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Read Ebook: Le Grand Écart by Cocteau Jean

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Ebook has 805 lines and 23535 words, and 17 pages

JEAN COCTEAU

LE GRAND ?CART

ROMAN

SEPTI?ME ?DITION

LIBRAIRIE STOCK

Delamain, Boutelleau & Cie, Paris

--7, RUE DU VIEUX-COLOMBIER--

Jacques Forestier pleurait vite. Le cin?matographe, la mauvaise musique, un feuilleton, lui tiraient des larmes. Il ne confondait pas ces fausses preuves du coeur avec les larmes profondes. Celles-l? paraissent couler sans motif.

Comme il cachait ses petites larmes dans l'ombre d'une loge ou seul avec un livre et que les vraies larmes sont rares il passait pour un homme insensible et spirituel. Sa r?putation d'homme spirituel venait d'une rapidit? d'esprit. Il appelait des rimes d'un bout ? l'autre du monde pour les joindre de telle sorte qu'elles parussent avoir rim? toujours. Par rimes, nous entendons: n'importe quoi.

Il poussait brutalement les noms propres, les visages, les actes, les propos timides, et les envoyait au bout d'eux-m?mes. Cette mani?re lui valait la r?putation de menteur.

Ajoutons qu'il admirait les beaux corps et les belles figures, ? quelque sexe qu'ils appartinssent. Cette derni?re singularit? lui faisait pr?ter de mauvaises moeurs; car les mauvaises moeurs sont la seule chose que les gens pr?tent sans r?fl?chir.

N'ayant pas l'apparence qu'il e?t souhait?e, ne r?pondant pas au type id?al qu'il se formait d'un jeune homme, Jacques n'essayait plus de rejoindre ce type dont il se trouvait trop loin. Il enrichissait faiblesses, tics et ridicules jusqu'? les sortir de la g?ne. Il les portait, volontiers, au premier plan.

? cultiver une terre ingrate, ? forcer, ? embellir de mauvaises herbes, il avait pris quelque chose de dur qui ne s'accordait gu?re avec sa douceur.

Ainsi, de mince qu'il ?tait, s'?tait-il fait maigre; de nerveux, ?corch? vif. Coiffant difficilement une chevelure jaune plant?e en tous sens, il la portait hirsute.

Du reste, cette apparence, aussi anti-artificielle que possible, procurait les avantages de l'artifice, masquant un go?t bourgeois de l'ordre, un d?sint?ressement maladif qu'il tenait de son p?re et la m?lancolie maternelle. Si un des habiles, f?roces chasseurs parisiens le d?nichait, il devenait simple de lui tordre le cou. On le d?moralisait d'un mot.

Par m?pris pour la sup?riorit? primaire qui consiste ? prendre le contre-pied de l'esprit de sa classe, Jacques adoptait cet esprit, mais d'une sorte si diff?rente que les siens ne le pussent reconna?tre leur.

En somme, il portait l'?l?gance suspecte: l'?l?gance animale. Cet aristocrate, ce gar?on du peuple, qui ne supporte ni l'aristocratie ni la masse, m?rite dix fois par jour la Bastille et la guillotine.

Il ne s'accommode ni de la droite ni d'une gauche qu'il trouve molle. Seulement sa nature excessive n'envisage aucun juste milieu.

Il ne briguait aucune r?compense. Les gens vous le reprochent.

Ceux qui briguent, parce que le d?sint?ressement attire une certaine chance qu'ils ne sauraient admettre d?nu?e de machinations. Ceux qui r?compensent, parce ce qu'on ne les sollicite pas.

Arriver. Jacques se demande ? quoi on arrive. Bonaparte arrive-t-il au Sacre ou ? Sainte-H?l?ne? Un train qui fait parler de lui en d?raillant et en tuant ses voyageurs arrive-t-il? Arrive-t-il plus s'il arrive en gare?

En cherchant plus haut le contour de Jacques, je le d?nonce comme parasite sur la terre.

En effet, o? donc est le papier qui l'autorise ? jouir d'un repas, d'un beau soir, d'une fille, des hommes? Qu'il nous le montre. Toute la soci?t? se dresse comme un agent-civil et le lui demande. Il se trouble. Il balbutie. Il ne le trouve pas.

Ce jouisseur dont les pieds marchent solidement sur le plancher des vaches, ce critique des paysages et des oeuvres tient ? la terre par un fil.

Il est lourd comme le scaphandrier.

Jacques vit aux prises avec une longue syncope. Il ne se sent pas stable. Il ne fonde pas, sauf par jeu. ? peine s'il ose s'asseoir. Il est de ces marins qui ne peuvent gu?rir du mal de mer.

Enfin, la beaut? strictement physique affiche une fa?on arrogante d'?tre partout chez soi. Jacques, en exil, la convoite. Moins elle est aimable, plus elle l'?meut; son destin ?tant de s'y blesser toujours.

Il voit un bal derri?re des vitres: cette race aux papiers en r?gle, joyeuse de vivre, habitant son vrai ?l?ment et se passant de scaphandres.

Donc, sur les figures sans douceur, il amassera du songe.

Voil? ce que d?noncerait au graphologue id?al l'?criture de Jacques Forestier, qui se regarde maintenant dans une armoire ? glace.

Ne vous y trompez pas. Nous venons de peindre Jacques de face, mais ici m?me son caract?re ne se dessine encore que de profil; c'est pourquoi nous parlons d'un graphologue id?al. Il faudrait qu'en d?nouant des jambages, il d?nou?t toute la ligne d'une vie. Jacques deviendra l'homme qui pr?c?de ? cause, en partie, de ce qui va suivre; et il lui arrivera ce qui va suivre, en partie ? cause de ce qui pr?c?de.

Les objets, les atomes prennent leur r?le au s?rieux. Si cette glace ?tait distraite, sans doute Jacques pourrait-il entrer une jambe, puis l'autre, se trouver sous un angle vital si neuf que rien ne permet de l'envisager. Non. La glace joue serr?. La glace est une glace. L'armoire une armoire. La chambre une chambre, au deuxi?me ?tage, rue de l'Estrapade.

Attendre. Attendre quoi? Jacques aurait bien voulu attendre quelque chose de net, simplifier son attente. Il ne croyait pas, ou il croyait sous une forme si confuse que sa m?re, le consid?rant comme un ath?e, priait pour lui.

La croyance vague fait des ?mes dilettantes. Or le dilettantisme est un crime social. Il croyait trop. Il ne limitait pas ses croyances et ne les pr?cisait pas. Limiter ses croyances donne un ?tat d'?me, comme pr?ciser et limiter ses go?ts en art, donne un ?tat d'esprit.

Il se regarda. Il s'infligeait ce spectacle. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent ? la porte de nous-m?mes. Depuis l'enfance, il ressentait le d?sir d'?tre ceux qu'il trouvait beaux et non de s'en faire aimer. Sa propre beaut? lui d?plaisait. Il la trouvait laide.

Il lui restait des souvenirs de beaut? humaine comme des blessures. Un soir, ? M?rren, par exemple. Au pied de la montagne, on boit vite une bi?re froide qui vous fracasse les tempes ? bout portant. Le funiculaire part entre les m?riers.

Peu ? peu, les oreilles se bouchent, le nez se d?bouche; on arrive.

Jacques avait onze ans. Il revoit un pr?tre qui a perdu sa malle, le demi-sommeil, l'h?tel embaum? de r?sine, l'arriv?e sale dans le salon o? les dames font des patiences, o? les messieurs fument et lisent les journaux. Tout ? coup, pendant la halte devant la cage de l'ascenseur, l'ascenseur descend, d?pose un couple. Un jeune homme et une jeune fille aux figures sombres, aux yeux constell?s, riant et d?couvrant des m?choires superbes.

La jeune fille porte une robe blanche avec une ceinture bleue. Le jeune homme est en smoking. On entend un bruit de vaisselle et l'odeur de cuisine empeste les corridors.

Une fois dans sa chambre qui ouvre sur un mur de glace, Jacques se regarde. Il se compare au couple. Il voudrait mourir.

Dans la suite, il connut les jeunes gens. Tigrane d'Ybreo, fils d'un Arm?nien du Caire, collectionnait les timbres et confectionnait d'?coeurantes sucreries sur une lampe ? essence. Sa soeur Idgi portait des robes neuves et des souliers ?cul?s. Ils dansaient ensemble.

Les souliers ?cul?s et les g?teaux de miel t?moignaient d'une race royale mais sordide. Jacques r?vait de cette cuisine et de ces trous. Il les enviait. Il y voyait l'unique moyen de s'identifier ? ces deux chats sacr?s. Il voulut collectionner des timbres, faire des caramels aux amandes. Il usait artificiellement ses chaussures de tennis.

Idgi toussait. Elle ?tait tuberculeuse. Tigrane se cassa la jambe au patinage. Le p?re recevait des t?l?grammes. Un matin, ils partirent, toussant, boitant, suivis d'un chien myst?rieux comme l'Anubis.

Jacques toussait; sa m?re devint folle d'inqui?tude. Il lui laissa son tourment. Il toussait par amour. Sur la route, il boitait en cachette.

Chaque soir, apr?s d?ner, assis dans un fauteuil de paille, il croyait revoir Idgi avec sa robe de Sainte-Vierge dans le cadre ?clair? de l'ascenseur, entre le groom et Tigrane, montant au ciel soutenue par les anges.

De onze ? dix-huit ans, il se consuma comme le papier d'Arm?nie qui br?le vite et ne sent pas bon.

Enfin, les voyages en Suisse cess?rent. Mme Forestier l'emmena des lacs italiens ? Venise.

Au bord du lac Majeur, il fit la rencontre d'un normalien qui annotait Bergson et Taine. Il avait une moustache blonde, un binocle, et l'humour de Barr?s travesti. Son intelligence ?tait en pointe. Il l'amincissait en la savourant, comme un sucre d'orge. Ce disciple indisciplin? m?prisait les ?les Borrom?es. Il les surnommait <>.

Sa boutade fut, pour Jacques, la premi?re r?v?lation du libre usage qu'on peut faire de ses sens. Il admettait ces ?les sans contr?le.

Un somptueux tir de foire, en miettes, c'est Venise le jour. La nuit, elle est une n?gresse amoureuse, morte au bain avec ses bijoux de pacotille.

Le soir de l'arriv?e, la gondole de l'h?tel amuse comme une attraction foraine. Ce n'est pas un v?hicule ordinaire. Les parents, h?las, ne l'entendent pas ainsi. Venise commencera demain. Ce soir, on ne monte pas en gondole; on monte en omnibus. On compte les malles. On ne regarde pas la ville qui ressemble aux coulisses de l'Op?ra pendant l'entr'acte.

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