Read Ebook: Le Grand Écart by Cocteau Jean
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Ebook has 805 lines and 23535 words, and 17 pages
Le soir de l'arriv?e, la gondole de l'h?tel amuse comme une attraction foraine. Ce n'est pas un v?hicule ordinaire. Les parents, h?las, ne l'entendent pas ainsi. Venise commencera demain. Ce soir, on ne monte pas en gondole; on monte en omnibus. On compte les malles. On ne regarde pas la ville qui ressemble aux coulisses de l'Op?ra pendant l'entr'acte.
Le lendemain matin, Jacques vit la foule des touristes. Sur la place Saint-Marc, prise au pi?ge par ce d?cor th??tral, cette foule ?l?gante avoue ses moindres secrets, comme au bal masqu?. L'impudence la plus franche croise les ?ges et les sexes. Les plus timides y osent enfin le geste ou le costume qu'ils souhaitaient honteusement ? Londres ou ? Paris.
C'est un fait que le bal masqu? d?masque. On dirait un conseil de r?forme. Venise, ? force de rampes, de projecteurs, montre les ?mes toutes nues.
Le tourment amoureux de Jacques prenait une tournure plus d?cevante qu'? M?rren.
La nuit, sous la moustiquaire, il en tendait les guitares, les t?nors. Il soup?onnait des conciliabules. Il pleurait de n'?tre pas la ville. H?liogabale, dans ses pires caprices, n'en exigeait pas tant.
Le normalien de Baveno passait par Venise. Il fit conna?tre ? Jacques un jeune journaliste et une danseuse. Ils sortirent souvent ensemble.
Une nuit que le journaliste accompagnait Jacques jusqu'? son h?tel.
--J'ai ? Paris un milieu ignoble, dit-il. J'aime cette jeune fille qui ne s'en doute pas. Au retour, il m'est impossible de reprendre mes anciennes relations et, d'autre part, je sens que j'aurai du mal ? rompre.
--Mais... si Berthe vous aime .
--Oh! elle ne m'aime pas. Vous devez le savoir. Du reste, je compte me tuer dans deux heures.
Jacques le railla sur le suicide classique ? Venise et lui souhaita bonne nuit.
Le journaliste se suicida. La danseuse aimait Jacques. Il ne s'en ?tait pas aper?u et ne l'apprit que des ann?es apr?s, par une tierce personne.
Cet ?pisode lui donna un d?go?t pour la po?sie du paludisme. Il emportait encore d'une promenade au jardin Eaden une fi?vre intermittente qui lui rappelait d?sagr?ablement son s?jour.
Mme Forestier craignait les rhumes, les bronchites, les accidents de voiture. Elle ne distinguait pas les dangers courus par l'esprit. Elle laissait Jacques jouer avec eux.
Venise avait d??u Jacques comme un d?cor gondol? ? force de servir, car chaque artiste le dresse au moins pour un acte de sa vie.
Dans les mus?es, apr?s deux heures de marche et d'attention, la splendeur lui tombait ? cheval sur les ?paules.
Meurtri de fatigue, de crampes, il sortait, descendait les marches, regardait le palazzo Dario saluer les loges d'en face comme une vieille cantatrice, et rentrait ? l'h?tel. Il admirait la force des couples qui visitent Venise avec une activit? d'insectes. Ceux qui la savent par coeur et d?j? ont plong? cent fois leur trompe dans les pollens d'or de Saint-Marc y pilotent leurs nouvelles amours. Ce r?le de cicerone les rajeunit. La seule halte consiste ? s'asseoir dans une boutique, o? l'objet aim? ach?te des bijoux de verre, des volumes de Wilde et Annunzio.
Comme nous, qui revenons sur elle, Jacques, aid? de sa petite fi?vre, se montait l'esprit contre cette ravissante maison close o? les ?mes d'?lite viennent s'assouvir.
Notre insistance m?me prouve combien il subissait un charme que repoussait sa moiti? d'ombre.
Moiti? ombre, moiti? lumi?re: c'est l'?clairage des plan?tes. Une moiti? du monde repose, l'autre travaille. Mais, de toute cette moiti? qui songe, ?mane une force myst?rieuse.
Chez l'homme, il arrive que cette moiti? de sommeil contredise sa moiti? active. La v?ritable nature y parle. Si la le?on profite, que l'homme ?coute et mette de l'ordre dans sa moiti? de lumi?re, la moiti? d'ombre deviendra dangereuse. Son r?le changera. Elle enverra des miasmes. Nous errons acques aux prises avec cette nuit du corps humain.
Pour l'instant, elle le garantissait, lui envoyait des contre-poisons, des limes, des ?chelles de corde.
Tous les secours ne parviennent pas au but. Paris est une ville plus sournoise que Venise, en ce sens qu'elle cache mieux ses pi?ges et qu'elle est moins na?vement machin?e. ? Venise, on sait d'avance, comme de certaines maisons, qu'il y a de l'eau, la chambre des miroirs, celle de V?ron?se, le Pont des Soupirs, des beaut?s fatigu?es en chemise rose, et qu'on risque d'y prendre du mal.
? Paris, comment se reconna?tre?
Jacques, ce Parisien, ce privil?gi?, arrivait ? Paris de province.
Il en ?tait parti cinq mois avant, mais il avait franchi en route la d?licate ligne d'?ge o? l'esprit et le corps choisissent.
Sa m?re croyait ramener la m?me personne, un peu distraite par des panoramas italiens. Elle en ramenait une autre. Et c'est justement ? Venise que s'?tait produite cette mue. Jacques ne la constatait que par un malaise. Il le mettait sur le compte du suicide et des commerces, surpris, le soir, sous les arcades. En r?alit?, il laissait une peau s?che flotter sur le Grand-Canal, une de ces peaux que les couleuvres accrochent aux ?glantines, l?g?res comme l'?cume, ouvertes ? la bouche et aux yeux.
La carte de notre vie est pli?e de telle sorte que nous ne voyons pas une seule grande route qui la traverse, mais au fur et ? mesure qu'elle s'ouvre, toujours une petite route neuve. Nous croyons choisir et nous n'avons pas le choix.
Un jeune jardinier persan dit ? son prince:
--J'ai rencontr? la mort ce matin. Elle m'a fait un geste de menace. Sauve-moi. Je voudrais ?tre, par miracle, ? Ispahan ce soir.
Le bon prince pr?te ses chevaux. L'apr?s-midi, ce prince rencontre la mort.
--Pourquoi, lui demande-t-il, avez-vous fait ce matin, ? notre jardinier, un geste de menace?
--Je n'ai pas fait un geste de menace, r?pond-elle, mais un geste de surprise. Car je le voyais loin d'Ispahan ce matin et je dois le prendre ? Ispahan ce soir.
Jacques pr?parait son baccalaur?at. Ses parents, oblig?s de vivre une ann?e en Touraine apr?s la perte d'un r?gisseur mod?le, le mirent en pension chez un professeur, M. Berlin, rue de l'Estrapade.
M. Berlin louait deux ?tages. Il se r?servait le premier et groupait les pensionnaires au deuxi?me, cinq chambres sur un corridor sordide, ?clair? par un bec de gaz qu'une p?te de poussi?re emp?chait d'ouvrir ? fond.
La chambre de Jacques se trouvait prise entre celle de Mahieddine Bachtarzi, fils d'un riche marchand de Saint-Eug?ne, qui est l'Auteuil d'Alger, et celle d'un albinos: Pierre de Maricelles. En face, demeurait un tr?s jeune ?l?ve, au visage mou mais charmant. Il r?pondait au pseudonyme de Petitcopain.
L'ann?e pr?c?dente, en Sologne, lui et son fr?re cadet voulurent jouer un tour ? leur pr?cepteur. Mais au moment o?, d?guis?s en fant?mes, ils allaient entrer dans sa chambre, ? minuit, la porte s'?tait ouverte et leur m?re ?tait sortie en chemise, les cheveux ?pars. Le battant les cachait. Elle traversa le vestibule, appuya son oreille contre la porte de leur p?re, et revint, sans les voir, chez le pr?cepteur.
Petitcopain ne devait jamais oublier la minute o? ils se remirent au lit, sans dire un mot.
La derni?re chambre ?tait celle du d?sordre. L?, dans un naufrage de livres, de cahiers, de cravates, de chemises, de pipes, d'encre, de tubs, d'?ponges, de stylographes, de mouchoirs et de couvertures, campait Peter Stopwell, champion du saut en longueur.
Mme Berlin ?tait beaucoup plus fra?che que son mari, veuf d'un premier mariage. Elle minaudait et croyait les ?l?ves amoureux d'elle. Parfois, elle entrait dans une des chambres o? la h?te d'avoir dissimul? n'importe quelle occupation ?trang?re au travail laissait ? l'?l?ve une pose stupide. Elle d?visageait l'?l?ve qui rougissait et elle ?clatait de rire.
Elle d?clamait Racine dans des lieux o? il est convenable de se taire. Un jour, les ?l?ves l'entendirent, se devinant surprise, transformer sa d?clamation en une toux qui la conduisit progressivement au silence.
Un trait significatif de Mme Berlin ?tait le suivant. Au d?but de leur mariage, Berlin et elle avaient pris en pension, ? la campagne, une pianiste divorc?e. Berlin rentrait chaque soir apr?s le coll?ge, par le train de sept heures. Un soir, il dut rester en ville. Mme Berlin, tr?s peureuse, supplia la pianiste de coucher aupr?s d'elle. La pianiste fit contre mauvaise fortune bon coeur et se transporta dans le lit du m?nage. Deux fois en une semaine Berlin d?coucha et sa femme renouvela sa demande. La pianiste souhaitait le bonsoir ? sa compagne, se tournait du c?t? du mur, s'endormait, et, le lendemain matin, retournait vite dans sa chambre.
Sept ans apr?s, dans un cercle o? la conversation roulait sur cette pianiste et o? chacun l'accusait d'avoir des moeurs suspectes, Mme Berlin sourit myst?rieusement et d?clara qu'elle avait <
Com?dienne na?ve, elle esp?rait, par exemple, donner le change lorsqu'elle servait le th? ti?de, en feignant de se br?ler la langue. <
Berlin regardait sa femme, ses ?l?ves, la vie, d'un oeil terne, derri?re des besicles.
Il portait une barbe blanche et des pantoufles. Son pantalon ?tait celui du comparse d'arri?re lorsqu'on fait l'?l?phant au cirque. Il professait ? la Sorbonne, jouait aux cartes au caf? Voltaire et rentrait dormir. On abusait de cette somnolence pour r?citer n'importe quoi et b?cler les devoirs ? coups de traductions.
La bonne ach?ve ce tableau. Ce n'?tait jamais la m?me. On en changeait tous les quinze jours, g?n?ralement parce qu'elle nettoyait une pendule de Boule que M. Berlin remontait lui seul et ne souffrait point qu'on touch?t.
Les uns et les autres se r?unissaient ? midi et ? huit heures autour d'une table o? Mme Berlin distribuait des viandes coriaces.
Son mari mangeait machinalement. Quelquefois il ?tait secou? par un hoquet sombre qui l'?branlait comme une montagne de neige.
Peter Stopwell e?t poss?d? la beaut? grecque si le saut en longueur ne l'avait ?tir? comme une photographie mal prise. Il sortait d'Oxford. Il en tenait sa fatuit?, ses bo?tes de cigarettes, son cache-nez bleu marine et une immoralit? multiforme sous l'uniforme sportif. Petitcopain l'aimait. Le dimanche, il portait jusqu'au Parc des Princes un sac contenant le maillot d'athl?tisme et le peignoir ?ponge.
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