Read Ebook: Le Diable au Corps: Roman by Radiguet Raymond
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Ebook has 475 lines and 32296 words, and 10 pages
RAYMOND RADIGUET
DIABLE
AU CORPS
Roman
BERNARD GRASSET ?DITEUR
Je vais encourir bien des reproches. Mais qu'y puis-je? Est-ce ma faute si j'eus douze ans quelques mois avant la d?claration de la guerre? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette p?riode extraordinaire furent d'une sorte qu'on n'?prouve jamais ? cet ?ge; mais comme il n'existe rien d'assez fort pour nous vieillir malgr? les apparences, c'est en enfant que je devais me conduire dans une aventure o? d?j? un homme e?t ?prouv? de l'embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette ?poque un souvenir qui n'est pas celui de leurs a?n?s. Que d?j? ceux qui m'en veulent se repr?sentent ce que fut la guerre pour tant de tr?s jeunes gar?ons: quatre ans de grandes vacances.
Nous habitions ? F..., au bord de la Marne. Mes parents condamnaient plut?t la camaraderie mixte. La sensualit?, qui na?t avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu d'y perdre.
Je n'ai jamais ?t? un r?veur. Ce qui semble r?ve aux autres, plus cr?dules, me paraissait ? moi aussi r?el que le fromage au chat, malgr? la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.
La cloche se cassant, le chat en profite, m?me si ce sont ses ma?tres qui la cassent et s'y coupent les mains.
Jusqu'? douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nomm?e Carmen, ? qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je m'autorisai de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait ?t? remise le matin avant qu'elle se rend?t en classe. J'avais distingu? la seule fillette qui me ressembl?t, parce qu'elle ?tait propre, et allait ? l'?cole accompagn?e d'une petite soeur, comme moi de mon petit fr?re. Afin que ces deux t?moins se tussent, j'imaginai de les marier, en quelque sorte. ? ma lettre, j'en joignis donc une de la part de mon fr?re, qui ne savait pas ?crire, pour Mlle Fauvette. J'expliquai ? mon fr?re mon entremise, et notre chance de tomber juste sur deux soeurs de nos ?ges et dou?es de noms de bapt?me aussi exceptionnels. J'eus la tristesse de voir que je ne m'?tais pas m?pris sur le bon genre de Carmen, lorsque, apr?s avoir d?jeun? avec mes parents qui me g?taient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe.
? peine mes camarades ? leurs pupitres--moi en haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualit? de premier, les volumes de la lecture ? haute voix,--le directeur entra. Les ?l?ves se lev?rent. Il tenait une lettre ? la main. Mes jambes fl?chirent, les volumes tomb?rent, et je les ramassai, tandis que le directeur s'entretenait avec le ma?tre. D?j?, les ?l?ves des premiers bancs se tournaient vers moi, ?carlate, au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom. Enfin le directeur m'appela, et pour me punir finement, tout en n'?veillant, croyait-il, aucune mauvaise id?e chez les ?l?ves, me f?licita d'avoir ?crit une lettre de douze lignes sans aucune faute. Il me demanda si je l'avais bien ?crite seul, puis il me pria de le suivre dans son bureau. Nous n'y all?mes point. Il me morig?na dans la cour, sous l'averse. Ce qui troubla fort mes notions de morale fut qu'il consid?rait comme aussi grave d'avoir compromis la jeune fille , que d'avoir d?rob? une feuille de papier ? lettres. Il me mena?a d'envoyer cette feuille chez moi. Je le suppliai de n'en rien faire. Il c?da, mais me dit qu'il conservait la lettre, et qu'? la premi?re r?cidive il ne pourrait plus cacher ma mauvaise conduite.
Ce m?lange d'effronterie et de timidit? d?routait les miens et les trompait, comme ? l'?cole ma facilit?, v?ritable paresse, me faisait prendre pour un bon ?l?ve.
Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, m'appela Don Juan. J'en fus extr?mement flatt?, surtout de ce qu'il me cita le nom d'une oeuvre que je connaissais et que ne connaissaient pas mes camarades. Son <
? une heure, j'avais suppli? le directeur de ne rien dire ? mon p?re; ? quatre, je br?lais de lui raconter tout. Rien ne m'y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise. Sachant que mon p?re ne se f?cherait pas, j'?tais, somme toute, ravi qu'il conn?t ma prouesse.
J'avouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur m'avait promis une discr?tion absolue . Mon p?re voulait savoir si je n'avais pas forg? de toutes pi?ces ce roman d'amour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette visite, il parla incidemment de ce qu'il croyait ?tre une farce.--Quoi? dit alors le directeur surpris et tr?s ennuy?; il vous a racont? cela? Il m'avait suppli? de me taire, disant que vous le tueriez.
Ce mensonge du directeur l'excusait; il contribua encore ? mon ivresse d'homme. J'y gagnai s?ance tenante l'estime de mes camarades et des clignements d'yeux du ma?tre. Le directeur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais d?j?: mon p?re, choqu? par sa conduite, avait d?cid? de me laisser finir mon ann?e scolaire, et de me reprendre. Nous ?tions alors au commencement de juin. Ma m?re ne voulant pas que cela influ?t sur mes prix, mes couronnes, se r?servait de dire la chose, apr?s la distribution. Ce jour venu, gr?ce ? une injustice du directeur qui craignait confus?ment les suites de son mensonge, seul de la classe, je re?us la couronne d'or que m?ritait aussi le prix d'excellence. Mauvais calcul: l'?cole y perdit ses deux meilleurs ?l?ves, car le p?re du prix d'excellence retira son fils.
Des ?l?ves comme nous servaient d'appeaux pour en attirer d'autres.
Je me promettais des joies sans borne, car, r?ussissant ? faire en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, j'?tais libre plus de la moiti? du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui ?tait tellement notre rivi?re que mes soeurs disaient, en parlant de la Seine, <
Le d?savantage de ces r?cr?ations alternant avec le travail ?tait de transformer pour moi toute l'ann?e en fausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour ?tait-il peu de chose, mais, comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose ?tait le bouchon de li?ge qu'un chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors qu'il pr?f?rerait sans doute un mois de casserole.
Les vraies vacances approchaient, et je m'en occupais fort peu puisque c'?tait pour moi le m?me r?gime. Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les ma?tres eurent d'autres chats ? fouetter et le chat se r?jouit.
? vrai dire, chacun se r?jouissait en France. Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches. Les mauvais ?l?ves profitaient du d?sarroi des familles.
Nous allions chaque jour, apr?s d?ner, ? la gare de J..., ? deux kilom?tres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en r?pandaient des litres sur le quai jonch? de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu d'artifice. Et jamais tant de vin gaspill?, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fen?tres de notre maison.
Bient?t, nous n'all?mes plus ? J... Mes fr?res et mes soeurs commen?aient d'en vouloir ? la guerre; ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. Habitu?s ? se lever tard, il leur fallait acheter les journaux ? six heures. Pauvre distraction! Mais vers le vingt ao?t, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table o? les grandes personnes s'attardent, il y restent pour entendre mon p?re parler de d?part. Sans doute n'y aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager tr?s loin ? bicyclette. Mes fr?res plaisantent ma petite soeur. Les roues de sa bicyclette ont ? peine quarante centim?tres de diam?tre: <
L'?go?sme des enfants est-il si diff?rent du n?tre? L'?t?, ? la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs la r?clament.
Il est rare qu'un cataclysme se produise sans ph?nom?nes avant-coureurs. L'attentat autrichien, l'orage du proc?s Caillaux r?pandaient une atmosph?re irrespirable, propice ? l'extravagance. Ainsi, mon vrai souvenir de guerre pr?c?de la guerre.
Voici comment:
Nous nous moquions, mes fr?res et moi, d'un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain ? barbiche blanche et ? capuchon, conseiller municipal, nomm? Mar?chaud. Tout le monde l'appelait le p?re Mar?chaud. Bien que porte ? porte, nous nous d?fendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort, qu'un jour, n'y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit: <
La veille du 14 juillet 1914, en allant ? la rencontre de mes fr?res, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Mar?chaud! Quelques tilleuls ?lagu?s cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l'apr?s-midi, leur jeune bonne, ?tant devenue folle, se r?fugiait sur le toit et refusait de descendre. D?j? les Mar?chaud, ?pouvant?s par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s'augmentait de ce que la maison par?t abandonn?e. Des gens criaient, s'indignaient que ses ma?tres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d'ailleurs, avoir l'air d'une ivrogne. J'eusse voulu pouvoir rester l? toujours, mais notre bonne, envoy?e par ma m?re, vint nous rappeler au travail. Sans cela, je serais priv? de f?te. Je partis la mort dans l'?me, et priant Dieu que la bonne f?t encore sur le toit, lorsque j'irais chercher mon p?re ? la gare.
Elle ?tait ? son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se d?p?chaient pour rentrer d?ner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu'une minute distraite.
Du reste, jusqu'ici, pour la bonne, il ne s'agissait encore que de r?p?tition plus ou moins publique. Elle devait d?buter le soir, selon l'usage, les girandoles lumineuses lui formant une v?ritable rampe. Il y avait ? la fois celles de l'avenue et celles du jardin, car les Mar?chaud, malgr? leur absence feinte, n'avaient os? se dispenser d'illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavois?, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme: inhumaine, gutturale, d'une douceur qui donnait la chair de poule.
Les pompiers d'une petite commune ?tant des <
Une femme s'avan?a. C'?tait l'?pouse d'un conseiller municipal, adversaire de Mar?chaud, et qui, depuis quelques minutes, s'apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine: <
Cette charit? bruyante produisit un effet m?diocre sur la foule. La dame l'ennuyait. On ne pensait qu'? la capture. Les pompiers, au nombre de six, escalad?rent la grille, cern?rent la maison, grimpant de tous les c?t?s. Mais ? peine l'un d'eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants ? Guignol, se mit ? vocif?rer, ? pr?venir la victime.
--Taisez-vous donc! criait la dame, ce qui excitait les <
Tandis que les tirs, les man?ges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de client?le, une nuit o? la recette devait ?tre fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j'ai oubli?es, avec cette profonde m?lancolie r?sign?e que donne aux voix la certitude qu'on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui pr?f?raient ce spectacle ? la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle f?t prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D'autres, plus sages, install?s sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d'allumer des feux de Bengale, des p?tards.
On imagine l'angoisse du couple Mar?chaud, chez soi, enferm? au milieu de ce bruit et de ces lueurs.
Le conseiller municipal, ?poux de la dame charitable, grimp? sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propri?taires. On l'applaudit.
Croyant que c'?tait elle qu'on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu'on l'e?t enfin comprise. Je pensai ? quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.
La foule se dispersait, un peu lasse. J'avais voulu rester avec mon p?re, tandis que ma m?re, pour assouvir ce besoin de mal au coeur qu'ont les enfants, conduisait les siens de man?ge en montagnes russes. Certes, j'?prouvais cet ?trange besoin plus vivement que mes fr?res. J'aimais-que mon coeur batte vite et irr?guli?rement. Ce spectacle, d'une po?sie profonde, me satisfaisait davantage. <
--Je crains tout de m?me que cela l'impressionne trop, dit-elle ? mon p?re.
--Oh! r?pondit-il, personne n'est plus insensible. Il peut regarder n'importe quoi, sauf un lapin qu'on ?corche.
Mon p?re disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu'il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses ?paules pour mieux voir. En r?alit?, j'allais m'?vanouir, mes jambes ne me portaient plus.
Maintenant on ne comptait qu'une vingtaine de personnes. Nous entend?mes les clairons. C'?tait la retraite aux flambeaux.
Cent torches ?clairaient soudain la folle, comme, apr?s la lumi?re douce des rampes, le magn?sium ?clate pour photographier une nouvelle ?toile. Alors, agitant ses mains en signe d'adieu, et croyant ? la fin du monde, ou simplement qu'on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas ?pouvantable, pour venir s'aplatir sur les marches de pierre. Jusqu'ici j'avais essay? de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le coeur me manqu?t. Mais quand j'entendis des gens crier: <
Revenu ? moi, il m'entra?na au bord de la Marne. Nous y rest?mes tr?s tard, en silence, allong?s dans l'herbe.
Au retour, je crus voir derri?re la grille une silhouette blanche, le fant?me de la bonne! C'?tait le p?re Mar?chaud en bonnet de coton, contemplant les d?g?ts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige d?truit.
Si j'insiste sur un tel ?pisode, c'est qu'il fait comprendre mieux que tout autre l'?trange p?riode de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la po?sie des choses.
Nous entend?mes le canon. On se battait pr?s de Meaux. On racontait que des uhlans avaient ?t? captur?s pr?s de Lagny, ? quinze kilom?tres de chez nous. Tandis que ma tante parlait d'une amie, enfuie d?s les premiers jours, apr?s avoir enterr? dans son jardin des pendules, des bo?tes de sardines, je demandai ? mon p?re le moyen d'emporter nos vieux livres; c'est ce qu'il me co?tait le plus de perdre.
Enfin, au moment o? nous nous appr?tions ? la fuite, les journaux nous apprirent que c'?tait inutile.
Mes soeurs, maintenant, allaient ? J... porter des paniers de poires aux bless?s. Elles avaient d?couvert un d?dommagement, m?diocre, il est vrai, ? tous leurs beaux projets ?croul?s. Quand elles arrivaient ? J..., les paniers ?taient presque vides!
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