Read Ebook: Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent by Bourges El Mir
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LE M?MOIRE D'IVAN MAN?S.
Paris, avril 1871.
Puisque l'enl?vement du fils a?n? de Mme Maria-Pia, grande-duchesse de Russie, a paru ? Votre Excellence m?riter assez de curiosit? pour qu'elle souhait?t d'en lire le r?cit, plut?t que de l'entendre dans le cours d'un entretien, souvent diffus et mal en ordre, j'ob?irai d'autant plus volontiers aux d?sirs de Votre Excellence que, s'agissant d'une princesse ? laquelle je suis d?vou? depuis vingt ans, par le respect et le plus profond attachement, tout ce que j'ai ? raconter ne fera que mettre en lumi?re ses hautes vertus: comme aussi, j'ose me flatter que la narration que j'entreprends, en dissipant tous vos doutes, vous int?ressera par l? plus fortement ? celui dont elle retrace la naissance et la d?plorable aventure.
Votre Excellence est trop au fait des personnages et des cours de l'Europe, pour que j'aie besoin de lui rappeler le mariage du grand-duc F?dor, fr?re du tsar Nicolas, avec la princesse Maria-Pia, fille de dom Pedro Ier, empereur du Br?sil, et soeur de dona Maria II da Gloria, reine de Portugal. En 1843, ? l'?poque de ce mariage, impos? ? son fr?re pu?n? par l'inflexible Nicolas, Mme Maria-Pia avait dix-sept ans, et le Grand-Duc plus de quarante-cinq. C'?tait une ?trange disproportion d'?ge, et la disparate de coeur et de sentiments des nouveaux ?poux semblait plus effrayante encore. En effet, depuis des ann?es, le Grand-Duc se trouvait engag? de passion ? une ma?tresse, la princesse Sacha Gourguin. Cette Gourguin ?tait, comme l'on dit chez nous, un vrai chat noir, qui n'avait que la peau et les os; toutefois, un grand feu d'esprit, et les plus beaux yeux, avec des mani?res hautaines: dangereuse, artificieuse, accus?e de beaucoup de noirceurs; dont le mari ?tait mort brusquement, et l'on en avait mal parl?, mais qui tenait le Grand-Duc sous son joug, et l'avait comme ensorcel?. Ce mariage, tout de politique, ne rompit donc que peu de temps l'attachement des deux amants, et bient?t m?me le Grand-Duc, qui avait introduit la princesse aupr?s de Mme Maria-Pia, eut l'adresse de les lier et de les rendre ins?parables, sans ?veiller chez sa femme aucun soup?on. La Grande-Duchesse ?tait jeune, toute neuve ? P?tersbourg; elle ignorait la cour, le monde, et avait foi en son mari.
Deux ou trois mois apr?s les noces, Mme Maria-Pia crut ressentir tous les sympt?mes d'une grossesse. La nouvelle s'en r?pandit avec ?clat, et quantit? de dames de noblesse visit?rent la Grande-Duchesse, et lui firent leur cour en lui pronostiquant qu'elle accoucherait d'un gar?on. Mais on ne tarda pas ? s'apercevoir que le Grand-Duc, loin de marquer de la joie aux f?liciteurs, se montrait, sur cette mati?re, fort aust?re et m?me renfrogn?, r?pondant par monosyllabes, et parfois rompant ouvertement les compliments qu'on lui adressait. A l'entr?e m?me de l'hiver, c'est-?-dire vers la fin d'octobre, Son Altesse partit subitement pour sa terre de Bi?lo, emmenant la Grande-Duchesse, et la princesse Sacha Gourguin les rejoignit presque aussit?t.
Je me vois forc?, maintenant, d'entrer dans un d?tail quelque peu minutieux, et vous demande, en cet endroit, de la patience, si bizarre ou m?me rebutant que ce r?cit puisse vous para?tre; mais les moeurs russes sont bien loin d'?tre aussi polies que vos moeurs. De plus, je m'assure, Monsieur, que la confidence que je vous fais, pleine et enti?re, et ne cachant ni les choses, ni les noms, ni les fautes, demeurera sous un secret absolu entre nous.
Le 13 janvier 1844, Mme Maria-Pia, entendant la messe en son oratoire, car elle ?tait demeur?e catholique, par permission sp?ciale du Tsar, ressentit de violentes douleurs. On l'emporta dans son appartement; sa dame d'atour portugaise lui arrangea les cheveux comme on les arrange en Portugal aux femmes qui vont accoucher et qui ne doivent pas de sit?t changer de coiffure; le m?decin fut averti; on pr?para les langes et le berceau, et l'on coucha promptement la malade.
Le Grand-Duc, quand on lui apprit l'?v?nement, allait partir pour la chasse au loup, avec la princesse Gourguin et plusieurs gentilshommes de Novgorod. Il manifesta un violent d?pit et dit, comme en furie, ? la cam?riste, qu'elle ?tait folle et sa ma?tresse aussi. Cependant, il renvoya les tra?neaux, s'excusa aupr?s de ses invit?s, et monta chez la Grande-Duchesse.
La nouvelle y avait rassembl?, en d?sordre, la petite maison portugaise dont Maria-Pia avait ?t? suivie: le chapelain, la dame d'atour, deux femmes de chambre qui ?taient soeurs, et les favorites de leur ma?tresse. Mais, sit?t qu'elle les aper?ut, Sacha Gourguin se r?cria, dit hautement que tant de monde r?uni incommoderait la malade; enfin, prenant le ton d'autorit? comme par un tendre int?r?t, elle ordonna que tous se retirassent, ? l'exception du peu de gens indispensables; et pour ne laisser de pr?texte ? personne, elle exhorta le Grand-Duc ? donner l'exemple. Monseigneur sortit donc de la chambre, et tout le monde le suivit. Il ne demeura aupr?s de Maria-Pia que la Gourguin, Platon Boubnoff le m?decin, et une fille de service qui se nommait Agraf?na. En effet, les femmes de chambre eussent ?t? de peu de secours, la plus ?g?e ayant seize ans ? peine, et toutes deux ne faisant rien que pleurer.
Les douleurs de Maria-Pia furent si longues et si excessives que l'on craignit qu'elle ne p?t y r?sister. Le chapelain fit une exposition du saint sacrement dans l'oratoire, o? les Portugaises pass?rent le jour ? prier et ? se lamenter. Vers le soir, au milieu d'un violent acc?s, Platon Boubnoff dit brusquement que la patiente ne pourrait jamais soutenir le travail, si elle ne prenait un peu de repos, et avec son imp?tuosit?, il lui pr?senta ? boire. A peine Maria-Pia eut-elle aval? le breuvage, qu'elle tomba dans un sommeil l?thargique, qui dura jusqu'au lendemain. Le Grand-Duc ne se coucha pas. Il venait gratter par moments ? la porte, qu'on lui entre-b?illait, et parlait bas, tant?t ? la princesse, tant?t ? Agraf?na ou au m?decin. Un peu apr?s minuit, Platon Boubnoff sortit de la chambre, et il n'y rentra que le matin.
La Grande-Duchesse s'?veilla enfin. Elle se crut environn?e de tous les sympt?mes assur?s d'un accouchement, et aussit?t demanda son enfant. Boubnoff lui r?pondit, d'un air ?tonn?, qu'elle ne l'avait pas encore mis au monde. La Grande-Duchesse se prit ? pleurer et soutint vivement le contraire, en sorte que, pour apaiser l'extr?me inqui?tude qu'elle t?moigna, le m?decin finit par l'assurer que la journ?e ne se passerait point qu'elle n'accouch?t, et m?me s?rement d'un fils, ? en juger par les op?rations que la nature avait faites pendant la nuit. Cette promesse parut contenter le Grand-Duc, mais ne calma point Mme Maria-Pia, qui protestait toujours qu'elle avait accouch?.
Le ch?teau de Bi?lo avait pour h?te, ? ce moment, un certain comte Nadasti, avec sa femme. Celle-ci voulut visiter la Grande-Duchesse, et, pour ne point donner prise aux soup?ons, Sacha Gourguin l'introduisit. D?s que la comtesse s'approcha, Mme Maria-Pia fondit en larmes et lui fit part de ses angoisses, jurant qu'elle ?tait accouch?e. Mais, par un hasard singulier, cette comtesse Nadasti pr?tendit aussit?t se souvenir que dans une de ses grossesses, elle avait eu, au bout du neuvi?me mois, tous les signes avant-coureurs d'un accouchement, qui cependant n'arriva que six semaines apr?s. La princesse Gourguin approuva beaucoup ce r?cit, et il sembla s?duire aussi le Grand-Duc, mais la Grande-Duchesse ne se rendait point.
Platon Boubnoff, jaloux de vaincre cette dangereuse opini?tret?, s'avisa d'expliquer alors que l'enfant s'?tait pr?sent? pour na?tre, mais qu'un lien l'avait retenu attach? aux reins; et que le seul moyen de rompre l'obstacle ?tait que la Grande-Duchesse f?t quelque exercice violent.
Se croyant toujours dans l'?tat d'une femme nouvellement accouch?e, Mme Maria-Pia refusa d'abord de courir le risque de cette ?preuve. Mais la Gourguin, le m?decin et cette comtesse Nadasti se mirent comme de concert ? la presser, tandis que le Grand-Duc, le nez contre la vitre, demeurait sans souffler mot. Bref, l'on pr?cha, l'on exhorta Mme Maria-Pia de tant de fa?ons, qu'elle se trouva ind?cise. Elle aimait tendrement le Grand-Duc et se croyait aim?e de lui; elle pensait n'avoir point de meilleure amie que la princesse Gourguin: de mani?re que, c?dant enfin, elle se r?signa ? suivre le conseil que tous lui donnaient.
L'apanage de Bi?lo, comme vous le savez, a pris son nom du lac immense non loin duquel est b?ti le ch?teau. Mme Maria-Pia se fit habiller, couvrir de fourrures, et sortit. C'?tait un de ces cr?puscules ? cirrus rouges et ? bise glac?e; il y avait, ce soir-l?, vingt degr?s de froid. Platon Boubnoff monta avec elle dans un tra?neau; le Grand-Duc les suivit dans un autre. Ce fut sur le lac Bi?lo, tout raboteux, tout h?riss? de glaces, que l'on promena la Grande-Duchesse, avec des cahots si violents qu'ils mena?aient, ? chaque moment, de la pr?cipiter de son si?ge. Apr?s cette barbare promenade, on la reporta dans son lit.
Quelques semaines se pass?rent. Voyant que personne, autour d'elle, ne se laissait convaincre par ses discours, la Grande-Duchesse ne sut plus que croire: elle dit qu'elle mettait en Dieu d?sormais son esp?rance, et chercha dans la religion des motifs de consolation. Enfin, l'on commen?a de penser qu'elle n'avait jamais ?t? grosse; que s?duite par son d?sir, elle avait pareillement s?duit le Grand-Duc et ses familiers. On citait des exemples de femmes qui s'?taient crues grosses sans l'?tre, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois. Tout le monde, en un mot, fut persuad? que cette aventure ?tait un jeu de la nature, qui d?roge quelquefois ? sa marche ordinaire; et je me rappelle qu'en ce temps-l?, comme je n'avais pas encore l'honneur d'?tre attach? ? Son Altesse, on me demandait fr?quemment mon avis sur cette ?trange affaire.
Le temps calma insensiblement les inqui?tudes de la Grande-Duchesse; sa douleur se r?fugia au fond de son coeur. Un fils lui naquit, puis une fille. Elle n'apprit l'engagement de son mari avec la princesse que longtemps apr?s ces ?v?nements. Au reste, le Grand-Duc press? par le Tsar, et sans doute aussi bourrel? par sa conscience, avait rompu avec Sacha Gourguin peu apr?s son retour ? la cour. La tristesse de Maria-Pia ?tait enfin ?teinte par les ann?es, quand un bizarre incident la r?veilla.
Cette servante Agraf?na, complice de Boubnoff, qui, par la suite, ?tait entr?e au service de Sacha Gourguin, et de l? s'?tait mari?e, fut arr?t?e ? Novgorod, pour quelque m?fait de peu d'importance. C'?tait une fille maladive, exalt?e et m?me un peu folle, pleurant et riant sans motif, de gros yeux bleus toujours ?tonn?s, les pommettes extr?mement saillantes et des m?choires de prognathe: je la revois comme d'hier, l'ayant connue depuis son enfance. A peine enferm?e en prison, la crainte, les remords la travaill?rent, et elle d?clara au juge, qui ne s'attendait ? rien moins, qu'elle avait ? faire des r?v?lations int?ressant un tr?s grand personnage, mais qu'elle ne parlerait pas, ? moins qu'on ne lui garant?t un complet pardon. Le juge la pressa de questions, et Agraf?na, revenant sur l'?v?nement oubli? de 1844, confessa que la Grande-Duchesse avait, en effet, accouch?, mais d'une fille mort-n?e, et qu'elle-m?me avait enterr?e sous une pierre, pr?s de la grange de la basse-cour, ? Bi?lo.
Le juge fit part aussit?t ? Mme Maria-Pia de l'interrogatoire d'Agraf?na: le Grand-Duc se trouvait alors en Perse, ? T?h?ran, qu'il habita pr?s de sept ans, et o? mon fr?re avait l'honneur de l'accompagner. La Grande-Duchesse supplia que l'on suiv?t l'affaire avec chaleur, et le juge se rendit ? Bi?lo, accompagn? d'un m?decin. Mais on ne trouva ni la pierre, ni aucun indice que la terre e?t jamais ?t? remu?e; et c'est vainement que l'on fouilla en plusieurs endroits circonvoisins.
On eut recours ? la servante. Dans un second interrogatoire, Agraf?na nia que la Grande-Duchesse e?t accouch?; dans un troisi?me, elle avoua que sa ma?tresse avait accouch? d'une m?le; dans un quatri?me, qu'elle avait mis au monde un fils, et jura ne pas en savoir plus. Aussit?t apr?s cet interrogatoire, elle confirma ses aveux par une lettre qu'elle fit ?crire ? la Grande-Duchesse: et elle reconnut en justice cette lettre, o? elle avait mis sa croix pour marque. Toutefois, dans un cinqui?me interrogatoire, elle r?tracta tout ce qu'elle avait confess?. Mais au cours de ces variations, il ne lui ?chappa rien qui p?t incriminer aucun complice.
L'affaire en ?tait l?, quand Agraf?na mourut en prison. L'opinion de poison se r?pandit vite, tant cette mort se trouvait opportune, et l'on en donna le paquet ? la princesse Gourguin. On disait que le juge avait eu le secret tout entier, que le nom du Grand-Duc l'avait frapp? d'?pouvante, qu'on avait supprim? un t?moin trop dangereux. Il faut ajouter cependant qu'? cette ?poque Sacha Gourguin demeurait chez elle, sans pouvoir sortir, ? pourrir de l'hydropisie dont elle mourut six mois apr?s, tout au fond du superbe h?tel qu'elle s'?tait b?ti des lib?ralit?s du Grand-Duc, ce qui rend le soup?on fort hasard?. Quoi qu'il en soit, la nuit se refit, apr?s ces lueurs incertaines. La Grande-Duchesse d?vora ses incertitudes et sa douleur, et reporta ses affections sur son fils Jos?-Maria et sur sa fille Tatiana.
Ce ne fut que seize ans apr?s, dans le courant de l'?t? dernier, que le myst?re se trouva ?clairci. Le m?decin Platon Boubnoff, qui vivait ? Moscou, opulent et consid?r?, fut enfin touch? de remords. Ce Boubnoff, que j'ai vu maintes fois, ?tait un petit homme ? nez effil?, demi-juif, coquin en dessous, mielleux, perfide, respectueux, toujours emmitoufl? d'une fourrure, dans laquelle, blondasse comme il ?tait, avec du poil follet plein le visage, il ne ressemblait pas mal ? une grande chenille rousse. ?tant aux prises avec la mort, il t?moigna qu'il voulait demander pardon ? Mme la Grande-Duchesse, et lui r?v?ler un important secret. La Grande-Duchesse habitait alors le Hradschin de Prague, comme elle l'habite aujourd'hui; mais au re?u de ces d?p?ches, elle n'h?sita pas et partit. Ce fut ? elle-m?me que le malheureux fit sa confession compl?te, en pr?sence de Philar?te, m?tropolitain de Moscou, dont le caract?re sacr? rassurait Mme Maria-Pia sur les r?cusations qui pourraient se produire.
Voici donc la d?claration de Boubnoff.
Il avoua que le 13 janvier 1844, vers minuit, la Grande-Duchesse avait mis au monde un enfant m?le. D?s qu'il fut sorti du sein de sa m?re, Agraf?na lui lia le nombril; mais la Gourguin, violemment, l'arracha des mains de la servante; et d?j? elle lui enfon?ait le cr?ne, lorsque Boubnoff intervint: et l'enfant a toujours port?, depuis, la marque des doigts de Sacha Gourguin.
On l'emmaillota dans une pelisse; le m?decin le cacha sous son manteau, et se glissa sans bruit hors de la chambre.
Il passa par une poterne aboutissant au foss? du ch?teau, et traversa le parc couvert de neige. Un tra?neau l'attendait, conduit par un moujik, qui ?tait le galant de la servante Agraf?na.
Il faisait un froid excessif; le cheval courait et l'enfant vagissait. Sur les trois heures du matin, Boubnoff s'arr?ta au petit village de Kourovo, chez la femme d'un nomm? Juriev, que le moujik avait pr?venue dans la journ?e. Cette femme fit boire l'enfant, le nettoya, car il ?tait couvert de sang, et le mit ? coucher avec elle, sur le po?le. Boubnoff paya un mois d'avance, mais la Juriev ne garda l'enfant que sept ? huit jours, parce que le m?decin refusa de lui nommer le p?re et la m?re, et de lui indiquer un lieu o? elle p?t donner des nouvelles de son nourrisson.
Cette singularit? se r?pandit dans tout le district, et fit une telle impression qu'aucune nourrice ne voulut se charger de l'enfant. Boubnoff se d?termina donc ? le confier ? son beau-fr?re, un Flamand de Bruges, du nom de Van Oost, qui avait, ? Saint-P?tersbourg, un commerce de lingerie. Cet homme le prit volontiers, parce qu'on lui consigna d'abord deux mille roubles, ? valoir pour les premiers frais, et force promesses dans l'avenir. Il nomma l'enfant Floris, qui est un ancien nom des Flandres, et le donna pour son neveu.
Van Oost, ayant perdu sa femme et amass? en Russie une petite fortune, retourna dans son pays natal, emmenant le fils de Maria-Pia. Boubnoff eut soin, de temps ? autre, de lui faire passer de l'argent, et s'enqu?rait de l'enfant, chaque ann?e, ainsi qu'il le dit ? la Grande-Duchesse. Au reste, il n'incrimina point son ancien ma?tre, le Grand-Duc, mais seulement la d?funte Gourguin, qui, jalouse et priv?e d'enfants, n'avait pu sans doute supporter que sa rivale e?t cette joie. Lui-m?me mourut, quatre jours apr?s l'arriv?e ? Moscou de Mme Maria-Pia.
Dans le trouble et la douleur o? elle ?tait, cette princesse prit le parti d'aller se jeter aux pieds de son neveu, le tsar Alexandre II, et de lui demander justice. Sa Majest? lui permit de poursuivre l'enqu?te, et jura solennellement de restituer ? l'enfant, aussit?t qu'on l'aurait retrouv?, le titre et les honneurs de grand-duc. Elle offrit m?me, si Mme Maria-Pia se trouvait d'aventure ? court d'argent, de contribuer aux recherches, sur sa cassette.
Votre Excellence touche au terme de ce long r?cit. D?s ce moment, il ne fallait plus ? Mme la Grande-Duchesse qu'un serviteur tout d?vou?. J'?tais ? elle, depuis vingt ann?es, en qualit? de chirurgien: elle voulut bien songer ? moi, et me confia la mission de m'enqu?rir, ? Bruges, de Van Oost. C'?tait en 1870, au mois d'octobre. Je d?couvris, sans beaucoup de peine, les traces de ceux que je cherchais, mais j'eus le cr?ve-coeur d'apprendre que Van Oost et son neveu Floris avaient quitt? la Flandre depuis trois ans, et vivaient dans votre capitale. Or, c'?tait le temps o? Paris se trouvait ferm?, et investi de l'arm?e allemande. Je me vis donc contraint ? l'inaction, jusqu'? la fin de ce long si?ge. D?s que la ville fut rouverte, je m'y rendis;--et voil? deux mois que j'y s?journe.
Gr?ce aux nettes indications qu'on avait pu me fournir ? Bruges, j'ai ?t? promptement ?clairci, d'abord de la mort de Jacob Van Oost, arriv?e il y a quatorze mois, puis, en gros, du sort de Floris, fait prisonnier pendant la guerre, et intern? au fond de la Prusse, mais qui, ?chapp? de Stralsund, a ?t? revu dans Paris, d?s les premiers jours du mois de mars. Mme la Grande-Duchesse, ? qui j'en donnai part aussit?t, saisit avidement cette esp?rance: par malheur, les nouvelles qui suivirent ne se trouv?rent plus si flatteuses. En effet, il est impossible de douter que Floris ne se soit rang? parmi les troupes de la Commune. Le sang illustre dont il sort a m?l? son temp?rament d'une fougue qui para?t redoutable; et de quoi peut-on s'?tonner, si, au milieu des plus imp?tueux bouillons de la jeunesse, et ignorant de ses a?eux, de sa patrie et de sa grandeur, il tente de reconqu?rir en quelque sorte, par les armes, ce que la nature elle-m?me avait d?pos? dans son berceau, mais dont les hommes l'ont spoli?? Votre Excellence ne saurait ?tre rigoureuse pour une erreur qu'il faut presque appeler naturelle.
Jusqu'? ce jour, mes recherches sont demeur?es infructueuses. A chaque engagement nouveau, j'esp?re rencontrer Floris parmi vos prisonniers: et telle est l'occasion qui m'a valu l'honneur d'avoir acc?s chez Votre Excellence, par M. Olympe Gigot. Dans des temps calmes, et au milieu d'une cit? paisible et polic?e, je l'aurais d?j? d?couvert; mais, quand il y a des d?sordres, et que l'on n'ose trop interroger, de crainte de se rendre suspect, la t?che devient malais?e. C'est sur le hasard que je compte: peut-?tre me mettra-t-il enfin le jeune grand-duc devant les yeux. Bien qu'il me soit inconnu, sa ressemblance avec sa m?re, ressemblance presque incroyable, au dire de Boubnoff qui avait vu des portraits de Floris, pourra aider ? sa reconnaissance, et fournir une chance heureuse de me le faire remarquer.
Votre Excellence m'a press? de si bonne gr?ce, que je n'ai pu refuser ce r?cit ? son d?sir d'?tre ?clair?e, ainsi qu'? l'int?r?t que je sollicitais d'Elle, en faveur d'un jeune homme obscur. Mais, donnant ? Votre Excellence cette marque d'ob?issance, j'ose lui demander, en retour, le plus imp?n?trable secret. La lecture de ce m?moire sera donc pour vous seul, s'il vous pla?t. C'est de quoi je vous prie encore, avec toute l'instance dont peut ?tre capable, Monseigneur, de Votre Excellence,
Le tr?s humble, etc.
PREMI?RE PARTIE
LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS CERTAIN
LIVRE PREMIER
Le mercredi 24 mai 1871, comme onze heures de nuit sonnaient, un homme qui portait une lanterne ? la main suivait, ? pas lents, un sentier d?sert, sur les hauteurs du P?re-Lachaise. De l?, on voit Paris tout entier.
Le ciel ?tait extraordinaire. Une rougeur immense l'emplissait. Au-dessous, dans la confusion des toits, des fl?ches, des ?difices, de grandes fournaises flambaient; mais l'incendie, combattu tout le jour par les soldats de l'arm?e de Versailles, avait, ? ce moment, on ne sait quoi d'immobile. La canonnade se taisait; les deux partis harass?s faisaient tr?ve; la ville, au loin, semblait d?serte. Le feu, livide et comme sulfureux, glissait sur les coupoles en silence. Nulle lumi?re ne sortait de ces p?les gouffres de flamme, mais une obscurit? rouge?tre qui laissait distinguer, de toutes parts, des solitudes affreuses et des ruines.
L'homme s'arr?ta en tressaillant. Des clameurs, des vocif?rations s'entendaient vaguement, l?-bas, dans la plaine sem?e de tombes, o? les nuages enflamm?s r?verb?raient une lueur sinistre. Inquiet, l'homme tendait l'oreille. Ensuite, il se remit en marche.
Les incendies se r?veillaient sous les rafales du vent d'ouest, et d'autres, que l'on allumait, roulaient de larges fum?es noir?tres qui s'entassaient au fond du ciel. De temps en temps, le feu, d'un bond, dressait comme un long bras de flamme, et le cimeti?re, dans un ?clair, s'illuminait et s'?teignait, avec ses jardins t?n?breux et ses centaines de st?les blanches. Mais, en bas, sur le boulevard, entre les rang?es d'arbres immobiles, s'agitaient des masses obscures. Quatre canons pass?rent au grand trot, puis des bataillons d?fil?rent. Une joie confuse naissait ? l'aspect du vaste incendie. Il s'?leva une clameur de guerre; le profond Paris frissonna. On entendit des voix ?tranges, des appels, des clairons, des murmures, une universelle rumeur. En cet instant, la batterie du P?re-Lachaise tira. La flamme d?chirait les t?n?bres: ? chaque fois, la colline tremblait, et une batterie lointaine, dont l'?clair rouge s'apercevait du c?t? de l'Arc de triomphe, r?pondait, comme ? temps ?gaux, coup pour coup, au-dessus de la ville.
Soudainement, pr?s d'un if colossal, l'homme s'arr?ta de nouveau:
--Ami! cria-t-il... Qui est l??
Il n'y eut point de r?ponse.
--Hol?! qui fife? reprit-il, avec un nasillement de juif allemand.
Une sentinelle, vaguement visible, sous le reflet embras? des nu?es, r?pliqua du milieu du sentier:
--Non! c'est ? vous de r?pondre!... Halte! Faites vous reconna?tre!
--Ami, ami, ami! Fife la Commune!
--Le mot d'ordre?
L'homme en vedette prof?ra un juron comme r?ponse, puis s'avan?a indolemment pour reconna?tre le survenant. Il portait le mousqueton au dos, et de la t?te aux pieds ?tait habill? de rouge, selon la mode des garibaldiens.
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