Read Ebook: Ariel: ou La vie de Shelley by Maurois Andr
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Ebook has 913 lines and 62166 words, and 19 pages
Le coll?ge enchanta Shelley. Avoir une chambre ? soi, ?tre libre d'assister ou non aux cours, pouvoir se livrer aux travaux qu'on a choisis, lire, ?crire, se promener comme on l'entendait, c'?tait combiner tout le charme de la vie monastique avec la libert? d'esprit du philosophe. C'?tait ainsi qu'il e?t r?v? de passer sa vie tout enti?re.
Le soir, dans le grand hall, il se trouva assis ? c?t? d'un jeune homme, nouveau venu comme lui, qui, apr?s s'?tre nomm?: Jefferson Hogg, observa d'abord une grande r?serve comme la mode d'Oxford l'exigeait. Cependant, vers le milieu du repas, les deux voisins, incapables de garder plus longtemps un silence si ?l?gant, se mirent ? parler de leurs lectures.
--La meilleure litt?rature po?tique de ce temps, dit Shelley, est la litt?rature allemande.
Hogg, avec un sourire, objecta que les Allemands manquaient de naturel. Tant de romanesque le fatiguait.
--Quelle litt?rature moderne pouvez-vous comparer ? la leur?
--L'italienne, dit Hogg.
Ce mot r?veilla l'imp?tuosit? de Shelley et fit jaillir un discours si intarissable que les domestiques purent desservir avant que les deux jeunes gens se fussent aper?us qu'ils restaient seuls.
--Voulez-vous monter ? ma chambre? dit Hogg. Nous y continuerons la discussion.
Shelley accepta avec enthousiasme, mais, en montant l'escalier, perdit ? la fois le fil de son discours et tout int?r?t pour la litt?rature allemande. Pendant que Hogg allumait les chandelles, son h?te dit soudain avec calme qu'il ne voyait pas pourquoi cette discussion continuerait, qu'il ignorait ?galement l'italien et l'allemand et qu'il avait parl? pour parler. Hogg r?pondit en souriant que son indiff?rence et son ignorance ?taient ?gales, et installa sur une table une bouteille, des verres, des biscuits.
--D'ailleurs, dit Shelley, toute litt?rature n'est qu'un vain badinage. Qu'est-ce que c'est qu'?tudier une langue ancienne ou moderne? Apprendre de nouveaux noms ? donner aux choses; mais qu'il serait plus sage d'?tudier ces choses elles-m?mes.
--Les choses elles-m?mes? dit Hogg. Mais comment?
--Par la chimie par exemple.
Et, beaucoup plus inspir? que par la litt?rature allemande, Shelley commen?a un discours sur l'analyse chimique, sur les nouvelles d?couvertes de la physique, sur l'?lectricit?. Hogg, que ces sujets n'int?ressaient pas, regarda son nouvel ami. Parfaitement habill?, et m?me avec recherche, mais les v?tements en d?sordre, mince, fragile, tr?s grand, il paraissait vo?t? parce que, dans le feu de son enthousiasme, il allongeait toujours la t?te en avant. Ses gestes ?taient ? la fois gracieux et violents; son teint blanc et rose comme celui d'une femme; ses cheveux longs et en broussaille. Tout ce visage respirait un feu, une animation, une intelligence surnaturels. Et l'expression morale n'?tait pas moins saisissante que l'expression intellectuelle, car on trouvait r?pandu sur ses traits un air de douceur, de d?licatesse, d'ardeur religieuse qui rappelait les visages des saints des grandes fresques de Florence.
Shelley parlait toujours quand l'horloge sonna. Il poussa un cri: Mon cours de min?ralogie! et s'envola dans les couloirs.
Hogg lui avait promis d'aller le voir le lendemain matin. Il le trouva en violente discussion avec le domestique du coll?ge qui voulait mettre la chambre en ordre.
Des livres, des chaussures, des papiers, des pistolets, du linge, des munitions, des fioles, des ?prouvettes gisaient sur le plancher. Une machine ?lectrique, une pompe ? air, un microscope solaire dominaient cette sc?ne de pillage. Shelley tourna la manivelle de la machine, et des ?tincelles s?ches et brillantes craqu?rent de tous c?t?s. Il monta sur un tabouret de verre, et ses longs cheveux blonds se dress?rent. Hogg, l'oeil amus?, suivait ces mouvements avec un peu d'inqui?tude, et surveillait surtout les plats et les assiettes. Au moment o? son h?te allait servir le th?, il retira pr?cipitamment de sa tasse un sou tout rong? par l'acide chlorhydrique.
Les deux jeunes gens devinrent ins?parables. Chaque matin, ils se promenaient ? pied: Shelley se conduisait en route comme un enfant, courant sur les talus, sautant les foss?s. Quand il rencontrait un ?tang ou une rivi?re, il lan?ait des bateaux de papier et les suivait jusqu'au naufrage, tandis que Hogg exasp?r? attendait debout sur la rive.
Apr?s la promenade ils remontaient dans la chambre de Shelley qui, ?puis? par sa continuelle d?pense d'?nergie, ?tait alors envahi par une torpeur invincible. Il s'?tendait devant le feu, sur une large couverture, pelotonn? sur lui-m?me comme un chat, et dormait ainsi de six heures ? dix heures. ? ce moment, il se dressait subitement, se frottait les yeux avec une grande violence, passait, en s'?tirant, les doigts dans ses longs cheveux, et commen?ait aussit?t ? discuter un point de m?taphysique ou ? r?citer des vers avec une ?nergie presque p?nible.
? onze heures il soupait, mais ses repas n'?taient jamais compliqu?s. Hostile ? la viande par principe, il adorait le pain. Il en avait toujours les poches pleines, et, quand il marchait, grignotait en lisant, de sorte que son chemin ?tait marqu? par un long sillage de miettes. Avec le pain ses mets favoris ?taient les raisins de Corinthe et les prunes s?ches qu'on ach?te chez les ?piciers. Un repas r?gulier, ? table, ?tait pour lui un ennui insupportable, et il ?tait rare qu'il p?t y assister jusqu'? la fin.
Apr?s le souper son esprit ?tait clair et p?n?trant, ses discours brillants. Il parlait ? Hogg de sa cousine Harriet, ? laquelle il ?crivait de longues lettres o? les ?lans d'amour alternaient avec la philosophie de Godwin; de sa soeur Elisabeth, si vaillante ennemie des pr?jug?s. Ou bien il lisait la derni?re lettre solennelle de Mr Timothy, avec de grands ?clats de rire. Puis il saisissait un de ses livres favoris, Locke, Hume ou Voltaire et le commentait avec passion.
Hogg s'?tait longtemps demand? pourquoi ces sceptiques avaient tant de charme pour l'esprit si ?videmment mystique et religieux de son ami. Il semblait qu'en d?couvrant soudain, au d?tour de ses immenses lectures, l'infinie vari?t? des syst?mes, comme un enchev?trement de vall?es profondes et de pr?cipices rocheux, une sorte de vertige e?t saisi Shelley et que seule une doctrine claire et simple, comme celle de Godwin, p?t calmer cette ivresse m?taphysique. Il se plaisait ? remplacer le titanesque et confus entassement de l'Histoire par un transparent ?difice de doctrines creuses et limpides, et pr?f?rait au monde v?ritable, dont l'incoh?rence l'?pouvantait, la douce vision que l'esprit a des choses ? travers les vaporeuses murailles des Nu?es.
Quand l'horloge du coll?ge sonnait deux heures, Hogg se levait, et, malgr? les protestations de son ami, allait se coucher: <
C'?tait, en effet, un m?lange assez digne de r?flexion. Mais Ma?tre Jefferson Hogg n'aimait pas les m?ditations fatigantes et son ami Shelley lui inspirait toujours une invincible envie de dormir.
Mr Timothy commen?a par informer Mr Stockdale qu'il ne paierait pas un penny de la note d'impression, ce qui augmenta aussit?t vivement les inqui?tudes m?taphysiques et doctrinales de l'?diteur. Puis, en attendant l'arriv?e de son fils, qui devait venir la m?me semaine passer les vacances de No?l ? Field Place, il pr?para un de ses sermons incoh?rents, sentimentaux et mena?ants, solennels et bouffons, genre litt?raire o? il ?tait ma?tre.
Un raisonnement n'a jamais convaincu personne. Mais croire qu'un raisonnement de p?re puisse changer les id?es d'un fils est le comble de la folie raisonnante. Shelley sortit de cette conversation irrit? par la sottise de sa famille, rempli d'une juste fureur contre la conduite, indigne d'un gentleman, de Mr Stockdale, et plus attach? que jamais ? son seul ami, Jefferson Hogg. Le soir m?me, il ?crivit ? celui-ci une longue lettre de confidences.
La maison, jadis si gaie ? l'?poque des vacances, avait ?t? tout attrist?e par cet incident. Mr Shelley recommandait ? ses filles de ne pas trop parler avec leur fr?re, et les petites paraissaient g?n?es. Par la force de l'habitude on continuait les pr?paratifs de No?l, mais personne n'y avait go?t, et l'on organisait sans ardeur, avec une ga?t? forc?e, toutes ces petites surprises si douces dans une famille unie.
Seule Elisabeth restait en secret fid?le ? Shelley. Malheureusement elle voyait bien que son admiration n'?tait plus partag?e par sa cousine Harriet, qu'elle sentait chaque jour devenir plus froide et plus ?vasive.
Les lettres que Harriet avait re?ues d'Oxford, lettres pleines de dissertations enthousiastes et difficiles ? suivre, l'avaient agac?e et inqui?t?e. Les citations de Godwin l'ennuyaient au plus haut point, et l'effrayaient bien davantage. Il est rare que les jolies femmes aient le go?t des id?es dangereuses. La beaut?, forme naturelle de l'ordre, est conservatrice par essence. Elle soutient la religion ?tablie dont elle orne les c?r?monies; V?nus a toujours ?t? le meilleur agent de Jupiter.
La belle Harriet avait montr? les lettres suspectes ? sa m?re, puis, sur le conseil de celle-ci, ? son p?re, qui en avait d?clar? les doctrines abominables. Autour d'elle on augurait mal l'avenir du jeune Shelley. Fallait-il ?pouser un original qui, par ses folies, s'ali?nait tout le monde? Harriet aimait l'?l?gance, les bals du comt?, le succ?s. Que serait la vie avec cet enthousiaste qui ne respectait pas m?me le mariage? Et tout de m?me, la religion m?ritait bien aussi qu'on y pens?t.
Avant l'arriv?e de Percy, les deux jeunes filles avaient eu des discussions assez violentes. Elisabeth d?fendait son fr?re. Comment Harriet pouvait-elle mettre en balance quelques vaines satisfactions d'amour-propre et le bonheur de passer sa vie avec le plus merveilleux des hommes?
--Vous faites de votre fr?re un ?tre bien remarquable, r?pondait Harriet. Mais est-ce que je sais, moi, s'il l'est vraiment? Nous avons v?cu ? la campagne, nous sommes ignorantes de tout. Nos parents, votre p?re lui-m?me qui est membre du Parlement, et qui a l'exp?rience du monde, bl?ment les id?es de Percy. Admettons qu'il soit un g?nie. Quel droit ai-je, alors, ? commencer avec lui une vie intime qui finira en d?sappointement quand il d?couvrira combien je suis inf?rieure ? l'id?e qu'a form?e de moi son imagination surchauff?e? Je ne suis qu'une humble jeune fille, tr?s semblable ? toutes les autres. Il m'a id?alis?e. Il serait bien surpris s'il me connaissait telle que je suis.
Une telle modestie ?tait inqui?tante et l'amour raisonne moins bien.
D?s l'arriv?e de Shelley, Elisabeth le mit au courant. Il courut chez Harriet. Il la trouva comme Elisabeth la lui avait d?crite, froide et lointaine. Elle ne souhaitait m?me pas que Shelley se disculp?t; elle lui demandait seulement de la laisser tranquille. Elle lui reprochait d'?tre un sceptique en toutes choses.
--Mais enfin, Harriet, dit Shelley, il est monstrueux que je ne puisse avouer des convictions auxquelles je suis arriv? par des raisonnements ?vidents. En quoi mes croyances th?ologiques peuvent-elles me disqualifier comme fr?re, comme ami, comme amant?
--Eh! dit Harriet, vous pouvez penser tout ce qu'il vous plaira, je m'en soucie fort peu. Mais ne me demandez pas d'unir mon sort au v?tre.
C'?tait la premi?re fois que Shelley d?couvrait cette indiff?rence des femmes, qui tombe aussi subitement que la nuit au centre de l'Afrique. Il sortit de l? fou de douleur. ? travers les bois nus et glac?s, il revint lentement ? Field-Place, et, sans s'apercevoir qu'il ?tait couvert de neige, il arpenta pendant une patrie de la nuit ce cimeti?re de village qui avait ?t? le d?cor de ses jeunes amours. Il rentra chez lui vers deux heures du matin, et se coucha en pla?ant pr?s de son lit un pistolet charg? et des poisons vari?s qu'il avait emprunt?s ? son arsenal de chimiste. Mais la pens?e du chagrin qu'aurait Elisabeth en retrouvant son corps, l'emp?cha de se tuer.
Au matin, il ?crivit ? Hogg. Contre Harriet elle-m?me, il n'exprimait aucun ressentiment, pas m?me contre Mr Timothy ou Mr Grove. La seule responsable de cette trag?die, c'?tait l'Intol?rance. < Il lui restait quinze jours de vacances ? passer encore ? Field-Place. Tristes jours pendant lesquels il fallait vivre entre un p?re et une m?re furieux, des enfants inqui?tes. Harriet, malgr? les invitations d'Elisabeth, refusait de venir ? Field-Place. Les gens bien inform?s, en grand myst?re, annon?aient ses fian?ailles avec un inconnu. --Vous n'avez pas dit, r?pondit Shelley, que le lierre, ayant d?truit le ch?ne, va par d?rision s'enrouler autour du pin voisin. Le pin voisin ?tait Mr Helyar, riche propri?taire, homme de saines doctrines, cr?? tout expr?s par la Providence pour conduire sa femme aux bals du comt?. < Il aurait bien voulu pouvoir inviter Hogg ? Field-Place, pour qu'Elisabeth p?t juger elle-m?me quel homme admirable il ?tait. Mais Mr Timothy conservait le souvenir des avertissements de l'?diteur au sujet d'un certain mauvais ange, et interdit l'invitation. Un mois environ apr?s ces tristes vacances, MM. Munday et Slatter, ces libraires d'Oxford auxquels Mr Timothy avait recommand? les fantaisies litt?raires de son fils, virent entrer le jeune Shelley, cheveux au vent et chemise ouverte. Il portait sous le bras un gros paquet de brochures. Il souhaitait qu'elles fussent vendues six pence l'une, qu'on les ?tal?t bien en vue dans la vitrine, et d'ailleurs pour ?tre certain que celle-ci serait faite ? son go?t, il allait la faire lui-m?me. < < --Monsieur Munday! Monsieur Slatter, que signifie ceci? --Ma foi, Sir, ma foi, nous n'en savons rien. Nous n'avons pas examin? la publication personnellement... --< --Certainement, Sir. Maintenant que notre attention a ?t? attir?e sur ce titre... --Maintenant que votre attention a ?t? attir?e, Monsieur Munday et Monsieur Slatter, vous aurez l'obligeance de faire dispara?tre imm?diatement tous ces exemplaires de votre vitrine et tous autres que vous pouvez poss?der, de les emporter dans votre cuisine et de les br?ler dans votre po?le. Mr Walker n'avait aucune autorit? l?gale pour donner de tels ordres. Mais les libraires savaient qu'il lui suffirait de se plaindre pour faire interdire leur magasin aux ?tudiants. Ils s'inclin?rent avec un sourire obs?quieux, et envoy?rent le commis de la librairie prier le jeune Mr Shelley de venir leur parler. --Nous sommes d?sol?s, Mr Shelley, mais ? v?rit? il nous ?tait impossible de faire autrement. Mr Walker y tenait absolument, et dans votre propre int?r?t...
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