et en os. Puisque c'est le priuilege de l'esprit, de se r'auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur vn arbre mort. Ie crains que c'est vn traistre: il s'est si estroittement affret? au corps, qu'il m'abandonne ? tous coups, pour le suiure en sa necessit?. Ie le flatte ? part, ie le practique pour neant: i'ay beau essayer de le destourner de cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuuent lors sousleuer: elles sentent euidemment le morfondu: il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps. Noz maistres ont tort, dequoy cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent ? vn rauissement diuin, ? l'amour, ? l'aspret? guerriere, ? la po?sie, au vin: ils n'en ont donn? sa part ? la sant?. Vne sant? bouillante, vigoureuse, pleine, oysiue, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securit?, me la fournissoient par venu?s. Ce feu de gayet? suscite en l'esprit des eloises viues et claires outre nostre clairt? naturelle: et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien, ce n'est pas merueille, si vn contraire estat affesse mon esprit, le clou?, et en tire vn effect contraire.
Et veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il dit, beaucoup moins ? ce consentement, que ne porte l'vsage ordinaire des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue, chassons les maux et difficultez de nostre commerce,
Mais venons ? mon theme. Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire, et si iuste, pour n'en oser parler sans vergongne, et pour l'exclurre des propos serieux et reglez? Nous pronon?ons hardiment, tuer, desrober, trahir: et cela, nous n'oserions qu'entre les dents. Est-ce ? dire, que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous auons loy d'en grossir la pensee? Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement cognus. Nul aage, nulles moeurs l'ignorent non plus que le pain. Ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus. C'est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence, d'o? c'est crime de l'arracher. Non pas pour l'accuser et iuger. Ny n'osons la fou?tter, qu'en periphrase et peinture. Grand faueur ? vn criminel, d'estre si execrable, que la iustice estime iniuste, de le toucher et de le veoir: libre et sauu? par le benefice de l'aigreur de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matiere de liures, qui se rendent d'autant plus venaux et publiques, de ce qu'ils sont supprimez? Ie m'en vay pour moy, prendre au mot l'aduis d'Aristote, qui dit, L'estre honteux, seruir d'ornement ? la ieunesse, mais de reproche ? la vieillesse. Ces vers se preschent en l'escole ancienne: escole ? laquelle ie me tien bien plus qu'? la moderne: ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres.
Ie ne s?ay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus, et les refroidir enuers l'amour: mais ie ne voy aucunes deitez qui s'auiennent mieux, ny qui s'entredoiuent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu'elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouurage: et qui fera perdre ? l'amour la communication et seruice de la po?sie l'affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu d'accointance, et de bien-vueillance, et les Deesses protectrices d'humanit? et de iustice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance. Ie ne suis pas de si long temps cass? de l'estat et suitte de ce Dieu, que ie n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs:
Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la fi?ure.
Tout assech? que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passee.
Mais de ce que ie m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se trouuent plus vifues et plus animees, en la peinture de la po?sie, qu'en leur propre essence.
Elle represente ie ne s?ay quel air, plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute n?e, et viue, et haletante, comme elle est icy chez Virgile.
Ce que i'y trouue ? considerer, c'est qu'il la peinct vn peu bien esme?e pour vne Venus maritale. En ce sage march?, les appetits ne se trouuent pas si follastres: ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs autre titre: comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beaut?. On ne se marie pas pour soy, quoy qu'on die: on se marie autant ou plus, pour sa posterit?, pour sa famille. L'vsage et l'interest du mariage touche nostre race, bien loing par del? nous. Pourtant me plaist cette fa?on, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les propres: et par le sens d'autruy, que par le sien. Tout cecy, combien ? l'opposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne espece d'inceste, d'aller employer ? ce parentage venerable et sacr?, les efforts et les extrauagances de la licence amoureuse, comme il me semble auoir dict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et seuerement, de peur qu'en la chatouillant trop lasciuement, le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce qu'il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la sant?. Qu'vn plaisir excessiuement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d'autre part, qu'? vne congression languissante, comme celle l? est de sa nature: pour la remplir d'vne iuste et fertile chaleur, il s'y faut presenter rarement, et ? notables interualles;
Ie ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent, que ceux qui s'acheminent par la beaut?, et desirs amoureux. Il y faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher d'aguet: cette bo?illante allegresse n'y vaut rien. Ceux qui pensent faire honneur au mariage, pour y ioindre l'amour, font, ce me semble, de mesme ceux, qui pour faire faueur ? la vertu, tiennent que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage: mais il y a beaucoup de diuersit?: on n'a que faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort ? l'vne ou ? l'autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualit?, et introduite auec raison: mais d'autant que c'est vne qualit? dependant d'autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C'est vne vertu, si ce l'est, artificielle et visible: dependant du temps et de la fortune: diuerse en forme selon les contrees, viuante et mortelle: sans naissance, non plus que la riuiere du Nil: genealogique et commune; de suite et de similitude: tiree par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bont?, la beaut?, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce: cetty-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice d'autruy. On proposoit ? l'vn de nos Roys, le choix de deux competiteurs, en vne mesme charge, desquels l'vn estoit Gentil'homme, l'autre ne l'estoit point: il ordonna que sans respect de cette qualit?, on choisist celuy qui auroit le plus de merite: mais o? la valeur seroit entierement pareille, qu'alors on eust respect ? la noblesse: c'estoit iustement luy donner son rang. Antigonus ? vn ieune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, dit-il, en tels bien faicts, ie ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme ie fais leur pro?esse. De vray, il n'en doibt pas aller comme des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers, ? qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu'ils fussent, auant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut font des nobles, vne espece par dessus l'humaine. Le mariage leur est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuuent auoir leur saoul: et les femmes autant de ruffiens: sans ialousie les vns des autres. Mais c'est vn crime capital et irremissible, de s'accoupler ? personne d'autre condition que la leur. Et se tiennent pollus, s'ils en sont seulement touchez en passant: et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et interessee, tuent ceux qui seulement ont approch? vn peu trop pres d'eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les gondoliers de Venise, au contour des ru?s, pour ne s'entreheurter: et les nobles leur commandent de se ietter au quartier qu'ils veulent. Ceux cy euitent par l?, cette ignominie, qu'ils estiment perpetuelle; ceux l? vne mort certaine. Nulle duree de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse peut faire qu'vn roturier deuienne noble. A quoy ayde cette coustume, que les mariages sont defendus de l'vn mestier ? l'autre. Ne peut vne de race cordonniere, espouser vn charpentier: et sont les parents obligez de dresser les enfants ? la vacation des peres, precisement, et non ? autre vacation: par o? se maintient la distinction et continuation de leur fortune. Vn bon mariage, s'il en est, refuse la compagnie et conditions de l'amour: il tasche ? representer celles de l'amiti?. C'est vne douce societ? de vie, pleine de constance, de fiance, et d'vn nombre infiny d'vtiles et solides offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le goust,
De mon dessein, i'eusse fuy d'espouser la sagesse mesme, si elle m'eust voulu. Mais nous auons beau dire: la coustume et l'vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne m'y conuiay pas proprement. On m'y mena, et y fus port? par des occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes, mais il n'en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l'humaine posture est vaine. Et y fus port?, certes plus prepar? lors, et plus rebours, que ie ne suis ? present, apres l'auoir essay?. Et tout licencieux qu'on me tient, i'ay en verit? plus seuerement obseru? les loix de mariage, que ie n'auois ny promis ny esper?. Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laiss? entrauer. Il faut prudemment mesnager sa libert?: mais depuis qu'on s'est submis ? l'obligation, il s'y faut tenir soubs les loix du debuoir commun, aumoins s'en efforcer. Ceux qui entreprennent ce march? pour s'y porter auec hayne et mespris, font iniustement et incommod?ment. Et cette belle regle que ie voy passer de main en main entre elles, comme vn sainct oracle,
qui est ? dire: Porte toy enuers luy, d'vne reuerence contrainte, ennemye, et deffiante est pareillement iniurieuse et difficile. Ie suis trop mol pour desseins si espineux. A dire vray, ie ne suis pas arriu? ? cette perfection d'habilet? et galantise d'esprit, que de confondre la raison auec l'iniustice, et mettre en risee tout ordre et regle qui n'accorde ? mon appetit. Pour hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent ? l'irreligion. Si on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours aymer et recognoistre: c'est trahison, se marier sans s'espouser. Passons outre. Nostre po?te represente vn mariage plein d'accord et de bonne conuenance, auquel pourtant il n'y a pas beaucoup de loyaut?. A il voulu dire, qu'il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l'amour, et ce neantmoins reseruer quelque deuoir enuers le mariage: et qu'on le peut blesser, sans le rompre tout ? faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu'il ne hayt pas pourtant. La beaut?, l'oportunit?, la destinee
l'ont attach?e ? vn estranger: non pas si entiere peut estre, qu'il ne luy puisse rester quelque liaison par o? elle tient encore ? son mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non confondues. Vne femme se peut rendre ? tel personnage, que nullement elle ne voudroit auoir espous?: ie ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu de gens ont espous? des amies qui ne s'en soient repentis. Et iusques en l'autre monde, quel mauuais mesnage fait Iupiter avec sa femme, qu'il auoit premierement pratiquee et iouy? par amourettes? C'est ce qu'on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre sur sa teste. I'ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir honteusement et deshonnestement, l'amour, par le mariage: les considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit, que la ville d'Athenes plaisoit ? la mode que font les dames qu'on sert par amour, chacun aymoit ? s'y venir promener, et y passer son temps: nul ne l'aymoit pour l'espouser: c'est ? dire, pour s'y habituer et domicilier. I'ay auec despit, veu des maris hayr leurs femmes, de ce seulement, qu'ils leur font tort. Aumoins ne les faut il pas moins aymer, de nostre faute: par repentance et compassion aumoins, elles nous en deuroient estre plus cheres. Ce sont fins differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque fa?on. Le mariage a pour sa part, l'vtilit?, la iustice, l'honneur, et la constance: vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L'amour se fonde au seul plaisir: et l'a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu: vn plaisir attiz? par la difficult?: il y faut de la piqueure et de la cuison. Ce n'est plus amour, s'il est sans fleches et sans feu. La liberalit? des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la poincte de l'affection et du desir. Pour fu?r ? cet inconuenient, voyez la peine qu'y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon. Les femmes n'ont pas tort du tout, quand elles refusent les regles de vie, qui sont introduites au monde: d'autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux. A l'aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsider?ment en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu'elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effects de l'amour que nous, et que ce prestre ancien l'a ainsi tesmoign?, qui auoit est? tantost homme, tantost femme:
Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la preuue qu'en firent autrefois, en diuers siecles, vn Empereur et vne Emperiere de Rome, maistres ouuriers et fameux en cette besongne: luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses captiues: mais elle fournit reelement en vne nuict, ? vingt et cinq entreprinses, changeant de compagnie selon son besoing et son goust,
Et que sur le different aduenu ? Cateloigne, entre vne femme, se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary ? laquelle plainte, le mary respondoit, homme vrayement brutal et desnatur?, qu'aux iours mesme de ieusne il ne s'en s?auroit passer ? moins de dix: interuint ce notable arrest de la Royne d'Aragon: par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner regle et exemple ? tout temps, de la moderation et modestie requise en vn iuste mariage: ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le nombre de six par iour: relaschant et quitant beaucoup du besoing et desir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et par consequent permanante et immuable. En quoy s'escrient les docteurs, quel doit estre l'appetit et la concupiscence feminine, puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille ? ce prix? considerans le diuers iugement de nos appetits. Car Solon patron de l'eschole legiste ne taxe qu'? trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et presch? cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement en partage: et sur peines dernieres et extremes. Il n'est passion plus pressante, que cette cy, ? laquelle nous voulons qu'elles resistent seules: non simplement, comme ? vn vice de sa mesure: mais comme ? l'abomination et execration plus qu'? l'irreligion et au parricide: et nous nous y rendons ce pendant sans coulpe et reproche. Ceux mesme d'entre nous, qui ont essay? d'en venir ? bout, ont assez auou? quelle difficult?, ou plustost impossibilit? il y auoit, vsant de remedes materiels, ? mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble: c'est ? dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement selon nos moeurs. Si elles en prennent vn, ? qui la vigueur de l'aage boult encores, il fera gloire de l'espandre ailleurs.
Le philosophe Polemon fut iustement appell? en iustice par sa femme, de ce qu'il alloit semant en vn champ sterile le fruict deu au champ genital. Si c'est de ces autres cassez, les voyla en plein mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons pour bien fournies, par ce qu'elles ont vn homme aupres. Comme les Romains tindrent pour viollee Clodia Laeta, vestale, que Caligula auoit approch?e, encore qu'il fust auer?, qu'il ne l'auoit qu'approch?e. Mais au rebours; on recharge par l?, leur necessit?: d'autant que l'attouchement et la compagnie de quelque masle que ce soit, esueille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la solitude. Et ? cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par cette circonstance et consideration, leur chastet? plus meritoire. Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la vou?rent d'vn commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces: et la maintindrent ? la barbe des commoditez maritales. Nous les dressons d?s l'enfance, aux entremises de l'amour: leur grace, leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne regarde qu'? ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l'amour, ne fust qu'en le leur representant continuellement pour les en desgouster. Ma fille, c'est tout ce que i'ay d'enfans, est en l'aage auquel les loix excusent les plus eschauffees de se marier. Elle est d'vne complexion tardiue, mince et molle, et a est? par sa mere esleuee de mesme, d'vne forme retiree et particuliere: si qu'elle ne commence encore qu'? se desniaiser de la naifuet? de l'enfance. Elle lisoit vn liure Fran?ois deuant moy: le mot de, fouteau, s'y rencontra, nom d'vn arbre cogneu: la femme qu'ell' a pour sa conduitte, l'arresta tout court, vn peu rudement, et la fit passer par dessus ce mauuais pas. Ie la laissay faire, pour ne troubler leurs regles: car ie ne m'empesche aucunement de ce gouuernement. La police feminine a vn train mysterieux, il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de vingt laquays, n'eust s?eu imprimer en sa fantasie, de six moys, l'intelligence et vsage, et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende et son interdiction.
Qu'elles se dispensent vn peu de la ceremonie, qu'elles entrent en libert? de discours, nous ne sommes qu'enfans au prix d'elles, en cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens: elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons rien, qu'elles n'ayent s?eu et diger? sans nous. Seroit-ce ce que dit Platon, qu'elles ayent est? gar?ons desbauchez autresfois? Mon oreille se rencontra vn iour en lieu, o? elle pouuoit desrober aucun des discours faicts entre elles sans soup?on: que ne puis-ie le dire? Nostre dame, , allons ? cette heure estudier des frases d'Amadis, et des registres de Boccace et de l'Aretin, pour faire les habiles: nous employons vrayement bien notre temps: il n'est ny parole, ny exemple, ny d?marche qu'elles ne s?achent mieux que nos liures. C'est vne discipline qui naist dans leurs veines,
que ces bons maistres d'escole, nature, ieunesse, et sant?, leur soufflent continuellement dans l'ame. Elles n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent.
Qui n'eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueu?s, nous estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend ? cet accouplage: c'est vne matiere infuse par tout: c'est vn centre o? toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la vieille et sage Rome, faictes pour le seruice de l'amour: et les preceptes de Socrates, ? instruire les courtisanes.
se deuoit aduiser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute apparence masculine en estoit forclose, que ce n'estoit rien auancer, s'il ne faisoit encore chastrer, et cheuaux, et asnes, et nature en fin.
Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d'vn membre inobedient et tyrannique: qui, comme vn animal furieux, entreprend par la violence de son appetit, sousmettre tout ? soy. De mesmes aux femmes le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene impatient de delay; et soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux: iusques ? ce qu'ayant hum? le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrous? et ensemenc? le fond de leur matrice. Or se deuoit aduiser aussi mon legislateur, qu'? l'auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsage, de leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser deuiner, selon la libert?, et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance, d'autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s'est perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu o? il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux vsage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts, que les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles? De l? leur vient vn cruel mespris de nostre portee naturelle. Que s?ait-on, si Platon ordonnant apres d'autres republiques bien instituees que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se presentent nuds ? la veu? les vns des autres, en ses gymnastiques, n'a pas regard? ? cela? Les Indiennes qui voyent les hommes ? crud, ont aumoins refroidy le sens de la veu?. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n'ont ? se couurir qu'vn drap fendu par le deuant: et si estroit, que quelque cerimonieuse decence qu'elles y cerchent, ? chasque pas on les void toutes; que c'est vne inuention trouuee aux fins d'attirer les hommes ? elles, et les retirer des masles, ? quoy cette nation est du tout abandonnee: il se pourroit dire, qu'elles y perdent plus qu'elles n'auancent: et qu'vne faim entiere, est plus aspre, que celle qu'on a rassasiee, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia, qu'? vne femme de bien, vn homme nud, n'est non plus qu'vne image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville, despouillez en leurs exercices: peu exactes elles mesmes ? couurir leurs cuisses en marchant: s'estimants, comme dit Platon, assez couuertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux l?, desquels parle Sainct Augustin, ont donn? vn merueilleux effort de tentation ? la nudit?, qui ont mis en doubte, si les femmes au iugement vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray, il n'en est guere d'entre nous, qui ne craigne plus la honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens: qui ne se soigne plus de la conscience de sa bonne espouse, que de la sienne propre: qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturees, que n'est la lasciuet?. Mais nous faisons et poisons les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par o? ils prennent tant de formes inegales. L'aspret? de noz decrets, rend l'application des femmes ? ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que ne porte sa condition: et l'engage ? des suittes pires que n'est leur cause. Elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et ? la guerre de la reputation, plustost que d'auoir au milieu de l'oisiuet?, et des delices, ? faire vne si difficile garde. Voyent-elles pas, qu'il n'est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besongne pour courre ? cette autre: et le crocheteur, et le sauetier, tout harassez et hallebrenez qu'ils sont de trauail et de faim?
Celle-l?, et l'enuie sa soeur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy, ie n'en puis gueres parler: cette passion qu'on peint si forte et si puissante, n'a de sa grace aucune addresse en moy. Quant ? l'autre, ie la cognois, au moins de veu?. Les bestes en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tomb? en l'amour d'vne cheure, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy vint par ialousie choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons mont? l'excez de cette fieure, ? l'exemple d'aucunes nations barbares. Les mieux disciplinees en ont est? touchees: c'est raison: mais non pas transportees:
Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton, et d'autres braues hommes, furent cocus, et le s?eurent, sans en exciter tumulte. Il n'y eut en ce temps l?, qu'vn sot de Lepidus, qui en mourut d'angoisse.
Et le Dieu de nostre po?te, quand il surprint auec sa femme l'vn de ses compagnons, se contenta de leur en faire honte:
Et ne laisse pourtant de s'eschauffer des molles caresses, qu'elle luy offre: se plaignant qu'elle soit pour cela entree en deffiance de son affection:
Voyre elle luy fait requeste pour vn sien bastard,
qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d'AEneas auec honneur:
D'vne humanit? ? la verit? plus qu'humaine. Et cet excez de bont?, ie consens qu'on le quitte aux Dieux:
Quant ? la confusion des enfans, outre ce que les plus graues legislateurs l'ordonnent et l'affectent en leurs republiques, elle ne touche pas les femmes, o? cette passion est ie ne s?ay comment encore mieux en siege.
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