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Read Ebook: De l'Amour Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les oeuvres de Stendhal par Sainte-Beuve by Stendhal Sainte Beuve Charles Augustin Editor

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Ebook has 161 lines and 25585 words, and 4 pages

A peine rentr?e, elle monte en courant l'escalier rapide qui conduit ? sa petite tour, dans l'angle du ch?teau. Elle ose enfin contempler sans contrainte cette rose ador?e et en rassasier ses regards ? travers les douces larmes qui s'?chappent de ses yeux.

Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la troisi?me p?riode de la naissance de l'amour: l'apparition de l'espoir. Ernestine ne sait pas que son coeur se dit, en regardant cette rose: <>

Mais peut-il ?tre vrai qu'Ernestine soit sur le point d'aimer? Ce sentiment ne choque-t-il pas toutes les r?gles du plus simple bon sens? Quoi! elle n'a vu que trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait verser des larmes br?lantes! Et encore elle ne l'a vu qu'? travers le lac, ? une grande distance, ? cinq cents pas peut-?tre. Bien plus, si elle le rencontrait sans fusil et sans veste de chasse, peut-?tre qu'elle ne le reconna?trait pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et pourtant ses journ?es se passent ? se nourrir de sentiments passionn?s, dont je suis oblig? d'abr?ger l'expression, car je n'ai pas l'espace qu'il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des variations de cette id?e: <> Ou bien elle examine cette autre question bien autrement importante: <> Quoique habitant un ch?teau b?ti par Lesdigui?res, et appartenant ? la famille d'un des plus braves compagnons du fameux conn?table, Ernestine ne s'est point fait cette autre objection: <> Pourquoi? Elle vivait dans une solitude profonde.

Certainement Ernestine ?tait bien loin de reconna?tre la nature des sentiments qui r?gnaient dans son coeur. Si elle e?t pu pr?voir o? ils la conduisaient, elle aurait eu une chance d'?chapper ? leur empire. Une jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent reconnu l'amour; notre sage ?ducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles l'existence de l'amour, Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui se passait dans son coeur; quand elle r?fl?chissait profond?ment, elle n'y voyait que de la simple amiti?. Si elle avait pris une seule rose, c'est qu'elle e?t craint, en agissant autrement, d'affliger son nouvel ami et de le perdre. <>

Le coeur d'Ernestine est agit? par les sentiments les plus violents. Pendant quatre journ?es, qui paraissent quatre si?cles ? la jeune solitaire, elle est retenue par une crainte ind?finissable, elle ne sort pas du ch?teau. Le cinqui?me jour son oncle, toujours plus inquiet de sa sant?, la force ? l'accompagner dans le petit bois; elle se trouve pr?s de l'arbre fatal; elle lit sur le petit fragment de papier cach? dans le bouquet:

<>

Ernestine vit ? l'?glise un homme mis avec une simplicit? extr?me, et qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu'il n'avait pas m?me de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heures d'une certaine mani?re, il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur elle. C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine fut hors d'?tat de penser ? rien. Elle laissa choir son livre d'heures, en sortant de l'antique banc seigneurial, et faillit tomber elle-m?me en le ramassant. Elle rougit beaucoup de sa maladresse. <> En effet, ? partir du moment o? ce petit accident ?tait survenu, elle ne vit plus l'?tranger. Ce fut en vain qu'apr?s ?tre mont?e en voiture elle s'arr?ta pour distribuer quelques pi?ces de monnaie ? tous les petits gar?ons du village, elle n'aper?ut point, parmi les groupes de paysans qui jasaient aupr?s de l'?glise, la personne que, pendant la messe, elle n'avait jamais os? regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait ?t? la sinc?rit? m?me, pr?tendit avoir oubli? son mouchoir. Un domestique rentra dans l'?glise et chercha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il n'avait garde de trouver. Mais le retard amen? par cette petite ruse fut inutile, elle ne revit plus le chasseur, <>

Les tristes pens?es l'agit?rent pendant deux ou trois visites que son oncle fit avant de rentrer au ch?teau.

A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous l'all?e de platanes, le long du lac. La grille de la chauss?e ?tait ferm?e ? cause du dimanche; heureusement, elle aper?ut un jardinier; elle l'appela et le pria de mettre la barque ? flot et de la conduire de l'autre c?t? du lac. Elle prit terre ? cent pas du grand ch?ne. La barque c?toyait et se trouvait toujours assez pr?s d'elle pour la rassurer. Les branches basses et ? peu pr?s horizontales du ch?ne immense s'?tendaient presque jusqu'au lac. D'un pas d?cid? et avec une sorte de sang-froid sombre et r?solu, elle s'approcha de l'arbre, de l'air dont elle e?t march? ? la mort. Elle ?tait bien s?re de ne rien trouver dans la cachette; en effet, elle n'y vit qu'une fleur fan?e qui avait appartenu au bouquet de la veille:--<>

Elle se fit ramener au ch?teau, monta chez elle en courant, et, une fois dans sa petite tour, bien s?re de n'?tre pas surprise, fondit en larmes. <>--Elle s'approche de son miroir pour observer ce regard, elle voit des yeux d'un bleu sombre noy?s de pleurs.--<>

Deux jours apr?s, elle passa pr?s du grand ch?ne; elle s'approcha et regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux o? elle avait ?t? heureuse. Quel fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle les saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, et partit en courant pour le ch?teau, sans s'inqui?ter si l'inconnu, cach? dans le bois, n'avait point observ? ses mouvements, id?e qui, jusqu'? ce jour, ne l'avait jamais abandonn?e. Essouffl?e et ne pouvant plus courir, elle fut oblig?e de s'arr?ter vers le milieu de la chauss?e. A peine eut-elle repris un peu sa respiration, qu'elle se remit ? courir avec toute la rapidit? dont elle ?tait capable. Enfin, elle se trouva dans sa petite chambre; elle prit ses bouquets dans son mouchoir et, sans lire ses petits billets, se mit ? baiser ces bouquets avec transport, mouvement qui la fit rougir, quand elle s'en aper?ut. <>

Le second billet, celui du lundi, ?tait au crayon, et m?me assez mal ?crit; mais Ernestine n'en ?tait plus au temps o? la jolie ?criture anglaise de son inconnu ?tait un charme ? ses yeux; elle avait des affaires trop s?rieuses pour faire attention ? ces d?tails.

Pendant cette nuit, elle se d?cida de plus en plus sur cette v?rit?: il est impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante ans. A force de r?ver aux bonnes qualit?s de cet inconnu, il lui vint dans l'id?e qu'outre l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement encore celui d'?tre pauvre. Il ?tait mis d'une mani?re si simple ? l'?glise, que sans doute il ?tait pauvre. Rien ne peut ?galer sa joie ? cette d?couverte. <

<> Elle se leva une seconde fois pour allumer sa bougie ? la veilleuse, et rechercher une ?valuation de sa fortune qu'un jour un de ses cousins avait ?crite sur un de ses livres. Elle trouva dix-sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, quarante ou cinquante. Comme elle m?ditait sur ce chiffre, quatre heures sonn?rent; elle tressaillit. <> Elle ouvrit ses persiennes; en effet elle vit le grand ch?ne et sa verdure sombre; mais, gr?ce au clair de lune, et non point par le secours des premi?res lueurs de l'aube, qui ?tait encore fort ?loign?e.

En s'habillant le matin, elle se dit: <> Et pendant une heure elle chercha dans ses armoires une robe, un chapeau, une ceinture, qui compos?rent un ensemble si original, que, lorsqu'elle parut dans la salle ? manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s'emp?cher de partir d'un ?clat de rire. <> A ces mots elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune fille. <> Cette remarque redoubla le bonheur d'Ernestine, si l'on peut se servir de ce mot en parlant d'une f?licit? qui d?j? ?tait au comble.

Ce fut avec peine qu'elle put se d?gager de la soci?t? apr?s d?jeuner. Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient se lasser de l'attaquer sur son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le ch?ne. Pour la premi?re fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa f?licit?, mais sans qu'elle p?t se rendre compte de ce changement soudain. Ce qui diminua le ravissement auquel elle ?tait livr?e depuis le moment o?, la veille, plong?e dans le d?sespoir, elle avait trouv? les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle se fit: <>

Comme Ernestine se livrait ? ce monologue, dans la situation la plus propre ? seconder les m?ditations s?rieuses d'une jeune fille devant sa psych?, elle observa, avec un ?tonnement m?l? d'horreur, qu'elle avait ? sa ceinture un crochet en or avec de petites cha?nes portant le d?, les ciseaux et leur petit ?tui, bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser d'admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donn? pour le jour de sa f?te il n'y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder ce bijou avec horreur et le lui fit ?ter avec tant d'empressement, c'est qu'elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu'il co?tait huit cent cinquante francs, et qu'il avait ?t? achet? chez le fameux bijoutier de Paris, qui s'appelait Lauren?ot: <> Elle se mit ? calculer s?rieusement et trouva que ce bijou co?tait pr?s de cinquante francs par an.

Cette belle r?flexion d'?conomie domestique, qu'Ernestine devait ? l'?ducation tr?s forte qu'elle avait re?ue d'un conspirateur cach? pendant plusieurs ann?es au ch?teau de son oncle, cette r?flexion, dis-je, ne fit qu'?loigner la difficult?. Quand elle eut renferm? dans sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien revenir ? cette question embarrassante: <>

Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin d'oeil. Ce n'est pas qu'elle ne trouv?t un bouquet dans le creux de l'arbre; il ?tait charmant et tr?s frais, ce qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y avait donc pas longtemps que son ami s'?tait trouv? pr?cis?ment ? la m?me place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses pas; ce qui la charma encore, c'est qu'au lieu d'un simple petit morceau de papier ?crit, il y avait un billet, et un long billet. Elle vola ? la signature; elle avait besoin de savoir son nom de bapt?me. Elle lut; la lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel s'empara d'elle. Elle avait lu au bas du billet le nom de Philippe Ast?zan. Or M. Ast?zan ?tait connu dans le ch?teau du comte de S... pour ?tre l'amant de Mme Dayssin, femme de Paris fort riche, fort ?l?gante, qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre mois seule, dans son ch?teau, avec un homme qui n'?tait pas son mari. Pour comble de douleur, elle ?tait veuve, jeune, jolie, et pouvait ?pouser M. Ast?zan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous venons de les dire, ?taient vraies, paraissaient bien autrement envenim?es dans les discours des personnages tristes et grands ennemis des erreurs du bel ?ge, qui venaient quelquefois en visite ? l'antique manoir du grand-oncle d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un bonheur si pur et si vif, c'?tait le premier de sa vie, ne fut remplac? par un malheur poignant et sans espoir. <> Comme elle avait cette triste pens?e, Ernestine tomba ?vanouie ? c?t? de l'arbre fatal que depuis trois mois elle avait si souvent regard?. Du moins, une demi-heure apr?s, c'est l? que la femme de chambre et le vieux botaniste la trouv?rent sans mouvement. Pour surcro?t de malheur, quand on l'eut rappel?e ? la vie, Ernestine aper?ut ? ses pieds la lettre d'Ast?zan, ouverte du c?t? de la signature et de mani?re qu'on pouvait la lire. Elle se leva prompte comme un ?clair, et mit le pied sur la lettre.

Elle expliqua son accident, et put, sans ?tre observ?e, ramasser la lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire, car sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela un ouvrier occup? dans les champs, qui alla chercher la voiture au ch?teau. Ernestine, pour se dispenser de r?pondre aux r?flexions sur son accident, feignit de ne pouvoir parler; un mal ? la t?te affreux lui servit de pr?texte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La voiture arriva. Plus livr?e ? elle-m?me, une fois qu'elle y fut plac?e, on ne saurait d?crire la douleur d?chirante qui p?n?tra son ?me pendant le temps qu'il fallut ? la voiture pour revenir au ch?teau. Ce qu'il y avait de plus affreux dans son ?tat, c'est qu'elle ?tait oblig?e de se m?priser elle-m?me. La lettre fatale qu'elle sentait dans son mouchoir lui br?lait la main. La nuit vint pendant qu'on la ramenait au ch?teau; elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarqu?t. La vue des ?toiles si brillantes, pendant une belle nuit du midi de la France, la consola un peu. Tout en ?prouvant les effets de ces mouvements de passion, la simplicit? de son ?ge ?tait bien loin de pouvoir s'en rendre compte. Ernestine dut le premier moment de r?pit, apr?s deux heures de la douleur morale la plus atroce, ? une r?solution courageuse. <> Alors elle put s'estimer au moins comme ayant du courage, car le parti de l'amour, quoique vaincu en apparence, n'avait pas manqu? d'insinuer modestement que cette lettre expliquait peut-?tre d'une mani?re satisfaisante les relations de M. Ast?zan avec Mme Dayssin.

En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lendemain, d?s huit heures du matin, elle se remit ? travailler ? son piano, qu'elle avait fort n?glig? depuis deux mois. Elle reprit la collection des M?moires sur l'histoire de France, publi?s par Petiot, et recommen?a ? faire de longs extraits des M?moires du sanguinaire Montluc. Elle eut l'adresse de se faire offrir de nouveau par le vieux botaniste un cours d'histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple comme ses plantes, ne put se taire sur l'application ?tonnante qu'il remarquait chez son ?l?ve; il en ?tait ?merveill?. Quant ? elle, tout lui ?tait indiff?rent; toutes les id?es la ramenaient ?galement au d?sespoir. Son oncle ?tait fort alarm?: Ernestine maigrissait ? vue d'oeil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard, qui, contre l'ordinaire des gens de son ?ge, n'avait pas rassembl? sur lui m?me tout l'int?r?t qu'il pouvait prendre aux choses de la vie, s'imagina qu'elle ?tait attaqu?e de la poitrine. Ernestine le crut aussi, et elle dut ? cette id?e les seuls moments passables qu'elle eut ? cette ?poque; l'espoir de mourir bient?t lui faisait supporter la vie sans impatience.

Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment que celui d'une douleur d'autant plus profonde, qu'elle avait sa source dans le m?pris d'elle-m?me; comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put se consoler en se disant que personne au monde ne pouvait soup?onner ce qui s'?tait pass? dans son coeur, et que probablement l'homme cruel qui l'avait tant occup?e ne saurait deviner la centi?me partie de ce qu'elle avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de courage; elle n'eut aucune peine ? jeter au feu sans les lire deux lettres sur l'adresse desquelles elle reconnut la funeste ?criture anglaise.

Ce mot si indiff?rent causa une telle r?volution ? Ernestine, qu'elle crut se trouver mal; elle sentit son coeur tressaillir au mot du cur?, ce qui l'humilia beaucoup. <>

Ce soir-l?, pour la premi?re fois depuis longtemps, il lui arriva de sourire. <> Son immobilit? sur les racines du ch?ne lui revint ? l'esprit, et elle souffrit que sa pens?e s'arr?t?t sur cette id?e. Tout son bonheur, depuis un mois, consistait ? se persuader qu'elle avait mal ? la poitrine; le lendemain elle se surprit ? penser que, comme la neige commen?ait ? couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent tr?s frais le soir; elle songea qu'il ?tait prudent d'avoir des v?tements plus chauds. Une ?me vulgaire n'e?t pas manqu? de prendre la m?me pr?caution; Ernestine n'y songea qu'apr?s le mot du cur?.

La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'?poque du seul grand d?ner qui e?t lieu au ch?teau pendant toute la dur?e de l'ann?e. On descendit au salon le piano d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'apr?s, elle trouva sur les touches un morceau de papier contenant cette ligne:

<>

Cela ?tait si court, qu'elle le lut avant de reconna?tre la main de la personne qui l'avait ?crit: l'?criture ?tait contrefaite. Comme Ernestine devait au hasard, ou plut?t ? l'air des montagnes du Dauphin?, une ?me ferme, bien certainement, avant les paroles du cur? sur le d?part de Mme Dayssin, elle serait all?e se renfermer dans sa chambre et n'e?t plus reparu qu'apr?s la f?te.

Le surlendemain eut lieu ce grand d?ner annuel de la Saint-Hubert. A table, Ernestine fit les honneurs, plac?e vis-?-vis de son oncle; elle ?tait mise avec beaucoup d'?l?gance. La table pr?sentait la collection ? peu pr?s compl?te des cur?s et des maires des environs, plus cinq ou six fats de province, parlant d'eux et de leurs exploits ? la guerre, ? la chasse et m?me en amour, et surtout de l'anciennet? de leur race. Jamais ils n'eurent le chagrin de faire moins d'effet sur l'h?riti?re du ch?teau. L'extr?me p?leur d'Ernestine, jointe ? la beaut? de ses traits, allait jusqu'? lui donner l'air du d?dain. Les fats qui cherchaient ? lui parler se sentaient intimid?s en lui adressant la parole. Pour elle, elle ?tait bien loin de rabaisser sa pens?e jusqu'? eux.

Tout le commencement du d?ner se passa sans qu'elle v?t rien d'extraordinaire; elle commen?ait ? respirer lorsque, vers la fin du repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-?-vis d'elle ceux d'un paysan d?j? d'un ?ge m?r, qui paraissait ?tre le valet d'un maire venu des rives du Drac. Elle ?prouva ce mouvement singulier dans la poitrine que lui avait d?j? caus? le mot du cur?; cependant elle n'?tait s?re de rien. Ce paysan ne ressemblait point ? Philippe. Elle osa le regarder une seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'?tait lui. Il s'?tait d?guis? de mani?re ? se rendre fort laid.

Philippe fit quelques questions, et le cur? ne put s'emp?cher de d?plorer la rare beaut? d'Ernestine, qui certainement l'entra?nerait ? sa perte; il d?crivit avec tant de v?rit? l'ennui du genre de vie qu'on menait au ch?teau du comte, que Mme Dayssin s'?cria: <> Philippe ne l'?coutait plus, il songeait ? Ernestine et ? ce qui devait se passer dans le coeur d'une jeune fille rel?gu?e dans un ch?teau qui semblait ennuyeux m?me ? un cur? de campagne. <> Le lendemain il alla chasser du c?t? du ch?teau du comte, il remarqua la situation du bois, s?par? du ch?teau par le petit lac. Il eut l'id?e de faire hommage d'un bouquet ? Ernestine; nous savons d?j? ce qu'il fit avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du c?t? du grand ch?ne, il allait lui-m?me les placer, les autres jours il envoyait son domestique. Philippe faisait tout cela par philanthropie, il ne pensait pas m?me ? voir Ernestine; il e?t ?t? trop difficile et trop ennuyeux de se faire pr?senter chez son oncle. Lorsque Philippe aper?ut Ernestine ? l'?glise, sa premi?re pens?e fut qu'il ?tait bien ?g? pour plaire ? une jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il fut touch? de la beaut? de ses traits et surtout d'une sorte de simplicit? noble qui faisait le caract?re de sa physionomie. <>

Il se rapprocha d'une petite fen?tre gothique qui donnait sur la place, il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied charmants, elle distribua des aum?nes; il lui sembla que ses yeux cherchaient quelqu'un. <>

Il vit Ernestine donner une commission ? un laquais; pendant ce temps il s'enivrait de sa beaut?. Il la vit rougir, ses yeux ?taient fort pr?s d'elle: la voiture ne se trouvait pas ? dix pas de la petite fen?tre gothique; il vit le domestique rentrer dans l'?glise et chercher quelque chose dans le banc du seigneur. Pendant l'absence du domestique, il eut la certitude que les yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la foule qui l'entourait, et, par cons?quent, cherchaient quelqu'un; mais ce quelqu'un pouvait fort bien n'?tre pas Philippe Ast?zan, qui, aux yeux de cette jeune fille, avait peut-?tre cinquante ans, soixante ans, qui sait? A son ?ge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un pr?tendu parmi les hobereaux du voisinage?--<>

D?s que la voiture du comte fut partie, Ast?zan remonta ? cheval, fit un d?tour dans le bois pour ?viter de la rencontrer, et se rendit rapidement ? la pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au grand ch?ne avant qu'Ernestine e?t vu le bouquet et le petit billet qu'il y avait fait porter le matin, il enleva ce bouquet, s'enfon?a dans le bois, attacha son cheval ? un arbre et se promena. Il ?tait fort agit?; l'id?e lui vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un petit mamelon bois?, ? cent pas du lac. De ce r?duit, qui le cachait ? tous les yeux, gr?ce ? une clairi?re dans le bois, il pouvait d?couvrir le grand ch?ne et le lac.

Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de temps apr?s la petite barque d'Ernestine s'avancer sur ces eaux limpides que la brise du midi agitait mollement! Ce moment fut d?cisif; l'image de ce lac et celle d'Ernestine qu'il venait de voir si belle ? l'?glise se grav?rent profond?ment dans son coeur. De ce moment, Ernestine eut quelque chose qui la distinguait ? ses yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui manqua plus que de l'espoir pour l'aimer ? la folie. Il la vit s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa douleur de n'y pas trouver de bouquet. Ce moment fut si d?licieux et si vif, que, quand Ernestine se fut ?loign?e en courant, Philippe crut s'?tre tromp? en pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle n'avait pas trouv? de bouquet dans le creux de l'arbre. Tout le sort de son amour reposait sur cette circonstance. Il se disait: <>

Lorsque Philippe Ast?zan ne put plus voir Ernestine, qui ?tait d?barqu?e sous l'all?e des platanes de l'autre c?t? du lac, il sortit de son r?duit un tout autre homme qu'il n'y ?tait entr?. En regagnant au galop le ch?teau de Mme Dayssin, il n'eut que deux id?es: <> Cette supposition plus probable finit par s'emparer tout ? fait de son esprit et lui rendit toutes les id?es raisonnables d'un homme de trente-cinq ans. Il ?tait fort s?rieux. Il trouva beaucoup de monde chez Mme Dayssin; dans le courant de la soir?e, elle le plaisanta sur sa gravit? et sur sa fatuit?. Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace sans s'y regarder. <> Philippe ?tait embarrass?; il ne savait comment d?guiser une absence qu'il projetait. D'ailleurs il ?tait tr?s vrai qu'il examinait dans les glaces s'il avait l'air vieux.

Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il e?t ?t? bien en peine de dire ce qu'il y avait dans les pages qu'il lisait; mais, s'il n'e?t pas eu un livre, il en e?t souhait? un. Enfin, ? son inexprimable plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement vers l'all?e de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre la direction de la chauss?e, coiff?e d'un grand chapeau de paille d'Italie. Elle s'approcha de l'arbre fatal; son air ?tait abattu. Avec le secours de sa lunette, il s'assura parfaitement de l'air abattu. Il la vit prendre les deux bouquets qu'il y avait plac?s le matin, les mettre dans son mouchoir et dispara?tre en courant avec la rapidit? de l'?clair. Ce trait fort simple acheva la conqu?te de son coeur. Cette action fut si vive, si prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait conserv? l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que devait-il penser de cette d?marche singuli?re? Allait-elle montrer les deux bouquets ? sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestine n'?tait qu'une enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper ? ce point d'une petite fille. <>

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